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Sur le mont cannibale

Sud du Kenya, printemps 1889.

Alors que le soleil se cachait derrière l’horizon, étendant une ombre sulfureuse sur la savane, un frisson parcourut la montagne tout entière…

Cette myriade de chuchotis qui tissent le silence de la nuit africaine se tut.

Toute chose se figea, et ce changement aussi bizarre que soudain glaça les sangs de Daniel Thorpe. L’explorateur leva le bras pour ordonner halte à la douzaine de personnes qui composaient l’expédition dont il avait la charge depuis Mombasa. C’étaient des porteurs kikuyus1 qui à son signal se dévisagèrent avec inquiétude. Ils avaient entamé l’ascension en début d’après-­midi, et déployé de grands efforts pour parvenir à ce plateau situé à mi-hauteur du Tswamba Salu dont le sommet, noyé dans les nuées, paraissait encore lointain.

L’ancien volcan avait un autre nom : la Montagne Cannibale.

On racontait que ceux qui osaient s’aventurer sur ses flancs ne revenaient jamais dans leur village. Daniel Thorpe connaissait l’existence de ces ragots. Il ne leur avait jamais prêté beaucoup d’attention. Jusqu’à cet instant où, face à cette jungle ondoyante qui barrait le passage, son instinct lui dictait de ne plus avancer d’un pas.

— Que se passe-t-il, Dan ? Un problème ?

Jusqu’alors, le professeur Dexter Equinox n’avait pipé mot. L’exercice physique n’était pas celui où excellait le biologiste, qui préférait les allées et venues entre les éprouvettes et les microscopes. Toute la journée, il avait eu peine à suivre l’allure imposée. L’arrêt de la colonne lui permettait de retrouver un peu de souffle. Il ne s’en plaignait pas. Thorpe secoua la tête et esquissa un geste vague en direction du rideau de végétation.

— Je ne sais pas, Professeur… C’est cette forêt… J’aurais juré qu’elle n’était pas là lors de ma dernière ascension.

— D’après mes observations, fit Equinox en renouant avec le ton professoral qu’il affectionnait, une forêt ne met jamais que quelques décennies à se former. Voire quelques siècles. Vous devez faire erreur.

Il coupa un morceau de liane qui courait à ses pieds et le glissa dans sa poche.

— Je suis certain de ce que j’avance, insista Thorpe. C’est très curieux.

Equinox avait bien son idée, mais il la garda pour lui.

— J’analyserai cet échantillon dès mon retour à Londres. À première vue, c’est vrai, je ne reconnais aucune des espèces qui la composent… Si nous voulons atteindre le sommet, nous devrons pourtant la traverser. Nous n’avons guère le choix. Poursuivons, voulez-vous ?

— Vous êtes éreinté, Dexter.

— Non, non… Je vais bien. Je vais bien, je vous assure.

— On devrait camper ici jusqu’au matin. Cela ne me dit rien de m’y risquer à la seule lumière des torches.

— Le temps nous est compté, Thorpe, rechigna Equinox. Mes commanditaires sont pressés…

— J’entends, mais je suppose qu’ils désirent nous voir revenir en vie, pas vrai ?

Devant la moue du vieux savant au visage empourpré par la chaleur, il se résigna. Il désigna les deux indigènes les plus proches et indiqua dans leur dialecte ce qu’il attendait d’eux.

— Allez en éclaireurs. Pas trop loin. Juste histoire de voir s’il y a un sentier praticable…

Les deux Kikuyus eurent un mouvement de recul, pas très prompts à s’exécuter.

— Dites-leur que je paierai double cette journée, insista Equinox.

Thorpe traduisit, et il obtint que les deux hommes s’approchent de la lisière. Après bien des hésitations, et peut-être afin de ne pas passer pour des lâches auprès de leurs congénères, ils s’enfoncèrent sous le couvert. Il s’écoula plusieurs minutes durant lesquelles la nuit resserra son étau sur les environs. Discrètement, Thorpe fit glisser son fusil de son épaule.

— Curieux endroit, concéda Equinox, mains sur les hanches. Ce silence, dans un lieu aussi sauvage… Vous avez raison. Il serait peut-être plus avisé d’attendre le matin.

Il ne put achever sa phrase. Des tréfonds de la forêt, un cri de terreur avait jailli, aussitôt suivi d’un tumulte de broussailles secouées. Les porteurs reculèrent de frayeur. Thorpe mit machinalement son fusil en joue et se rapprocha de la lisière. Il lança des appels en swahili, sans obtenir de réponse. Il allait s’engager à la recherche des éclaireurs quand l’un d’eux reparut subitement entre les branchages, les yeux agrandis d’effroi.

— Danger ! eut-il le temps de s’époumoner. Danger, bwana !

Juste avant qu’une liane ne s’enroule autour de son corps et ne le happe littéralement à l’intérieur de la forêt. À la vue de cette scène de cauchemar, les porteurs se délestèrent de leurs ballots et détalèrent. Thorpe tira en l’air afin de les faire revenir, en pure perte.

— Par tous les saints ! s’exclama le professeur Equinox en désignant la forêt. Cet homme… Qu’y a-t-il là-dedans ?

— À vous de me le dire ! rétorqua le guide. Pour quelle raison seriez-vous ici, sans cela ?

— Il faut sauver ces malheureux !

— Allez-y, ne vous gênez pas.

Des mouvements se produisirent à l’intérieur de la masse de végétation. Les deux Européens sentirent leur gorge se dessécher. Conscients qu’un danger se rapprochait, ils reculèrent de plusieurs pas.

— Avons-nous fait quelque chose qu’il ne fallait pas ? interrogea Equinox.

— À votre avis ? répliqua Thorpe. Je vous avais prévenu. Nous sommes sur un territoire interdit. S’il est interdit, ce n’est pas sans une bonne raison. Je n’irai pas plus loin.

— Il le faut, cependant ! persista Equinox.

— À vous l’honneur, Professeur.

Sur ces paroles, Thorpe n’attendit pas son reste et fila.

Equinox hésitait encore. Le sort des deux indigènes le tourmentait.

Et puis, il entendit du bruit en provenance de la lisière. Des pas. De grandes enjambées qui convergeaient vers lui. Des hommes.

Equinox oublia tout sentiment humaniste. Il ne songea qu’à sauver sa peau et commença à courir, sans pouvoir s’empêcher de regarder par-dessus son épaule, cédant à son insatiable curiosité scientifique.

Et il les aperçut.

Les gardiens du Tswamba Salu à la peau ligneuse et blême, d’une taille supérieure à un être humain ordinaire, et même d’un guerrier massaï… Ainsi, ils n’étaient pas une légende. Ces fantômes longilignes se déplaçaient sans un bruit, armés de longues sarbacanes.

Rassemblant son swahili, Equinox leur lança :

— Mimi kuja kama rafiki ! Je viens en ami ! En ami !

En guise de réponse, une clameur sauvage s’éleva dans la nuit, dont il douta qu’elle fût issue d’une gorge humaine. Le savant abandonna toute idée de fraternisation. Il tourna les talons et s’enfuit à toutes jambes. De longues fléchettes sifflèrent à ses oreilles, ce qui ne fit qu’ajouter à sa panique.

Il dévala la pente, le cœur dans la gorge.

— Thorpe ! hurla-t-il. Thorpe ! Au secours !

Le professeur courait le long du sol pentu en songeant à tous les efforts consentis. Tout cela pour finalement rebrousser chemin. Il en éprouva un sentiment d’amertume qui mêla une bordée d’injures à son sanglot.

Derrière lui, les géants livides se rapprochaient sur cet étroit chemin bordé d’un à-pic. Ils bondissaient dans la nuit, tels des démons. Equinox n’avait plus de souffle. Ses genoux se dérobaient. Il songea qu’il achèverait sa carrière pitoyablement, loin de ses paillasses et de ses alambics.

Ce serait donc son dernier voyage. La dernière étude du professeur Dexter Equinox.

Une étude en rouge.

Il rédigeait mentalement son épitaphe quand un curieux phénomène se produisit.

Un grondement puissant emplit le silence de la montagne et, descendant du ciel, un dragon fendit les nuées en crachant une boule de feu dans la nuit. Sa masse puissante au faciès grimaçant frôla la paroi de la montagne et dans ce vacarme, une voix atteignit les oreilles du savant.

— Prenez ma main, vieil idiot !

1 Ethnie du Kenya.