16 mai 2016.
Un rayon de soleil perce à travers les rideaux. Rebecca s’étire de tout son long. Les yeux encore mi-clos, elle allonge son bras en tapotant en douceur l’oreiller situé à sa gauche. Personne. Une petite déception vite oubliée grâce à la délicieuse odeur de café bien chaud qui lui chatouille les narines. Elle ouvre un œil et aperçoit un plateau avec une tasse fumante, un croissant et une feuille de papier.
Chère Commandant de Lost, un bon petit déjeuner avant d’attaquer une nouvelle journée au 36. Tu es magnifique quand tu dors.
Tom
Rebecca esquisse un sourire. Elle se redresse légèrement, rehausse son oreiller et pose délicatement le plateau sur ses genoux. Elle lit à nouveau le mot de son amant, car le commandant Tom Uriot est bien son amant depuis maintenant deux ans.
Rebecca a enfin quitté son appartement et déménagé dans le quartier des Batignolles, devenu l’un des derniers étendards du bobo chic parisien, jeune, branché et surtout hors de prix, où pullulent les terrasses, les magasins bio et autres bars à jus spécial détox. Rebecca ne colle pas vraiment à l’étiquette de la bourgeoise bohème écolo, mais son logement aura d’ici quelques mois l’avantage de se situer à une centaine de mètres des nouveaux locaux de la brigade criminelle. Exit le « 36 quai des Orfèvres » et les quais de Seine pour des bâtiments flambant neufs avec vue plongeante sur les trains et le périphérique.
Depuis que le commandant Rebecca de Lost avait intégré le « 36 » il y a huit ans, son mari avait été assassiné par un psychopathe, son ami et adjoint le capitaine Antoine Atlan l’avait abandonnée pour rejoindre les Stups, et elle était passée par les griffes de l’IGPN{1} et par celles de deux psys. Un parcours semé d’obstacles dont elle était ressortie victorieuse et plus forte que jamais. Son groupe au 36 l’avait soutenue dans toutes ces difficultés, puis Tom était arrivé dans sa vie et avait tout chamboulé. Au départ, Rebecca ne pensait lui octroyer qu’une toute petite place, consciente de s’engager dans une voie sans issue. Elle se sentait coupable de sourire à nouveau, coupable d’éprouver des sentiments pour un autre homme que son mari, coupable de faire voler une famille en éclats. Rebecca ne voulait pas du commandant Uriot pour tout un tas de bonnes raisons : c’était son collègue à la Crim’, il était beau et surtout marié. Puis tous les pare-feu qu’elle avait érigés autour d’elle étaient tombés les uns après les autres. Et un soir d’avril 2014, dans un bar du Quartier latin, Tom avait actionné la remise en marche de son cœur immobilisé depuis tant d’années. Lorsque ses doigts avaient frôlé sa joue, elle avait su que la partie était perdue. Elle avait retrouvé en une poignée de secondes l’insouciance de ses vingt ans.
Deux ans plus tard, Tom travaille toujours avec elle. Il est toujours marié, mais cette relation lui convient désormais parfaitement. Il lui a proposé à de nombreuses reprises de quitter sa femme pour vivre avec elle, et c’est à nouveau Rebecca qui a calmé le jeu. Attendre que ses enfants grandissent, attendre que son épouse soit assez solide pour supporter la séparation. Y aller étape par étape. C’est la meilleure chose à faire. Rebecca en est convaincue.
Elle boit son café à petites gorgées. Heureuse qu’il soit encore chaud. Heureuse de pouvoir prendre son temps. Elle s’étire et serre l’oreiller contre son ventre, puis se recroqueville sous les draps. Un bonheur simple, fugace.
Son appartement est petit, mais elle s’y sent bien. Elle a mis plusieurs mois à se décider à faire ses cartons et à quitter le trois-pièces qu’elle avait acheté avec son mari. Ranger, trier, garder et jeter, car chaque recoin de ses soixante-dix mètres carrés lui évoquait Vincent et sa vie d’avant. Avant la mort de son mari. Avant qu’elle ne se retrouve face à un tueur en série. Avant qu’elle ne l’abatte froidement d’une balle dans la tête. Mais aujourd’hui, Rebecca a remonté la pente.
L’alarme de son réveil la rappelle à la réalité. Le lundi, c’est le jour du grand briefing avec son équipe, et elle n’a pas le droit d’être en retard. Rebecca est d’une exigence totale avec son groupe, elle se doit donc d’être exemplaire. Alors, les rites du matin s’enchaînent : une douche, un passage éclair devant sa penderie pour finalement enfiler toujours le même pantalon noir. Un chemisier rose, une ceinture et une paire de ballerines. Pour terminer, un maquillage léger, mais étudié pour masquer des cernes naissants. Elle est fin prête. Elle redresse ses longs cheveux roux en un chignon tenu par quelques épingles qui laisse découvrir une nuque fine, se tapote les joues devant la glace et claque la porte.
Le Pont-Neuf, le quai des Orfèvres, le porche, le sas d’entrée et enfin la cour commune avec le palais de justice. Un rapide salut aux gardiens de la paix en faction, puis ce sont les 148 marches qui la conduisent au deuxième étage de la DPJ. Tout ce chemin sera bientôt un lointain souvenir, et la nostalgie de plus en plus présente commence à s’insinuer dans les bureaux.
Une fois installée, elle prépare le café pour son équipe et dispose les croissants sur une assiette. Le rituel du lundi matin. Le moment où le chef de groupe fait le point sur les affaires en cours et, sur un plan plus personnel, sur leur week-end et leur moral. Le 36 est une famille et Rebecca se sent responsable de chacun d’entre eux.
Son adjoint, le capitaine Cyril Bonaventure, arrive à 9 heures précises, comme à son habitude. Jamais un retard, une tenue impeccable en toutes circonstances. L’image du flic en jean et en blouson est bonne pour les séries TV. Ici le costume est toujours de rigueur. Cyril Bonaventure est devenu le bras droit de Rebecca depuis le départ d’Antoine Atlan pour les Stups et il remplit parfaitement son rôle. Il regrette pourtant son métier de procédurier. Recueillir les traces sur une scène de crime, rédiger et bétonner les dossiers, le procédurier est l’atout majeur dans un groupe à la Crim’. Et Cyril était l’un des meilleurs, mais une promotion au sein du groupe de Lost ne se refuse pas.
L’équipe est désormais assise autour de la table, le lieutenant Richard Massenet, nouveau procédurier et son adjoint Franck Desprets, le lieutenant Olivier Dufour et la dernière venue, l’adjudant Mélina Ponzio, parvenue à s’intégrer en un temps record !
« Alors, j’espère que le week-end a été bon, car on a un peu de boulot et en plus on est de permanence ! Richard, quoi de neuf sur l’incendie criminel ?
– Il s’est déclaré dans la cage d’escalier d’une habitation du côté de la Bastille. Quatre personnes décédées et vingt-six blessés, dont trois brûlés au troisième degré. On a pensé au départ à un problème lié au compteur électrique, mais grâce aux vidéosurveillances, on a nettement aperçu un homme au comportement suspect sortir de l’immeuble. Il ne se retourne pas. On ne voit aucun signe de panique, alors que l’incendie est en cours. Il n’appelle pas les pompiers.
– On a pu lui mettre la main dessus ?
– Pas encore, mais ça s’annonce bien. La section des traces technologiques{2} est en train de tout analyser.
– O.K. Cyril, tu en es où avec le SDF égorgé dans le parking ?
– Affaire classée. C’est un autre SDF, que l’on a retrouvé couvert de sang. Il a très vite avoué lui avoir fracassé le crâne avec un phare de voiture, lui avoir tranché la gorge avec le verre, puis avoir bu son sang. Il nous a dit qu’il ne supportait plus ses ronflements. Pas certain que celui-là passe par la case procès…
– Pas sûre en effet. »
Rebecca écarte les bras dans un geste d’impuissance. Des dingues, elle en a croisé un paquet au cours de sa carrière, mais elle ne parvient toujours pas à se faire à l’idée qu’un homme puisse développer une telle violence et égorger son voisin d’infortune en raison de ronflements intempestifs.
« Sinon autre chose ? »
Olivier Dufour prend la parole :
« Avec Mélina, je pense que l’on a résolu l’affaire du double meurtre de Montigny. »
Rebecca fronce imperceptiblement les sourcils.
« Tu te souviens, on a ressorti cette vieille affaire il y a un mois et j’avais demandé de nouveaux tests ADN. Vendredi, un homme s’est fait arrêter au volant en état d’ivresse et conduite sous stupéfiant. On l’a enregistré au FNAEG{3}. Il se trouve que ses empreintes matchent en tous points avec les résultats d’expertises génétiques du double meurtre de Montigny. On peut dire qu’on a eu du bol pour ce coup-ci. »
Olivier lit instantanément le soulagement dans le regard de Rebecca. Il y a quelques affaires, résolues ou non, dans un groupe à la Crim’ qui marquent davantage les esprits et dont le souvenir reste ancré à vie. Le double meurtre de Montigny en fait partie. Rebecca avait intégré la brigade en 2008 depuis seulement quelques semaines lorsqu’elle avait reçu un appel du procureur. Deux adolescents avaient été retrouvés à côté de la gare du RER C, le crâne défoncé. Ils n’avaient subi aucune violence sexuelle. Tout l’entourage avait été entendu, certains suspectés, mais aucune preuve tangible pour procéder à une mise en examen.
« Pendant des années, nous avons cherché le moindre signe, le moindre indice, en vain. C’est qui ce type ? On l’avait déjà interrogé ?
– Jamais. Il ne fait pas partie du cercle familial. Il n’habitait même pas à Montigny à l’époque. Les gamins se sont retrouvés au mauvais endroit, au mauvais moment. Un crime primitif, sans motif, sans antécédent. C’est tout.
– Pas certaine que cette explication suffise aux parents pour faire leur deuil. Je vais devoir trouver autre chose à leur dire. Il nous aura donc fallu huit ans pour clore cette affaire. Je vais m’occuper personnellement de ce salopard. Bravo à tous. Le commandant Uriot m’a demandé si l’on pouvait les aider sur un nouveau cas. Ils sont débordés, et nous pour le moment, c’est plutôt tranquille. Allez au briefing dans leur bureau, moi je dois passer au parquet de Nanterre remettre les derniers feuillets d’une procédure. Je vous retrouve dans deux heures.
– C’est Tom qui va être triste de ne pas te voir… » ajoute Cyril, un sourire malicieux au coin des lèvres.
Rebecca hausse les épaules mi-agacée, mi-embarrassée. Et c’est exactement par crainte de ce genre de réaction qu’elle a si longuement hésité à franchir le pas avec le commandant Tom Uriot.