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Le passage sans soleil

Parsifal abaissa sa minuscule longue-vue et un sourire passa sur ses lèvres.

Il distinguait nettement le sommet embrumé du Tswamba Salu, alors que le Dragon de Mangalore remontait lentement le cours de la rivière Kayeti. La nacelle en effleurait presque les méandres qui s’écoulaient paresseusement au sein des collines parsemées d’acacias. Le paysage plat de la savane avait laissé place à un terrain tourmenté, hérissé de roches surgies du plus profond des âges.

Le moment vint où il fallut atterrir afin de poursuivre la route à pied.

Parsifal ancra l’aérostat à l’ombre des arbres dénudés, puis donna le signal du départ. Swala prit la tête de leur maigre colonne. Elle avançait en dénichant des sentiers invisibles pour des yeux non coutumiers de ces reliefs. Elle se jouait des obstacles avec une aisance presque surnaturelle. Au fil des jours, l’esclave prostrée avait fait place à une femme reprenant goût à la vie et aux choses qui l’entouraient. Ses réflexes de servitude avaient disparu. Ici, dans ce prodigieux décor baigné d’ocre pâle, elle prenait sa véritable dimension, celle d’un être libre, né de cette terre et la retrouvant intacte, comme au premier jour.

Parfois elle se retournait, se moquant du retard pris par ses deux compagnons. Parsifal ne lui cédait en rien en endurance, mais il ne pouvait apprivoiser les accidents du chemin avec la même agilité. Le soir, leur campement improvisé était l’occasion de retrouvailles joyeuses, et parfois plus intimes, durant lesquelles Nick Profit allait fumer sa pipe à l’écart.

Le jeune aventurier ne se lassait pas de ces moments irréels, où tendresse et sauvagerie se mêlaient en un lamento croissant. Ici, au cœur de la savane, sur ces territoires quasi inexplorés, ces étreintes avaient un charme primitif qui le comblait et il les attendait avec impatience. L’image d’Augustina, qui l’avait poursuivi un temps, ne flottait plus dans ses rêves.

Elle appartenait à un monde lointain, qui au fond n’était pas le sien.

Un après-midi, alors qu’ils arrivaient au pied de la montagne maléfique, Swala fut parcourue d’un frisson. Sans consulter ses compagnons, elle courut droit devant elle. Profit et Parsifal lui emboîtèrent le pas sans comprendre, jusqu’au moment où ils découvrirent le bourgeonnement des toits de chaume émergeant des acacias morts.

C’était tout ce qui restait du prospère village où la jeune fille avait grandi : quelques inkajijiks, ces huttes typiquement massaïs, bâillaient à tous les vents. Des ustensiles de cuisine en terre cuite, pour partie brisés, jonchaient le sol. Plus personne ne vivait ici.

Son arbalète chargée dans le creux de son bras, Parsifal leva les yeux en direction de la montagne comme pour l’interroger sur les méfaits perpétrés ici.

Swala regarda autour d’elle avec nostalgie.

— Je vivais ici, dans cette cabane, indiqua-t-elle. Les buffles étaient parqués dans un corral de ce côté. Il y avait alors des pâturages. Pas ces mauvaises herbes.

— Moi aussi, j’ai connu ce village, se souvint Parsifal en se recueillant devant un tumulus à peine visible. Un ami est mort ici.

— Alors, nous devons pleurer nos défunts ensemble, fit Swala.

Elle se plaça face au soleil, et, tête baissée, commença à chanter dans sa langue, de plus en plus fort, avec un léger balancement du buste d’avant en arrière. C’était comme un appel déchirant que cette voix portée par le vent de la savane. Pour échapper à l’émotion qu’elle lui inspirait, et qui lui rappelait peut-être des chants irlandais lointains, Nick Profit se pencha sur le maigre équipement qu’ils avaient emporté du ballon et dont il avait la charge.

Parsifal se pencha sur l’étrange herbage d’un rouge sombre qui avait colonisé les environs et prenait un aspect desséché dans le couchant. Il en coupa une tige, qu’il malaxa dans la paume de sa main, avant de la renifler d’un air circonspect.

— Quelque chose ? s’enquit Profit.

— De la végétation parasite… Et pourtant… Elle se dessèche…

À l’appui de sa conclusion, Parsifal émietta l’échantillon qu’il venait de cueillir entre ses doigts.

— La sécheresse n’explique pas tout. Ce qui viendrait conforter ma théorie…

— Quelle théorie, baron ?

— Souvenez-vous des Guerriers-Lune que nous avons découverts à bord de ce navire, à Londres…

— Fanés comme de vieux bouquets…

— Il est là, intervint Swala d’une voix sombre en désignant le Tswamba Salu. Celui qui vit dans le cœur de la montagne. Le démon sous la terre. On peut sentir sa magie jusqu’ici…

Parsifal sentit un frisson glacé parcourir sa nuque. Lui aussi éprouvait cette déplaisante impression, ce parfum de maléfice qui émanait des hauteurs embrumées.

— Il y a des traces de pas ici, nota Profit. Une quinzaine d’hommes, peut-être plus. Deux jours d’avance, à mon avis. Et tenez… Une carcasse de cheval. Les vautours se sont régalés.

— Morton… songea Parsifal. Nous n’avons pas entièrement refait notre retard, j’en ai peur.

— Ils ont dû emprunter cette voie qui part vers la paroi, plus à l’est, suggéra l’Irlandais.

— Eh bien, nous n’avons qu’à les suivre…

Swala le retint par le bras.

— Si tu vas dans cette direction, elle saura que tu viens et la jungle te dévorera. Nous devons remonter par les chutes, au nord, là où il ne porte jamais le regard.

— Pourquoi précisément de ce côté ? s’informa Profit.

— Parce qu’elle se tourne pour suivre la course du soleil, à la manière des plantes. Il existe un passage. Un passage dans l’ombre…

Le jour tirait à sa fin quand Swala s’arrêta sur la berge des chutes Kayeti. Mains sur les hanches, elle contempla avec une joie d’enfant les flots bruns et bouillonnants qui se fracassaient à ses pieds. Il fallut encore remonter le long de ce ruban bouillonnant avant de trouver des rochers affleurant qui permettaient le passage sur l’autre rive.

Durant ces heures de marche, les trois voyageurs avaient contourné la masse imposante du Tswamba Salu. Ils suivaient ainsi la course inverse du soleil ainsi que la jeune Massaï l’avait préconisé. Ils arrivèrent à l’orée d’un passage encaissé, une entaille encadrée de hautes parois ocre que les rayons de l’astre n’arrivaient pas à pénétrer.

— Le chemin dans l’ombre, nota Parsifal. L’itinéraire qu’a emprunté Delauney avec son équipe…

— Et que le professeur Equinox a ignoré, ajouta Profit. Pour son malheur…

— Il faut partir, sans perdre un instant, décréta Parsifal. Swala, conduis-nous.

La Massaï conduisit ses compagnons hors du village, et entreprit de gravir les contreforts de la montagne. Contrairement au reste du versant, cette portion était presque dénuée de végétation. La jeune fille suivit une saignée creusée dans la roche comme par un tranchant de hache géante. Il devait y avoir une raison pour laquelle rien ne poussait sur ce sol, songea Parsifal. Était-ce le fait de la lumière plus rare ? La géologie ? Tant de mystères inexpliqués entouraient cette montagne…

De temps à autre, Profit s’agenouillait afin d’évaluer la composition de la terre qu’ils foulaient.

— Basalte… murmurait-il fréquemment. Encore du basalte… Et là, c’est de la lave refroidie, vous pouvez me croire…

Parsifal n’avait pas la passion scientifique de son associé, mais il comprit immédiatement où celui-ci voulait en venir.

— Essayez-vous de me dire que nous nous trouvons sur un volcan ?

— Tout juste, baron. Et actif, qui plus est. Cet aimable sentier qui nous conduit Dieu sait où, a été creusé par une coulée de lave.

— Sur laquelle notre insolite végétation n’a pas eu de prise…

Les trois explorateurs débouchèrent sur un faux plat tapissé de ces lichens rouges qu’ils avaient déjà remarqués au village abandonné, à peine plus vigoureux.

Swala désigna un orifice naturel ouvert dans la paroi rocheuse.

— Voilà l’entrée, indiqua-t-elle. Je suis passée là, une fois, quand j’étais enfant. La jungle n’était pas si étendue sur la montagne à cette époque.

Parsifal s’approcha sur le seuil ombreux et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

L’obscurité n’était pas si dense qu’il ne puisse distinguer un décor de grottes parcourues de galeries noueuses. Sans attendre l’assentiment de ses compagnons, il pénétra dans la fissure.

Le trio parcourut près d’un kilomètre sous terre, suivant des passages sinueux qui couraient d’une salle à une autre, jusqu’au moment où ils débouchèrent sur le rebord d’un canyon. Alors qu’ils se penchaient pour en mesurer la profondeur, une même sensation les parcourut tous les trois : celle qu’une puissante respiration montait d’en bas. Il y avait une vie, au fond de ce gouffre, une présence invisible et sournoise.

En dépit de l’inquiétude qui s’emparait d’eux, ils sentirent pourtant qu’il fallait aller au bout du mystère. Parsifal trouva un passage praticable, sous la forme d’une lèvre entaillant la roche volcanique. Les explorateurs s’y engagèrent prudemment en file indienne. La moindre erreur, et la chute serait sans rémission. Sous leurs semelles, la roche devenait parfois friable et s’écoulait dans le vide en poudre noire.

Ils furent soulagés d’atteindre non pas le fond de ce ravin, mais une sorte de palier percé de puits fumants. Ils firent halte afin de récupérer leur souffle autant que leur sang-froid. Ne plus veiller à son équilibre était déjà un réconfort.

— Tu es déjà venue jusqu’ici, Swala ? s’enquit Parsifal.

— Jamais, assura la Massaï d’un signe de tête négatif. Mais je suis sûre que nous nous approchons d’elle… De son trône…

— Venez voir… les alerta Profit, qui se tenait au-dessus d’un des puits.

Il invita ses compagnons à jeter un œil en bas. Parsifal et Swala distinguèrent un reflet rougeoyant formé de cloques grasses.

— Du magma, constata Parsifal. Nous nous trouvons sur une bombe à retardement. Les nuages qui enveloppent le sommet ne sont que des signes précurseurs d’une éruption imminente.

— Assis le cul sur la marmite, approuva Profit. Plus vite on en sortira, baron, mieux je me porterai.

— Cette créature, quelle qu’elle soit, est prise au piège, remarqua Parsifal. C’est pourquoi elle cherche un moyen de fuir, de se reproduire à l’extérieur… Elle envoie ses Guerriers-Lune comme autant de missionnaires. Autant de jardiniers qui vont essayer de la replanter… Elle veut renaître, Profit. Établir un trône ailleurs…

— Vous délirez, j’espère ? fit observer l’Irlandais.

— J’ai peur que non. Souvenez-vous de ce que disait notre ami le sultan. N’a-t-on pas repéré des Guerriers-Lune jusqu’à Mombasa ? Nous-mêmes, n’avons-nous pas eu affaire à eux au cœur de Londres ?

— Vous ne croyez pas si bien dire… glissa une voix tremblante dans leur dos.