Lorsque Tom enclenche la clé dans la serrure, le calme règne dans toute la maison. Les lumières sont éteintes. Cela fait bien longtemps que plus personne ne l’attend pour dîner et encore moins pour dormir.
Au tout début de leur mariage, Roxanne préparait à manger pour ses enfants et patientait jusqu’au retour de son mari pour l’accompagner. Au fil des années, les enfants grandissant, elle décida de manger avec eux. Aujourd’hui, elle avait désormais le temps de dîner, de ranger, de lui laisser son assiette dans le micro-ondes et d’aller se coucher. Parfois, lorsque Roxanne avait quelque chose d’important à dire à son mari, elle l’attendait dans le canapé, un verre de vin à la main. Au départ ce n’était qu’un verre, mais de temps à autre la bouteille tout entière pouvait y passer. Roxanne et Tom avaient tout tenté, le dialogue, les week-ends romantiques dans de beaux endroits, jusqu’à la thérapie de couple qui s’était révélée totalement inutile. La routine et les disputes, sur l’essentiel comme sur le dérisoire, avaient eu raison de leur amour. Le bilan était sans appel : la question des horaires de travail était devenue anecdotique. Ils n’avaient juste plus rien à se dire. Elle rejetait dorénavant son rôle d’épouse soumise et compréhensive s’accommodant des absences répétées de son mari aussi bien que celui de mère au foyer. Lui n’avait tout simplement plus envie de faire d’effort. Leur vie s’était transformée en une cohabitation silencieuse.
Alors, lorsque Tom pénètre dans sa chambre et qu’il aperçoit sa femme, assise sur son lit, la lumière allumée, il sait que le moment est arrivé. Il doit profiter de cette occasion pour lui annoncer qu’il souhaite divorcer. Il a d’ailleurs préparé son discours, il l’a répété une centaine de fois dans sa tête et à voix haute. Il ne parlera bien évidemment pas de Rebecca. Cela ne servirait pas à grand-chose, juste à lui faire de la peine pour rien. Ils ne couchent plus ensemble depuis plusieurs mois et leurs dernières relations sexuelles ressemblaient davantage à une corvée hygiénique qu’à un partage amoureux.
Tom détaille le visage de sa femme. Il est contracté. Son teint est d’une blancheur diaphane et elle pue la clope à dix mètres. Elle a dû liquider le paquet tout entier pendant la soirée. Ils s’étaient pourtant mis d’accord sur le fait que la chambre devait demeurer un territoire non-fumeurs. Le seul qu’il lui restait dans une maison où ses enfants eux-mêmes ne se cachaient plus pour allumer une cigarette.
« Tu m’attendais ?
– Oui, nous devons parler. »
Le ton est sec et glacial. Tom pose sa veste et tire une chaise tout en se tenant à une distance raisonnable de sa femme. Ni trop près ni trop loin.
« Roxanne… »
Mais elle ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase.
« Je voudrais que tu quittes la maison. J’ai bien réfléchi. On ne peut plus continuer ainsi. Tu n’es jamais là et quand tu es là, tu es sur ton téléphone ou sur ce putain d’iPad. Tu ne participes à rien. Le week-end tu dors, tu cours ou tu es au boulot. Tu es au courant que ta fille passe le bac dans une semaine ? Tu es au courant des choix de lycée de ton fils pour la seconde ? Tu sais que ta fille a un petit copain et qu’elle veut partir avec lui cet été en vacances alors qu’elle n’a pas 18 ans ? Que ton fils fume du hasch pour te provoquer, mais que tu ne vois rien parce que tu ne fais attention qu’à ton nombril ? »
Tom a subitement l’impression de se retrouver sur un ring de boxe et d’encaisser uppercut sur uppercut sans pouvoir répliquer.
« Tes enfants en ont ras le bol et moi aussi. Dans ces conditions tu vas faire tes valises et tu vas aller dormir où tu veux, à ta chère brigade, à l’hôtel ou bien chez ta maîtresse si jamais tu en as une, mais tu ne restes plus une seule seconde dans cette maison. Je pense que sinon je pourrais en venir aux mains. »
Tom est sous le choc devant la violence des propos de sa femme. Elle qui a toujours été discrète, soumise, ne prononçant jamais une grossièreté, il ne la reconnaît plus. L’étonnement fait place à l’incompréhension. Cette transformation radicale le laisse perplexe.
« O.K., je vais faire ce que tu me demandes. Je viendrai chercher le reste de mes affaires plus tard.
– Je pense que tu n’as pas bien compris. Tu prends toutes tes affaires et tu te casses. »
Elle se lève d’un bond en articulant chaque syllabe d’une voix cinglante. La colère irradie désormais son visage tout entier. Tom sent qu’elle est à deux doigts de le frapper.
« Tu ne remets plus un pied dans cette maison. On ne veut plus te voir ici.
– Tu n’as pas le droit de faire ça. C’est encore chez moi.
– Rectification ! Tu es chez moi. Cet appartement, je l’ai payé avec mon argent. Tu n’as jamais été qu’un simple locataire. »
Tom respire un grand coup en tentant d’amortir cette nouvelle humiliation.
« Tu ne peux pas m’interdire de voir mes enfants, riposte-t-il, un soupçon de mauvaise conscience dans la voix.
– Ce sont justement tes enfants qui ont choisi. Quand ils estimeront que tu es redevenu un père pour eux, ils te le feront savoir. Julie passe son bac. Elle est très stressée et a besoin de calme. Cela fait bien quinze jours qu’elle t’a demandé ce que tu pensais de son mandala pour son épreuve d’art. Elle était fière d’elle et espérait que tu la féliciterais, mais rien. Le dossier est toujours sur la table. »
Il y a tant de mépris dans sa voix. Roxanne marque un point. Il sait parfaitement qu’il n’a pas pris le temps de s’intéresser à sa fille et n’ose même pas interroger sa femme sur ce qu’est un mandala. Coupable et honteux.
« Quant à Jean, il a des journées bien remplies avec ses potes, sa guitare et son foot. Ne te fais pas de soucis pour eux.
– Tu vas te débrouiller comment ? »
Elle le regarde effrontément et esquisse un sourire.
« On va très bien se débrouiller sans toi, ne t’inquiète pas. On le fait déjà depuis pas mal d’années et tout se passe au mieux, surtout quand tu n’es pas là.
– Tu as quelqu’un ? »
Elle reste médusée un instant avant d’éclater de rire.
« Ça t’intéresse ?
– Évidemment.
– Tu penses que nous les femmes, lorsqu’on décide d’envoyer valser toute une vie de couple c’est parce que nous avons obligatoirement un mec ? Tu es vraiment un pauvre type. Et de toute façon, même si j’avais pris un amant, ce n’est plus ton problème. Je t’ai demandé si tu avais une maîtresse ? Tu ne vas pas me faire croire que pendant toutes ces soirées tu travailles et tu dors dans ton bureau. Tu me prends vraiment pour une conne. »
Le regard qu’elle pose sur lui à cet instant lui glace le sang. Il observe, impuissant, sa femme se transformer sous ses yeux en une authentique furie. Tom ne sait plus que répondre. La vérité ? Une mauvaise idée qui va l’engager dans une voie sans issue. Le mensonge ? Plus facile, tout au moins pour cette nuit. Il ne se sent pas très fier, mais murmure du bout des lèvres :
« Je n’ai personne. Je te le jure.
– Dégage maintenant et laisse-moi dormir. Seule. »
Tom scrute sa poitrine se soulever sous sa chemise de nuit à un rythme plus rapide. Son souffle est court. Roxanne le fixe droit dans les yeux une dernière fois, puis se retourne en s’enfonçant sous les draps. Elle appuie sur l’interrupteur de la lampe pour éteindre la lumière. Fin de la conversation. Tom est sous le choc, pas vraiment malheureux évidemment, mais estomaqué et surpris. Il avait préparé un discours tout en subtilité pour annoncer sa rupture et au lieu de ça, il avait reçu une énorme gifle.
Il se dirige vers le dressing, descend deux valises qu’il remplit de costumes, de chemises et de chaussures. Les affaires décontractées attendront malgré ce qu’a bien pu lui dire Roxanne. Il referme les bagages et claque la porte sans se retourner.
La vibration de son portable réveille Rebecca.
« J’arrive avec mes valises ».