J’étais inquiet, non parce que je me sentais en danger, mais parce que Labulle était soucieux. Quand il fronçait les sourcils, on savait que c’était le moment de repérer les sorties de secours.
On s’enfonça tous les deux dans les entrailles du bateau en essayant d’être aussi discrets que possible.
Dans l’entrepont, Labulle me plaqua de nouveau contre une cloison. Cette fois, inutile de lui demander des explications : je voyais un groupe de quatre marins à l’autre bout de la coursive. Trois d’entre eux étaient des Noirs à la peau luisante dont Santos se plaignait tellement parce qu’il ne les comprenait pas ; l’autre était un Blanc ventripotent qui ne portait qu’un débardeur et un caleçon.
Les trois Noirs étaient armés, mais pas le Blanc. Deux avaient une machette et le troisième un fusil d’assaut braqué sur le marin ventripotent. Ils se disputaient à grands cris : le gros s’exprimait en portugais et les autres dans une langue que je ne pus identifier.
Soudain, celui qui tenait le fusil frappa le Blanc au visage d’un coup de crosse ; ce dernier se mit à pisser le sang, et il tomba à genoux. Un des Noirs brandit sa machette et la plongea dans la poitrine du gros, à plusieurs reprises. Le type cria comme un porc pendant que le type à la machette le lardait de coups. Ce fut une mort sale, lente et bruyante. Le gros s’effondra avec un bruit désagréable, on aurait dit un sac plein de viande crue.
Maintenant, les Noirs se battaient entre eux. Celui qui tenait le fusil abreuvait de reproches celui qui tenait la machette, les bras couverts de sang. Peu après, ils repartirent dans la direction opposée à notre cachette.
Mon cœur battait la chamade. Labulle était tout pâle.
On resta quelques secondes figés comme des statues. Enfin, mon compagnon me fit signe de le suivre.
On passa devant le cadavre de l’infortuné matelot, en imprimant nos semelles dans la flaque de sang visqueux qui s’étalait autour de lui. Je m’efforçai de ne pas regarder.
On atteignit enfin l’échelle qui descendait au niveau inférieur. On ne fit pas d’autres rencontres désagréables, mais on entendit soudain le tac-tac-tac des coups de fusil dans tout le bateau. On s’immobilisa, comme si nos jambes étaient paralysées.
Puis un cri.
— Ah, putain de… ? souffla Labulle.
Nouvelle rafale de tirs. Labulle se remit en marche, presque en courant, et moi derrière.
On arriva dans la coursive où se trouvaient nos habitacles. La porte du mien était ouverte, mais César n’y était pas. L’autre était fermée. Labulle frappa du poing à la porte métallique.
— Enigma, ouvre, c’est moi, dit-il.
La porte s’entrouvrit et l’œil d’Enigma apparut dans l’interstice. Elle nous reconnut et nous laissa entrer.
César était avec elle.
— Que se passe-t-il ? Nous avons entendu des coups de feu, nous dit la quêteuse.
— Je ne sais pas, répondit Labulle. Vous allez bien ?
— Oui ; César m’a réveillée quand il a entendu tirer et on a décidé de s’enfermer ici en vous attendant.
— Je crains qu’il ne faille prendre nos armes… Je ne sais ce qui se passe ; sans doute une mutinerie, en tout cas on tire dans tous les coins.
— Je peux aller me renseigner, proposa César. Je sais me déplacer en toute discrétion ; personne ne me verra.
— Non. Pas question de se séparer. Pharos et toi, restez près de nous, il n’y a des armes que pour deux, ordonna Labulle.
Il sortit de son sac les deux pistolets HK, en lança un à Enigma et garda l’autre.
— Et maintenant ? demanda la quêteuse. Quel est le plan, Labulle ? Défendre cet endroit comme si c’était Fort Alamo ?
— Tu as une meilleure idée ? En théorie, personne ne sait que nous sommes ici, profitons-en.
Enigma tordit le nez. Puis elle ôta la sécurité de son pistolet.
— Très bien. Alors je suis Davy Crockett.
Pendant que Labulle et Enigma se mettaient près de la porte, je récupérai le timon de Gallieni et la pile de Kerbala dans le sac. Je donnai le timon à César.
— Prends. Et cache-le dans un endroit où personne ne pourra le trouver.
Il acquiesça. Je dénouai la courroie du sac et baissai mon pantalon. Avec la courroie, j’attachai la pile à ma cuisse. Ce n’était peut-être pas un camouflage idéal, mais je n’avais rien trouvé de mieux et le temps pressait. Je me tournai vers César et constatai que le timon n’était plus visible.
Soudain, on entendit une détonation si forte que mes oreilles sifflèrent. On avait fait sauter la serrure : la porte s’ouvrit et on vit un petit peloton qui braquait sur nous leurs fusils à canon scié.
Labulle et Enigma brandirent leur pistolet, mais notre puissance de feu était très inférieure.
Les hommes qui dirigeaient leurs armes sur nous étaient des marins noirs. Cinq ou six. Les deux qui étaient au milieu s’écartèrent et le capitaine Santos apparut.
— Désolé, mes potes, dit-il. J’étais obligé. Vous devriez rendre les armes ; ces Négros ont la gâchette facile.
Labulle et Enigma lâchèrent leur pistolet et levèrent les mains. Un marin armé d’une machette s’avança et me frappa au visage avec le manche.
Je m’effondrai comme un sac.
J’étais groggy ; j’avais une pommette douloureuse et en sang. Je n’opposai guère de résistance quand les Noirs armés nous traînèrent, mes compagnons et moi, à l’autre bout du navire.
On nous avait attaché les mains dans le dos. D’après ce que je pus observer, j’étais le seul à avoir été frappé. J’ai toujours eu de la chance.
Je sentis avec soulagement le contact de la pile de Kerbala contre ma cuisse. Au moins, ils ne m’avaient pas encore fouillé. J’espérais que César avait toujours le timon sur lui.
Nos ravisseurs nous emmenèrent sur la passerelle de commandement. En chemin, on passa devant deux cadavres : l’un avait la gorge tranchée et l’autre plusieurs balles dans le corps ; ce qui restait de sa tête avait répandu un sang épais sur le sol et les parois d’une coursive.
La passerelle était une vaste salle entourée de grandes baies qui n’offraient qu’un paysage obscur, équipée d’instruments de navigation répartis en consoles, dont la fonction m’était totalement inconnue. Plusieurs marins, dont certains avaient le fusil à l’épaule, étaient aux commandes. J’en comptai une dizaine. Tous étaient noirs et efflanqués, comme nos ravisseurs. Le seul qui avait la peau plus claire était René, le maître d’équipage du Buenaventura. Il était penché sur un panneau de contrôle, sans doute l’écran d’un radar.
Nos ravisseurs nous obligèrent à nous asseoir dans un coin, sous la menace de leurs fusils. Le capitaine Santos fut le dernier à arriver dans la salle. Lui aussi avait les mains liées dans le dos.
— Trois hommes et une femme, dit le maître d’équipage en espagnol. Oui, ils sont là tous les quatre. Merci, capitaine.
Il prononça le mot “capitaine” sur un ton moqueur. Santos le regarda dans les yeux.
— Sale fils de pute ! Je t’ai dit où les trouver, maintenant à toi de tenir parole.
— Bien sûr, ça me paraît juste.
René dit quelques mots dans une langue étrange à un de ceux qui avaient une machette, qui passa derrière le capitaine pour lui couper ses liens.
C’est du moins ce que je croyais. Grosse erreur.
Le marin plongea sa lame entre les côtes de Santos et la ressortit de l’autre côté. Le capitaine cracha un jet de sang et la douleur lui déforma le visage. Le Noir retira sa machette et lui trancha la gorge. Le corps sans vie tomba à la renverse, devant moi. De petites bulles sanguinolentes perlaient à la commissure de ses lèvres. Deux hommes armés attrapèrent Santos par les pieds et évacuèrent le cadavre.
René nous regarda avec curiosité :
— On dirait que ça vous est égal. On pourrait penser que vous voyez des gens mourir tous les jours.
— On devrait être affectés ? demanda Labulle avec sang-froid.
— Non, je ne pense pas ; après tout, ce n’était qu’un putain d’ivrogne… et un imbécile ; j’ai vite vu qu’il manquait quatre marins sur la barge quand elle est revenue au port, mais je ne savais pas où il les avait planqués. C’est un gros bateau.
— Si vous portez la main sur nous, je vous jure que vous allez avoir plus de problèmes que ceux de votre ami le capitaine, menaça Labulle. Vous n’avez aucune idée de qui nous sommes.
— Vous avez raison, aucune. Et je m’en moque… Vous croyez que tout ce remue-ménage est pour vous ? Allons, vous vous tenez en bien grande estime, camarades… Non, ceci n’est pas votre affaire. Cet imbécile de Santos aurait fini de la même façon, avec ou sans vous à bord. Tout était planifié depuis un bout de temps.
— C’est une mutinerie ?
— Non, camarade, un enlèvement. Ce bateau transporte assez de cocaïne pour payer la dette d’un pays du Tiers Monde. Mon patron la veut.
— Je croyais que votre patron était aussi celui de Santos.
— Oui. Il le croyait aussi. Pauvre diable.
— Écoutez, monsieur…
— Castillo. Et maintenant, c’est capitaine Castillo.
— D’accord. Capitaine Castillo. Si, comme vous avez l’air de le penser, nous ne sommes pas le trophée, vous n’avez aucune raison de nous garder prisonniers ou de nous nuire. Vos projets concernant le chargement de ce bateau ne nous regardent pas ; nous sommes simplement quatre passagers qui vont à Conakry. Nous ne savons rien de votre patron, celui de Santos ou de qui que ce soit d’autre.
— Je le conçois volontiers, mais croyez-vous que cela vous différencie des matelots que mes hommes ont tués ? Ils sont du gibier pour les requins, ce que vous seriez déjà si je n’avais cherché à tirer de vous quelque bénéfice.
— De nous ? Comment cela ? demanda Enigma.
— Vous avez l’air de simples Européens qui ont fourré leur nez au mauvais endroit. Il y a sûrement un gouvernement qui voudra payer une rançon pour qu’on ne vous coupe pas le cou.
— Vous avez votre drogue, pourquoi diable courir un risque absurde en réclamant une rançon ? dit Labulle.
René esquissa un sourire.
— Oh, je ne vais pas courir ce risque, camarade, je ne suis pas idiot. Ce sont mes hommes qui vont vous prendre en otages. C’est leur passe-temps favori ; ce sont tous des Guinéens et des Sénégalais avec qui j’ai passé des accords pour qu’ils m’aident à m’emparer de ce bateau. Je leur ai promis une partie de la cargaison en paiement, mais je pourrai envisager de leur en donner moins s’ils acceptent de vous prendre ; après tout, je n’ai nul besoin de vous.
Je commençais à comprendre notre situation, qui me paraissait incroyable : nous étions en plein roman de pirates. René avait l’intention de nous livrer à ces flibustiers modernes qui utilisaient des fusils à la place des sabres et des tee-shirts avec des marques de boissons en guise de casaques et de jabots.
Un pirate s’adressa à René dans cette langue incompréhensible. Le nouveau capitaine du Buenaventura jeta un coup d’œil sur le radar.
— Sainte-Geneviève…, dit-il. J’ai bien peur que vous ne soyez arrivés à destination, camarades. Je vous souhaite bonne chance – il nous adressa le plus désagréable de ses sourires. Vous en aurez besoin.
René échangea quelques mots avec un des marins armés. Par des gestes menaçants, trois hommes nous obligèrent à nous lever.
Ils nous conduisirent à la poupe. Là, je vis ce qui semblait être une sorte de tour à laquelle était suspendue une structure jaune en forme de capsule ; on aurait dit un gigantesque cachet contre la migraine.
On accédait à la capsule par une échelle métallique. Il y avait une ouverture à l’arrière, et des ouvertures vitrées à l’autre extrémité. Je finis par comprendre qu’il s’agissait d’un canot de sauvetage, qui ressemblait plutôt à un petit sous-marin d’une couleur criarde.
Les pirates nous obligèrent à y monter. En haut de l’échelle, celui qui nous précédait, armé d’une énorme machette, ouvrit l’écoutille du bateau et nous ordonna d’y entrer.
L’intérieur était un espace confiné, de quoi être claustrophobe dans cette coque en fibre de verre. De chaque côté d’un étroit passage, il y avait des sièges en plastique pourvus de ceintures de sécurité, semblables à ceux des manèges d’un parc d’attractions.
Deux marins entrèrent derrière nous ; celui qui avait la machette et un autre armé d’un fusil. Pendant que ce dernier nous assignait une place, le premier se posta à la proue, devant un petit timon et un tableau de commandes rudimentaire.
On s’assit, et comme on avait les mains liées dans le dos, le marin au fusil attacha nos ceintures de sécurité. Quand vint mon tour, je remarquai sur le dos de sa main un tatouage scarifié dont le dessin était identique à celui que César avait dans le dos, en plus petit.
Je fronçai les sourcils, surpris et étonné, et regardai machinalement César, qui était à côté de moi, mais son visage était impénétrable.
Après avoir fixé nos ceintures de sécurité, le marin se lança dans une discussion avec son collègue. Je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient, mais on aurait dit une dispute, car ils haussaient le ton.
Quelqu’un referma l’écoutille, nous laissant seuls avec les deux Noirs, qui continuaient de s’engueuler en montrant le timon. À mon avis, ils voulaient tous les deux piloter l’embarcation.
Je sentis alors un frôlement. Je me retournai et vis avec étonnement que César s’était détaché. Il me fit signe de rester bouche cousue.
Les deux hommes cessèrent de se disputer. L’un d’eux, sans prévenir, actionna un énorme levier, à côté du timon. J’entendis un claquement de métal et le canot fut secoué comme si un géant lui avait donné un grand coup de pied.
Et je sentis qu’il se précipitait en chute libre dans l’océan.
Mon estomac cherchait une nouvelle place dans ma gorge, derrière la pomme d’Adam. Je n’ai jamais aimé les montagnes russes, et là on avait l’impression de dévaler un de ces manèges, ce qui n’avait rien d’agréable.
Le canot trembla quand il s’enfonça dans l’eau. Une secousse entièrement absorbée par mes cervicales. Puis l’embarcation remonta à la surface et se mit à tanguer, bercée par les vagues comme un vulgaire bouchon. Un de nos ravisseurs, celui qui avait une machette, resta à la barre. Celui qui avait le fusil se posta au milieu du passage, nous regardant comme s’il attendait un prétexte pour nous tirer dessus.
Le canot se mit en marche. J’ignorais sa destination et d’ailleurs cela ne m’intéressait pas. Je n’avais qu’une idée en tête : comment sortir de ce bourbier… Et une obsession : l’effroyable mal de mer qui montait peu à peu. Ce canot avait toutes les apparences d’un cercueil.
Je me tournai vers mes compagnons. Ni Labulle ni Enigma n’avaient bonne mine. Seul César était imperturbable. Très calme, les yeux fixés sur le visage du type au fusil. Je crus même percevoir sur ses lèvres l’ébauche d’un sourire.
L’homme au fusil soutenait son regard et semblait mal à l’aise. Il dit quelque chose à César, mais ce dernier ne broncha pas.
Le marin se mit à crier, mais César feignit de ne pas l’écouter. Il se contentait de le regarder, comme un chat observe une souris avant de l’étriper entre ses griffes.
Le type devenait nerveux. Son visage était si près de celui de César que chaque fois qu’il ouvrait la bouche il lui postillonnait dessus. L’homme à la barre dit quelques mots et son compagnon parut se calmer. Il retourna au milieu du passage, furibard. Dans son regard, je perçus une nuance nouvelle… Peut-être de la peur, je n’en étais pas sûr.
Alors, César dit quelque chose.
— Zanbayan.
L’homme au fusil feignit de n’avoir rien entendu, mais ses pupilles s’agrandirent.
— Zanbayan, répéta César en cherchant à capter son regard. Dargayan. Hiilayan.
Les lèvres du marin tremblèrent.
— Hiilayan waafakay. Zanbayan, grommela César entre ses dents, comme s’il crachait une malédiction.
Le marin poussa un cri de rage. Il s’élança sur César pour lui envoyer son poing dans la figure. Mauvais choix. César, les mains libérées de ses liens, attrapa la tête du pirate et la frappa de toutes ses forces contre le dossier du siège. Le type tomba à ses pieds. Le timonier, voyant la bagarre, saisit sa machette et se précipita sur César. Quand il passa devant Labulle, celui-ci redressa les jambes et lui donna un grand coup de pied dans les genoux. L’homme tomba. César défit sa ceinture de sécurité et lui sauta dessus. À mes pieds, le type au fusil reprenait connaissance. Avant qu’il ait pu relever la tête, je lui enfonçai mon talon dans l’estomac de toutes mes forces, comme si je voulais écraser une grappe de raisin. Le pirate se replia en boule gémissante.
César et l’homme à la machette se mesuraient dans le passage. Le pirate était insaisissable, mais César aussi. Tous deux étaient agiles, mais pas très costauds. Par chance, notre compagnon pouvait compter sur l’aide de Labulle, qui de son siège était capable d’envoyer des coups de pied au marin quand il passait à sa portée.
Une grosse vague inclina le canot. César et le pirate roulèrent jusqu’à la poupe. Le jeune homme se libéra de son agresseur, le temps d’ouvrir l’écoutille. Soudain, une rafale envahit l’intérieur du canot.
Les combattants se firent face. Je ne vis pas ce qui se passa ensuite, car l’autre marin, l’homme au fusil, avait repris connaissance, et j’avais dû lui donner plusieurs coups de pied sur la tête pour le mettre hors de combat. J’entendis crier derrière moi et je me retournai. César avait frappé son adversaire à la tête avec une caisse métallique. Le pirate bascula en arrière et tomba dans la mer.
César referma l’écoutille.
Puis il ouvrit la boîte avec laquelle il s’était battu. C’était une sorte de kit de survie, qui contenait des feux de Bengale, du matériel de premier secours et quelques outils. César prit un couteau et trancha nos liens.
Labulle le remercia en se frottant les poignets.
— Qu’allons-nous faire de l’autre ? demanda-t-il en montrant l’homme qui gisait, inconscient, à mes pieds.
Enigma le fouilla et trouva dans sa poche ce qui ressemblait à des clés de voiture. Puis elle posa les doigts sur son cou.
— Il vit encore.
— Tu dois apprendre à frapper plus fort, bizuth, dit Labulle.
— Je ne voulais pas le tuer !
— Vraiment ? Alors laisse-moi te dire une chose : lui, si.
Labulle traîna le corps du pirate jusqu’à l’écoutille et le jeta par-dessus bord comme si c’était un sac-poubelle.
Il me jeta un regard de défi.
— Cette mission, ce n’est pas seulement résoudre des devinettes, me lança-t-il. Si ça te retourne l’estomac, la prochaine fois il vaudra mieux pour tout le monde que tu restes chez toi.
Enigma et lui allèrent à la proue, où était le timon. César s’était assis pour reprendre son souffle ; la bagarre lui avait coûté un gros effort et il avait le visage et les bras couverts de petites blessures, comme si le pirate l’avait griffé.
— Ça va ? lui demandai-je – il hocha la tête. Tu as su te détacher. Bravo ! Comment as-tu fait ?
— Je suis très doué pour m’évader, je crois te l’avoir déjà dit.
En effet, il était très doué, au-delà des limites naturelles. Je me dis que ce don était digne d’un bon quêteur.
— Qu’as-tu dit à ce type ?
— À qui ?
— À celui qui avait le fusil. J’ai compris ton plan : tu voulais le provoquer et l’obliger à s’approcher pour le mettre hors de combat. Tu as bien réussi, mais j’aimerais savoir ce que tu lui as dit, qui l’a tant énervé.
— Ah…, ça… Je ne m’en souviens pas.
— Moi, si. Tu as répété trois fois : zanbayan. Qu’est-ce que ça veut dire ?
César détourna le regard.
— Un mot en songhaï… – je crus qu’il ne voulait pas me répondre, mais il dut comprendre que j’avais l’intention d’insister ; finalement, presque à contrecœur, il dit : Ça signifie “traître”.
— Traître ? C’est curieux… Pourquoi traître ?
— Parce qu’il en était un. Il le savait. Voilà pourquoi il s’est mis en colère quand je le lui ai dit en face.
— Dois-je comprendre que tu connaissais cet homme ?
— Non. Je ne l’avais jamais vu.
— Pourtant, il avait sur sa main le même tatouage que le tien, dis-je sur un ton accusateur. Tu sais, je crois que je commence à comprendre…
César m’interrompit :
— Tu ne peux pas comprendre, alors n’essaie même pas.
Il fit mine de se lever, mais je l’en empêchai.
— Je veux savoir ce que tu caches. Et n’essaie pas de me dire : “rien”.
— Qu’est-ce qui te rend nerveux, quêteur ? Je croyais que seule la découverte d’un trésor t’intéressait.
— Je n’aime pas avoir des compagnons de voyage qui gardent tant de secrets.
— Moi, ça m’est égal… Pharos, dit-il en appuyant sur le dernier mot. Ce n’est pas ton vrai nom. Je me trompe ? Je ne crois pas non plus que Labulle et Enigma soient vrais, mais je ne me rappelle pas vous avoir demandé ce que cachent vos pseudonymes.
— Ça, c’est ton problème. Moi, je suis plutôt curieux.
— Tu veux m’interroger, quêteur ? Alors vas-y ; je te dirai la vérité…, ou peut-être pas ; tu n’auras aucun moyen de le savoir. Cependant, je pense qu’il vaut toujours mieux un silence qu’un mensonge ; au moins, les silences ne trompent pas.
— Pour l’amour de Dieu… ! grommelai-je en maîtrisant mon envie d’effacer cette expression insolente de son visage d’un bon coup de poing. Mais qui diable es-tu donc… ?
— Quelqu’un qui pour le moment vous donne un coup de main. Ça devrait te suffire.
J’allais lui donner la réponse que méritaient ses paroles quand la voix d’Enigma nous interrompit :
— Les garçons, ce que vous chuchotez dans mon dos est sûrement passionnant, mais j’ai quelque chose qui requiert toute votre attention.
Labulle était à la barre et Enigma scrutait l’espace à travers les hublots. On s’approcha.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
— Terre, répondit Enigma.
Labulle coupa le moteur et le canot fila sur son erre en tanguant. À travers les hublots du pilote on entrevit au milieu de la nuit une sorte de bâtiment en travaux, mal éclairé par quelques projecteurs. Cette structure en ruine était au milieu du néant, une sorte de mirage marin.
— Qu’est-ce que ça peut être ? demanda Enigma.
— La côte du Sénégal… ou même de la Guinée, répondis-je.
— Non, on dirait plutôt une sorte d’îlot, intervint Labulle. Un îlot au milieu de nulle part, en pleins travaux. Pas de doute, les types qui nous ont enlevés avaient mis le cap sur cet endroit.
— Attendez, dis-je. Maintenant, je m’en souviens, le capitaine Castillo a mentionné une destination… Un truc appelé Sainte-Geneviève.
— Diable ! s’exclama Enigma. Je crois savoir ce que c’est ; une forteresse…, une sorte de fortin colonial.
— Tu en es sûre ? demanda Labulle.
— Non, mais c’est vraisemblable. Au XIXe siècle, les Français et les Anglais édifiaient souvent de petites fortifications maritimes sur des îlots, pas très loin de la côte. Ils en construisirent beaucoup pour défendre les ports, et l’immense majorité d’entre elles sont aujourd’hui abandonnées ou en ruine.
— Celle-ci est sûrement en ruine, dis-je en observant cette silhouette massive et laide qui ressemblait à un squelette en béton armé. Mais elle ne semble pas abandonnée ; il y a des éclairages.
— Si nos hôtes voulaient se rendre sur cet îlot, c’est que nous sommes en présence d’un authentique repaire de pirates, dit Enigma.
Labulle fit la grimace.
— Formidable… – sa voix avait un brin d’aigreur. Trésors et repaires de pirates… Pourquoi ai-je l’impression que tout cela n’est pas un travail sérieux, mais un foutu feuilleton d’aventures ?
— Ça serait chouette ! répondit Enigma. Côté pirates, je préfère ceux de Robert Louis Stevenson : ceux-là au moins n’avaient pas de fusils.
La marée poussait notre canot vers l’île. À mesure que nous en approchions, je distinguai une activité humaine au milieu des vestiges de la forteresse.
César dénicha de petites jumelles et on regarda à tour de rôle. Quand vint mon tour, je vis clairement des hommes armés, à une extrémité de l’îlot, au bord de la mer, un groupe nombreux, autour de grandes flambées dans des tonneaux métalliques. Par chance, aucun d’entre eux ne semblait avoir repéré notre petit canot. Pas encore.
On se mit à discuter pour définir la marche à suivre. Je proposai d’éviter l’île et de chercher un rivage plus sûr, mais pour Labulle, ce n’était pas une bonne idée.
— Je ne sais foutrement pas où on se trouve, répliqua-t-il. Et je ne vois ici aucun instrument de navigation. On pourrait naviguer au milieu du néant jusqu’à ce qu’on touche terre ou qu’on meure de faim et de soif.
— Et cette radio ? demandai-je en montrant l’appareil qui était près du timon.
— Je l’ai essayée, elle ne fonctionne pas. Les types qui nous ont fourré là-dedans ont dû la rendre inutilisable… Ou bien elle était déjà cassée, je n’en sais rien. Cette merde est une baignoire flottante, rien de plus ; si on y reste, je ne crois pas que nous irons très loin.
— Je sais ce qu’il nous faut, dit Enigma sans cesser d’observer l’îlot à travers les jumelles. Ce qu’il nous faut, c’est un avion.
Labulle retint un soupir agacé.
— Oui, il serait le bienvenu. Malheureusement, pour le moment nous n’en avons pas.
— Un Cessna 172 Skyhawk, poursuivit Enigma, comme si elle ne l’avait pas entendu, un bon monomoteur : quatre places, une portée de mille deux cents kilomètres et un régime d’ascension de 3,7 mètres par seconde. Avec ce truc, on serait sur le continent en moins d’une heure…, deux au maximum.
— Oui, c’est clair, s’énerva Labulle. Mais je te le répète, tu en vois un autour de nous ?
— Mais absolument, mon cœur, répondit Enigma avec un large sourire. Elle passa les jumelles à Labulle. Regarde bien, à côté de la forteresse… Nous sommes tombés sur des pirates très bien équipés, on dirait.
— Bon Dieu…, grommela Labulle. Un sacré coucou !
— Bien sûr. Je me disais bien qu’il y aurait quelque chose dans ce genre dans le coin.
— Comment… ?
— J’ai trouvé ça dans les poches du type que Pharos a roué de coups de pied, répondit-elle en sortant un trousseau de clés de sa poche. Les clés typiques d’un avion Cessna. Vous avez eu raison de me prendre avec vous. Je porte chance, vous le saviez ?
— J’espère qu’on ne va pas… – je me tus, je n’osais même pas exprimer à haute voix un plan qui me paraissait, plus que ridicule, suicidaire – … se faufiler sur cet îlot et filer avec cet avion.
— Pourquoi pas ? Il fait nuit, et nous n’avons pas encore été repérés. Ceci n’est pas une difficulté, mais un cadeau du ciel.
— Un cadeau, m’exclamai-je. Tu es folle ? Ils sont des dizaines, et nous ne sommes que quatre !
— Ce qui est aussi un avantage : ils auront plus de mal à nous repérer. Quand ils ouvriront les yeux, nous volerons déjà au-dessus de leurs têtes. Et c’est ainsi que le cercle se referme.
Si c’était le genre d’idées qu’Enigma suggérait au cours d’une mission, je comprenais pourquoi ces derniers temps elle travaillait exclusivement à son bureau, au Caveau.
Pourtant, à ma grande surprise, Labulle la prit au sérieux.
Mes compagnons repoussèrent mes objections désespérées. C’est sans doute à cause de ce genre de situations que les membres du Corps des quêteurs ont la réputation d’être des imprudents.
Sans plan d’attaque, sans autre projet que celui que pourrait nous inspirer l’improvisation, Labulle redémarra, cap sur la forteresse.
Il eut la bonne idée de contourner l’île pour repérer un endroit discret où débarquer. Dans la partie orientale de l’île, il y avait une zone qui, d’après ce qu’on voyait à la jumelle, semblait déserte. On s’y dirigea.
La nuit jouait en notre faveur, et presque tous les pirates étaient concentrés de l’autre côté de l’île…, c’était du moins ce que nous avions envie de croire. Hélas, une capsule flottante jaune canari n’était pas le meilleur véhicule pour aborder un réduit infesté d’hommes armés.
En approchant de la côte, l’embarcation se mit à tanguer de façon pénible. Soudain, un impact ébranla l’armature en fibre de verre qui nous enveloppait. Labulle, accroché à la barre, égrena un chapelet de jurons aussi vulgaires qu’imaginatifs. Je vis sur un côté de la coque un trou en forme de losange, et l’eau s’y engouffrer.
— Que se passe-t-il ? demanda Enigma.
— Ce foutu engin s’est échoué, répondit Labulle.
Le bateau coulait rapidement. César ouvrit l’écoutille de poupe et constata que la situation était moins tragique que prévu (Enigma avait peut-être raison de prétendre qu’elle portait chance). L’embarcation avait heurté un récif à fleur d’eau, à quelques mètres de la côte. On pourrait donc l’atteindre à la nage.
Chacun de nous enfila un gilet de sauvetage. Enigma fut la première à quitter le canot, conformément à une règle de politesse habituelle en cas de naufrage (nous n’étions pas des chevaliers quêteurs pour rien). César la suivit.
— À toi, maintenant, bizuth. À l’eau, m’ordonna Labulle.
— Attends un instant.
Je pris le fusil qui avait appartenu à un de nos ravisseurs et le passai à Labulle. Il approuva.
— Bien vu. Je t’avoue que je n’y avais pas pensé.
— Dommage qu’il n’y en ait pas d’autres.
Mon compagnon regarda la boîte métallique où étaient rangés les articles de première nécessité en cas d’urgence.
— Prends les feux de Bengale, me dit-il. C’est mieux que rien.
Je pris trois tubes enveloppés dans un plastique rouge et les passai à ma ceinture, puis un gilet de sauvetage, et je sautai dans une mer aussi noire que du goudron.
En utilisant le gilet comme une planche, je pataugeai vers la côte derrière Enigma et César. Mes vêtements trempés étaient lourds comme du plomb ; mais les feux de Bengale et la pile de Kerbala, toujours attachée à ma cuisse, étaient pour moi un casse-tête, car il ne fallait pas qu’ils sombrent au fond de la mer.
À force de nager comme un chien, mes pieds touchèrent enfin un sol rocailleux. J’arrivai sur une plage de galets, où César et Enigma m’attendaient. Labulle arriva peu après.
Trempés jusqu’aux os, nous lancions des coups d’œil à la ronde pour nous familiariser avec l’endroit où la marée nous avait poussés.
Nous étions dans une petite crique entourée d’une paroi rocheuse de quatre ou cinq mètres de haut. En levant la tête, je vis la forteresse Sainte-Geneviève de plus près. C’était une structure incroyablement laide : un cube de béton armé avec des ouvertures carrées sur chaque façade. Elle aurait pu servir de lieu d’accueil aux âmes du Purgatoire.
Sur la façade de la forteresse où nous étions, il ne semblait pas y avoir d’activités. De l’autre côté, on percevait des lumières électriques agonisantes. Jusque-là, notre présence était passée inaperçue.
Labulle examina les parois rocheuses qui entouraient la crique.
— Ni trop hautes, ni trop abruptes, constata-t-il. On va pouvoir les escalader. Vous vous en sentez capable ?
La réponse n’avait aucune importance, car il fallait escalader de toute façon.
Les parois étaient pleines de saillants qui facilitaient l’ascension. Il y avait aussi des mollusques et des pierres effilées qui me lacérèrent les mains : des coupures qui brûlaient de façon insupportable.
À la fin de l’ascension, on était un peu plus secs qu’en bas. La forteresse était juste devant nous. Sur notre droite, on voyait l’amorce d’un brise-lames sur lequel il y avait une piste de décollage rudimentaire. L’avion que nous cherchions était au bout de cette piste. Je me dis qu’il fallait être un pilote formidable ou un fou furieux pour tenter de décoller sur une si courte distance sans plonger dans la mer. J’étais entouré de fous, mais j’ignorais si l’un d’eux était un bon pilote.
L’avion n’était pas très loin. À condition de bien courir, on pouvait peut-être réussir, après tout.
On commença par se réfugier derrière un gros rocher pour examiner le terrain. L’avion n’était pas sans surveillance : deux hommes montaient la garde, mais un seul était armé. Il fallait les écarter.
— Bizuth, donne-moi un feu de Bengale, me souffla Labulle – j’en pris un et je le lui donnai ; il examina l’enveloppe. Non, celui-ci ne vaut rien, il envoie des signaux de fumée.
— Tiens, en voilà un autre.
— Oui, cette fois c’est bon.
— Quel est ton plan ?
— Soyez vigilants. Dès que vous verrez le signal, courez vers le Cessna.
— Attends une seconde. Quel signal ?
Labulle ne répondit pas. Il s’éloigna du rocher en rampant et s’élança vers la forteresse, près de la zone éclairée.
Il s’arrêta au bout de quelques mètres, derrière un autre rocher. Malgré l’obscurité, j’entrevis qu’il actionnait le feu de Bengale. On entendit soudain un sifflement et un violent jet de lumière rouge se matérialisa, lançant des étincelles et crachant le feu.
— Mais il est fou ! m’exclamai-je.
— C’est le signal. Courons ! cria Enigma.
Les deux hommes qui gardaient l’avion furent aussi surpris que moi. Ils s’élancèrent vers le feu de Bengale en criant, l’arme au poing. J’entendis d’autres cris en provenance d’une autre partie de l’île, mais je ne pris pas le temps de me demander s’ils étaient nombreux et proches, je courus de toutes mes forces, avec Enigma et César.
J’étais sur le point d’atteindre l’avion quand retentirent les premières détonations.
C’étaient des fusils. Je m’immobilisai, mais Enigma m’attrapa par la main et m’entraîna vers le Cessna. J’entendis des éclats de voix, des cris, des coups de feu. Je ne savais pas ce qui devait m’inquiéter le plus : nous, Labulle ou les pirates. Le destin m’apporta un nouveau motif d’angoisse quand un homme armé d’une machette surgit du néant, devant Enigma.
L’homme, un Noir filiforme portant un débardeur des Lakers qui lui arrivait aux genoux, ouvrit la bouche de façon grotesque, et découvrit une dentition massacrée par les caries. Il poussa un cri éraillé et se précipita sur nous en brandissant sa machette au-dessus de sa tête.
J’écartai Enigma d’une poussée, juste à temps pour empêcher le pirate de lui fendre le crâne. Je trébuchai et tombai. Derrière nous, un autre attaquant surgit de l’ombre et saisit César par les bras.
Je pivotai et vis ce pirate fou, crispé sur sa machette comme si elle était un poignard de sacrifice et moi sa prochaine offrande à ses dieux. Je me figeai, incapable du moindre mouvement. Le type brandit son arme et se remit à hurler. Je n’aurais jamais imaginé une image plus grotesque pour quitter ce monde.
J’entendis un coup de feu et le pirate trembla. Le poitrail de son tee-shirt des Lakers se teignit d’un cercle rouge qui se répandit sur le ventre. Le pirate lâcha sa machette et tomba à la renverse. Je me retournai. Labulle avait repris sa place derrière le rocher où nous étions auparavant, et il tirait avec le fusil qu’on avait récupéré dans le canot. Un autre tir toucha à la tête l’homme qui avait ceinturé César.
— Courez ! Courez, bon Dieu ! cria le quêteur.
Le sang déserta mon visage. Une meute de pirates sortait de la forteresse en direction de Labulle, armée jusqu’aux dents. Le quêteur voulut s’éloigner du rocher, mais un tir en rafale à ses pieds l’obligea à se replier. Il y avait des snipers dans le bâtiment cubique et Labulle était comme une cible dans un stand de foire.
Derrière moi, Enigma et César avaient atteint l’avion. J’entendis d’autres détonations et des mottes de terre sautèrent à mes pieds. Cela me stimula : je courus vers mes compagnons en même temps qu’Enigma ouvrait la portière de l’avion, et on s’y précipita.
Labulle n’était toujours pas là.
Avec son fusil, il maintenait les pirates à distance, pendant que dans la forteresse les pirates continuaient de lui tirer dessus.
Sa mort n’était plus qu’une question de temps.
— Non, non…, sifflai-je entre mes dents. Il est encore trop tôt pour subir des pertes, nom de Dieu !
Je rouvris la portière de l’avion et sautai à l’extérieur. Je crois qu’Enigma me criait de revenir et que César avait essayé de me retenir. Je ne sais pas. En tout cas, je n’avais pas l’intention de rester à l’intérieur de l’appareil et de voir Labulle criblé de balles.
Mais je ne savais pas non plus comment intervenir.
Je courus sous les balles. Par miracle, on ne me brûla pas la cervelle, mais je sentis une morsure derrière l’oreille. Arrivé près du rocher, je m’y réfugiai d’un bond.
— Mais putain, qu’est-ce que tu fiches, bizuth ? dit Labulle sans cesser de tirer. Retourne à ce maudit avion !
— Pas sans toi !
— Et maintenant tu joues les romantiques ! Merde, fous le camp ! Je ne pourrai pas les maintenir en respect très longtemps !
Labulle me poussa. Le feu de Bengale que j’avais encore à la ceinture tomba par terre et j’eus un éclair d’inspiration.
Je pris le feu de Bengale et arrachai l’enveloppe d’un coup de dents. À l’intérieur, il y avait un tube en plastique d’où pendait un cordon rouge. Je tirai dessus de toutes mes forces et du tube se mit à jaillir une fumée épaisse et blanche, comme si je venais de libérer le nuage le plus spongieux du ciel.
Camouflage portatif.
Je fis rouler le feu de Bengale de l’autre côté du rocher. La fumée nous entoura et s’épaissit. Labulle et moi, on fonça dans la fumée, au milieu des exclamations de surprise de nos attaquants et des détonations, mais nous n’étions plus une cible facile ; maintenant, ils tiraient à l’aveuglette.
Dans ma course, je heurtai de plein fouet un pirate qui semblait perdu. Il me saisit à la gorge. Mais Labulle le frappa au visage d’un coup de crosse entre les deux yeux. Le pirate poussa un cri de douleur et porta les mains à son front, en même temps qu’un rideau de sang s’écoulait au-dessus de son nez.
On sortit de la protection que la fumée nous offrait, mais l’avion n’était plus qu’à quelques pas. César maintenait la portière ouverte et nous faisait signe d’accélérer.
On touchait au but. Labulle et moi, on bondit dans le Cessna en même temps. Enigma occupait le siège du pilote. Je m’assis à côté d’elle et Labulle s’installa derrière, à côté de César.
— Démarre ce sacré truc, merde ! aboya-t-il en s’adressant à Enigma.
Les pirates arrivaient. Labulle ouvrit la portière et leur tira dessus pour les arrêter. Pendant ce temps, Enigma regardait le tableau de bord d’un air pensif.
— Oui… Voyons… Je crois que je me souviens de tout…
— Tu sais piloter, n’est-ce pas ? demandai-je, terrifié.
— Quelle question ! Bien sûr. C’est juste que ça fait un moment… Voyons… – pendant que Labulle canardait nos poursuivants, Enigma approcha le doigt d’un bouton, hésita quelques instants, secoua la tête et écarta la main. Non, je suis sûre que ce n’était pas ça.
— Un problème, là-devant ? cria Labulle. Au cas où ça vous intéresserait, je suis à court de munitions !
— La patience est une vertu…, répondit Enigma. Il me faut encore une minute pour me concentrer…
Je croyais avoir mal entendu, mais non, elle fredonnait tout bas. Et murmurait entre ses dents une sorte de complainte et hochait la tête en rythme :
— Tu comprends, j’ai composé une chanson pour me souvenir de tout. C’était quoi, le début ?… Ah oui… “D’abord le blocage des commandes annuler, pour ne pas s’écraser…”
Elle continua sa chansonnette absurde en même temps qu’elle actionnait un ressort ou tirait sur un levier à chaque strophe. J’aurais juré avoir reconnu la mélodie de 99 Red Balloons. Quoi qu’il en soit, ça semblait donner des résultats. L’hélice de l’avion se mit à tourner et l’appareil avança sur la piste de décollage.
— Formidable ! s’exclama Enigma avec un sourire lumineux. Accrochez-vous, parce que ce n’est pas du gâteau !
L’avion avança sur le brise-lames. Le bout de la piste approchait et cet engin semblait aussi disposé à s’envoler qu’un chewing-gum collé au sol.
— Attention, attention ! criai-je.
Je sentais presque la mer me mouiller les pieds.
Enigma tira sur le manche à balai comme si elle voulait l’arracher. Le fuselage trembla et je sentis un choc terrible. Je fermai les yeux et mon estomac se retourna comme une chaussette. Derrière moi, j’entendis des cris, sans pouvoir discerner si c’était de joie ou de terreur.
Je rouvris les yeux avec réticence et vis quelque chose d’extraordinaire : la terre et la mer s’éloignaient de nous, et l’avion s’élevait dans le ciel. Enigma avait réussi.
— Ne vous l’avais-je pas dit ? En réalité, piloter un avion, c’est comme faire du vélo, dit la quêteuse.
Je n’avais jamais eu autant envie de l’embrasser. J’imaginai les pirates nous regardant disparaître dans l’atmosphère, impuissants, agitant les poings dans notre direction. Et j’éclatai de rire, plus pour libérer la tension que parce que je trouvais cette image drôle.
— Bravo, Enigma ! s’exclama Labulle derrière nous – il se pencha vers elle et l’embrassa. Tu es un vrai cadeau !
— Bien sûr que oui, mon cœur. Dis-moi quelque chose que je ne sache pas, répondit-elle. Bon, le Mali est vers l’est, ça va être facile : on vole côté levant.
Par le hublot du copilote, je vis les premières lueurs de l’aube à l’horizon, face à nous.