C’est un jeune homme assis entre deux corvées, des enfants braillards et beaucoup de bouteilles de bière vides.
L’été passe et l’homme a fait des randonnées à bicyclette, des pique-niques sur la grève, a passé quelques nuits chaudes sur le terrain dans une tente humide et trop petite pour trois. Il a aussi fait une quantité incommensurable de Kool-Aid aux cerises pour tous les petits morveux du coin qui viennent jouer avec ses petits morveux à lui.
L’homme est seul. Terriblement seul. Il y a des mois que le mot papa n’est plus la plus belle des musiques. Des mois que ses larmes roulent dans la mousse quand il fait la vaisselle. Des mois que ses mains ne touchent plus son sexe la nuit et que la bière a remplacé les sonates pour violoncelle de Bach.
Il s’en va à pied à la pharmacie, où l’on vend, il l’a vu dans le feuillet publicitaire, le paquet de deux cents feuilles mobiles seulement vingt-neuf cents. Quatre paquets par client. Dommage. Il reviendra demain. Il dépose ses achats dans le panier et s’attarde à regarder les cahiers. Il les ouvre pour mieux capter l’odeur du papier. Touche de ses mains les pages vierges. Attirantes par leur blancheur et leurs lignes bleues, fines comme une veine sur une peau de porcelaine. Pris d’une envie soudaine d’en posséder, il en prend trois, heureux comme s’il offrait un cadeau très cher.
Il se rend ensuite à la papeterie. Comme poussé par une envie plus forte que sa raison, il se met à contempler les crayons feutres. Il y en a des dizaines. De tous les formats. De toutes les couleurs. Il y a un morceau de papier pour les essayer. Il hésite puis choisit un crayon mauve et dessine un bateau. Il ne s’en sépare pas et jette son dévolu sur un rouge et un bleu turquoise avec lequel il fait un nuage.
Les enfants sont couchés. L’homme allume trois chandelles qu’il installe sur la table ancienne que sa mère lui a laissée en héritage. Les chandeliers sont à droite. Il est gaucher. À gauche sont déposés les trois cahiers. Les crayons sont dans un petit verre en céramique déniché aux puces. Il ouvre délicatement son premier cahier. À partir du bas, il appuie la paume sur le centre et pousse jusqu’en haut, pour qu’il reste bien ouvert. Il a toujours voulu être écrivain. C’était son rêve secret à lui. Quand l’Écrivain a publié Il est venu avec des anémones, il aurait tout donné pour écrire un livre comme celui-là.
Tout le monde à Roses-sur-Mer a son exemplaire. L’Écrivain est parti, mais il est encore plus présent que lorsqu’il habitait la maison de Rose. Son livre flotte partout dans les cœurs et dans l’air.
Il prend le crayon feutre mauve. Il écrit d’abord la date. D’une écriture lente. Sa main renversée dessine des lettres très rondes avec de grosses boules sur les i. Il écrit j’aime maman et ne sait pas pourquoi. Il écrit beaucoup de sauce sur mes patates maman et ne sait pas pourquoi. Il écrit pourquoi papa te fait toujours de la peine et ne sait pas pourquoi il se retrouve soudain dans son enfance avec l’odeur de sa mère dans le cahier. Il n’a pas peur. Le crayon feutre avance. Avance sur la page vierge. Des lettres rondes avec de grosses boules sur les i. Le crayon feutre avance et l’homme se fait bercer par sa mère. Il est bien au chaud dans ses bras. Enveloppé dans de la flanelle de coton imprimée de petits oursons bleus. Puis il entend un piano. Sa mère joue du piano pendant que lui, de ses petites mains potelées, défait la longue tresse dans son dos. Il écrit je voudrais voir le visage de ma mère et il fend le chemin jusqu’aux cuisses ouvertes de celle qui hurle pour le faire sortir. Plus tard il sent le mamelon chaud et dur lui écarter les lèvres. C’est bon et c’est sucré.
Il n’a pas peur. Pourquoi aurait-il peur de l’écriture si celle-ci l’amène dans le cocon paisible de l’amour maternel?
Les enfants sont couchés. Il allume ses trois chandelles qu’il installe sur la table ancienne. Il prend un deuxième cahier qu’il ouvre lentement, comme si un trésor inattendu se cachait à la première page.
Il choisit le crayon feutre bleu turquoise. Il a chaud. Il écrit je veux être nu dans la mer et ne sait pas pourquoi. Il écrit j’aimerais nager et laisser toute ma chienne de vie au fond de la mer et ne sait pas pourquoi puisqu’il a peur de l’eau. Puis il se sent flotter entre deux vagues, les reins bien calés dans la tendresse. Il plonge, remonte à la surface, bouge comme une méduse. Il a le sentiment que l’eau passe à travers lui et le lave de sa misère. Dans ses mains, un coquillage chante les amours perdues.
Il dépose son crayon feutre bleu turquoise. Il est en sueur. Sa tête éclate sur le cahier et le crayon roule et tombe à ses pieds. Il n’a pas peur. Pourquoi aurait-il peur ? Il n’a jamais autant aimé la mer.
Les enfants sont couchés. Il allume les trois chandelles. Il fait très chaud. Il ouvre les fenêtres encore plus grand. L’odeur des roses s’engouffre dans la maison. Il ouvre le dernier cahier avec empressement. Il n’a pas peur. Un sourire illumine son visage lorsqu’il s’apprête à prendre son crayon feutre rouge. Un frisson le traverse. Un goût de sang arrive de plein fouet dans sa bouche. Il écrit arrête de faire mal à maman et ne sait pas pourquoi. Il écrit je te hais et ne sait pas pourquoi. Il écrit tu l’as tuée et ne sait pas pourquoi il sent la rage monter en lui ni pourquoi l’odeur, la vieille odeur oubliée de son père, l’odeur de lotion Old Spice de Mennen, envahit soudain la pièce. Il écrit encore un jour je te tuerai et un flot d’injures franchit ses lèvres alors que le crayon feutre rouge s’agite dans les lettres rondes avec de grosses boules sur les i. Il écrit et un filet de bave coule sur l’encre rouge, délave la couleur et fait une tache qui s’agrandit, s’agrandit jusqu’à se retrouver sur la chemise de son père, une tache rouge sur la chemise de son père, avec un couteau en plein centre de la tache, juste là où le cœur battait avant les lettres rondes et les grosses boules sur les i. Il écrit va en enfer et sait très bien pourquoi une sirène retentit dans la nuit et pourquoi deux policiers armés pénètrent soudain chez lui même après qu’il a retiré le crayon feutre de la tache rouge du troisième cahier.