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Titre

THEODOR W. ADORNO

Amorbach et autres fragments autobiographiques

Traduit de l'allemand par

MARION MAURIN & ANTONIN WISER

D'après une édition établie par

ROLF TIEDEMANN

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Amorbach

AMORBACH

WOLKMANN1 : une montagne à l'image de son nom, un géant demeuré là par amitié. Il se repose maintenant, étendu de tout son long au-dessus de la petite ville, qu'il salue depuis les nuages. – Gotthard : le plus petit sommet des environs porte le nom du plus puissant massif des Alpes centrales, comme s'il voulait initier en douceur l'enfant à l'entourage des montagnes. Celui-ci n'aurait pour rien au monde renoncé à l'idée qu'un passage secret conduisait depuis une grotte des ruines du cloître St. Gotthard jusqu'au couvent d'Amorbach.

C'était, jusqu'à sa sécularisation à l'époque napoléonienne, une abbaye bénédictine, basse, d'une longueur inhabituelle, avec des volets verts, attenante à l'abbatiale. Hormis les entrées, il n'y a dans sa structure rien d'énergique. Et pourtant, c'est là que j'ai appris ce qu'est l'architecture. J'ignore encore aujourd'hui si cette impression provient simplement de ce que j'ai découvert l'essence du style grâce à ce couvent, ou si, dans ses dimensions et son refus de tout éclat, s'exprime quelque chose que les constructions ont perdu par la suite. La veduta sur laquelle il est clairement représenté, avec son étang peuplé de carpes et à l'odeur agréable, donne à voir un morceau du cloître, habilement caché derrière un bosquet. S'en dégage à chaque fois une beauté dont je demande en vain raison à l'ensemble.

Dans la rue principale, à l'angle du très populaire relais postal, se trouvait à ciel ouvert une forge au feu ardent. Très tôt le matin, j'étais réveillé par les coups assourdissants. Je ne leur en ai pourtant jamais tenu rigueur. Ils m'apportaient l'écho d'un passé lointain. La forge demeura au moins jusque dans les années vingt, alors qu'existait déjà une station essence. À Amorbach plane sur le monde d'images de l'enfance l'avant-monde de Siegfried qui, d'après l'une des versions, fut vaincu à la source de Zittenfeld, au fin fond de la vallée boisée. Les Heunesäulen2, au-dessous de Mainbullau, dateraient – c'est du moins ce qu'on m'avait raconté alors – des invasions barbares et tireraient leur nom des Huns. Ce serait plus séduisant que si on les faisait remonter à une époque antérieure et sans nom.

Le ferry du Main, que l'on doit emprunter pour remonter vers le cloître d'Engelberg, a la particularité d'avoir conservé, comme moyen de transport, un caractère archaïque qui, contrairement aux amicales en costume et aux monuments historiques, n'a rien de forcé. Pas de façon plus simple et plus prosaïque d'atteindre l'autre rive que ce bateau par-dessus le bord duquel Hagen jeta dans le Danube le chapelain, seul rescapé du cortège des Nibelungen. La beauté de l'utile nous frappe après coup. C'est parce qu'elle demeure inchangée à travers les siècles que la musique du ferry sur l'eau, à laquelle on tend l'oreille en silence, est si éloquente.

Je suis d'ailleurs entré en contact avec le monde de Richard Wagner à Amorbach. Le peintre Max Rossmann avait là-bas son atelier, dans une annexe du couvent ; nous prenions souvent le café l'après-midi sur sa terrasse. Rossmann avait confectionné des décors pour Bayreuth. C'est à lui que l'on doit d'avoir véritablement redécouvert Amorbach ; il y faisait venir des chanteurs de l'ensemble musical du festival. Quelque chose du style de vie huppé, avec caviar et champagne, se communiquait au relais postal, dont la cuisine et la cave surpassaient ce qu'on aurait pu attendre d'une auberge de campagne. Je me rappelle parfaitement de l'un des chanteurs. Bien que je n'eusse pas dû avoir plus de dix ans, il engagea volontiers la conversation avec moi dès lors qu'il eut remarqué ma passion pour la musique et le théâtre. Sans se lasser, il racontait au gamin ses triomphes, tout particulièrement celui qu'il obtint dans le rôle d'Amfortas ; il prononçait la première syllabe en l'allongeant singulièrement – peut-être était-il hollandais. Je me sentis emporté d'un même élan dans le monde des adultes et le monde rêvé, ne pressentant pas encore combien tous deux sont irréconciliables. Depuis ce jour, j'identifie à Amorbach ces mesures des Maîtres chanteurs, “Dem Vogel, der da sang, dem war der Schnabel hold gewachsen 3, le passage préféré de Rossmann. La petite ville n'est située qu'à quatre-vingts kilomètres de Francfort, mais elle appartient déjà à la Franconie. – Un tableau inachevé et passablement abîmé de Rossmann, le Moulin de Konfurt, me ravit. Ma mère me l'offrit avant que je ne quitte l'Allemagne. Il a fait avec moi l'aller et retour en Amérique. J'ai retrouvé le fils de Rossmann à Amorbach.

Lorsque adolescent j'allais seul la nuit par les rues de la petite ville, j'entendais résonner mes pas sur les pavés inégaux. J'ai retrouvé ce son pour la première fois tandis qu'au retour de mon exil américain, en 1949, je marchais à travers le Paris nocturne, vers deux heures du matin, depuis le quai Voltaire jusqu'à mon hôtel. La différence entre Amorbach et Paris est moindre que celle qui sépare Paris de New York. Pourtant, le crépuscule d'Amorbach de mon enfance – parce que, depuis mon banc, je croyais voir à mi-hauteur du Wolkmann s'allumer simultanément dans toutes les maisons la lumière électrique installée depuis peu – anticipait chacun des chocs que reçut par la suite l'exilé en Amérique. Ma petite ville m'avait si bien protégé qu'elle me prépara à ce qui en était la parfaite antithèse.

À celui qui arrive en Amérique, tous les lieux paraissent semblables. La standardisation, produit de la technique et du monopole, est angoissante. On en vient à penser que les différences qualitatives ont ainsi réellement disparu de la vie, tout comme les progrès de la rationalité les excluent de la méthode. Qu'on se retrouve ensuite en Europe, et soudain, ici aussi, les endroits se ressemblent, qui paraissaient chacun unique dans l'enfance ; que ce soit par le fait du contraste avec l'Amérique, lequel écrase tout ce qui est autre, ou que ce soit aussi parce que le style d'antan possédait déjà cette contrainte normative qu'on associe naïvement à l'apparition de l'industrie, et surtout l'industrie culturelle. Cette uniformité, même Amorbach, Miltenberg ou Wertheim n'y échappent pas, ne serait-ce que par ce rouge dominant du grès, caractéristique de la région, qui se communique aux habitations. Toutefois, c'est seulement en un lieu déterminé que l'on fait l'expérience du bonheur, celle de l'inéchangeable, même s'il s'avère après coup que ce lieu n'avait rien d'unique. À tort et à raison, Amorbach est resté pour moi le modèle de toutes les petites villes, les autres n'étant que son imitation.

Entre Ottorfszell et Ernsttal courait la frontière séparant la Bavière du Bade. Elle était marquée sur la grand-route par des poteaux arborant les magnifiques armoiries et les couleurs des Länder peintes en spirales, blanc-bleu pour l'un et, si ma mémoire est bonne, rouge-jaune pour l'autre. Entre les deux, un vaste intervalle. C'est là que j'aimais tout particulièrement à me tenir, sous le prétexte – auquel je ne croyais nullement – que cet espace n'appartenait à aucun des deux États, qu'il était libre et que je pouvais à loisir y établir mon propre empire. Le fait que je ne prenne pas cela au sérieux n'ôtait d'ailleurs rien à mon plaisir. En fait, cela tenait surtout aux couleurs bariolées des Länder, à l'étroitesse desquels je me sentais en même temps échapper. J'éprouvais la même sensation qu'à des expositions comme l'ILA4 où d'innombrables fanions flottaient en parfaite harmonie les uns à côté des autres. Le sentiment internationaliste m'était alors déjà familier, notamment parce que certaines fréquentations de mes parents portaient des noms comme Firino ou Sidney Clifton Hall. Cette Internationale ne formait pas un État unitaire. Sa paix s'exprimait dans un concert festif de différences, coloré comme les pavillons et ces innocentes bornes frontières qui, ainsi que je le découvrais avec étonnement, laissaient le paysage inchangé. Le territoire qu'elles enclavaient et que j'occupais en jouant tout seul était un no man's land. Plus tard, pendant la guerre, le mot fit son apparition pour désigner l'espace déserté entre les deux fronts. C'est cependant la traduction exacte de ce terme grec d'Aristophane qu'autrefois je comprenais d'autant mieux que je l'ignorais : utopie.

Pour se rendre à Miltenberg, mieux encore que le petit train – qui n'était pas sans mérites –, on pouvait emprunter depuis Amorbach un long chemin de montagne. Il passe par Reuenthal, paisible village sur les pentes du Gotthard et commune d'origine de Neidhart, puis par Monbrunn, aujourd'hui encore isolé, et serpente à travers la forêt allant s'épaississant. Celle-ci abrite dans ses profondeurs toutes sortes de murets, et enfin un portique qu'on appelle Schnatterloch5 à cause du froid qui règne en ce lieu. Il suffit de franchir ce portique pour se retrouver, d'un seul coup et sans transition, comme dans les rêves, sur la plus belle des places de marché médiévales.

Au début de l'année 1926, nous nous assîmes, Hermann Grab et moi, dans le parc de Löwenstein à Kleinheubach. Mon ami était à l'époque imprégné des idées de Max Scheler et parlait avec enthousiasme de ce féodalisme qui savait si bien accorder châteaux et jardins. Au même instant apparut un gardien qui nous chassa rudement : “Les bancs sont réservés à la gent princière.”

Écolier, je me représentais sous les mots moral et pudique quelque chose de particulièrement indécent, peut-être bien parce qu'ils étaient employés en des occasions telles que les attentats à la pudeur, moins comme louange que comme ce dont quelqu'un s'était rendu coupable. Dans tous les cas, ils avaient quelque chose à voir avec la sphère de l'interdit, même s'ils en désignaient le contraire. Amorbach apporta une importante contribution à cette méprise. Le respectable et barbu jardinier de Oberhof s'appelait Keusch6. Il avait une fille que je trouvais horriblement laide ; mais le bruit se répandit qu'il en avait abusé. Il fallut, comme dans les opéras, la gracieuse intervention du Prince pour faire taire le scandale. J'avais déjà bien grandi lorsque je découvris la vérité de mon erreur, à savoir que pudique et moral sont des concepts indécents.

Dans la chambre d'hôtes du relais postal, à côté du pianino avec son médaillon de Mozart, était accrochée une guitare. Il lui manquait une ou deux cordes et les autres étaient désaccordées. Je ne savais pas en jouer, mais je grattais d'un geste toutes les cordes en même temps et les laissais vibrer, enivré par cette dissonance sombre, peut-être bien la première que j'ai rencontrée composée d'autant de sons, des années avant d'entendre une note de Schönberg. Je ressentais ce désir : c'est ainsi qu'il fallait composer, comme sonnait cet instrument. Lorsque je lus plus tard le vers de Trakl Traurige Gitarren rinnen” 7, s'imposa à moi le timbre de la guitare abîmée d'Amorbach.

Le matin, vers onze heures, il n'était pas rare de voir arriver au relais postal un homme, mi-paysan, mi-commerçant, venant de Hambrunn, l'un de ces villages voisins de l'Odenwald bâtis sur les hauts plateaux. Herkert, avec sa petite barbe et ses habits de chasse, buvant sa chopine, me semblait tout droit sorti de la Guerre des Paysans, que j'avais découverte en lisant dans la petite collection Reclam la biographie de Gottfried von Berlichingen, achetée au distributeur automatique de la gare de Miltenberg. “Miltenberg brûle.”8 Tout ce qui dans la région demeurait du XVIe siècle, en fait de gens et de choses, m'empêchait de concevoir l'éloignement du passé : la proximité spatiale se faisait temporelle. Mais dans la besace de Herkert, les noix étaient fraîches dans leur brou vert. On me les achetait et me les pelait. Ma vie durant, elles ont conservé ce même goût, comme si les meneurs des paysans révoltés de 1525 me les avaient destinées par amitié ou pour apaiser ma crainte de cette époque pleine de dangers.

Un après-midi, sur la terrasse de Rossmann, j'entendis qu'on braillait une chanson sur la place du moulin. J'aperçus trois ou quatre jeunes gars, habillés d'une façon inconvenante et censée être pittoresque. On m'expliqua qu'il s'agissait de Wandervögel 9, sans que je pusse par là me représenter quoi que ce soit de précis. Plus encore que leurs affreuses chansons populaires accompagnées par les faux accords de la guitare, ce fut leur aspect qui m'effraya. J'avais bien conscience qu'il ne s'agissait pas de pauvres comme ceux qu'on a l'habitude de voir la nuit à Francfort sur les bancs publics mais, pour parler comme les enfants, de “gens mieux”. Cet accoutrement n'était pas le fait du dénuement, mais bien plutôt d'une intention qui m'était incompréhensible. Je fus rempli de la crainte de devoir subir le même sort et me retrouver un jour sans défense à piaffer dans les bois – sentiment menaçant du déclassement dans les mouvements de jeunesse, bien avant que les bourgeois déclassés ne s'y rassemblent et n'embarquent pour le grand voyage.

Lu dans un roman, ç'aurait été aussi insupportable que chez ces écrivains qui font passer du comique réchauffé pour de l'humour increvable. Mais j'en fis l'expérience de première main, comme une part de la dot anachronique que me légua Amorbach. Lorsque le fonctionnaire du service des retraites rejoignait sa table d'habitués, sa femme prenait soin de l'accompagner – certainement contre son gré. Chaque fois qu'il buvait un verre de trop et pérorait avec plus d'enthousiasme qu'elle n'en avait le goût, elle l'admonestait en ces termes : “Siebenlist, un peu de contenance !” – Pas moins authentique, même s'il relève davantage de la sphère des journaux humoristiques des années 1910, cet incident qui eut lieu à Ernsttal, domaine des Linange. C'est là que fit son apparition, en habit d'été rouge éclatant, une personne respectable : la femme du président des chemins de fer Stapf. À ce moment-là, la truie domestique d'Ernsttal, perdant toute docilité, chargea la dame qui poussait de hauts cris et détala à toute vitesse en l'emportant sur son dos. Si j'avais un modèle, ce serait cet animal.

Affouragement des sangliers à Breitenbuch, village complètement isolé dans les hauteurs de l'Odenwald, non loin de Hainhaus avec ses sièges en pierre de la Sainte-Vehme dont je ne doutais pas que ce fût celle-là même qui condamna l'Adelheid de Weislingen, l'une de mes premières amours littéraires. Il y a quelques années encore, je croyais que ces sangliers, plusieurs centaines, étaient nourris dans leur intérêt. C'est ainsi qu'enfant, je m'étais représenté les affûts qu'on me montra dans les forêts d'Amorbach comme des installations destinées au gibier, afin qu'en grimpant à l'échelle celui-ci y trouve abri et refuge lorsqu'il avait froid ou que la chasse se faisait trop violente. Ç'aurait certes été faire preuve de beaucoup de bienséance10 envers les animaux. Je devais apprendre par un connaisseur que ces cabanes perchées dans les arbres servaient aux chasseurs, guettant de là le gibier pour le tirer. Il m'expliqua qu'on n'affourageait pas les paisibles bêtes par amour pour elles ni même pour préserver les champs de leurs prétendus ravages, mais bien davantage afin de garder les proies en vie jusqu'à ce qu'elles passent devant la carabine des chasseurs. Toutefois, pareille rationalité menaçante ne pouvait tromper le puissant sanglier qui sortit des fougères et vint vers nous, accompagné d'une odeur aussi désagréable qu'autrefois celle des cochons sauvages dans les forêts de Preunschen et Mörschenhardt ; nous remarquâmes alors que l'animal, manifestement arrivé des alentours après l'affouragement général, attendait que nous lui offrions personnellement quelque nourriture. Il nous donna d'avance des signes de remerciement puis, comme nous n'avions rien pour lui, s'en retourna en trottant, déçu. – Écriteau sur l'enclos : “Prière de respecter l'ordre et la propreté.” Qui s'adresse à qui ?

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Depuis Sils-Maria

DEPUIS SILS-MARIA

À quelque distance de là, une vache qui s'affairait près du lac, broutant entre les embarcations. Par une illusion d'optique, elle me donnait l'impression d'être sur un bateau. Authentique allégresse de la mythologie : le taureau d'Europe naviguant triomphalement sur l'Achéron.

Les vaches piétinent avec un plaisir manifeste les larges sentiers de montagne tracés par les hommes, sans leur prêter grande attention. Modèle de l'assistance que pourrait porter la civilisation à la nature qu'elle opprime.

Depuis les hauteurs, les villages ont l'air mobiles, sans fondations, comme posés là par une main légère. Il en émane une promesse de bonheur semblable à celle du jouet qui éveille des fantasmes de géant : on pourrait en faire ce que l'on veut. Notre hôtel, aux dimensions démesurées, est l'une de ces minuscules constructions ornées de créneaux, surplombant les tunnels sous lesquels, enfants, on faisait passer en trombe le petit train. On y pénètre enfin, et on sait ce qui s'y trouve.

Le soir, nous devions observer Spoutnik depuis le toit. On n'aurait pu le différencier d'une étoile ou de Vénus si sa trajectoire n'avait été aussi chancelante. Cela nous éclaire sur les victoires de l'humanité : ce par quoi elles soumettent le cosmos, l'accomplissement du rêve, est aussi flou que le rêve lui-même, impuissant, comme sur le point de s'effondrer.

Celui qui a déjà entendu le cri d'une marmotte ne pourra aisément l'oublier. Le comparer à un sifflement serait un euphémisme : c'est un son mécanique, qu'on croirait actionné par la vapeur. De là la frayeur qu'il suscite. L'angoisse que ces petites bêtes ont dû ressentir depuis des temps immémoriaux leur est restée coincée dans la gorge pour devenir leur cri d'alarme ; et ce cri, censé protéger leur vie, n'a plus rien de vivant. Dans leur panique devant la mort, elles ont fini par imiter celle-ci. Si je ne m'abuse, tandis que ces douze dernières années le camping gagnait du terrain, elles ont cherché refuge toujours plus loin dans les profondeurs de la montagne. Même leurs sifflements, qui sans une plainte accusent les amis de la nature, se sont faits rares.

Son absence d'expression s'accorde bien avec celle du paysage. Elle ne respire nullement l'humanité moyenne. Cela lui confère ce pathos de la distance dont parle Nietzsche, qui allait là-bas trouver refuge. En même temps, les moraines, typiques de ces lieux, évoquent les terrils industriels, les tas de décombres de quelque exploitation minière. Les stigmates de la civilisation et la virginité du paysage qui s'étend au-delà des cimes contredisent tous deux l'idée d'une nature consolatrice, faite pour que l'homme y trouve du réconfort. Voilà qui trahit déjà ce à quoi ressemble le cosmos. L'imago courante de la nature est engoncée dans un imaginaire bourgeois, jaugée à l'aune de cette minuscule zone dans laquelle se déploie la vie historique qui nous est familière ; la philosophie de la culture coupe à travers champs. Là où la domination de la nature brise cette imago animée et trompeuse, il semble qu'on approche la tristesse transcendante de l'espace. Ce par quoi le paysage d'Engadine l'emporte en vérité désillusionnée sur celui des petits bourgeois est compensé par son aspect impérial, l'entente avec la mort.

Les sommets ont l'air incomparablement plus élevés lorsqu'ils transpercent les nappes brumeuses que lorsqu'ils se découpent nettement dans la lumière d'un ciel clair. Mais quand la Margna revêt son léger châle de brouillard, la voilà telle une dame, frivole et pourtant réservée, dont on peut être sûr qu'elle n'irait pour rien au monde faire ses emplettes à Saint-Moritz.

À la pension Privata, encore aujourd'hui fréquentée par les intellectuels, on trouve le nom de Nietzsche inscrit dans un vieux registre. Comme profession, il a indiqué : professeur d'université. Son nom est juste au-dessous de celui du théologien Harnack.

La maison qu'habitait Nietzsche est aujourd'hui défigurée par une inscription indiciblement philistine. Mais elle témoigne encore de la façon dont on pouvait, il y a quatre-vingts ans, rester digne dans la pauvreté. De nos jours, vivre dans des conditions matérielles similaires signifierait être déclassé de la bourgeoisie. Au regard du standard moyen ostensiblement élevé, la pauvreté serait humiliante. À l'époque, l'indépendance d'esprit s'acquérait au prix d'une vie modeste. La relation entre productivité et base économique est, elle aussi, soumise à l'histoire.

Cocteau, de sa plume experte, écrivit que Nietzsche avait certainement formé son jugement sur la littérature française d'après les rayonnages de la librairie de la gare de Sils-Maria. Or il n'y a à Sils ni train, ni gare, ni librairie de gare.

On raconte que des manuscrits de Nietzsche s'empileraient dans les caves poussiéreuses de l'hôtel Edelweiss ou de l'Alpenrose. Il s'agit certainement là de légendes. Dans le cas contraire, il y a longtemps que la recherche les aurait dénichés. Il faut abandonner l'espoir de voir un jour se résoudre, à la lumière de documents inédits, le conflit opposant Lama et Schlechta. Cependant, j'appris il y a quelques années que Monsieur Zuan, patron de l'opulent commerce local de produits coloniaux, avait dans son enfance connu Nietzsche. J'allai avec Herbert Marcuse le trouver. Nous fûmes chaleureusement accueillis dans une sorte de cabinet privé. Monsieur Zuan se souvenait, effectivement. En réponse à nos interrogations, il nous confia que Nietzsche possédait une ombrelle rouge dont il ne se séparait jamais, que le temps soit pluvieux ou ensoleillé – on peut supposer qu'il espérait ainsi conjurer ses maux de tête. Une bande d'enfants dont Monsieur Zuan faisait aussi partie s'amusait à y glisser des cailloux qui, sitôt qu'il la déployait, pleuvaient sur sa tête. Il se lançait alors à leur poursuite, les menaçant de son ombrelle, sans toutefois jamais parvenir à les attraper. Nous nous figurions la pénible situation du malheureux qui poursuivait en vain ses cauchemars ambulants, et dut peut-être finalement leur donner raison, à eux qui représentaient la vie contre l'esprit ; à moins que ce ne soit cette expérience d'une véritable absence de compassion qui l'ait fourvoyé dans certains de ses philosophèmes. Monsieur Zuan ne pouvait se remémorer plus de détails. Il nous aurait en revanche volontiers conté la visite de la reine Victoria, et fut quelque peu déçu de constater que nous y accordions une moindre importance. Monsieur Zuan est depuis décédé, à l'âge de quatre-vingts ans passés.

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Mémorial de Lucques

MÉMORIAL DE LUCQUES

Pour Z.

ON dit que dans le Sud, la rue est le théâtre de la vie, mais ce n'est qu'une partie de la vérité. Elle se transforme tout aussi bien en intérieurs. Non seulement par son étroitesse, qui fait d'elle un corridor, mais surtout par l'absence de trottoirs. Elle n'a rien d'une chaussée, même lorsque des voitures s'y faufilent. Au volant, plutôt que des chauffeurs, ce sont des cochers, qui tiennent la bride courte et évitent de justesse les passants. Dans la mesure où la vie est encore substantielle, au sens de Hegel, elle absorbe également la technique : elle n'en dépend pas. L'étroitesse de la rue est celle du bazar, elle en devient fantasmagorique : habiter à l'air libre dans la cabine d'une péniche ou la roulotte d'un gitan. On oublie la séparation entre ce qui est à ciel ouvert et ce qui est couvert d'un toit, comme si la vie se rappelait sa préhistoire nomade. Les étalages des magasins, même les moins fournis, ont quelque chose des trésors. On en dispose simplement à passer à côté. Leur attrait est le bonheur même qu'il promet.

Il est difficile d'imaginer en Italie qu'une fille, même parmi les plus laides – et il n'en manque pas –, se braque (pour reprendre une expression froidement exacte du jargon allemand moderne) et défende contre un assaut inexistant une vertu qui l'est tout autant. Dans les contrées nordiques, si sa jupe remonte trop haut, elle s'empressera de la rajuster, décourageant ainsi sèchement toute velléité, même chez celui qui n'en a pas. Le même geste chez une Italienne veut dire : cela fait partie des mœurs, du décorum. Toutefois, dans la mesure même où elle pratique un rituel sans prétendre en être véritablement animée, elle accomplit ce geste exactement comme on applique une convention pour le respect de la dignité humaine : en laissant ouvertes les possibilités de détournement et de procuration. On en retiendra que la coquetterie est l'attitude d'une culture accomplie. Mais si une vendeuse, à la fin de sa journée, rentre chez elle seule et d'un pas pressé, il y a encore là quelque chose de l'aventure de la dame non accompagnée.

En Italie, certains traits de l'organisation patriarcale de la vie – la soumission des femmes à la volonté des hommes – survivent à l'émancipation des femmes, qu'il n'était pas possible d'entraver ici plus qu'ailleurs. Pour les hommes, cela doit être extrêmement agréable ; mais pour les femmes, c'est vraisemblablement la cause de nombreuses souffrances. De là peut-être cette expression infiniment grave sur le visage de certaines jeunes filles.

Des visages qui semblent voués à de grands, voire de tragiques destins, mais qui ne sont vraisemblablement que les reliquats d'un temps où il existait encore quelque chose de tel – pour autant que cela ait jamais réellement existé.

Si l'on considère son rôle actuel dans le pays, Lucques, au passé glorieux, est devenue provinciale, tout comme le sont la plupart de ses magasins et le style vestimentaire de ses habitants. Il serait parfaitement illusoire de s'imaginer que la conscience de ceux-ci le soit moins. Pourtant, ils n'en donnent pas l'impression. La tradition de cette région particulière et de son peuple a si profondément pénétré les gestes et apparences qu'elle les a modelés à l'abri de cette barbarie de province qui n'épargne pas même les habitants des plus jolies bourgades médiévales du Nord. La province n'est pas la province.

Après avoir demandé mon chemin à gauche et à droite, arrivé au Palazzo Guinigi, dans un quartier que je ne connaissais pas encore. Tout empreint de majesté toscane et à moitié en ruine, son crépi délabré comme celui des palais du centre de Vienne. Sur la très haute tour, un chêne vert, emblème de la ville, ce qui n'est certes pas rare en Toscane. Rez-de-chaussée encombré de vélos et décombres de toutes sortes. Je me fraye un chemin jusqu'à la lisière d'un jardin dont la splendeur laissée à l'abandon offre tout ce que refusait le gris de l'esplanade. Au-dessus des buissons, un palmier resplendissant ; au fond, le mur de pierre, aveugle mais pas dépouillé pour autant, de l'un de ces palais médiévaux qui bordent toute la rue.

On rencontre régulièrement en Italie des situations où, inexplicablement, des personnes s'immiscent dans vos projets et peut-être même se joindront à vous. Parfois, impossible de se débarrasser de cette corona. D'un autre côté, les gens sont souvent serviables et amicalement désintéressés. Sans un touche-à-tout fanfaron qui prenait ses aises avec la vérité et se livrait à des confidences n'intéressant personne, jamais nous n'aurions visité le jardin botanique, ni la villa Bottini et les ruines du théâtre antique avoisinant. Le désagrément se mêle indissociablement à la gratitude.

Dans l'omnibus pour Pistoia. Même l'effort de l'autoroute pour esquiver tout ce qui ne serait pas prosaïque ou publicitaire ne parvient pas tout à fait à masquer la beauté du paysage toscan. Celle-ci est si grande qu'elle fait encore valoir ses droits contre une praxis dévastatrice.

À Pistoia, une ruelle misérable : Via dell'abbundanza. Comme cet écriteau que j'avais vu autrefois à Whitechapel : High Life Bar.

À propos de la physionomie des villes toscanes : parfois, d'impressionnantes places d'église à l'architecture écrasante surgissent soudain du dédale des rues ; même les plus sinistres y débouchent. L'éclat de ces places, qui tombe sur la misère, rend immédiatement présents, avant toute symbolique, le miracle et la grâce enseignés par celle-ci.

Un mur enceint entièrement la ville de Lucques. Tout comme dans les villes allemandes, on a planté là par la suite des jardins publics, mais sans démolir le mur, qui a été conservé. Il est recouvert de rangs serrés de platanes. Ceux-ci forment des allées, semblables à celles de peupliers auxquelles nous sommes habitués, sombres, un peu comme les rêves peints par Henri Rousseau. Les avions, qui régulièrement aux alentours de dix heures du matin mènent au-dessus leur cavalcade, ne font pas si mauvais effet dans le décor. Des petits remblais de terre se sont formés sur la grande muraille de pierre. Par les journées d'automne aux chaleurs estivales, on y voit des clochards dormir paisiblement. La consolation là-dedans : si la pauvreté disparaissait un jour, alors l'humanité entière devrait pouvoir dormir ainsi, sans être surveillée, comme seuls le peuvent aujourd'hui les plus pauvres.

S'imaginer que Dieu sait combien de millions de gens ont quitté ce pays pour le Canada, les États-Unis ou l'Argentine, alors que ç'aurait dû être l'inverse. L'expulsion du Paradis se répète comme un rituel ininterrompu, il leur faut gagner leur pain à la sueur de leur front. Face à cela, toute critique sociale théorique devient superflue.

Malgré les contre-exemples, l'architecture lucquoise et pisane me frappe, moi le profane en histoire de l'art, par la disproportion entre ses façades excessivement travaillées, chargées d'ornementations – cinq cents ans avant le baroque –, et les intérieurs aux modestes plafonds de basilique. Ce doit être possible de l'expliquer historiquement par leur ancienneté. Les églises s'élèvent partout à la place de temples préromains et conservent quelque chose de leur structure. Mais il vient toutefois à l'esprit du musicien la mélodie de soprano qui, dans tant de compositions italiennes, l'emporte sur les autres dimensions. Une architecture homophonique. Dans les œuvres d'art, lorsque l'on rencontre le moment de construction, celui de la domination de la nature est également fort, renforcé par la résistance de la nature. Qu'elle soit chaude et luxuriante, et le besoin de construction reste plus faible. Chez les peuples latins, le sentiment formel dont on fait tant cas semble précisément être a-constructif, relâché ; d'où la transition plus facile vers la convention, et le fait que celle-ci est moins insidieuse qu'au Nord.

Une découverte, même si d'autres l'ont déjà faite avant moi : sur les fonts baptismaux de la basilique San Frediano, un relief qui se présente à la fois de face et de profil, dominé par un grand œil anguleux, géométrique même, et qui, par une stylisation l'éloignant de toute ressemblance avec un œil véritable, dégage une expression antique fascinante. Impossible de ne pas penser au Picasso tardif. C'est à peine si celui-ci connaîtra une plastique aussi extravagante. La substantialité de la vie latine nourrit une tradition souterraine jusque là même où la tradition est rejetée.

Dehors, devant le bar San Michele, en face de la célèbre église. Crépuscule froid, profond. Sans défense, comme si elle pouvait à chaque instant s'effondrer, sa façade de quatre étages s'élevait, vide, dans le ciel gris-bleu. Je compris tout à coup pourquoi, dépourvue de toute fonction et contre toute sagesse architectonique, elle est si belle. Elle donne à voir sa propre absence de fonctionnalité, ne prétend pas un seul instant être autre chose que ce qu'elle est, un ornement. Ce n'est plus une pure apparence : rédimé.

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Vienne, après Pâques 1967

VIENNE, APRÈS PÂQUES 1967

Pour Lotte Tobisch von Labotýn

VIENNE 1967. La mélancolie viennoise n'existe plus : c'est là désormais l'objet de sa mélancolie. Cela se ressent le plus vivement au Prater. Il a véritablement perdu son parfum, sans que l'on sache exactement pourquoi. Peut-être est-ce parce que, comme au Tiergarten à Berlin, les plaies de la guerre n'ont pas encore guéri : même si les arbres repoussent, le sentiment de dévastation est toujours présent. Peut-être cela tient-il aussi aux chemins désormais goudronnés comme à Central Park, à New York, alors même que l'allée principale reste interdite aux voitures. Le Prater était une sorte de bois de Boulogne. Quand les pieds ne s'enfoncent plus dans le sol, alors s'efface toute trace de forêt, qui avait part à son bonheur. Affirmer que l'époque du Prater est révolue ne sert plus à rien depuis longtemps, mais prouve justement le contraire. On m'éclaira sur le fait qu'on avait bitumé les allées pour des raisons d'économie. Il serait sinon impossible de rémunérer le personnel qu'exigerait leur entretien. Suspendus aux arbres, des écriteaux rédigés dans un pompeux langage de chancellerie, incitant les promeneurs à faire attention aux chutes de branches en cas d'orage, comme si le Prater guettait le malheur. Ce n'est que sur le chemin du retour, dans un bus d'une autre époque, que réapparut le sentiment d'une ville familière. Il avait été brutalement interrompu là même où cette ville était autrefois en harmonie avec la nature.

L. raconte qu'à l'école du Sacré Cœur, quand elle avait sept ou huit ans, elle écrivait mal et tachait ses cahiers. La sœur qui tenait la leçon l'avait avertie : “Si tu continues, tu vas faire de la peine au petit Jésus.” Ce à quoi elle avait rétorqué : “Ça, je n'y peux rien.” Là-dessus, on l'expulsa du pieux établissement. Elle n'avait pourtant fait que donner voix en un parfait écho à la métaphysique viennoise. Elle ne mettait en doute ni le petit Jésus, ni le fait qu'il se souciait de la propreté de son cahier. Seulement, L. se représentait au-delà de l'ordre catholique un autre encore supérieur, à la hiérarchie impénétrable, une Moire viennoise de l'indolence contre laquelle on ne peut rien. Au-delà de la divinité, la fatalité décide de l'existence. L'absolu n'est pas ébranlé par le scepticisme : c'est le scepticisme lui-même qui est érigé en absolu. L'on est aussi impuissant devant le cours du monde que devant les portes closes d'une administration. Face à lui, chacun doit s'incliner.

Cette indolence qui aujourd'hui comme hier console des tensions et – pour reprendre un terme de Mörike – de la Sehrhaftigkeit11 du monde du travail allemand, a aussi sa part sombre, une identification avec le mal, laissant entendre à voix basse que les choses devaient bien se passer ainsi. À Vienne, on peut observer comment même les intellectuels doux, sensibles et réfractaires s'accommodent trop facilement de la mort d'un être cher, mort dont l'indolence est plus coupable qu'on ne veut bien l'admettre. Ce Valentin12, qui pose son rabot lorsqu'il entend les arguments raisonnables et persuasifs de la Faucheuse allégorique, se montre tout aussi raisonnable face à la mort des autres. L'abandon au destin en devient la recommandation même. De là à se réjouir du malheur des autres, il n'y a qu'un pas. Voilà qui explique peut-être le ton macabre, contrepoint de l'allégresse, qui régale l'esprit viennois autant qu'il aime à se manifester con gusto dans le réel. Celui qui ne prend pas les choses trop à cœur les laisse volontiers suivre leur cours. L'esprit objectif de la ville abonde en ce sens. Le jeune homme qui, il y a quelques années, a poignardé dans le labyrinthe de l'Opéra une élève de ballet sans être dérangé s'appelait Weinwurm.

À l'ordre “Va chercher ! Va chercher !”, le boxer Dagobert, bien nourri et plein d'enthousiasme, s'élance promptement et saisit entre les crocs sa muselière qu'il rapporte à sa belle maîtresse. Préfiguration du self-contrôle volontaire, sans même d'ailleurs que les théologiens aient besoin de lever le petit doigt.

31 mars, La Fiancée vendue. Marie était interprétée par Irmgard Seefried, la plus grande soprano de sa génération dans ce type de rôles. Dans la loge d'à côté, ses enfants, dont j'enviais quelque peu le privilège de pouvoir admirer l'art incomparable de leur mère sur scène. Le chef d'orchestre portait un nom tchèque. Moins authentique que je ne me l'étais imaginé, manquait surtout cette aptitude à s'attarder, parfois indispensable au contraste avec le brio, notamment dans l'allegro moderato du quartet du premier acte. Cette musique se démarque par le rapport qu'elle établit entre les dimensions harmonique et mélodique. Les accords doivent se refléter dans les mélodies, et pour cela leur harmonie s'évanouir afin de gagner une perspective temporelle. Ainsi seulement peut s'exprimer la ferveur : dans La Fiancée vendue, la subjectivité enchaînée au collectif s'éveille, touchante, et, hésitante, elle prend possession d'elle-même. Cette ferveur naissante est si grandiose qu'on en oublie la rudesse folklorique des moqueries à l'encontre de Wenzel, le lourdaud fiancé. La scénographie était naturaliste. Je n'ai pas honte d'admettre qu'elle m'a plu. Les décors de villages étaient initiés au secret de l'art scénique en tant que forme : recréer la nostalgie de l'éloignement dans un horizon si proche que l'on s'y croirait, sans que ne se perde la saveur du lointain.

Étrange comme le plus beau passage de la pièce, l'ensemble lento “Noch ein Weilchen, Marie, bedenk es dir” 13, qui sauve l'héroïne de la folie d'un mariage de raison et à la fin duquel la voix passionnée de celle-ci s'élève au-dessus de celles de ses proches – ce chef-d'œuvre reste, dans toutes les représentations auxquelles j'ai pu assister, en deçà de l'imagination musicale. Il faudrait chanter le passage de façon absolument limpide, cristalline, presque sans âme, afin que la voix animée puisse se détacher. L'explication donnée par L. à cette insuffisance était probablement exacte. L'ensemble étant à peine soutenu par le jeu instrumental, il faudrait, pour produire un tel effet, confier jusqu'aux rôles secondaires à des solistes d'exception, ce que les conditions matérielles interdisent. On se retrouve au cœur des difficultés que rencontre aujourd'hui le théâtre de répertoire, là même où ses défenseurs font le mieux entendre leurs voix.

Nous habitions à quelques minutes seulement de l'Opéra, presque au centre de la ville, dans un parc qui ne laissait parvenir le vacarme des rues qu'en un murmure lointain et transformait le bruit des voitures en musique naturelle berçant le sommeil. Comme dans les Fêtes galantes, on pouvait s'y promener le long d'un étang, passer devant des statues abîmées de dieux rococos, et accéder par des marches aux différents niveaux. On brûla du bois mort. Au bout de la promenade, un mur sépare le parc du jardin du Belvédère. Une bâtisse auxiliaire, dans laquelle on rangeait autrefois les outils et qui abrite maintenant de quelconques fonctionnaires, avec une petite porte verte. La dame chez qui nous logions nous avait révélé qu'elle s'ouvrait sur un couloir donnant directement sur la rue, passage qui raccourcissait considérablement le trajet jusqu'à sa maison. On pourrait trouver la même histoire chez Proust, dans une description du faubourg Saint-Germain. S'il faut de quelque manière lui donner raison, c'est bien dans la revendication d'avoir écrit une autobiographie qui soit celle de chacun.

La sociologie a dégagé le phénomène de la personnalisation : la tendance largement répandue parmi les peuples et animée d'un besoin d'expérience vivante, qui consiste à se réapproprier les rapports aliénés et endurcis ou les événements politiques opaques en les expliquant, apparemment, à partir du comportement d'individus singuliers, et en s'en tenant là. L'idée courante, en période d'élections américaines, selon laquelle il s'agirait de choisir pour président le meilleur candidat, est le prototype même de cette tendance. De là aussi cette coutume des journaux illustrés de mettre en avant quelque personnage célèbre, insignifiant au regard du destin réel des êtres humains, mais qu'on présente comme si ses affaires privées étaient d'une importance capitale et dignes d'admiration – sans d'ailleurs que les consommateurs ne s'y laissent tout à fait prendre. Cette tendance atteint son apogée dans le culte de la personnalité pratiqué par les États dictatoriaux. Pourtant, ce n'est rien d'autre que la reprise d'une vision des choses vieille de plusieurs siècles, prébourgeoise et d'autant plus absolutiste qu'alors la volonté directe des seigneurs coïncidait avec le destin des peuples, bien plus encore que dans une société socialisée dont le caractère fonctionnel, la médiation universelle, réduit même les puissants à de simples marionnettes. Chez Shakespeare, un roi anglais pouvait parler de l'Angleterre comme de lui-même. On comprend à quel point cet usage de la personnalisation n'est que la résurgence d'une conception antérieure à la bourgeoisie en fréquentant les cercles des descendants féodaux, pour qui les héros de l'Histoire depuis longtemps disparus sont des parents dont on s'entretient avec une intimité mêlée d'une pointe de critique et de beaucoup d'indulgence, comme si l'histoire du monde et celle de la famille ne faisaient qu'une. De temps à autre, un personnage historique de mauvaise réputation gagne en sympathie ; il aurait été naïf, inoffensif, plein de bonnes intentions. Et peut-être est-ce même justifié. Certains, honnis par la tradition, ont pu être tout à fait fréquentables dans le privé. Le fait de les avoir condamnés eux plutôt que la tendance historique contient une part de personnalisation, qu'une connaissance intime de la personne et de son cadre de vie peut légitimement contredire. La conscience bourgeoise est particulièrement sensible à cela. C'est justement parce que les individus singuliers, même les puissants, ont depuis perdu tant d'influence, qu'on en fait les sujets coupables de l'Histoire – précisément pour masquer la culpabilité de celle-ci, à savoir qu'elle reste jusqu'à aujourd'hui sans sujet.

Wozzeck, le 9 avril. Très belle représentation, avec Berry dans le rôle de Wozzeck et Christa Ludwig dans celui de Marie. La musique est jouée de façon vivante et chaleureuse, dans le ton de Böhm, que le chef d'orchestre Hollreiser a su conserver avec un amour et une connaissance remarquables. Tout n'est peut-être pas aussi transparent que la façon dont on peut exécuter aujourd'hui l'œuvre de Berg afin que même son extrême complexité soit comprise comme une construction riche de sens. En revanche, la pièce s'exprime dans cet idiome bergien, autrichien, porteur de l'humanité propre à cette musique. Il faut avoir en tête le dialecte musical du Wozzeck pour pouvoir rendre le caractère expressif de motifs tels que l'indicible tristesse de la lente valse tyrolienne qui introduit la grande scène de l'auberge du deuxième acte. Extraordinaires décors de Caspar Neher. Le lien entre l'élément visuel et la dramaturgie musicale est évident, exprimé avec une clarté tout à fait pragmatique, dans une atmosphère qui surpasse de loin celle du réalisme et transporte dans une dimension authentiquement musicale. Tonnerre d'applaudissements, comme pour un opéra de répertoire. Le Wozzeck, par sa pure évidence artistique, dément sans concession l'allégation selon laquelle la nouvelle musique serait inaccessible au public. En attendant, cette allégation continuera d'être rabâchée par ceux qui veulent se mettre en avant mais ne comprennent rien à la musique.

Invitation en petit comité chez un diplomate italien d'une extrême gentillesse. Nous fûmes reçus dans une chambre de rêve. Non pas au sens figuré – belle comme dans un rêve – mais bien littéral, telle qu'elle m'apparaît sans cesse en rêve, comme l'image enfantine de la nostalgie, sans que toutefois je désire la retrouver à mon réveil : spacieuse, entièrement tendue de soie rouge, dans une semi-pénombre, unissant ce que l'objectivité a fini par rejeter et ce qui a trouvé refuge dans l'inconscient, une noblesse qu'on fantasme dans l'enfance et dont le réel, même celui du grand monde, n'est jamais à la hauteur. La conversation faisait parfaitement corps avec la pièce. Il faut vieillir avant de voir l'enfance et les rêves qu'elle a laissés derrière elle s'accomplir – trop tard.

Dans la tradition théâtrale et en particulier dans la comédie, jusqu'à Hofmannsthal, on aimait situer des scènes ou des actes entiers dans des auberges et plus tard des hôtels. On pouvait ainsi sans trop de violence dramaturgique réunir et faire converser toutes sortes de gens, parfois issus de cercles sociaux très divers. L'astuce est trop éculée pour qu'un écrivain sensible à l'esprit du temps puisse encore l'utiliser aussi facilement. Mais dans la ville de Vienne, copie esthétique d'elle-même, une réalité de ce genre survit aux techniques théâtrales elles-mêmes puisées dans le réel, et nous apprend que ce sont les formes sociales de jadis qui se cachent dans les conventions artistiques. À l'hôtel Sacher – chez Sacher, comme on dit – avec son hall, ses bars, ses restaurants, le contact entre les habitués et ceux qui les connaissent s'établit avec une aisance qui ne semble sinon naturelle que sur scène. L'hôtel ressemble à une sorte de grand quartier général où il n'est pas besoin de se donner de rendez-vous. Hasard et intention se mêlent sans qu'il y paraisse. Il est rare qu'on y soupe sans saluer une connaissance ou qu'elle-même ne salue la personne qui nous accompagne après l'opéra. Il en va de même à l'hôtel Wiesler, à Graz. Le “on” y est bien sûr soumis à une clause générale d'appartenance ou d'accointance avec l'aristocratie. Ceci se reflète d'ailleurs dans le comportement du personnel, qui suit du regard une dame de la haute société si elle se présente en veste de laine et sans chaussettes, rompant ainsi le rituel qu'on pratique en son nom. L'humanité, l'immédiateté et la légèreté des relations, à Vienne, s'avèrent liées à des rapports hiérarchiques féodaux, à des frontières invisibles, tandis que dans la bourgeoisie, qui justement ne veut plus faire cas de ces frontières, la froideur et l'indifférence finissent par régner parmi les anonymes. Peu de choses à Vienne sont plus séduisantes et aucune plus dangereuse que l'attrait pour l'idéologie selon laquelle comte et cocher forment une communauté où, à l'instar de Tamino et Papageno, chacun joue dans le petit théâtre du monde son rôle qui le préserve de l'aliénation, alors que celle-ci repose justement sur le caractère incontesté d'une telle mise en scène.

Parmi les arguments nourris par la rancune envers les intellectuels dont la pensée dérange, le plus inepte est bien celui qui pointe la contradiction entre leur disposition d'esprit et la fréquentation des cercles aristocratiques. Cette pique servait déjà les adversaires de Proust, d'Hofmannsthal et de son rival Kraus et, durant la période expressionniste, se croyait subtil tout critique de province qui parvenait à découvrir que Sternheim, l'auteur du Snob, en était un lui-même. Ce qui attire chez les aristocrates et que, réciproquement, certains d'entre eux trouvent attirant chez les intellectuels est d'une simplicité presque tautologique : ce ne sont pas des bourgeois. Leur vie n'est pas tout entière soumise au principe d'échange, et chez les plus subtils d'entre eux existe encore une liberté par rapport à la contrainte des fins et des avantages matériels, que l'on rencontre rarement ailleurs ; les tentatives pratiques ne leur réussissent guère. Mais l'attrait exercé par cette sphère est certainement dû au fait que sa puissance politique, et souvent même économique, est réduite à néant. Cet attrait est donc complètement indépendant de la richesse ou de la pauvreté. Le pouvoir d'autrefois est racheté par l'image du nom et un comportement encore marqué par la désinvolture de la puissance, mais sans la brutalité du commandement, ni cette insupportable intelligence qui cherche à savoir quels gains et avantages on peut tirer des gens – réflexe issu d'une norme qui considère l'acquisition par le travail comme honteuse ou malhonnête. Certains ont opéré une ouverture et on peut, à les fréquenter, leur découvrir un haut degré de sollicitude envers autrui, presque maternel, qui n'existe nulle part ailleurs. Avec nul autre qu'eux le contact est aussi simple, débarrassé de tout poison psychologique ; cela console dans les phases dépressives, comme le souvenir de quelque chose d'autrefois familier et depuis longtemps perdu. Mais la raison profonde réside dans ce moment d'abandon sans défense propre à ce qui ne trouve plus vraiment sa place. Il en découle une solidarité tacite. Je dis un jour à l'une de ces personnes qu'il aurait fallu leur créer une réserve naturelle, ou au moins les protéger sous une cloche de verre. Elle approuva d'un sourire.

Excursion en Vorderbrühl. Un ravissant petit château liechtensteinois. On décrit un arc tellement large que je ne le remarquai même pas, et soudain, alors qu'on pense être encore très loin, on se retrouve de nouveau au point de départ. Sur place, une grande auberge, bien chauffée en cette froide journée de printemps. L'intérieur, quelque peu délabré, craque et grince comme une pawlatsche, selon l'expression locale. On y mangea cependant très bien. Parmi les charmes de l'Autriche, qui toujours et irrésistiblement m'y ramènent, le moindre n'est certainement pas qu'à la campagne et déjà aux environs de la capitale, on se sent comme dans l'Allemagne du Sud de mon enfance. Pour celui qui prend de l'âge, manger et boire ne sont plus tant un plaisir immédiat que la poursuite de souvenirs, l'espoir chimérique de pouvoir restaurer une vie passée.

Au Danube-Auen, un jour de semaine. Curieuse, cette profonde solitude au bord du fleuve, à quelques kilomètres seulement de Vienne. Un sortilège pusztalien tient les hommes éloignés du paysage et de la flore déjà orientalisants, comme si cet espace ouvert sur l'infini souhaitait n'être pas dérangé. Un homme d'État autrichien du XIXe siècle s'exprimait en ces termes : l'Asie commence à l'Est du Rennweg. Ici, même l'industrie paraît hésitante. La sauvagerie du paysage serait restée archaïque si les Romains n'y avaient laissé des traces et si les derniers villages allemands ne s'étaient aventurés jusqu'aux frontières slovaque et hongroise. De beaux châteaux comme ceux de Niederweiden et de Hof, tous deux en rénovation, bravent l'abandon des lieux par l'Histoire. Le jardin de l'un d'eux est séparé de la rue, des morceaux de statues et de décorations en pierre gisent épars : le XVIIIe siècle se fait Antiquité. On aperçoit depuis de nombreux endroits la forteresse de Pressburg, que la grande route esquive en un virage serré, comme dans Le Château de Kafka. Aspern est l'un de ces lieux. Un regard depuis le sommet du Braunsberg au-delà du fleuve suffit pour qu'on ait, même entièrement dépourvu d'aptitude militaire, l'impression d'être un général, tant le terrain qui s'étend à perte de vue semble inévitablement destiné à toutes les batailles qui y furent livrées. On associe au nom du village Petronell celui de Pétrone, mais aussi un aromate qui n'existe pas. Là où la Fischa se jette dans le Danube se trouve Fischamend, avec son célèbre restaurant de poisson, où l'on se sent à la maison comme nulle part ailleurs qu'au bout du monde.

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Note des traducteurs

NOTE DES TRADUCTEURS

LES textes à caractère autobiographique sont rares dans l'œuvre d'Adorno. Ceux que nous avons retenus ici sont les seuls que l'auteur a choisi de rééditer de son vivant, dans le recueil Ohne Leitbild paru chez Suhrkamp en 1967. Ils furent tous initialement publiés dans la Süddeutsche Zeitung entre 1963 et 1967 – le premier, “Luccheser Memorial”, dans l'édition des 9 /10 novembre 1963, puis quelques années plus tard, “Amorbach” (5 /6 novembre 1966), “Aus Sils Maria” (1 /2 octobre 1966) et enfin “Wien, nach Ostern 1967” (10 /11 juin 1967). Nous les présentons dans l'ordre retenu par Adorno pour Ohne Leitbild.

Outre la forme singulière de leur écriture fragmentaire, ces quatre récits ont en commun de lier des souvenirs personnels à des paysages familiers du philosophe – l'Allemagne du Sud de son enfance, les hauteurs de l'Engadine, la Toscane et la capitale autrichienne –, et de les rassembler à chaque fois sous le signe d'un nom de lieu, prisme cristallin qui décompose le spectre des expériences qu'y fit Adorno.

Les traducteurs tiennent à remercier Michael Schwarz et le Theodor W. Adorno Archiv, Frankfurt am Main.

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Du même auteur

Du même auteur aux éditions Allia

Sur Walter Benjamin

Le Caractère fétiche dans la musique

Études sur la personnalité autoritaire

Kulturindustrie

About & Around Amorbach

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Titre original et crédits

TITRE ORIGINAL

Amorbach

Aus Sils Maria

Luccheser Memorial

Wien, nach Ostern 1967

Les textes du présent volume ont tous paru pour la première fois dans la Süddeutsche Zeitung entre 1963 et 1967.

Tiré de : Ohne Leitbild. Parva Aesthetica, in Gesammelte Schriften in zwanzig Bänden. Édité par Rolf Tiedemann avec la collaboration de Gretel Adorno, Susan Buck-Morss et Klaus Schultz, Volume 10 : Kulturkritik und Gesellschaft. Volume 10.1 : Prismen. Ohne Leitbild.

© Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1977.

All rights reserved by and controlled through Suhrkamp Verlag Berlin.

© Éditions Allia, Paris, 2016, pour la traduction française.

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Achevé de numériser

Amorbach de Theodor W Adorno

a paru aux éditions Allia en février 2016.

ISBN :

979-10-304-0088-5

ISBN de la présente version électronique :

979-10-304-0089-2

Éditions Allia

16, rue Charlemagne

75 004 Paris

www.editions-allia.com

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Notes

NOTES

1. Littéralement : l'homme des nuages. (Toutes les notes sont des traducteurs.)

2. Littéralement : “les colonnes des géants” ou les “colonnes des Huns”.

3. “L'oiseau qui chantait là, le bec lui avait bien poussé.” La strophe apparaît dans l'acte II des Meistersinger von Nürnberg de Wagner. La citation d'Adorno est légèrement erronée (il donne “da pour “heut).

4. Internationale Luftschiffahrt-Austellung, exposition aéronautique internationale.

5. Littéralement : le trou (Loch) où l'on grelotte (schnattern).

6. “Pudique” en français.

7. De tristes guitares ruissellent, deuxième vers du dernier quatrain du poème “In den Nachmittag geflüstert”.

8. Réplique du personnage principal de la pièce de Goethe tz von Berlichingen mit der eisernen Hand (acte v).

9. Mouvement de jeunesse créé à la fin du XIXe siècle. Dans les années d'avant-guerre qu'évoque Adorno, certaines de ses composantes avaient déjà pris une tournure ouvertement paramilitaire.

10. Adorno joue sur le double sens du mot Anstand qui désigne à la fois les cabanes de chasse et la bienséance.

11. Référence au terme “sehrhaft”, néologisme qui rythme le poème “An Longus” d'Eduard Mörike.

12. Allusion au personnage de Valentin Holzwurm dans Der Verschwender de Ferdinand Raimund, qui chante à l'acte 3 les vers suivants : “Sauf votre respect, si la mort se montre un jour / Et me tire par la manche : ‘Viens, petit frère' / J'y resterai sourd pour commencer / Et sans me retourner. / Mais elle insiste : ‘Cher Valentin / Ne fais pas de manières, viens !' / Alors je poserai mon rabot / Et ferai mes adieux au monde !”

13. “Encore un instant, Marie, penses-y.”