26
Bouquet final
Les trois fugitifs coururent droit devant eux à perdre haleine. Après plusieurs méandres, ils finirent par retrouver leur chemin et émerger par l’entrée donnant sur le chemin d’ombre. En se retournant, ils constatèrent que le sommet de la montagne rougeoyait en dégageant de puissants jets de vapeurs dans le crépuscule. Parsifal en était persuadé : d’une manière ou d’une autre, la créature de la montagne, qui avait pu contenir un temps la montée de lave, avait renoncé à résister davantage et se livrait aux forces telluriques.
Alentour, la jungle se tordait en tous sens, comme secouée par des convulsions maladives. La végétation se mourait. Les lianes se desséchaient, les buissons brunissaient… L’être d’origine inconnue agonisait jusque dans ses plus infimes ramifications.
Parsifal et les siens dévalèrent la pente par le canyon caillouteux. Ils bousculèrent au passage des Guerriers-Lune errant au hasard, à la façon de fourmis hagardes après la destruction de leur fourmilière. Là-haut, le volcan éveillé crachait à présent des gerbes de lave. Le souffle de la fournaise poursuivait les trois rescapés. Toute la falaise était illuminée par l’éruption en cours.
Courir. Courir le plus vite possible.
Par chance, les premières coulées se tournèrent dans la direction opposée à celle de Parsifal et des siens. Ils enjambèrent les dernières racines mourantes qui se consumaient et se retrouvèrent dans l’ancien village massaï.
Une exclamation monta aux lèvres de Swala.
Et Parsifal comprit.
Une centaine de guerriers se tenaient là, armés de leurs longues lances.
Silencieux, à contempler le spectacle extraordinaire de l’éruption.
Ils n’étaient pas seuls. Une colonne de soldats britanniques, menés par un corpulent officier à moustache blonde, fit irruption à leurs côtés.
— Parsifal Crusader, je présume ? s’enquit le commandant.
*
— Une créature ici ? s’esclaffa le général Edwardes en se frictionnant les mains au-dessus du feu de camp. À l’intérieur de ce volcan ? J’espère que vous plaisantez. C’est encore l’une de vos pitreries destinées à vous faire mousser dans la presse. Comme ce tyrannosaure que vous aviez affirmé avoir découvert dans les Carpates !
— Il y en avait un, persista Parsifal, vexé.
— By Jove. Vous avez de la chance… Ne croyez pas que je me serais déplacé, ni que j’aurais fait endurer à mes hommes une telle traversée pour vous porter secours, si l’ordre n’était venu d’en haut… De la cour de Zanzibar… Peut-être même du sultan en personne…
— Vraiment ? fit mine de s’étonner Parsifal.
— Quoi qu’il en soit, je ne comprends rien à la diplomatie, affirma Edwardes. Je suis un militaire. J’exécute les ordres. Et puis, la situation est en train de changer. Il semblerait que les Prussiens aient l’intention de se retirer de cette partie du monde. J’ignore à quoi est dû ce revirement, mais notre reine a probablement convaincu l’Empereur Guillaume, que la peste l’emporte, de réviser ses ambitions, et de se rappeler aux règles de la bienséance.
— Cette partie du monde, comme vous dites, appartient toujours au sultan de Zanzibar, fit observer Parsifal.
— Oui, mais est-il en capacité de la contrôler sans le soutien d’une armée entraînée ? J’en doute. Il est question qu’un général bien de chez nous succède au peu regretté colonel Bruckner. C’était un étrange bonhomme. Vous dites qu’il a péri dans l’ascension de ce volcan. Drôle d’idée. Ce pays vous rend fou, voilà ce que je pense.
Parsifal le dévisagea d’un air malicieux.
— Sans doute, général. Sans doute. Si vous permettez ?
Il ramena son teguelmoust sur son visage, ce qui tira une légère grimace au général.
— Êtes-vous donc obligé de vous travestir ainsi ? Vous êtes anglais, que diable.
— Ici, je ne suis qu’un homme, Général. Blanc pour les Massaïs. Métis pour les Blancs, et étranger partout.
Parsifal s’éloigna du bivouac pour se rapprocher de Nick Profit qui attendait dans son coin en tirant sur sa pipe.
— Le résultat des courses ? interrogea l’Irlandais. Ce général me fait l’impression d’un clown.
Avant de répondre, le regard de Parsifal se perdit dans les hauteurs rougeoyantes du Tswamba Salu, situées à une dizaine de kilomètres de ce campement établi par le détachement britannique. L’éruption avait commencé à s’apaiser.
— Il a cru que j’étais timbré, commenta enfin le jeune homme.
— Vous me rassurez, fit savoir Profit. J’aurais été étonné du contraire. À présent que nous sommes seuls, je veux savoir… Pendant ce moment où cette créature vous a tenu entre ses griffes… Que s’est-il vraiment passé ? Qu’avez-vous ressenti ?
Parsifal secoua la tête, indécis.
— Je l’ignore, Profit. J’ai vécu pendant ces quelques instants une impression étrange, celle de voyager dans l’infini, parmi les étoiles, et une époque immémoriale. J’ai laissé cet être lire en moi, mais j’ai aussi lu en lui, je suppose. Il avait une mémoire, des souvenirs d’un univers que l’humanité ne connaîtra jamais… Ou alors dans très longtemps. Cette créature était ici depuis des siècles, davantage peut-être. Son origine nous restera à jamais inconnue, je suppose.
— Encore un peu, et vous regretteriez sa destruction. Vous devenez comme Equinox, mon pauvre ami, aveuglé par l’enjeu scientifique, quand je pense à toutes les vies épargnées par sa disparition.
— Elle avait le pouvoir de donner vie à des êtres humains, Profit ! Rendez-vous compte des progrès que son étude nous aurait permis de réaliser.
— J’ai déjà lu une histoire comme ça : Frankenstein. Ça finit mal.
— Vous avez sûrement raison… Pour quelle raison ce monstre s’est-il subitement sabordé ? Uniquement parce qu’il a compris à travers moi qu’il ne régnerait pas sur ce monde, que nous serions des millions à se dresser contre lui ? Que des hommes de progrès et de courage ne toléreraient jamais son règne ?
— Non. Il a deviné votre fichu caractère.
— Il a déclenché l’éruption, j’en suis certain. Il a préféré l’anéantissement plutôt que d’attendre et de subir l’inévitable. C’est très humain, au fond.
— Vous avez le don de provoquer des réactions très humaines… railla Profit. À propos, certaine princesse vous attend de ce côté… Vous saviez qu’elle était princesse dans sa tribu de grands gaillards ? Oui, bien sûr. Je suis stupide.
Parsifal donna une tape amicale sur l’épaule de son compagnon et partit retrouver Swala, entourée des siens. Les Massaïs fêtaient l’événement en dansant autour du feu par de grands sauts verticaux. Le jeune homme salua ces grands guerriers, chasseurs intrépides et nomades infatigables. Ils lui rendirent de vagues sourires et des déclarations dans leur langue que le jeune homme ne fut pas certain de comprendre.
— Que disent-ils de moi ? s’enquit Parsifal auprès de Swala.
— Que tu es un héros, vainqueur de la Montagne Cannibale et de son démon malfaisant.
— Absolument, se rengorgea Parsifal. On peut dire ça.
— Tu dois retourner dans ton pays ?
— Je l’ignore encore. Profit et moi allons retrouver notre dirigeable, en espérant qu’entre-temps une troupe de lions ne l’ait pas choisi comme camp de base.
— Je regarderai ton navire du ciel s’envoler avec tristesse.
— Ton village va renaître, Swala. Une lourde tâche t’attend.
Ils réprimèrent l’envie de s’étreindre. Ils se sentaient observés du coin de l’œil.
— Alors adieu, Swala.
L’aube ne tarda pas à poindre. Parsifal et Profit se mirent en route pour rejoindre l’emplacement situé près des chutes Kayeti où ils avaient abandonné le Dragon de Mangalore. Durant tout le trajet, Parsifal resta muet. Sa tristesse était palpable. Après des heures de marche, ils furent soulagés de découvrir le dirigeable à sa place, parfaitement intact… et aucun lion dans les environs.
Seulement alors, Parsifal desserra les dents.
— Je suis poursuivi par la fatalité. Pourquoi faut-il que je rencontre des femmes qui ne me sont pas destinées ?
— Rien ne vous empêche de rester, et d’habiter ce village, objecta Profit.
— Non. Ce ne serait pas lui rendre service. Une princesse massaï ne vit pas avec un Blanc. Elle ne serait plus acceptée. Il y aurait des oppositions. Des rixes. Je ne veux pas être à l’origine de ce genre de conflits.
Les deux hommes s’attelèrent aux préparatifs de départ, et les brûleurs firent entendre leur ronronnement monotone. Le Dragon de Mangalore retrouva peu à peu de sa superbe et s’éleva dans les airs. Parsifal prit la barre, les yeux rivés sur le Tswamba Salu qui, dans le lointain, ne dégageait plus qu’un immense panache de fumée.
— Qu’y avait-il là-bas ? interrogea Profit en tirant sur sa pipe. Quelle sorte de créature ? Venait-elle de l’espace, vraiment ?
Crusader secoua la tête.
— Je l’ignore Profit. C’était une créature d’un autre âge, d’un autre monde. Elle était peut-être déjà là à un âge où cette savane abritait les premiers germes humains. Nous sommes tous nés ici, dans ces vallées. Tous. Blancs et Noirs. Ces anciens volcans, ces plateaux, sont notre berceau commun. Peut-être Morton avait-il raison. Peut-être cette chose pouvait-elle prétendre à l’appellation de « divin » ?
— Vous me faites froid dans le dos !
— Le soleil est derrière nous, Profit. En route.
Quand le Dragon de Mangalore s’éleva dans le ciel clair, Swala l’aperçut au loin, tel un astre doré par le couchant. Elle gravit un talus et lui adressa un signe de la main, en sachant qu’elle ne pouvait être visible.