Le voyage dura sept heures. Sur le coup des deux heures, on aperçut la chaîne des Pyrénées et on s’engagea sur une route sinueuse qui s’enfonçait dans les montagnes.
Saint-Béat est un village pittoresque en plein no man’s land. Pour les seigneurs du Moyen Âge, Saint-Béat était un verrou qui protégeait les fiefs du roi de France. En dépit des siècles passés, le lieu avait encore un petit air de poste frontière au milieu d’un néant boisé.
Sa disposition urbaine, assez primaire, rappelait ces villages du Far West où les façades des édifices se succédaient côte à côte de part et d’autre de la seule et solitaire voie de passage. Dans le cas de Saint-Béat, cette voie n’était pas un chemin poussiéreux plein de buissons roulants, mais la Garonne. Les maisons n’étaient pas en bois mais en pierre grise, massives et surmontées de toits pointus en ardoise. Le village ressemblait à une rangée de rochers disposés en bon ordre sur les deux rives du fleuve.
La forteresse du XIIe siècle, résidence des seigneurs des anciennes marches frontalières, veillait sur le village, tel un phare au sommet d’un glacier. Un petit château fort tout simple : une structure cubique délabrée en pierre de taille, dominée par un donjon, la partie la mieux conservée du bâtiment. Le mot “château” était peut-être un peu exagéré, on aurait plutôt dit une tour de guet pleine de prétentions. Contre un des murs était adossée une chapelle qui inspirait davantage le respect que la forteresse elle-même.
À la hauteur de Saint-Béat, la Garonne se frayait un passage, sorte d’entaille au couteau sur une peau faite de forêts et de rochers. Cela ressemblait à une carte postale dans les tons verts, bleus, blancs et gris, qui donnait le frisson rien que de la regarder. Le débit du fleuve était abondant, grâce aux glaces des sommets qui l’alimentaient. Le grondement des eaux s’écoulant le long de la seule rue importante du village (appelée l’avenue Gallieni, il ne pouvait en être autrement) était tout ce qu’on entendait autour de nous.
C’était un endroit très joli, très pyrénéen, mais il dégageait l’impression décourageante d’être un parage congelé, comme si ses habitants hivernaient derrière les fenêtres de leurs maisons grises. C’était peut-être un site agréable au printemps, mais en hiver, avec les nuages qui bâillonnaient le soleil, on avait la sensation d’être enlisé dans un banc de brume.
Danny et moi, nous étions fatigués au bout de tant d’heures au volant, mais comme nous ne voulions pas perdre de temps, on alla directement au “musée du Trésor”, dans l’ancienne sacristie de l’église, un monument du XIIe siècle qui avait conservé ses caractéristiques romanes.
On se gara près du porche sud. Une rangée de modillons historiés aux visages démoniaques et grotesques surveillait nos pas.
L’église était ouverte et aussi vide qu’une caverne, à l’exception d’une femme assise dans un coin, devant un pupitre d’école de facture moderne qui contrastait douloureusement avec l’environnement. En nous voyant, la femme décolla les yeux de son livre et nous sourit.
— Bonjour, vous venez visiter l’église ?
Mon français plutôt sommaire me permettait de suivre une conversation, mais Danny le parlait mieux que moi, et je la laissai répondre.
— Nous voulions visiter le musée du Trésor.
— Bien sûr. On y accède par la porte qui est derrière moi. Il ferme dans une heure, vous pouvez donc prendre votre temps, car il n’y a personne d’autre que vous.
On acheta deux tickets et on entra : nous étions livrés à nous-mêmes.
Le musée du Trésor était minuscule, mais il avait un petit air moderne et soigné. Un dépliant expliquait qu’il avait été restauré récemment, après les inondations de 2013 qui avaient obligé à placer ses fonds au musée Massey de la ville voisine de Tarbes.
La plupart des pièces exposées étaient des sculptures en bois polychrome qui servaient aussi de reliquaires : il y avait plusieurs bustes de saints coiffés de mitres épiscopales pointues, les yeux perdus dans les hauteurs, des coffres en bois, des statues de Vierges médiévales, raides et sévères…, et des objets liturgiques en argent d’une certaine valeur. C’était une collection sobre mais intéressante.
Dans une petite salle, le nouveau musée exposait les objets que le maréchal Gallieni avait légués au village de Saint-Béat. Une photographie du maréchal au temps de sa maturité accueillait le visiteur. Gallieni nous regardait avec l’air fier de celui qui bientôt sauvera Paris des hordes sauvages du Kaiser. Il arborait une blanche moustache seigneuriale, des lorgnons perchés sur son nez long et étroit, sous une casquette rouge et dorée de général. En le voyant ainsi, tellement élégant, tellement fin de siècle et tellement français, j’avais du mal à l’imaginer explorant les terres ardentes du Mali en quête de trésors.
Les pièces de la collection de Gallieni étaient regroupées dans une vitrine. La plupart étaient des bagatelles, plus exotiques que précieuses ; d’après une affichette, la plus grande partie du legs du maréchal était à Toulouse.
Dans une autre vitrine, à une place de choix, était exposée en solitaire la pièce la plus précieuse : le timon en or trouvé à Tombouctou.
Il n’était pas très grand, à peine plus long que la paume de la main. Il semblait coulé d’un seul bloc d’or massif, dont l’éclat se détachait sur le support transparent où il était posé. Il avait la forme d’un simple timon, sans ornements d’aucune sorte, et ressemblait moins à une antiquité qu’à un ornement qui n’aurait pas choqué sur la cloison d’un yacht de milliardaire prétentieux. J’avoue que j’étais déçu.
— C’est tout ? dis-je à haute voix.
À côté de moi, Danny répondit :
— Tu t’attendais à quoi ?
— On a fait six cents kilomètres, rien que pour voir ça… J’espérais qu’au moins il serait un peu plus grand.
La quêteuse tourna autour de la vitrine pour l’examiner.
— Sans ornements… Sans inscriptions… Sans pistes… J’ai bien peur que ce timon ne nous mène dans une impasse – elle resta un moment silencieuse à regarder la pièce, pencha la tête et recula de quelques pas. Tu sais quoi ? Si je ne savais pas que c’est un timon, je croirais que c’est autre chose… Plutôt une sorte de roue dentée.
— Une pièce d’horlogerie ?
— Peut-être…, répondit-elle, pas très convaincue.
Je suggérai de discuter avec la femme qui vendait les billets, elle pourrait peut-être nous donner des précisions sur cet objet. Danny en doutait, mais elle approuva, sans doute pour ne pas me décevoir davantage.
En effet, la femme ne savait pas grand-chose sur les pièces exposées. Elle n’était pas spécialiste, une femme du village qui à ses heures de liberté vendait des billets aux touristes. Elle nous dit qu’à côté de l’église vivait un professeur de l’université de Toulouse qui avait aidé à monter l’exposition, mais malheureusement il ne venait à Saint-Béat que pendant les vacances.
— Y aurait-il un livre ou un guide sur le musée ? demandai-je, au bord du désespoir.
— Ah, on le trouve dans la boutique du château… Mais ce n’est pas la peine d’y aller ; on ne peut plus le visiter. Des Américains l’ont loué toute la semaine pour un congrès.
— C’est possible, ça ? demanda Danny.
— À condition de payer ce que ces messieurs ont payé, oui.
Très découragé, je remerciai la femme.
— Attendez, dit-elle. Si les pièces de la collection Gallieni vous intéressent, vous ne pouvez pas partir sans avoir vu le devant d’autel de l’église. Il est très beau.
— Trop aimable, mais seule la collection venue d’Afrique nous intéresse.
— Ah, mais c’est aussi de là qu’il vient ; de Tombouctou, je crois. Comme le timon. Allons, je vais vous le montrer, c’est à côté.
Elle insista tellement qu’il nous parut discourtois de ne pas y jeter un coup d’œil, c’était sans doute sa pièce favorite, car elle ne l’aurait pas encensée davantage si elle en avait été elle-même l’auteur.
On la suivit jusqu’à l’abside du bas-côté nord. Là, sous une voûte en cul-de-four, il y avait un autel moderne en marbre, aussi blanc qu’un sucre. La femme nous dit que la pierre de l’autel venait des carrières de Saint-Béat, très réputées. Elle avait été taillée pour être le support de l’autel que Gallieni avait rapporté d’Afrique.
La femme alluma un projecteur dans l’abside pour qu’on puisse admirer la pièce. Le devant d’autel n’était pas très grand : environ quatre-vingts centimètres de long sur quarante de haut. À première vue, on aurait dit un fouillis de pierres encastrées sur une plaque de bronze, avec des motifs gravés au burin, difficiles à identifier sous ce faible éclairage. De chaque côté, deux plaques en métal où étaient gravés deux personnages. Des hommes à longue barbe : l’un portait un turban et tendait les paumes des mains, un geste de prière : l’autre avait des ailes dans le dos et des flammes lui sortaient de la tête. Ils semblaient avoir une conversation passionnante.
— C’est joli, n’est-ce pas ? nous dit la femme. D’après le curé, le personnage de droite est un saint et celui de gauche un ange. C’est incroyable qu’on ait créé une telle chose dans ce pays de païens, vous ne croyez pas ?
— Très… joli…, dit Danny, plus polie qu’intéressée. Et en très bon état.
— Oui, quel dommage qu’il y ait un trou dans cet angle – la femme indiqua un creux de la taille d’une pièce de monnaie. D’après le curé, c’est une balle tirée par un mousquet. Il paraît que lorsque Gallieni a trouvé ce devant d’autel des bandits maures embusqués lui ont tiré dessus. Et le maréchal a utilisé cet objet comme bouclier.
Pendant qu’elle racontait les prouesses de Gallieni, j’examinais l’objet en question. Les pierres encastrées étaient en réalité de petites capsules en cristal. Toute la surface de l’antependium en était truffée ; il y en avait des dizaines. J’aurais beaucoup aimé analyser la gravure au burin ; j’avais d’abord cru que c’étaient de simples ornements, mais je commençais à me demander si ce n’étaient pas des inscriptions en arabe.
J’interrogeai la femme sur ces motifs.
— Des lettres ? aventura-t-elle. Peut-être… D’après le curé, ce serait l’œuvre de chrétiens arabes de la région, qui auraient écrit des prières dans leur langue. Regardez, approchez, vous verrez que le long du bord il y a d’autres dessins semblables.
J’obéis. Le devant d’autel était très épais : plus d’une dizaine de centimètres. Sur le chant, des arabesques étaient gravées sur une frange de métal doré. Pendant que la femme parlait à Danny, je scrutais le bord de l’ouvrage.
Et je repérai un motif familier.
Ce n’étaient pas des lettres, mais un dessin.
Quelqu’un entra dans l’église et la femme nous laissa seuls pour accueillir le nouveau visiteur.
— Danny, viens voir.
Elle s’approcha.
C’était un poisson gravé de profil. À la place de l’œil il y avait une petite pierre en émail vert. Sur le dessus, un minuscule ensemble d’écailles, dont la forme particulière et la disposition étaient pour moi caractéristiques.
— Ah oui, je vois ; c’est un poisson… Qu’a-t-il de spécial ?
— J’ai déjà vu ce poisson, et toi aussi.
— Vraiment ? Où ?
— On l’avait arraché à Acosta à Lisbonne quand on s’occupait du masque de Muza, et ensuite Joos Gelderohde avait essayé de le récupérer chez moi. Et je… – je déglutis ; un flot de souvenirs menaçait de me laisser sans voix –, j’avais ce poisson quand j’ai affronté Tesla dans les grottes d’Hercule.
— Tu en es sûr ?
— Absolument. Regarde le dessin des écailles, la forme de la queue, la pierre verte sur les yeux… – je les lui montrais, de plus en plus excité. Ce n’est pas un poisson ordinaire ; c’est la pile de Kerbala.
— Et que fait-elle sur ce devant d’autel ?
— Je ne sais pas… – un sourire s’insinua entre mes lèvres. Mais je commence à penser que ce voyage en valait la peine.
On se hâta de photographier la gravure du poisson avec le portable, juste avant que la femme revienne pour nous annoncer qu’elle allait fermer.
Une fois dehors, on envoya les photos du poisson aux jumeaux pour qu’ils le comparent avec la Pile, qu’ils conservaient dans leur atelier. Ils répondirent une vingtaine de minutes plus tard :
Confirmé. C’est la Pile. Dessin et forme identiques. Sur les inscriptions qui apparaissent autour du poisson, on peut lire les mots “Kerbala” et “Poisson Doré” écrits en arabe classique. Découverte des plus intéressantes. Envoyez d’autres photos.
Oméga
Si nous voulions répondre à sa demande, il nous fallait attendre le lendemain, l’ouverture de l’église. Pour le moment, on devait chercher un logement.
On trouva un tout petit hôtel appelé L’Anglade, près du fleuve, au bout de l’avenue Gallieni. On réserva deux chambres et on s’accorda un peu de repos. Il était plus de sept heures du soir quand on décida de chercher un endroit où dîner. D’après notre horaire madrilène, il était même encore un peu tôt, mais nous étions fatigués et affamés, et la nuit était tombée de façon si brutale qu’on avait l’impression d’être au petit matin.
On repéra un restaurant, Le Géry, qui avait l’air d’une maison particulière, où on servait des repas. Danny et moi étions les seuls commensaux, sans compter un chien efflanqué qui mâchouillait le fond d’une gamelle, dans un coin. Au moins, les odeurs qui sortaient de la cuisine étaient appétissantes.
Le menu nous fut récité par le seul serveur, probablement le patron des lieux. Danny commanda une omelette assortie de saucisse sèche et de fritons*, accompagnée d’une misérable salade de pissenlits. Moi, j’étais tellement affamé que j’aurais même pu partager la gamelle avec le chien, aussi commandai-je le plat de résistance, haricots blancs au lard, saucisses et confit de canard, que le serveur baptisa du nom de cassoulet*. Quand on déposa sous mon nez ce festival de viandes et de légumes, je perçus un arôme qui aurait pu attirer même les âmes du Purgatoire. Danny posa sur mon cassoulet* un regard effrayé.
— Tu vas manger ça avant d’aller dormir ?
— J’ai faim, répondis-je en enfournant une délicieuse bouchée de canard ; une saveur divine qui m’amena au bord des larmes. Mon assiette et ta pauvre omelette : c’est le jour et la nuit.
— Ma pauvre omelette ne risque pas de transformer ma digestion en fusion nucléaire… – elle jeta un coup d’œil sur le cassoulet* pendant que je mangeais avec un plaisir manifeste. Tu me laisses goûter ?
— Non. Tu aurais dû y penser avant d’en dire du mal – je la regardai en souriant. Mais oui, bien sûr ; je crois que le châtiment est pire si tu sais ce que tu perds…
Danny en prit une cuillerée. Elle goûta et poussa un léger gémissement de plaisir.
— Tu sais quoi ? dis-je. Si nous étions un couple, je te donnerais la moitié de mon assiette et tu me donnerais la moitié de la tienne…
— Ouais. Et je suppose qu’on aurait même économisé sur le logement.
— Ça aussi… Tu vois. Que des avantages. Tu devrais y penser.
Danny sourit et secoua la tête.
— Tu ne renonceras jamais, hein ?
— Qui sait ? J’adore les défis… Un jour je me fatiguerai et j’en trouverai une autre qui m’écoutera davantage. Une fille formidable, bien sûr, et très belle. Pendant ce temps, tu n’auras qu’une pauvre omelette insipide pour te consoler et tu regretteras toute ta vie d’avoir laissé échapper ce séduisant cassoulet*.
— En tout cas, mon omelette insipide aura un peu de bon sens dans la cervelle.
— Sois franche : au fond, c’est ce qui te plaît chez moi.
Danny éclata de rire. Ce soir-là, elle était contente, sans doute émue d’avoir trouvé un indice important sur l’antependium de Gallieni… Ou alors c’était la bouteille de vin, rouge et corsé, qui arrosait le dîner.
Le menton dans sa paume, elle me regarda, intriguée, comme un chat regarderait un objet étrange et brillant.
— Parfois, je me demande pourquoi cette insistance. Ai-je blessé ta fierté masculine, ou quoi ? Je suis une sorte de compte à régler ? J’aimerais bien le savoir.
— Ce n’est pas aussi compliqué : tu me plais, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Tu veux vraiment le savoir ? – j’écartai l’assiette et la regardai droit dans les yeux. Parce que je ne sais rien de toi. Je sais à peine à quoi tu penses quand je te vois, je ne sais pas ce que tu essaies de dire quand tu souris à demi de cette façon qui d’ailleurs me rend fou… Je ne sais rien sur ton passé, tes goûts, ta façon de voir la vie… Je ne sais pas ce que tu cherches, ni même si tu cherches quelque chose. J’ai essayé de le découvrir depuis que je te connais, mais j’ai renoncé ; tu restes un mystère. Voilà ce que j’aime tant chez toi.
Après cette tirade, je me sentis un peu honteux de ce petit discours. Je souris d’un air penaud et bus une gorgée de vin, comme pour me cacher derrière mon verre.
— Oh…, dit-elle au bout d’un moment. Et si je te disais que je n’ai aucun mystère ? Tu renoncerais à changer les choses entre nous ?
— Écoute, Danny, je ne veux surtout pas devenir une gêne pour toi… Ce n’est amusant que si pour tous les deux cela reste un jeu. Si tu t’en lasses, tu n’as qu’à me le dire. Un simple geste… et je te laisserai tranquille, je te le promets.
— Ce n’est pas ça, dit-elle précipitamment. Je voulais vraiment une réponse… Si ce qui t’attire en moi est ce que tu ne sais pas, que se passera-t-il quand tu le sauras ?
— Peut-être que finalement je m’en moque. Je n’ai pas dit que je voulais te déchiffrer comme si tu étais une sorte d’énigme… Il y a des gens qui adorent trouver des réponses ; ce n’est pas mon cas. Je préfère trouver des questions.
Danny me regarda et sourit. Un sourire agréable. Puis elle posa les yeux sur son verre de vin.
Le serveur revint et nous demanda si nous voulions un dessert. Son arrivée fut comme celle du figurant qui annonce la fin d’une scène. Il trancha net le fil de notre conversation et il nous fut impossible de le retrouver.
Pour éviter un silence gênant, je retournai sur un terrain moins glissant et évoquai la découverte du devant d’autel. Ce qui nous amena à parler de la pile de Kerbala, du timon d’or, du Mardud… Des sujets archiconnus où nous nous sentions à l’aise tous les deux ; mais à vrai dire c’est moi qui alimentais la conversation ; Danny semblait soudain un peu absente, je sentais que parfois elle se forçait à m’écouter pour ne pas se perdre dans ses pensées. Après le dessert, on régla la note moitié-moitié et on sortit. L’air était tranchant comme une arête de glace. Partout régnaient une obscurité bleutée et un silence que seuls brisaient nos pas et le fleuve. On avait l’impression d’être dans un village fantôme, au milieu des montagnes.
Je fis deux ou trois tentatives pour ranimer la conversation, mais Danny répondait à peine quelques monosyllabes. Finalement, on arriva à l’hôtel en silence, chacun fumant sa cigarette. Étonnamment, ce n’était pas un silence gênant. L’hôtel semblait aussi vide et désolé que le reste du village. On monta à l’étage. Nos chambres étaient mitoyennes. On s’arrêta devant celle de Danny.
Je ne sais pourquoi, on resta plantés là, comme si on attendait qu’il se passe quelque chose.
— La journée a été longue…, dis-je.
Soudain le son de ma voix me parut gênant et irritant, malvenu, comme un chien dans un jeu de quilles. Je me sentis maladroit.
Danny me regardait. Je pressentis ce qui allait arriver.
Elle me passa la main derrière le cou et m’attira contre elle. Je fermai les yeux et posai mes lèvres sur les siennes, avec beaucoup de délicatesse, comme si j’avais peur de les briser. J’avais la sensation d’être assoiffé et de me retenir pour ne prendre qu’une gorgée d’eau.
Danny me prit la main et m’entraîna dans sa chambre. On s’embrassa de nouveau : une fois, des dizaines de fois… J’avais de plus en plus de mal à me retenir, et je compris qu’elle était dans le même état quand, sans s’en rendre compte, elle mordit ma lèvre inférieure. Je cherchai son cou pendant qu’elle écartait mes vêtements avec des gestes avides.
On s’interrompit soudain, comme deux coureurs à bout de souffle, et on se regarda. Je ne pus voir ses yeux, juste deux reflets dans l’obscurité.
— Pourquoi ? demandai-je.
Elle posa un doigt sur mes lèvres pour m’imposer silence.
— Ce n’est qu’une nuit sans réponses… – elle approcha les lèvres de mon oreille, me mordilla le lobe et murmura : Est-ce grave ?
“Non. Je ne veux pas de réponses ; je n’en veux pas”, pensai-je, abasourdi. Peut-être même l’ai-je dit à haute voix. Je ne sais pas ; à ce moment-là, les pensées claires ne m’intéressaient plus, je voulais juste me laisser porter.
Danny m’attira jusqu’au lit, me déshabillant à chaque pas. Mes mains parcouraient son dos avec douceur, dessinant sur sa peau le profil d’un point d’interrogation.
C’est la dernière chose à laquelle je pensai avant de m’abandonner à l’inconnu.
“Ce n’est qu’une nuit…”, les mots me parvinrent au milieu de mon sommeil.
“Ce n’est qu’une nuit sans réponses.”
Je les entendais sortir d’un endroit que j’étais incapable de localiser. Derrière moi, au-dessus de ma tête, dans ma tête. Tout était obscur et je me sentais perdu. Ce n’était pas un rêve, mais un cauchemar.
J’ouvris les yeux.
J’étais toujours entouré d’obscurité, mais je pouvais maintenant distinguer des silhouettes dans les ombres, et une lumière blafarde filtra à travers la fenêtre de la chambre. À côté de moi, Danny dormait, et je compris avec un immense soulagement que tout n’avait pas été un rêve. Un réveil sur la table de nuit indiquait trois heures du matin. Mes yeux s’habituaient à l’obscurité et je vis mes propres affaires par terre : un sillage de vêtements entre la porte et le lit, comme s’ils m’indiquaient la sortie.
Ce n’était qu’une nuit sans réponses, après tout.
Je ne me demandai pas pourquoi c’était arrivé. Je redoutai soudain le moment où le jour se lèverait et où Danny se réveillerait et me découvrirait à côté d’elle. Je craignais qu’elle ne veuille s’expliquer et je n’en avais pas envie. Je me persuadai qu’aucun des deux ne souhaitait cette conversation. C’était trop tôt.
Délicatement, pour ne pas la réveiller, je sortis du lit et m’habillai. Je n’ai jamais aimé l’idée d’abandonner une femme en pleine nuit après avoir fait l’amour avec elle, mais je me consolai en pensant que ce n’était pas une fuite ; après tout, on allait se revoir le lendemain. Je préférais la revoir habillé, avec les idées claires. Si elle avait l’intention de me dire que c’était une erreur, le fruit d’un excès de vin ou je ne sais quoi encore, je préférais qu’on ne soit pas au lit, nus comme des vers.
Je sortis silencieusement de la pièce. Dans le couloir, l’idée de me glisser dans un autre lit, dans une autre chambre plongée dans l’obscurité, me donna une impression de claustrophobie. J’avais besoin d’aller fumer une cigarette dehors, en espérant que le froid du petit matin me détendrait.
Je quittai l’hôtel et partis au hasard, sur la promenade qui longeait le fleuve. Quelques mètres plus loin se trouvait l’église Saint-Privat, où nous avions vu le devant d’autel.
Il y avait une fourgonnette devant le monument, ce qui m’étonna, car c’était presque le seul véhicule garé dans la rue. Et je ne l’avais pas vue, quelques heures plus tôt, quand Danny et moi étions allés visiter cette église. Elle était blanche, avec un logo imposant sur les côtés.
Une étoile aplatie aux pointes rouges et bleues. En dessous, les mots suivants : “Voynich Inc. Secrets from Future.”
J’étais peut-être parano, mais j’eus un mauvais pressentiment en voyant ce véhicule.
Fidèle à mon habitude, je suivis ma première impulsion avant même de réfléchir ; impulsion qui, en général, n’était pas un modèle de prudence. Je m’approchai de l’église sur la pointe des pieds et constatai que la porte était ouverte. Il y avait des éclats de lumière à l’intérieur, comme si quelqu’un utilisait une lampe.
Le plus silencieusement possible, je me glissai dans l’église, en me collant au mur.
Deux hommes en noir s’activaient du côté de l’abside du bas-côté nord : l’un tenait une lampe et éclairait l’autel en marbre, et l’autre descellait le devant d’autel de Gallieni avec quelques outils.
J’entendis une porte s’ouvrir au fond de l’église. Un homme, en noir également, quittait la sacristie où se trouvait le musée du Trésor. Il tenait un objet enveloppé dans un tissu foncé. Il s’approcha des deux comparses qui étaient dans l’abside du bas-côté nord et leur chuchota quelques mots. Ce lieu était doté de l’acoustique efficace des églises romanes, aussi pus-je distinguer ses propos.
— J’ai le timon, dit-il en anglais.
Celui qui tenait la lampe indiqua la sortie et l’inconnu qui tenait le paquet enveloppé de tissu s’y dirigea. Je m’empressai de me dissimuler derrière un gros pilier. J’eus de la chance et l’homme quitta l’église sans même se tourner vers l’endroit où j’étais caché.
J’entendis un grand bruit de ferraille : les deux compères avaient enfin descellé le devant d’autel. Ils le posèrent soigneusement par terre et le placèrent dans une fine caisse métallique, comme celles que les musées utilisent pour transporter les tableaux. Puis tous les deux sortirent avec la caisse. Ils ne me virent pas non plus.
Ils ne refermèrent pas la porte derrière eux. Je me risquai à glisser un coup d’œil et je les vis mettre la caisse dans la fourgonnette. Le troisième était au volant. Le véhicule démarra et ils prirent le chemin qui montait à la forteresse. Je m’aperçus qu’il y avait une lumière là-haut : quelqu’un avait placé une sorte de projecteur à l’entrée de l’accès au château.
Ces messieurs de l’université américaine qui l’avaient loué avaient de drôles d’horaires pour leur congrès.
Je pouvais monter à pied au château, mais je risquais de ne plus trouver la fourgonnette de Voynich à mon arrivée ; si je ne voulais pas perdre de vue les voleurs de l’antependium et du timon, il me fallait une voiture.
Je sortis mon téléphone et composai le numéro de Danny. Ce n’était plus le moment de prendre des précautions. Elle répondit au bout d’un moment, et dans sa voix il y avait un mélange de sommeil et d’étonnement.
— Danny, il faut que tu amènes la voiture devant la porte de l’église. J’en ai besoin tout de suite. Je t’expliquerai quand tu seras là.
— Mais qu’est-ce que tu fais à… ?
— Maintenant, Danny, répétai-je. On vient de voler le timon de Gallieni… Et le devant d’autel !
Je n’eus pas besoin d’en dire davantage. Elle raccrocha et à peine cinq minutes plus tard elle arrivait avec sa voiture. Je n’attendis même pas qu’elle arrête le moteur pour monter côté passager.