Labulle tomba au fond d’un obscur repaire de crocodiles, qui était pour les Nummas le sanctuaire de Zugu, leur dieu sanguinaire.
À l’issue de ce corps à corps, le quêteur avait entraîné un homme de sable, une chute d’environ cinq ou six mètres.
Les deux hommes atterrirent sur le rivage empierré d’une petite lagune souterraine. En dépit du choc, aucun des deux ne lâcha l’autre. Le quêteur essayait de lui arracher son fusil d’assaut, mais son adversaire était costaud et se battait sauvagement.
L’homme de sable envoya son poing dans la mâchoire de Labulle. Le quêteur vacilla, c’était suffisant pour que le mercenaire saute sur ses pieds et braque son fusil sur Labulle.
Mais il n’eut pas le temps de tirer. Le rivage de la lagune cracha un monstre qui bondit comme une flèche. Labulle vit les mâchoires du crocodile se refermer sur le corps de l’infortuné, qui lâcha son fusil en hurlant et vomit un jet de sang. Le crocodile secoua la tête violemment. Coincé dans ce piège de crocs, le mercenaire se débattit en vain, comme une poupée de chiffon.
Un autre crocodile surgit de la lagune, puis un troisième. L’un d’eux mordit l’homme de sable au bras. Labulle entendit un répugnant bruit de tissus déchirés et d’os brisés et le crocodile sectionna le bras de sa victime. Le troisième saurien l’avait attrapé par la jambe. Les trois bêtes prirent des directions opposées et le mercenaire fut écartelé. Labulle eut l’impression que le malheureux criait encore, alors que sa tête, encore unie à son torse sans bras, disparaissait dans la gueule d’un de ces monstres.
La rive fut envahie par d’énormes reptiles attirés par l’odeur de chair fraîche. Labulle en dénombra au moins cinq, mais d’autres traversaient la lagune. Le quêteur vit le fusil d’assaut de l’homme de sable, par terre au bord de l’eau. Un crocodile rampait vers l’arme sur ses petites pattes squameuses.
Le quêteur n’y réfléchit pas à deux fois. D’un bond, il se précipita sur le fusil. Sa main se referma sur le canon au moment où le crocodile lui sautait dessus, tous crocs dehors. Labulle roula sur le dos : à quelques millimètres près, il serait devenu le plat de résistance de l’animal. Pendant une horrible seconde, il entrevit des touffes de cheveux, des bouts de chair et d’uniforme de l’homme de sable accrochés à cette mâchoire.
Le saurien repartit à l’attaque. Labulle essaya de tirer, mais ce fut inutile : Hydra avait surgi et envoyé un grand coup de pied dans la gueule de cette créature, qui émit une sorte de soupir et recula.
— Filons ! Ces bestioles sont affamées !
Labulle se releva et tous deux s’enfuirent loin de la rive. Le quêteur remarqua qu’Hydra penchait douloureusement d’un côté, masquant la blessure infligée par le chaman numma.
Elle trébucha. Labulle la rattrapa et glissa une épaule sous son bras. Comme deux crocodiles les poursuivaient, il la prit presque sur son dos.
Labulle vit Enigma et Lacombe à quelques pas devant lui. Toutes deux étaient juchées en haut d’un rocher et la quêteuse brandissait une grosse branche à deux mains, en guise d’arme. Elle cria à Labulle :
— Courez ! Il y en a deux derrière vous !
Labulle serra les dents. Il y avait à peine deux jours qu’on lui avait extrait une balle dans le dos, et il n’était pas au mieux de sa forme. Hydra s’efforçait de ne pas être un poids, mais sa blessure au côté l’avait vidée de ses forces.
Lacombe courut au-devant d’eux. Elle prit Hydra par l’autre bras et aida Labulle à la monter sur le rocher. Arrivé presque en haut, le quêteur sentit une terrible douleur à la cheville : un crocodile l’avait attrapé dans sa gueule.
Labulle cria. Enigma frappa l’animal avec sa branche, mais sans parvenir à lui faire lâcher prise.
— Les yeux, cria Hydra. Frappe-le aux yeux !
Enigma chercha la pupille fendue et perfide sur la tête de l’animal. Elle serra les dents, saisit la branche comme si elle tenait une lance et la plongea dans l’œil du saurien. Un jet de sang épais et obscur jaillit. La bête desserra la mâchoire et recula, vaincue. Ce qui permit à Labulle de dégager sa jambe.
Malgré cette perte, le rocher fut bientôt encerclé par les crocodiles. Labulle arma le fusil et se mit à tirer. Les balles tuèrent une bête, en blessèrent une deuxième et firent reculer les autres.
— Nom de Dieu, Bailey, arrête de tirer n’importe comment ! lui cria Hydra – chaque mot qu’elle prononçait lui coûtait un gros effort. Vise entre les deux yeux, le cerveau !
Labulle suivit son conseil. Il parvint à tuer deux autres sauriens qui s’étaient un peu trop approchés, et maintint les autres à distance, mais on avait l’impression que sous les eaux de cette lagune vivait une meute infinie de ces monstres.
— Ici, nous ne sommes pas en sécurité ! s’exclama Labulle. Ils peuvent nous encercler et je ne peux pas être partout ! D’ailleurs, j’ignore s’il reste encore assez de munitions dans ce truc !
— Couvrez-moi ! dit Lacombe.
Elle sauta du rocher et fonça en direction d’une paroi rocheuse qui était à quelques mètres de là.
— Mais… Où croyez-vous aller ?! cria le quêteur.
Il eut juste le temps de toucher en pleine tête un crocodile qui allait se précipiter sur l’agente d’Interpol.
Lacombe avait repéré une crevasse dans la paroi. Très haute et plutôt étroite, mais elle put s’y glisser sans trop de difficulté. Quelques instants plus tard, Labulle la vit réapparaître. Elle leur faisait signe de la rejoindre.
— On dirait que ton amie a trouvé un refuge, dit Enigma.
— Parfait. Tant que ce n’est pas dans la gueule d’un crocodile ! – Labulle donna son fusil à Enigma. Tiens ces bestioles en respect ; je vais emmener Hydra.
— Avec cette jambe ? répliqua la quêteuse en montrant la cheville ensanglantée de son compagnon.
— C’est juste une morsure.
Labulle aida Hydra à se lever. Il remarqua avec inquiétude la grande tache de sang sur son côté droit. Il fallait arrêter cette hémorragie, sinon les conséquences pouvaient être fatales.
— Courage, on y est presque, lui dit le quêteur. Tiens bon.
Elle hocha la tête et serra les dents.
Ils descendirent du rocher et se dirigèrent vers la crevasse où Lacombe s’était mise à l’abri. À quelques pas derrière eux, Enigma tirait sur les crocodiles qui s’approchaient, de plus en plus hardis et nombreux. Ces bêtes avaient tellement envie de chair humaine qu’elles n’avaient pas peur des balles.
Enigma marchait à reculons sans cesser de tirer sur les sauriens. Appliquée à viser, elle ne regardait pas où elle mettait les pieds et son talon achoppa à une pierre. La quêteuse tomba et lâcha son arme. L’horrible bestiole réagit comme si elle avait prévu la chute : elle fonça sur la quêteuse, la gueule grande ouverte, un piège tout prêt à se refermer sur elle. Enigma poussa un cri.
Labulle se retourna.
— Oh, merde… !
Enigma avait coincé le fusil entre les mâchoires du crocodile juste avant qu’elles se referment. Le problème, c’était que l’animal ne semblait pas avoir l’intention de lâcher l’arme, et plusieurs de ses congénères s’approchaient, l’air affamé.
Labulle hésita.
— Aide-la, dit Hydra. Vas-y ! Je peux me débrouiller toute seule.
— Tu es… ?
— Vas-y !
Labulle courut à la rescousse d’Enigma aux prises avec le crocodile. Au passage, il ramassa un gros rocher et fracassa le crâne de la bête. Celle-ci lâcha le fusil, se contorsionna avec violence et donna un violent coup de queue en plein dos du quêteur. La queue de l’animal était étonnamment dure, pleine d’écailles affûtées comme des dents de scie. Le quêteur bascula sur le côté et le crocodile se précipita sur sa tête, la gueule grande ouverte.
Un coup de feu retentit. Enigma avait touché la bête au palais. La quêteuse aida Labulle à se relever et tous deux se mirent à courir. Devant eux, Hydra avait presque atteint la crevasse où était Lacombe.
À ce moment-là, un crocodile solitaire surgit de derrière un rocher. Beaucoup plus petit que les autres, mais non moins agressif. Telle une flèche, il fondit sur le flanc d’Hydra, planta la mâchoire dans sa blessure sanglante, secoua la tête, arracha un morceau de chair et renouvela son attaque. Hydra hurla de douleur et tomba à genoux.
Enigma épaula le fusil et pressa sur la détente. La balle toucha le crocodile à l’œil. Pendant ce temps, Labulle et Lacombe se précipitaient vers l’ancienne quêteuse, qui gisait dans une grande flaque de sang.
Ils virent avec soulagement qu’elle était vivante, mais sa blessure au côté était spectaculaire. Le crocodile avait déchiré les chairs et les muscles, mettant à nu certains organes vitaux, également atteints.
Labulle vit les dégâts avec une profonde angoisse. Hydra avait du mal à respirer. Elle serrait les dents et son visage était pâle comme de la glace.
— Merde, merde…, grommela-t-elle à mi-voix. Ça fait mal, bon Dieu de bon Dieu ! C’est grave ?
— Rassure-toi, tu vas t’en remettre. Ne cesse pas de me regarder, s’il te plaît, ne cesse pas de me regarder. D’accord ?
Lacombe essaya de couvrir la blessure, mais elle se rendit compte que c’était inutile. Elle regarda Labulle d’un air grave et secoua la tête.
— Ah non, merde ! Non, non, non…, grommela le quêteur. On ne va pas la laisser comme ça !
Enigma les rejoignit. Hydra avait fermé les yeux. Elle respirait encore, mais de plus en plus faiblement. Labulle se tourna vers sa collègue, complètement perdu.
— Enigma… Que puis-je faire… ?
Elle pinça les lèvres d’un air décidé.
— Portons-la jusqu’à la crevasse. Ici, elle n’est pas en sécurité, et nous non plus.
Lacombe et Enigma la soulevèrent délicatement, mais Hydra poussa un cri de douleur et d’agonie. Elle ouvrit les paupières et promena autour d’elle un regard vitreux. Elle semblait désorientée.
— Hé, Bailey… Où es-tu ?
Il s’approcha et lui prit la main. Elle était pleine de sang.
— Ici. Je suis ici. Avec toi, tu vois ! Je ne vais pas t’abandonner.
Les lèvres d’Hydra se courbèrent.
— Tu as toujours été un gentil garçon…
Ses derniers mots furent inaudibles.
Tous les quatre se faufilèrent dans le petit réduit que Lacombe avait découvert. Il s’agissait d’une grotte pas plus grande qu’une dépense, mais il y avait assez de place pour tous et la crevasse d’accès était trop étroite pour les crocodiles.
Ils déposèrent Hydra sur le sol. Elle avait perdu connaissance, à cause de l’hémorragie, et elle respirait à peine. Labulle ne lui avait pas lâché la main.
— Ça prend mauvaise tournure, dit Lacombe – elle déchira les vêtements d’Hydra pour essayer d’enrayer l’hémorragie, en vain : les dommages étaient trop importants ; tous deux ne pouvaient que voir cette vie s’épuiser, pendant qu’Enigma s’employait à repousser les crocodiles. Il faudrait sortir cette femme d’ici.
— Avec ces foutus crocodiles à l’affût ? dit Labulle.
— Ils sont partis, intervint Enigma – les deux autres lui lancèrent des regards interrogateurs. Ils ne sont plus là. Regardez. D’un coup…, ils sont partis.
— C’est incroyable.
Lacombe s’écarta d’Hydra et passa la tête hors de la crevasse. Enigma avait raison : les crocodiles avaient disparu au fond de la lagune.
À ce moment-là, quelque chose rugit. Un son que nul n’avait jamais entendu jusqu’alors. Un son étrange et terrifiant, un mélange de sifflement et de brame émis par une créature pourvue d’une tête de lion et d’un corps de serpent.
— Que diable est-ce ? demanda Lacombe.
Nouveau rugissement. Il provenait de la grotte qui était au bout de la lagune. La surface de l’eau frémit et la grotte fut de nouveau envahie par ce son monstrueux.
Enigma, Labulle et Lacombe avaient les yeux fixés sur la grotte, se demandant ce qui allait sortir de cette obscurité. Une chose redoutable.
Ce qui jaillit des entrailles de la terre dépassait toutes leurs appréhensions.
— Nom de Dieu…, dit Labulle. Qu’est-ce que c’est que ce truc… ?
— Je n’en suis pas sûre, répondit Enigma. Mais je crois que c’est Zugu.
En m’introduisant à genoux dans la petite ouverture de la paroi j’accédai à un couloir encombré d’épais rideaux de toiles d’araignées. J’étais ravi qu’il fasse trop sombre pour voir si les tisseuses y étaient encore.
Quelques mètres plus loin, j’entrevis une faible lumière qui indiquait une issue. On aurait dit une lumière naturelle.
Le passage débouchait sur une caverne de très grande dimension. Je me redressai et regardai autour de moi, en secouant les saletés et la terre que j’avais dans les cheveux et sur les mains. Plusieurs mètres au-dessus de ma tête, la voûte rocheuse était percée de crevasses et de trous à demi bouchés par un enchevêtrement de racines et de plantes. Des rayons de soleil éclairaient doucement l’intérieur de la caverne, sous la forme de faisceaux en diagonale dans lesquels dansaient des myriades de brins de poussière.
Les parois de la caverne étaient recouvertes de racines sèches, parfois grosses comme le bras. D’autres pendaient, très longues, couvertes de poussière et de mousse morte, on aurait dit des guenilles d’où s’égouttait un liquide trouble. On percevait une vague odeur de pourriture, comme celle que dégagerait le fond d’un carton resté trop longtemps dans le recoin d’un garage. De gros insectes et des mille-pattes aux couleurs rassies s’affairaient dans les plis des parois de la caverne, et des mites de la grosseur d’un moineau, dont les ailes avaient la consistance d’une gaze crasseuse, voletaient en décrivant des embardées aveugles. L’une d’elles me heurta de front et tomba par terre, groggy. Son corps était couvert d’un duvet grisâtre. Je me frottai le menton, passablement dégoûté.
Si ce lieu était une oasis, celle-ci était plutôt malade.
Je lançai un coup d’œil circulaire sans trouver ni trésors ni richesses. La caverne était complètement vide, à part une structure étrange, éclairée par un rayon de soleil. C’était un bloc en bois, à peu près de ma taille, et sa forme rappelait vaguement celle d’un sarcophage. La surface était noire et brillante. Peut-être de l’ébène. Je me rendis compte qu’une discrète ligne verticale divisait le sarcophage en deux ; il ne s’agissait donc pas d’une pièce de bois, mais de deux.
Dans la partie supérieure, il y avait un dessin en creux dont l’aspect me parut aussitôt familier. Je fouillai dans mon sac et sortis le masque en or du trésor des Armas. En le posant sur le sarcophage, je vis que la personne qui l’avait taillé avait recopié les traits du masque sculpté en creux…, ou inversement.
Le timon s’emboîtait dans la porte de la mosquée de Kolodougou, la brique en or dans la frise animale… Il était logique de déduire que j’avais trouvé l’endroit où emboîter la troisième et dernière des pièces des Armas.
Je posai le masque à cet emplacement. Il suffit d’une légère pression pour qu’il s’encastre comme un engrenage. J’entendis un léger claquement et les deux pièces qui constituaient le sarcophage s’ouvrirent.
Je m’apprêtais à découvrir enfin de grands trésors. Mon cœur battait à tout rompre.
Du sarcophage monta une telle bouffée d’air putride et aigre que je me pinçai le nez et m’écartai. Je toussai deux ou trois fois avant de pouvoir me pencher sur le contenu du sarcophage.
Il s’agissait d’un corps momifié. Mort depuis cent ans, ou mille, impossible de le savoir, mais les mèches grises qui pendaient de son menton décomposé, sortes d’épaisses touffes de poussière, me donnèrent à penser que ce cadavre était celui d’un vieillard. Son visage était un crâne couvert d’une peau noire et ridée ; ses yeux, deux trous noirs, et sa bouche béante semblait pousser une sorte de hurlement posthume, montrant une dentition verdâtre et irrégulière, telle une palissade faite de bric et de broc. La momie vomit une ribambelle de petits insectes, des sortes de scarabées, et sa tête tomba sur le côté.
Le corps était entouré d’une chaîne aux maillons gros comme des loquets, à croire qu’on avait voulu maintenir éternellement prisonnier l’occupant de ce sarcophage. Sur chaque maillon, il y avait des inscriptions dans un alphabet que je ne pus identifier, forgés dans un métal doré. Ce n’était pas de l’or, mais un matériau galvanisé de moindre qualité, comme le prouvaient les taches de rouille un peu partout sur la chaîne.
C’était tout ce que contenait le sarcophage. Rien d’autre. Le grand et innommable trésor de Yuder Pacha : des os fossilisés et une chaîne rouillée.
Je fus soudain découragé. Je faillis refermer le sarcophage brutalement, l’insulter, lui donner même des coups de pied. Il n’y avait rien au bout de cette quête. Rien. Je tombai à genoux, les traits abattus.
J’eus alors la certitude que je n’étais pas seul.
Je me relevai. Me retournai.
Il y avait un homme dans la caverne, derrière moi. Il me regardait.
Il était âgé. Pas vieux, mais son visage donnait l’impression d’être chargé d’années. Sous un nez long et fin, légèrement aquilin, une grande barbe noire et carrée jalonnée de poils blancs, comme des éclats d’expériences intenses du passé. Une peau olivâtre, plutôt basanée. Et ses yeux étaient les plus verts que j’aie jamais vus de ma vie.
L’homme portait une tunique bleue semblable à celle du hogon de Benigoto, mais si celle de ce dernier ressemblait à une défroque, celle que j’avais sous les yeux avait un aspect artisanal et précieux, même si par endroits elle était effilochée par l’usure.
Il leva la main dans ma direction d’un air amène.
— Salut, voyageur.
Je reculai, plus étonné qu’effrayé, car cet homme ne donnait pas l’impression d’être dangereux.
Je ne répondis pas à son salut, mais il ne s’en formalisa pas. Il s’approcha du sarcophage et redressa la tête de la momie avec délicatesse, comme si c’était celle d’un enfant qui dort.
— Voilà… C’est mieux ainsi. Que les morts restent dignes – il ressortit le masque en or de son creux et me le rendit. Je crois que cela t’appartient, voyageur.
Je le regardais comme si j’avais vu un fantôme me remettre son suaire.
— Qui êtes-vous ? finis-je par dire.
Il haussa les épaules, donnant l’impression que cette question était très secondaire.
— Moi… ? Personne. Juste un gardien… Plutôt un veilleur.
— Par où êtes-vous venu ?
— Je pourrais te poser la même question, voyageur. Je connais presque tous les tunnels et passages qui mènent à cette caverne, certains bien cachés, mais celui que tu as utilisé est nouveau pour moi…, me semble-t-il. On a parfois tendance à oublier certaines choses.
— Il y a d’autres façons d’arriver ici ?
— Oh oui, bien sûr… Mais on doit bien connaître le chemin à suivre si on ne veut pas se perdre. Il y a tout un labyrinthe de galeries autour de cette tombe, très dangereux si on s’y aventure à l’aveuglette, ce qui n’est pas mon cas. J’entre et je sors souvent – le veilleur poussa un léger soupir –, mais moins qu’avant, je l’avoue.
— Vous dites que c’est une tombe…
— Bien sûr, tu ne le vois pas ? Où croyais-tu être ?
— Je croyais avoir trouvé un lieu qui s’appelle “Oasis Éternelle”…
Les yeux de l’homme exprimèrent alors une certaine tristesse.
— Ah oui… C’en était une, mais il y a très longtemps. Il ne reste plus que quelques racines desséchées. Je ne sais pas exactement depuis quand c’est ainsi. Comme je te l’ai dit, je viens moins souvent qu’avant. C’est la faute des Nummas… Ces homoncules désagréables, tu les as peut-être vus… – il posa les yeux sur le corps enchaîné. Ce lieu a sans doute commencé à se faner en même temps que cette pauvre dépouille… Quelle importance ? Plus personne ne s’en souvient.
— Vous savez qui est ce corps momifié ?
— Oui. Je croyais que tu le savais aussi. C’est bien pourquoi tu es venu, n’est-ce pas, voyageur ?
— Non, je n’en ai aucune idée.
— Tu en es sûr ? Regarde bien…
L’homme s’assit sur une pierre et me regarda dans les yeux, comme s’il attendait quelque chose de moi. Poussé par une étrange intuition, j’examinai plus attentivement l’intérieur du sarcophage : il y avait une sorte de canne à côté du cadavre, et les caractères gravés sur la chaîne étaient l’écriture hiératique égyptienne. Mon esprit s’activa, comme si on avait allumé une lumière dans un recoin obscur, et je compris quelques-uns des mots écrits. “Libérateur…” “Prophète…” Cette inspiration subite s’évanouit aussitôt, comme si elle avait surgi d’une source extérieure à moi-même.
Libérateur. Prophète.
— C’est Moussa, dis-je plutôt pour moi-même. Le prophète dont parlait le Mardud de Séville. Moïse.
Le veilleur acquiesça.
— C’est aussi ce que je pense.
— Mais… Ce n’est pas possible. D’après la Bible, Moïse a été enterré sur le mont Nébo, à la frontière de la Terre promise.
— Je ne connais pas les textes sacrés, voyageur, je suis un simple veilleur ; mais je connais les légendes. Celles-ci disent que Moussa a appris de l’Homme Vert un grand secret : la Chaîne en Or de la Sagesse, grâce à laquelle Dieu lui a donné le pouvoir d’adoucir l’âme de Pharaon et de libérer les esclaves hébreux. Mais ce qui est certain, c’est que ce n’était pas une chaîne…, pure figure rhétorique. Il s’agissait d’un objet beaucoup plus puissant. Schem-hamephorash, tu vois ce que c’est ?
J’inclinai la tête.
— Le Nom des Noms. Une table où était inscrite la parole divine de la Création.
— Ce n’est pas une table, mais un autel. Un immense autel. l’Homme Vert savait l’utiliser, mais il ne confia à Moussa qu’une partie de son pouvoir.
— Ce n’est pas ce que j’avais entendu, répliquai-je en me rappelant la légende que mon père m’avait racontée. C’est Lilith, la reine de Saba, qui avait fabriqué la table pour le roi Salomon.
Le veilleur haussa les épaules.
— Je ne connais pas cette version, désolé. J’imagine que les légendes ont autant de visages que de narrateurs. Qui t’a dit cela ?
— Mon père.
— Ah oui… Un homme sage, sans aucun doute. Mais seul Dieu est sage entre les sages, voyageur. Lui seul connaît la vérité des choses. Nous autres ne pouvons qu’aspirer à l’entrevoir – ses yeux verts brillèrent de façon intense. Veux-tu continuer d’entendre ma version de l’histoire ?
— Bien sûr.
— Bon… Moussa emporta l’Autel du Nom en terre de Pharaon. Là, il s’en servit pour libérer son peuple, comme l’Homme Vert le lui avait enseigné. Cependant, quand ils sortirent d’Égypte, les Hébreux ne purent emporter l’Autel. L’un d’eux n’était pas un esclave, mais un commerçant prospère qui avait réussi à occuper un haut rang dans la cour de Pharaon. On dit qu’il ne souhaitait pas s’aventurer à l’aveuglette derrière Moussa vers la Terre promise, mais Pharaon ayant décrété que tous les Hébreux devaient quitter l’Égypte, y compris lui, ce noble s’empara de l’Autel du Nom et l’emporta dans sa fuite jusqu’à ces terres, jusqu’ici.
— Les Soninkés croient que leur lignage remonte à un ancien noble égyptien.
— Oui, j’avais entendu cela… C’est curieux, n’est-ce pas ? Il y a peut-être du vrai dans cette tradition, car les empereurs successifs du Mali ont toujours considéré l’Autel comme étant leur propriété, même si la plupart d’entre eux ne savaient même pas ce que c’était ou ne l’avaient jamais vu. Quoi qu’il en soit, ce noble égyptien cacha l’Autel du Nom dans cette caverne. On dit aussi qu’il la scella derrière une porte qui s’ouvrait avec une brique en or, sur laquelle ce noble avait gravé un hymne à un dieu égyptien dans sa version hébraïque, tel qu’il l’avait appris. Qu’en penses-tu ?
— Je pense que… cela a du sens.
— Oui, c’est possible. En tout cas, des années plus tard, quand Moussa sentit sa mort venir, il demanda à Dieu une dernière grâce : que son corps repose à l’endroit même où se trouvait l’Autel du Nom, car il voulait le voir une dernière fois. La légende dit que son vœu fut exaucé, et que les anges du ciel l’amenèrent en ce lieu.
— Mais l’Autel n’est pas…
À peine avais-je prononcé ces mots que je me rendis à l’évidence : l’Autel n’était pas là, bien sûr, il était exposé dans une salle du Musée archéologique national.
C’est du moins ce que je croyais.
— Non, en effet, dit le veilleur, pensif. Aurait-il encore été volé ; par cette reine de Saba, qui l’a ensuite donné à Salomon… ? Tu sais quoi, voyageur ? Ce que ton père t’a raconté était peut-être vrai. Quand il s’agit de légendes, tout est possible…
Je regardai cet homme avec un air de défi.
— Ce n’est pas une légende. L’Autel existe, je l’ai trouvé.
Il ne parut pas impressionné par mon affirmation.
— Vraiment ? Alors je te félicite, c’est très bien. Donc tu l’as trouvé, hein ? Ah, tu aimes trouver des choses, voyageur ? – le veilleur esquissa un sourire amusé. Mais bien sûr, tu as tout l’air d’aimer les quêtes… Voilà comment je vais t’appeler : “quêteur”. J’espère que cela ne te choque pas.
Je regardai ce personnage en me demandant s’il se moquait de moi, mais il n’y avait aucune malice sur son visage.
— Heu, non, ça ne me choque pas…
— J’en suis ravi, car ce nom te va très bien. Et dis-moi, quêteur, à quoi ressemble cet autel que tu as trouvé ?
— Il est… plutôt petit. De cette taille, et…
Le veilleur m’interrompit.
— Allons, ce n’est pas ce que j’ai entendu. L’Autel du Nom est très grand, énorme. Douze bœufs en or soutiennent sa surface, faite de fragments de pierres précieuses, si nombreuses que personne n’en a jamais vu autant rassemblées en un seul endroit… C’est du moins ce que disent les légendes.
— Ce que j’ai trouvé ressemble à cette description, mais dans une version plus modeste. Avec moins de bœufs et… de pierres précieuses.
— Ah oui ? Alors tu devrais poursuivre tes recherches. J’ai l’impression que tu n’as pas trouvé le bon objet.
Il dit cela d’un air distrait, sans y accorder d’importance. Mais ses paroles me troublèrent. Un doute grandit en moi… Avais-je vraiment trouvé la table de Salomon ? Je regardai l’homme comme si j’attendais une réponse de sa part, mais il se contenta de me renvoyer une expression souriante.
— Peu importe, dis-je, contrarié. Une chose est claire, cet autel…, ou cette table…, ou ce je-ne-sais-quoi, n’est pas ici. Pas plus que le trésor. Ici, il n’y a rien.
— Sans doute, sans doute, dit l’homme d’un air préoccupé. Mais j’imagine que ça ne devrait pas te troubler, n’est-ce pas, quêteur ? Tu n’as pas besoin de réponses, mais de questions. Et cette fois tu n’en manques pas.
— Et à quoi ça me sert ?
— Le sage n’est pas celui qui connaît le plus de réponses, mais celui qui se pose le plus de questions. Tu savais cela, quêteur ? Ce que tu as trouvé ici, c’est un trésor de sagesse, rien n’est plus précieux.
Ses propos me furent d’un grand réconfort, mais je ne saurais dire pourquoi. J’avais l’impression qu’ils me rappelaient quelque chose sur moi que j’avais oublié, quelque chose de bon.
Je me tournai vers la momie et laissai échapper un soupir silencieux.
— Au moins, il y a quand même une Chaîne du Prophète…, dis-je.
— Tu parles de ça ? demanda l’homme en montrant les maillons qui entouraient le cadavre. Oh, ce n’est qu’un simple ornement, je ne me rappelle même pas qui l’a mis là… Sans doute une personne qui avait pris l’expression “chaîne d’or de la sagesse” dans un sens trop littéral. En réalité, je trouve ça grotesque, c’est comme si on avait emprisonné ce malheureux après sa mort. Tu sais quoi ? Tu devrais l’emporter. Elle te sera peut-être utile.
À ce moment-là un maillon sans doute fragile céda, car la chaîne se détacha du corps momifié et tomba à ses pieds. Je me tournai vers le veilleur et celui-ci me la montra d’un mouvement de tête, m’invitant à la ramasser. Je m’exécutai. Elle était assez lourde, et je n’étais pas sûr de vouloir me charger d’un tel fardeau ; pourtant, après réflexion, je décidai qu’ainsi je rapporterais au moins quelque chose au Musée archéologique, en souvenir de cette mission un peu chiche en récompenses matérielles.
— Merci, dis-je, en mettant la chaîne en bandoulière. Je vais vous écouter et je l’emporte.
— J’en suis ravi. Maintenant rends-moi un service et referme le sarcophage. Laissons le bon prophète poursuivre en paix son sommeil. Il le mérite.
J’obéis au veilleur. Moïse, si cette dépouille était bien la sienne, fut de nouveau enveloppé de sa tombe en bois.
— Bon… Je suppose que c’est tout.
— On dirait, quêteur. Il me semble que dans cette grotte il n’y a plus rien pour toi, et très certainement quelqu’un a plus besoin de toi que moi ou que mon silencieux ami dans son sarcophage. Tu devrais partir.
Son conseil me paraissait judicieux. Presque hypnotique.
— Oui. Je suis d’accord.
— Et félicite ton père de ma part. Dis-lui que j’aime beaucoup son histoire de la reine de Saba. Je ne l’avais jamais entendue, et crois-moi, ça ne m’arrive pas souvent d’entendre de nouvelles versions des histoires.
— Mon père est… est mort.
Le veilleur haussa les sourcils.
— Ah, vraiment ? Je suis désolé… En tout cas, dis-le-lui, je te prie.
Si étrange que ça en ait l’air (et ça en a l’air), cette réponse ne me parut pas incongrue. En réalité, tout ce que disait cet homme me semblait plein de bon sens. Il inspirait un inexplicable sentiment de sécurité.
— Et vous, qu’allez-vous devenir ?
— Oh, ne t’inquiète pas pour moi, quêteur. Comme je te l’ai dit, j’entre et sors comme je veux. Je vais rôder dans les parages. Selon mon habitude. Maintenant, il faut que tu t’en ailles.
J’éprouvai le désir irrésistible d’obéir à cet ordre. L’esprit vide de toute pensée, je quittai cet homme et me dirigeai vers le passage qui accédait à cette caverne. Je me remis à quatre pattes et m’engageai dans le boyau. Mais j’eus soudain une sensation étrange, comme si quelqu’un avait claqué des doigts devant mes yeux. Une avalanche de doutes et de questions noya mon cerveau.
En hâte, je revins sur mes pas, je voulais affronter cet homme aux yeux verts et le soumettre à un interrogatoire minutieux. Mais il n’était plus devant la tombe. Il était parti.
La pierre qui lui avait servi de siège était désertée. À sa place, je vis une couche épaisse de mousse humide qui semblait briller d’un éclat particulier au milieu de cet environnement flétri.
Dans certaines circonstances, il vaut mieux ne pas demander à la raison des preuves trop exigeantes. Le monde est un lieu étrange et plein de mystères, aspirer à les résoudre tous est aussi vain que de vouloir préciser les limites du firmament.
Avec cette idée en tête, je quittai la caverne, cette fois sans me retourner.
Dans le village numma, il ne restait pas un homme de sable. Ceux-ci devaient monter la garde au pied de la falaise, comme ils l’avaient dit à Yoonah. Il faudrait s’arranger pour partir sans qu’ils nous voient, mais j’avais des problèmes plus urgents.
La chaîne à l’épaule, je me dirigeai aussi vite que possible vers la fosse aux crocodiles. J’espérais avec ferveur qu’aucun reptile n’aurait commencé sa digestion aux dépens de mes compagnons d’aventure.
Dans la zone de la grotte où vivaient les Nummas, je ne vis que des petits cadavres criblés de balles. Là non plus, pas d’hommes de sable. Soudain j’entendis un rugissement effroyable qui résonna dans toute la caverne. On aurait dit un vieux moteur essayant de démarrer, et en même temps ce rugissement avait une cadence étrange qui rappelait le sifflement d’une vipère. Puis j’entendis un coup violent. Et des cris. Des cris humains.
Redoutant le pire, je courus vers le lieu d’où ils provenaient : la fosse aux crocodiles.
Ce que je vis me coupa le souffle.
Je crus d’abord qu’il s’agissait d’un serpent gigantesque, et mon cœur cessa de battre, car ce reptile avait la longueur d’un autobus et presque sa hauteur. Puis je me rendis compte qu’il possédait quatre grosses pattes munies de cinq doigts aplatis, et une queue de la taille d’un tronc d’arbre, jalonnée d’écailles en forme d’aileron de requin, tout aussi énormes. À l’autre extrémité de cette queue immense, une tête au profil de spatule terminée par une longue gueule bossue, jalonnée d’une palissade de crocs.
Ce n’était pas un serpent, mais un crocodile.
Pas un crocodile normal ; outre sa taille inconcevable, il avait une autre caractéristique hors du commun : ce monstre était entièrement blanc.
Son corps hors de proportion brillait au fond de la fosse comme une montagne d’écume. Chaque centimètre de peau était recouvert d’une cuirasse d’écailles couleur ivoire, grandes comme la paume de la main. Ses crocs pendaient de sa mâchoire blanche comme des stalactites sous un auvent gelé, et son ventre mou avait la couleur de la chair morte. Le seul trait discordant sur cette pâle bestiole, c’étaient ses yeux rouges : deux pointes de rubis traversées d’une ligne noire, enchâssées dans une ossature en albâtre.
Un crocodile blanc aux yeux de feu. On aurait dit un cauchemar surgi de l’enfer.
Je me rappelai qu’une créature similaire était représentée sur les fresques du village et j’en tirai la conclusion que j’étais en présence de Zugu, la déité maléfique des Nummas. Ce n’était pas un être surnaturel, après tout, mais un animal en chair et en os ; toutefois, après ce premier coup d’œil, j’aurais mille fois préféré que ce soit un dieu. Devant un dieu, on peut au moins prier ; en revanche, je ne voyais pas comment affronter une telle monstruosité.
Mes infortunés compagnons ne le voyaient pas non plus. Le saurien les avait acculés dans une petite cavité de la paroi. Labulle avait un fusil d’assaut, mais il ne tirait pas. Il ne devait pas lui rester beaucoup de munitions, et il ne voulait pas les gaspiller sur ce mastodonte s’il n’était pas sûr de son coup. À côté de lui, Enigma et l’agente Lacombe essayaient d’éloigner le crocodile en le frappant à coups de bâtons effilés. Ce qui le rendait encore plus furieux.
La bête se remit à rugir. Je me bouchai les oreilles. Il se retourna et frappa avec sa queue la crevasse où mes compagnons étaient réfugiés. Quelques pierres de la paroi se détachèrent.
Désespéré, je cherchai autour de moi de quoi les aider, mais je ne trouvai rien. Je ne savais même pas comment descendre dans la fosse autrement qu’en sautant, ce qui m’empêcherait de ressortir par la suite.
Labulle tira sur le crocodile. La balle l’atteignit près de l’œil mais ne lui causa aucun dommage essentiel. L’animal rugit et fonça sur le refuge de mes compagnons. Une partie de la crevasse s’effondra. L’ouverture était maintenant assez large pour que l’animal puisse y introduire la pointe du museau.
Je repérai enfin un objet qui pouvait être utile. Dans la main du cadavre d’un Numma, je vis une sorte de trident rudimentaire : un long bâton à l’extrémité duquel il y avait trois fragments d’os pointus. Je m’emparai de l’arme et m’approchai du bord de la fosse.
Mais je compris que ce javelot en os serait totalement inutile. Quel était mon plan ? Le lancer et transpercer le monstre de part en part ? Pas de si loin, pas avec ma maladresse, et pas davantage tant que le crocodile serait protégé par sa cuirasse d’écailles blanches. En réalité, je ne pouvais que regarder cette bête dévorer la moitié du Corps national des quêteurs.
Le crocodile donna un nouveau coup de queue contre ce qui restait de la crevasse. Une partie de la paroi s’effondra, laissant mes compagnons sans défense. Labulle tira sur le monstre au hasard. L’arme cracha deux balles et fut à court de munitions.
La bête rugit pour la troisième fois.
Je suis esclave de mes impulsions. Je crois l’avoir déjà dit. Parfois, la partie de mon cerveau qui évalue les conséquences de mes actes se court-circuite et confie mes décisions à un cinglé inconscient. C’est en général le moment où mon intégrité physique court le plus grand danger.
La folie que j’allais commettre pourrait être considérée comme la mère de toutes mes folies.
L’image de mes amis déchiquetés sous les crocs de ce monstre m’aveugla. Je poussai un cri, brandis le trident et sautai dans la fosse.
Ce fut épique. Les folies le sont toujours.
J’atterris sur la tête du crocodile, une masse de protubérances dures comme de la pierre. L’animal dut sentir une petite gêne sur sa nuque, car il délaissa mes amis et s’ébroua, essayant de se débarrasser de moi comme si j’étais un vulgaire pou. Chaque muscle de mon corps s’accrocha au reptile pour que je ne sois pas envoyé en l’air. Le trident, naturellement, me glissa des doigts et tomba. Ma seule solution, maintenant, était d’en finir avec cette bête géante à mains nues.
Mes compagnons ahuris assistaient à ma démonstration absurde d’héroïsme. Enigma fut la première à réagir : elle s’empara d’une grosse pierre et la lança dans l’œil du crocodile. Mais c’est moi qu’elle atteignit. Néanmoins, l’animal cessa de trépigner.
Je me rappelai alors deux détails importants. Le premier, que j’avais encore la chaîne métallique à l’épaule. Le second était lié aux conseils d’Hydra pour immobiliser les crocodiles. Ses mâchoires, avait-elle dit, sont puissantes quand elles se referment, mais pas quand elles s’ouvrent.
Je déroulai la chaîne et la fis tournoyer au-dessus de ma tête. Sans aucun doute une scène de rodéo surréaliste, avec un cow-boy minuscule brandissant un lasso à maillons sur le dos d’une monture albinos de la taille d’un wagon.
Je lançai la chaîne sous la mâchoire du crocodile et réunis les deux bouts. J’avais maintenant l’impression de le tenir par des rênes métalliques. Avec toute la rapidité que je pus imprimer à mes bras, je nouai solidement la chaîne autour de la gueule de la bête. À la grande surprise de tous ceux qui assistaient à cette inoubliable séance de domptage (et dont ils se souviendront sans doute toute leur vie), la ruse joua son rôle : la chaîne tint bon et le crocodile fut incapable d’ouvrir les mâchoires.
Furieux, il renversa la tête en arrière, découvrant la partie molle de son ventre. À ce moment-là, Labulle, vif comme l’éclair, ramassa le javelot et se lança tête baissée sur l’animal.
Le quêteur eut peut-être beaucoup de chance, ou sa force physique était réellement aussi extraordinaire qu’il se plaisait à le dire…, ou la bénédiction du hogon de Benigoto pour nous protéger du perfide Zugu était plus efficace que je ne l’avais cru. En tout cas, Labulle trouva un point faible dans le ventre du crocodile et le transperça avec le trident en os.
Un jet de sang obscur jaillit du saurien et inonda le quêteur. Celui-ci continua de larder de coups le ventre de la bête jusqu’à ce que son arme se brise. Le crocodile essayait d’ouvrir les mâchoires mais la chaîne l’en empêchait. J’en profitai pour envoyer un bon coup de pied dans son globe oculaire, au moment où Labulle sortait le trident de l’estomac et le replongeait ailleurs, à la naissance du cou.
À la fin, je tombai par terre. En même temps que le tout-puissant Zugu s’effondrait, transformé en matière première inoffensive de sacs et de chaussures de luxe. Une flaque de sang épais comme du goudron s’étala autour de lui. Sa queue eut un dernier spasme et la bête se figea. Morte. Enigma et Lacombe s’approchèrent. Le quêteur semblait sortir d’un puits d’argile puante, et il tenait encore le trident en os.
On se regarda.
— Cette chose… est morte ? demanda Lacombe d’une voix hésitante.
Je hochai la tête. Tout mon corps tremblait, j’allais peut-être tomber dans les pommes.
— Pharos, tu t’es jeté sur un crocodile géant…, me dit Enigma.
— J’en ai bien l’impression.
Labulle me regarda et secoua la tête.
— Sacré dingue… ! grogna-t-il.
Il jeta la lance par terre et me serra fort dans ses bras, une étreinte froide et brève. Je lui aurais été infiniment reconnaissant de ce geste plein d’émotion s’il ne m’avait par la même occasion barbouillé du sang de ce reptile, visqueux et malodorant. Quand il me lâcha, Enigma pinça mes joues et me planta un baiser sur les lèvres. Une démonstration d’affection que je trouvai beaucoup plus agréable.
— De ma vie je n’ai jamais rien vu de plus délirant. J’adore ! dit la quêteuse.
L’agente Lacombe exprima aussi son admiration.
— Incroyable, monsieur Alfaro. Je ne sais si je suis plus ébahie par votre bonne fortune ou par votre absence totale de jugement. Quoi qu’il en soit, je vous dois une fière chandelle.
— Merci, agente ; mais n’oubliez pas celui qui a achevé la bête, dis-je en montrant Labulle.
L’agente regarda le quêteur, qui essayait d’essuyer le sang de son visage au bord de la lagune.
— Ce n’était pas moins… impressionnant, ajouta-t-elle.
— Vous allez tous bien ? demandai-je. Où est Hydra ?
Enigma courut vers la cavité où ils s’étaient réfugiés. On la suivit.
Hydra était étendue dans un coin. Elle avait une blessure à l’abdomen, du côté droit, mais le mot exact était plutôt “dévastation”. Je vis des parties de son organisme qu’on ne peut voir sur un corps en bon état ; cela, ajouté à une grande perte de sang, me donna des vertiges. Pauvre Hydra, on aurait dit une patiente qu’un chirurgien aurait laissée tomber en pleine opération.
Heureusement, elle avait perdu conscience. Sinon, elle aurait connu des souffrances horribles.
— Mon Dieu…, murmurai-je. Qu’est-il arrivé ?
— Un foutu crocodile, répondit Labulle derrière moi.
Il avait mouillé son tee-shirt. Il essaya délicatement de nettoyer la blessure d’Hydra.
— Elle est en vie ?
— Oui, répondit Lacombe. Elle respire encore, mais elle s’est évanouie il y a assez longtemps et elle n’a pas repris connaissance.
— Je doute que cela se produise. Plus maintenant, ajouta Enigma à mi-voix.
À ces mots, Labulle la regarda. J’eus l’impression qu’il voulait la contredire, mais il se contenta de baisser la tête.
Et c’est en silence qu’on assista, impuissant, aux derniers instants d’Hydra.
Je ne sais comment chacun vécut ce décès. J’ignore si Enigma perdait une grande amie, Labulle un amour véritable ou si Lacombe affichait un silence triste et respectueux pour cacher qu’après tout elle n’était qu’une inconnue à ses yeux. En ce qui me concernait, je ne pouvais m’empêcher de penser que cette courageuse femme emportait avec elle le secret du nom du quêteur qui avait trahi mon père.
Je ressentis sa disparition comme la perte d’une compagne, même si par les hasards de l’existence elle ne travaillait plus au Caveau. Tout quêteur tombé mérite le plus profond et le plus respectueux des deuils. Je voulais qu’il en soit ainsi avec le mien.
Narváez m’avait dit un jour que les quêteurs authentiques ne cessent pas de l’être quand ils meurent, car c’est à ce moment-là qu’ils entreprennent la plus fabuleuse et la plus extraordinaire des quêtes, celle qui leur montre l’unique secret que personne au monde ne pourra jamais révéler. Je pensais à cela devant le corps d’Hydra, et je lui souhaitai bonne chance. J’espérais que ce qu’elle avait trouvé après son dernier soupir était beau. Elle le méritait vraiment.
Quand enfin elle cessa de souffrir, on resta encore un moment silencieux. Labulle fut le premier à reprendre la parole.
— Maintenant, nous ne pouvons plus rien pour Hydra. Il faut trouver le moyen de sortir d’ici.
Enigma avait les bras serrés contre sa poitrine, comme si elle essayait de maîtriser un frisson. Elle hocha lentement la tête et dit :
— Tu as raison – elle posa une main sur l’épaule de Labulle, avec affection. Qu’allons-nous faire d’elle ?
— Nous sommes bien obligés de la laisser là… Nous allons la cacher pour que les crocodiles ne la retrouvent pas… De toute façon, ça lui plaît peut-être ; elle adorait ces foutues bestioles.
Labulle grimaça. Il se pencha sur le corps d’Hydra et l’embrassa doucement sur le front. J’eus l’impression qu’il lui chuchotait quelque chose à l’oreille, mais je n’en suis pas sûr, car je m’étais détourné discrètement.
Labulle se redressa.
— Allons-nous-en.
On retourna au bord de la lagune. On envisagea d’escalader la paroi, mais aucun endroit ne paraissait assez sûr pour le tenter.
Lacombe repéra une petite grotte au bout de la lagune. L’air y semblait moins vicié, et on se dit que cela vaudrait la peine de s’y aventurer. Si cet endroit s’avérait être une impasse, on pouvait toujours revenir sur nos pas.
— D’accord, dit Labulle. C’est une bonne idée d’explorer ce trou. Tout plutôt qu’attendre l’apparition de nouvelles créatures antédiluviennes.
— Ça me rappelle…, dis-je. Attendez un moment, je veux récupérer la chaîne.
— Tiens, au fait, où l’as-tu trouvée ? demanda Enigma. Maintenant que j’y pense, tu ne nous as pas raconté comment tu t’es débarrassé de Yoonah et des hommes de sable… Et le trésor ? Tu l’as trouvé ?
Trop de questions, et moi trop sonné pour y répondre. Pour le moment, je voulais avant tout sentir de nouveau la lumière du soleil.
— Plus ou moins…, répondis-je évasivement. C’est une longue histoire. On s’assied un moment pour que je la raconte, ou on cherche une issue ?
— Va chercher ta chaîne et on se tire, dit Labulle. Je ne suis pas d’humeur à entendre des histoires pour le moment, bizuth.
Un point de vue que tout le monde partageait. J’allai récupérer ce qui restait du trésor légendaire de Yuder Pacha et rejoignis mes compagnons. On s’engagea dans la grotte en espérant que c’était le premier pas vers un lieu plus sûr.