Sébastien Nicollini avait déjà fréquenté le service des empreintes il y a vingt-trois ans. Mais aujourd’hui, l’IJ est dotée d’un tout nouveau fichier, le FNAEG. Ce dernier a commencé à répertorier en 2001 les empreintes génétiques des criminels sexuels, puis à partir de 2003, la quasi-totalité des crimes et délits. C’est au cours du procès de Guy Georges, « le tueur de l’Est parisien » coupable d’avoir assassiné sept jeunes femmes, que l’un des parents d’une victime avait interpellé la garde des Sceaux en avançant qu’au moins deux d’entre elles seraient encore en vie si le fichier n’avait pas été limité à l’époque aux seuls prédateurs sexuels. L’affaire avait fait grand bruit dans les médias et la police avait obtenu gain de cause en 2003. Désormais Sébastien Nicollini et Élise Cavour, considérée elle aussi comme suspecte dans l’enquête sur le meurtre d’Angélique Lesueur, seraient donc fichés.
Une fois les photos et prélèvements de toutes sortes effectués, Nicollini retourne dans le bureau où l’attendent Richard et Rebecca, venue prêter main-forte à son procédurier.
« Nous allons récapituler, monsieur Nicollini. Nous avons la preuve que vous étiez dans le bar Le Coq la nuit où votre fille s’est fait assassiner. On vous voit clairement quitter l’endroit et prendre Angélique en filature. Que s’est-il passé ensuite ? Vous l’avez suivie jusque chez elle ? Vous vous êtes disputés et vous l’avez poignardée ? »
Rebecca s’approche du suspect, les deux mains appuyées sur la table. Le visage de Nicollini n’exprime aucune crainte, aucun affolement, aucun désarroi. En fait, il n’exprime rien du tout.
« Qu’est-ce qui a bien pu vous mettre dans un tel état ? Vous n’avez pas supporté de voir que votre fille était heureuse dans sa nouvelle vie de femme ? Qu’elle avait tiré un trait sur vous ? Votre fils vous a envoyé en prison il y a vingt-trois ans et là, ultime affront, votre fille vous rejette.
– Je n’ai pas de fille.
– C’est exact. Vous aviez une fille, car vous l’avez assassinée.
– Je n’ai jamais eu de fille. Mon fils ne méritait pas que j’aille en taule pour lui. C’était une mauviette. Un garçon, ça doit jouer au foot. Ça aime les bagnoles. Lui, il aimait faire la cuisine. Il piquait les robes de sa mère pour se déguiser. Ce gamin n’était pas normal. Vous les “poulets”, vous ne comprenez jamais rien à rien.
– Votre fils ne se déguisait pas, riposte Rebecca en élevant le ton. Vous étiez parfaitement au courant qu’Hugo était transsexuel. Il est devenu Angélique et vous ne l’avez pas supporté. Il y a un tueur en série aux États-Unis, je ne me souviens plus de son nom, qui a dit un jour : “Je pense que la seule façon de changer vraiment quelqu’un, c’est de le tuer.” Je pense que c’est ce que vous avez fait. Vous n’avez pas supporté la transformation de votre fille, alors vous l’avez tuée. »
Nicollini hausse les épaules pour marquer que cette attaque n’a absolument aucune prise sur lui. Il esquisse même une petite moue ironique.
« J’ai dit quelque chose de drôle ?
– C’est le mot “poulet” qui me fait toujours rire. Saviez-vous que ce surnom vient du fait que la préfecture de police, à la suite de l’incendie de son siège social sous la Commune, s’était installée sur l’île de la Cité à la place de l’ancien marché aux volailles ? »
Richard frappe du poing sur le bureau.
« Ça suffit ! Vous aviez tant de haine enfouie au fond de vous depuis qu’Hugo a témoigné au procès… Hugo a multiplié les affronts. Le dernier en date est purement insoutenable.
– Je n’en savais rien du tout. C’est Élise qui m’a appris la nouvelle. C’est elle qui a fait les recherches. C’est elle qui l’a retrouvé. Moi, je n’ai fait que le suivre ce soir-là, car je ne la croyais pas. C’est tout. Je voulais en avoir le cœur net. J’ai eu un choc. Je trouvais cette situation totalement surréaliste. Mais Élise avait raison. Dès que j’ai posé mon regard sur le visage d’Hugo, je l’ai reconnu. Il n’y avait aucun doute. Mais après je suis rentré chez moi. De toute façon, vous n’avez aucune preuve contre moi. Que dalle. »
Rebecca entend la porte s’ouvrir. Cyril agite un papier de sa main gauche. Rebecca repousse la chaise et se dirige vers son adjoint, qui lui murmure quelques mots à l’oreille. La réaction de Rebecca ne se fait pas attendre. Son sourire devient éclatant. Son équipe vient de marquer un point décisif dans la bataille qu’elle mène contre cette ordure de Nicollini.
En revenant s’asseoir, elle pose la feuille devant lui.
« Vous vouliez une preuve et bien justement la voilà ! Le sang sur votre couteau de cuisine est bien celui d’Angélique. Nous en avons retrouvé des traces infimes malgré un brossage minutieux. Vous êtes cuit. Vous devriez passer aux aveux. Cela nous ferait gagner un temps précieux. »
Le visage de Nicollini ne trahit aucune émotion. Il semble réfléchir à une issue de secours, mais Rebecca ne lui en donne pas l’occasion. Elle se penche vers lui, les deux mains posées sur la table, jusqu’à se retrouver à quelques centimètres de son visage. Elle reconnaît cette odeur. C’est celle de la trouille.
« Je vous assure, je n’y suis pour rien. Quel intérêt aurais-je eu à tuer ma fille ?
– Vous avez une fille maintenant ? »
Il écarte la remarque d’un geste agacé.
« C’est Élise qui a tout manigancé. C’est elle qui rêvait de se débarrasser d’Angélique. Elle me voulait pour elle toute seule. Cette femme est folle. Je vous jure que je suis innocent. Depuis qu’elle est venue me voir la première fois en prison, elle me harcèle. Elle me fait peur à certains moments. »
Rebecca le scrute avec un petit sourire. Elle se met à applaudir à la fin de sa phrase.
« Quel talent ! On y croirait presque. Vous voulez que je vous dise, vous êtes un malade Nicollini, un pervers. Vous avez assassiné votre femme de sang-froid il y a vingt-trois ans. Vous l’avez battue à mort sous les yeux de votre fils et vous venez de recommencer avec votre fille ! Pourquoi ? La ressemblance avec votre épouse vous était insupportable ? Alors, vous l’avez suivie. Vous êtes monté chez elle. Là, vous avez certainement entendu une dispute entre votre fille et son ex-petite amie. Vous avez patienté calmement et lorsque la jeune femme a quitté l’appartement en laissant la porte ouverte, vous êtes entré. Vous avez trouvé votre fille groggy par le coup qu’elle venait de recevoir. Vous avez peut-être cherché à avoir une explication, mais la discussion a tourné court. Vous avez alors sorti l’arme que vous aviez apportée, signe d’une préméditation et vous l’avez poignardée, pas une fois, mais trois fois. Le rapport de notre légiste est formel, et il confirme que l’assassin est un homme fort et droitier.
– Un droitier ? Comme 90 % de la population… Vous parlez d’un indice…
– Vous oubliez le couteau.
– Ce n’est pas mon couteau. L’appartement est celui d’Élise. Je ne suis que de passage. Et en plus, après le bar, je suis allé me promener seul. J’avais besoin de respirer. Le choc avait été vraiment dur à encaisser. Je suis resté en prison pendant douze ans. J’ai payé ma dette. J’ai replongé pour des histoires de fric pour sept ans. Vous pensez réellement que j’aurais été assez con pour buter mon propre fils à peine sorti de taule et risquer d’y retourner ? Vous me croyez aussi stupide ?
– Je suis certaine que vous êtes très loin d’être stupide, mais vous êtes un homme impulsif, monsieur Nicollini. Rien ne peut plus m’étonner de votre part. »
En observant le capitaine Bonaventure entrer en grimaçant dans le bureau, les traits de Nicollini se détendent d’un coup, et un très léger sourire s’affiche sur son visage. Son issue de secours semble se dessiner. Il en est convaincu. Rebecca détourne brusquement la tête. Cyril lui fait un geste de la main, puis ils quittent tous les deux la salle d’interrogatoire.
« Elle a craché le morceau.
– Qui ça ?
– Élise Cavour. Elle a tout avoué. Le bar, la filature, l’intrusion au domicile d’Angélique et les coups de couteau. Elle prend tout sur elle.
– Comment ça, elle prend tout sur elle ? C’est impossible. C’est lui, j’en suis convaincue.
– Je sais, mais on ne peut rien faire. Elle a même donné des détails, la porte d’entrée entrouverte, Angélique sonnée adossée à la commode. Elle dit qu’elle n’a eu qu’à récupérer un couteau dans la cuisine et à la frapper. Elle ne s’est pas débattue.
– Et le couteau ? Pourquoi l’a-t-elle rapporté à son domicile ? C’est stupide.
– Elle n’a pas de réponse à ça. Elle dit que c’était une erreur bête.
– Je vais la voir. Nicollini ne peut pas s’en tirer comme ça. »
Rebecca pénètre dans le bureau où Élise Cavour est entendue. Elle est souriante, détendue.
« Madame Cavour, vous mentez n’est-ce pas ?
– Pourquoi dites-vous ça ?
– Nous savons parfaitement que vous n’êtes pour rien dans le meurtre d’Angélique Lesueur. Pourquoi ce mensonge ? Vous allez finir votre vie en prison. Vous en êtes consciente ?
– Je suis coupable. Je l’ai tuée. Même si vous ne me croyez pas, je vous assure que Sébastien aimait son fils. C’est un homme un peu rustre qui ne montre pas ses sentiments, mais dès nos premières rencontres au parloir, j’ai senti que c’était un homme brisé. Il regrettait l’accident. Il ne se remettait pas d’avoir vu son fils au procès. Je pense qu’il ne s’en remettra jamais d’ailleurs. C’est vraiment terrible pour un père de constater qu’on ne peut pas compter sur ses propres enfants.
– Il n’y a pas eu d’accident, madame Cavour, il y a eu meurtre. M. Nicollini a assassiné sa femme à coups de poing et à coups de pied, volontairement. Il l’a battue à mort.
– Mais vous me ressassez toujours cette même vieille histoire ! Il a payé pour cette faute. Il en a bavé en prison. Vous savez, la vie est atroce là-bas. Il n’y serait jamais retourné.
– La vie est effectivement très dure, et c’est pour cela que je ne m’explique pas pourquoi vous souhaitez y aller à sa place.
– Parce que j’ai assassiné Angélique. Je désirais garder mon homme pour moi, rien que pour moi. Elle se serait mise sur notre chemin. Au moins maintenant, il n’y pensera plus. Sébastien est un homme repenti. Après des années d’expérience, je sais les reconnaître. Il est tellement fragile. Vous ne comprenez pas, mais je l’aime sincèrement. Je suis tombée amoureuse de lui au premier regard. Au départ bien évidemment je me disais “mais ce n’est pas possible. Ce type est un meurtrier. J’ai un problème psychologique.” Je suis allée lui rendre visite deux fois par semaine pendant toutes ces années. Deux petites heures rien qu’à nous. Par moments il entravait les règles, car il me désirait sexuellement si j’ose m’exprimer ainsi, et ça au parloir, on n’a pas le droit. Alors la punition tombait, immédiatement. L’hygiaphone, un parloir séparé par une vitre en plexiglas. Je lui écrivais tous les jours même si je savais parfaitement que mes lettres étaient décortiquées par les surveillants. Il était devenu ma drogue. En prison, Sébastien a sincèrement changé. Je suis prête à y aller à mon tour. Sébastien viendra me voir toutes les semaines comme je l’ai fait pendant toutes ces années. Il m’attendra à ma sortie et nous pourrons enfin être heureux. »
Son discours est clair. Aucune hésitation dans ses propos. Elle conserve tout son calme et garde les paumes de ses mains bien à plat sur ses cuisses. Absolument rien ne semble pouvoir la perturber.
« Vous êtes complètement folle. Cet homme va vous abandonner. Je vous donne ma parole qu’il ne sera même pas là à votre procès. Il vous a berné depuis le début. C’est un manipulateur. Réveillez-vous bon sang !
– Je vous interdis de dire ça. Sébastien m’aime.
– Vous allez ruiner votre vie pour un meurtrier. »
Rebecca fixe Élise droit dans les yeux. Elle croit discerner une petite larme. Élise baisse la tête et marmonne une phrase :
« Il est si fragile. Il ne le supportera pas. »
Rebecca se retourne instantanément.
« Qu’avez-vous dit ?
– Rien du tout. Je vous ai tout dit. Je n’ai plus rien à ajouter. Je vais attendre mon avocat. »
Rebecca est abasourdie. Nicollini va très certainement s’en sortir, et elle ne peut rien y faire. Besson, Élise Cavour… Mais qu’ont-ils tous à vouloir endosser des crimes qu’ils n’ont pas commis ? Besson est un vrai psychopathe, mais Élise…
Rebecca retourne à son bureau, frustrée, découragée, exténuée. Mélina vient à sa rencontre.
« Ça va aller, Rebecca. Tu en as vu d’autres. »
Elle relève la tête.
« Non, ça ne va pas aller. Nous avons un tueur en série dans la nature et un pervers manipulateur qui va s’en tirer comme si de rien n’était. Cette affaire va être classée et je ne peux rien y faire. J’ai essayé de lui parler, de la faire changer d’avis, lui faire comprendre qu’elle se fait manipuler. Elle ne veut rien entendre. Cette femme s’est complètement fait retourner le cerveau. Des types comme Nicollini ne méritent pas de s’en sortir comme ça. Si je n’étais pas flic…
– Tu ferais quoi ? Tu irais acheter une arme et te faire vengeance toute seule ? Sois raisonnable, Rebecca. Cela ne te ressemble pas. On est tous frustrés, mais on ne sait jamais, Élise Cavour reviendra peut-être sur ses aveux. »
Rebecca baisse les yeux en soupirant.
« Je ne vois pas comment.
– Le jour où elle se rendra compte qu’elle est seule et que ce sale type s’est cassé à l’autre bout du monde.
– Nous serons bien avancés alors… Ce mec me donne la nausée.
– Tu veux qu’on aille faire un peu de sport pour se défouler ?
– J’ai plutôt besoin de boire un verre.
– Je récupère mes affaires et l’on peut partir immédiatement.
– Non, j’ai envoyé un message à Antoine. Je dois le retrouver dans un quart d’heure. On se voit demain matin », conclut-elle, agacée.
Mélina observe son chef quitter le bureau sans un regard. Ses mains se raidissent. Elle serre les dents et prend une profonde inspiration.
« Tout va bien, Mélina ? » lui demande Cyril.
L’espace d’une seconde, un spasme vient crisper l’expression du visage du jeune adjudant.