NOTE DE L’AUTEUR

À ma fenêtre, on dirait bien que c’est le premier matin de l’automne. La brise qui soulève mes rideaux est plus fraîche que celle d’hier, le soleil qui vient de se lever est bien franc et le ciel a cette limpidité unique et translucide qui n’appartient qu’à la fin de septembre ou à octobre. Je pourrais dire enfin puisque j’aime cette saison de l’entre-deux où tout n’est que couleurs vibrantes et brise odorante, d’autant plus qu’on n’a rien à regretter : l’été a été beau, chaud et interminable cette année. Pourtant, en écoutant la radio, tout à l’heure, j’ai été heureuse d’apprendre qu’un autre souffle de chaleur était prévu pour demain et après-demain. Alors, je vais dire tant mieux si les saisons s’entrecroisent allègrement, car pour une rare fois, je n’ai pas vraiment profité du soleil !

En effet, tout en travaillant à la suite de La dernière saison, j’ai changé de décor durant l’été. Déménagement et boîtes à remplir, ménage et frottage, installation et tout le tralala…

Mon bureau en a profité pour rétrécir comme une peau de chagrin et je ne sais toujours pas si cette nouvelle réalité me réjouit.

En fait, soyons honnêtes jusqu’au bout : je suis loin d’être certaine d’avoir fait le bon choix en changeant de maison. Voilà, c’est avoué !

Que voulez-vous, je suis une impulsive ! Quelques outardes à cacarder sur un plan d’eau, en plein hiver, et elles m’avaient déjà séduite. Mon impétuosité naturelle a fait le reste ; le mari et la fille ont suivi sans se faire tirer l’oreille. Pour une fois, j’aurais peut-être aimé un brin d’obstination ! Mais non ! Alors, me voici, ce matin, installée ici, alors que j’aurais dû, probablement, rester là-bas…

Je retiens un long soupir de découragement.

Tant pis, on verra à l’usage. Une maison, ça se revend, n’est-ce pas ? Je me donne quelques mois pour prendre une décision éclairée avec le mari qui, lui aussi, entretient certains doutes.

Malgré cela, je le répète : tant pis ! Pour l’instant, j’ai d’autres chats à fouetter et je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort.

Je suis donc dans mon bureau. Même si la pièce est plutôt petite, même si j’ai la désagréable sensation qu’elle se referme sur moi dès que j’y entre, ça n’a pas empêché de nouveaux personnages de m’y rejoindre. Quand je suis arrivée, peu après l’aube, j’avais de la visite dans mon antre d’écriture. Soulagement ! J’avais peur que l’inspiration me boude puisque moi, je boude la maison.

Je vous les présente, ces nouvelles venues.

Elles s’appellent Emma, Victoire et Alexandrine. Trois femmes, trois amies, presque parentes comme on l’était souvent dans une certaine mesure à cette époque, elles n’attendaient que moi.

Clocher du village, chemins de pierraille, marchand général… École de rang, potager, four à pain… Anguilles fumées, jambon salé et caveau à légumes…

À première vue, c’est là l’essentiel de leur discours parce que c’est là l’essentiel de leur vie, qui est surtout domestique, journalière et bien remplie.

Victoire, Alexandrine et Emma…

La jeune trentaine, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, elles vivent à cette époque où la femme n’a ni droits ni âme. Ou si peu. Épouse d’un tel ou fille de cet autre, la femme n’est que l’ombre de celui qui l’a engendrée et un peu plus tard, elle deviendra l’ombre de celui qui l’a choisie pour compagne.

Alors, il y aura aussi Albert, Clovis et Matthieu, les maris, tout comme il y avait eu avant eux Évariste, Ovide et François, les pères… Ils sont pêcheur, cultivateur et marin, mais ils sont aussi forgeron, marchand général et bûcheron… Trente-six métiers, trente-six misères, nécessité fait loi, car il y a de nombreuses bouches à nourrir.

Le voyez-vous comme moi, ce Québec de l’époque ? Il s’étale sous mes yeux comme une nappe sur la table.

Il y a surtout des villages, chacun avec son clocher et son curé omnipotent. Il y a des forêts et des pâturages, des champs de blé et des carrés d’avoine, des lopins de citrouilles et des rangs de poireaux. Il y a aussi quelques villes pour piquer le paysage, comme le fil de couleur vive pique la courtepointe immaculée. Ces villes, elles s’appellent Montréal, Trois-Rivières et Québec.

Par contre, à la ville comme à la campagne, je vois toute une nation qui bat au vent sur les cordes à linge, et je sens, s’emmêlant à l’odeur de lessive, le levain du pain et le chou de la soupe, l’encaustique de la cire et la gomme de sapin du liniment. Si là-bas, j’entends la cloche des tramways hippomobiles et les cris des charretiers, ici, j’entends les cornes de brume, les vaches qui meuglent et le vent qui siffle aux arbres.

Et des Grands Lacs à l’Atlantique, en passant par le golfe et la Gaspésie, il y a ce fleuve, le Saint-Laurent, ce long ruban indigo parsemé de goélettes, de barques et d’îles. Le Saint-Laurent, ce lien capricieux de vagues et de récifs, de marées et de courants, sinuant entre la ville et la campagne, menant de la campagne à la ville, réunissant les villages entre eux.

Rive nord, rive sud…

Emma au sud, car qui prend mari prend pays ; Alexandrine et Victoire au nord, les deux pieds bien ancrés dans leur terroir et village.

J’ai envie de mieux les connaître, de partager leur vie, de découvrir ce pays qui fut le nôtre avant d’être celui d’aujourd’hui, et pour ce faire, il n’y a qu’elles pour me le raconter.

Je tends l’oreille pour saisir des bribes de conversation, car les trois femmes qui sont devant moi ne parlent pas très fort. Pourtant, malgré cette modération — ou cette crainte, je ne saurais encore le dire —, elles seront l’épine dorsale de ce pays en train de naître. Cela, je le sais par instinct.

Alors, pour apprendre mon pays, pour savoir d’où je viens avant de décider fermement où je veux aller, il ne me reste plus qu’une chose à faire : je vais m’installer pour les écouter. Je vous invite donc à vous asseoir avec moi. Même si la pièce est petite, j’ai réussi à y glisser un fauteuil. Il est pour vous. Je pressens que l’histoire qu’elles vont nous raconter a tout ce qu’il faut pour être intéressante, pour ne pas dire passionnante.

Vous êtes prêt ? Alors, on y va !