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Prisonnier !

Parsifal Crusader revoyait ce jeune garçon en culottes courtes, suspendu au bout d’une corde, descendant mètre après mètre le long d’un mur de vieilles pierres. Loin en dessous de lui, d’énormes vagues jaillissaient en bouquets d’écume en se fracassant contre les rochers. Il sentait la morsure des embruns sur ses jambes nues. La peur lui nouait le ventre, mais il n’aurait rebroussé chemin pour rien au monde.

Il parvint à prendre appui sur le rebord de la fenêtre étroite qu’il visait. Il n’en avait pas fini pour autant. Encore fallait-il casser le carreau, tourner l’espagnolette et se contorsionner pour se faufiler par l’ouverture… Il accomplit tout cela, avec la souplesse de ses dix ans, et retomba en silence sur le dallage tapissé de poussière.

La pièce interdite, enfin… Celle toujours fermée à clé, où son père lui interdisait d’entrer. Là s’entassaient toutes sortes d’objets lui appartenant, qui provenaient de ses voyages lointains, de ses affectations de militaire. Parmi eux, une grosse malle. L’intrus s’en approcha, dérangeant l’araignée dérangée dans son festin de moucherons. Un rayon de soleil couchant traversa la pièce en faisant scintiller les armatures de fer. Le couvercle portait une inscription en partie effacée.

« Capitaine Christian Crusader. Calcutta. »

La malle était défendue par un cadenas, mais le garçon en vint aisément à bout avec la pointe de son canif. À l’intérieur, il découvrit des bijoux ternis par le temps et rassemblés dans un coffret ouvragé, un sari en soie bleu ciel, des rouleaux de lettres serrés par une faveur jaune…

Mais, par-dessus tout, une photographie mal protégée dans un cadre doré.

Le chasseur de trésors ouvrit une bouche étonnée devant la beauté irréelle de la jeune femme saisie par l’appareil. Elle prenait la pose sur un fond de draperie, ses cheveux bruns cascadaient divinement sur son sari et ses yeux immenses, d’un noir profond, fixaient l’objectif avec une douceur interrogative. Elle portait une tache sur le front, pareille à un grain de beauté, ou une pierre précieuse. Le gamin en connaissait la signification, car il avait beaucoup lu sur les civilisations du monde entier : c’était un tika, le symbole qui, en Inde, appelle sur soi la bénédiction des dieux.

Tout émerveillé qu’il était par sa découverte, l’aventurier en herbe n’entendit pas immédiatement la porte qui s’ouvrait. Ce n’est que lorsqu’il sentit la main de son père le soulever par le col qu’il comprit qu’il était pris.

—  Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment es-tu entré ? Tu vas devoir t’expliquer, mon garçon.

Parsifal s’ébroua vivement et retrouva la réalité.

Plus sinistre encore que son rêve.

— Vous voici de nouveau parmi nous, Crusader… J’en suis heureux.

Le jeune homme cligna des yeux. On venait de le ranimer avec un flacon de sels particulièrement malodorants. Sa tête battait comme un tambour. Ses membres étaient engourdis. Il examina sa situation. Elle n’était guère flatteuse. Il se trouvait ligoté sur une chaise dans une cave grossière. La seule lumière provenait d’un soupirail par lequel s’écoulaient les bruits lointains de la rue. Le souvenir de la piqûre lui revint.

Ismaël Morton l’observait avec son œil de verre. Son expression était celle d’un chirurgien s’apprêtant à une dissection. L’impressionnant Mac Cauley se tenait à ses côtés, bras croisés et mine fermée.

— Je suis navré d’avoir dû recourir à ce procédé, expliqua le mystérieux personnage, mais notez que mon associé insistait pour vous jeter tout ficelé dans la Tamise, lesté d’une bonne grosse pierre. Je l’ai finalement convaincu que l’on ne pouvait agir ainsi entre gens civilisés.

— C’est aussi mon avis, acquiesça Parsifal.

— Alors j’ai bon espoir de vous convaincre cette fois d’être raisonnable ?

— Tout dépend de ce que vous appelez raisonnable…

Mac Cauley se positionna derrière Parsifal et aplatit ses deux mains de lutteur sur ses épaules.

— J’en ai déjà étalé de plus gros que toi, patate, menaça le prisonnier, très audacieusement. Ils font tous le même bruit quand ils tombent. Le même qu’un pot de marmelade.

L’Écossais raffermit son emprise, mais Morton, d’un infime mouvement du menton, le dissuada de répondre à la provocation.

— Crusader, vous bénéficiez de puissantes protections. En avez-vous seulement idée ? Je vous déconseille cette arrogance mal placée. La raison pour laquelle vous êtes ici, c’est que vous m’avez menti. Certains documents détenus par le professeur Equinox ont disparu. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il avait dû vous les apporter. Est-ce exact ?

— C’est ridicule. Equinox avait peur. Il est venu se réfugier chez moi car il se sentait traqué, poursuivi par les Guerriers-Lune. Et la suite a montré qu’il avait raison.

— Vous en savez plus que vous ne le dites, sinon pourquoi avoir rendu cette visite à Lord Carvanaugh ?

— Je désirais en apprendre plus sur Metalkorp Industry, et ses intérêts au Kenya. Il n’a pas su me répondre. Et vous ?

Sans prévenir, Morton lui administra une gifle retentissante. Parsifal passa sa langue sur sa gencive en sang, mais ne broncha pas. À peine si son regard se durcit un instant. L’homme à l’œil de verre se pencha vers lui. Toute trace de civilité avait disparu de son visage pour révéler un masque d’une froide cruauté.

— Vous ne m’avez pas compris, garçon. Nous ne jouons pas. Vous vous croyez immunisé, comme ces gosses qui aiment courir le long d’un mur en pariant qu’ils ne tomberont pas. Là, vous êtes tombé, mon ami.

Morton fit un signe discret à Mac Cauley. La brute repoussa du pied un panneau de bois circulaire qui recouvrait la bouche d’un puits profond. Immédiatement, une odeur nauséabonde se répandit dans la cave, ainsi que le clapotement d’une eau grasse.

— Les égouts sont bien commodes… commenta Morton. Ils ne sont que très rarement visités, et toujours bien après que les rats ont fait leur œuvre. Vilaine chute. Vilaine fin.

Mac Cauley souleva la chaise sur laquelle était assis Parsifal et la plaqua en équilibre instable sur le rebord du puits. Le prisonnier loucha en direction du boyau noyé par l’obscurité.

Dix mètres de profondeur… Peut-être plus, estima-t-il en frissonnant.

— Je vois que vous commencez à devenir raisonnable, nota Morton. Alors ? Ces documents ?

— Dans un tiroir du secrétaire, dans mon salon… se résolut Parsifal, la mort dans l’âme. C’est du charabia scientifique. Je n’y ai rien compris.

Morton estima que l’aveu était sincère. Il tira sur la fine moustache de son prisonnier. Ce dernier blêmit sous l’affront, mais ne dit mot.

— Vous avez de la chance, jeune homme, ricana l’homme des services secrets. Beaucoup de chance que je vous croie.

— Faut lui briser la nuque avant, patron, estima Mac Cauley.

— Inutile, le désavoua l’homme à l’œil de verre. Un peu de jugeote ne vous ferait pas défaut, Andy. Notre jeune ami peut encore nous être utile. Nous le reverrons à notre retour. En notre absence, je vous déconseille de vouloir vous libérer, Crusader. Un faux mouvement et c’est la noyade.

Les deux hommes prirent congé. Parsifal entendit une porte se refermer dans son dos avec un ferraillement de verrous tirés. Il se retrouva seul, remâchant son impuissance, et l’humiliation d’avoir cédé à la menace.

Aux mains de l’ennemi.