CHAPITRE 3

Du côté de la grande ville, Montréal, décembre 1887,

à quelques jours des fêtes de fin d’année

Tous les samedis, James O’Connor sortait un sou de sa poche pour payer La Patrie, ce journal qu’un gamin bien en voix vendait à la criée au coin de la rue où il habitait. Un sou pour se perfectionner dans la langue de Molière et apprendre à mieux connaître les gens de cette ville qui l’avait accueilli, ce n’était pas trop cher payer. Du moins, c’est ce qu’avait toujours jugé James O’Connor, même du temps où il était moins fortuné.

Il était arrivé au Canada en 1862 alors qu’il n’avait que cinq ans. Parti d’Irlande à la fin du mois de juin de la même année, James avait vu son père et son frère mourir durant la traversée. En guise de funérailles, leurs corps enveloppés d’un drap grisâtre avaient été confiés à la mer, glissés par-dessus bord tandis qu’un aumônier psalmodiait une vague prière et que lui, agrippé à la main de sa mère, tentait de contenir ses larmes silencieuses et son horreur quand il avait entendu le « plouf » fait par les corps qui tombaient dans l’eau.

On lui avait déjà dit qu’un homme doit savoir cacher ses peines : il en faisait alors la douloureuse expérience.

Pour cette même raison, il était resté stoïque et droit quand sa mère, Mary Drummond O’Connor, avait été enterrée au cimetière de Grosse-Île durant la quarantaine qui leur avait été imposée. Le choléra l’avait emportée à son tour, tout comme son mari et son fils aîné. James se souvient très bien, encore aujourd’hui, qu’il avait alors prié de toute la ferveur de ses cinq ans pour que Dieu vienne le chercher lui aussi.

En vain.

Il ne devait pas être un aussi gentil garçon que sa mère l’avait toujours prétendu puisque Dieu n’avait pas répondu à sa demande.

À la fin du mois suivant son arrivée en sol canadien, le petit James, désormais orphelin, avait été transféré et admis à l’hôpital de la Marine, à Québec, pour une évaluation de son état de santé. Déclaré hors de danger et non contagieux, James avait alors été confié aux Sœurs du Bon-Pasteur, fondatrices de l’Asile Sainte-Madeleine, à Québec.

Ce passage à l’asile, où étaient accueillis des femmes en difficulté et des orphelins, restait, encore aujourd’hui, un des rares moments heureux de sa vie. Entouré de douceur et obligé à une certaine discipline, même en français, le petit James avait profité de ce séjour prolongé, et bien qu’il n’ait pas su utiliser ce moment privilégié pour délaisser complètement l’anglais et passer au français avec l’aisance qu’on aurait souhaitée, il avait quand même appris à faire confiance aux gens qui l’entouraient. L’occasion lui avait permis d’emmagasiner certains rudiments d’une nouvelle langue, tant à l’écrit qu’à l’oral.

Malheureusement, même si certains pouvaient croire que c’était pour le mieux, James avait été adopté par une famille de cultivateurs de Saint-Michel-de-Bellechasse alors qu’il venait tout juste d’avoir sept ans. Il n’eut d’autre choix que de quitter l’Asile Sainte-Madeleine, le cœur en lambeau, mais cachant toujours ses larmes.

Une famille déjà nombreuse surveillait son arrivée à la fenêtre d’une vaste maison au bois vermoulu.

Une nouvelle vie commença alors pour James O’Connor, puisque c’était là son nom et que, malgré l’adoption, il le garderait.

James n’avait jamais été vraiment heureux à Saint-Michel-de-Bellechasse.

Levé tôt et couché tard, le jeune garçon devait aider aux travaux de la ferme, alors que les enfants du couple Bélanger, eux, allaient à l’école du village. Lui qui avait si péniblement appris à lire en français s’était mis à en oublier les règles les plus simples, et si l’oreille gardait une certaine accoutumance aux mots et aux intonations du français, le parler, lui, s’était fait de plus en plus rare.

James s’ennuyait de sa langue maternelle, de sa famille et de l’Irlande dont certains paysages lui revenaient parfois en rêve. De ses parents, par contre, il n’avait gardé aucun souvenir sinon le reflet un peu vague du doux sourire de sa mère.

Dès qu’il avait eu seize ans, comme rien ne l’avait vraiment attaché à sa famille d’adoption, James avait pris la plus importante décision de sa courte vie : il avait quitté la campagne de la Côte-du-Sud et gagné Montréal tant bien que mal, quêtant des passages en charrette ou en calèche, marchant la plupart du temps.

La ville l’avait ensorcelé.

Étourdi par tant de bruits nouveaux, par tant de gens qui s’interpellaient jusque dans la rue, il avait prêté l’oreille aux voix. D’un mot à l’autre, presque par instinct, ses pas l’avaient mené de plus en plus loin. Il s’était finalement installé dans le sud-ouest de la ville, là où s’étaient établis de nombreux Irlandais.

Se promener dans les rues et entendre parler anglais était un pur délice. Le jeune homme avait l’impression d’être enfin de retour chez lui.

Baragouinant à la fois un mauvais français et un vieux restant d’anglais, grand comme son père l’avait été avant lui et aguerri par les durs travaux de la ferme, James avait rapidement trouvé un emploi : sans hésitation, on l’avait embauché comme débardeur au port de Montréal. Son drôle de bilinguisme avait probablement joué en sa faveur.

Moins bien payé que les Canadiens d’origine, mais soyons honnêtes, toutefois un peu mieux que les Indiens, James avait accepté les conditions d’emploi sans sourciller : six jours d’ouvrage par semaine, de l’aube au crépuscule, le dimanche étant consacré au Seigneur.

Le jeune homme avait pu ainsi se louer une chambre meublée dans une pension où l’on offrait deux repas par jour, breakfast and dinner, comme il était inscrit sur une affichette punaisée à la porte de la salle à manger. Il pouvait aussi se payer le journal du samedi, qu’il lisait le lendemain matin après la messe. Son maigre salaire, à peine sept dollars par semaine, permettait tout de même, comme il n’avait aucune obligation, de s’offrir à l’occasion un passage en tramway quand la température était maussade. Un rail passait justement au coin de la rue où il habitait et ainsi, pour cinq sous, il se rendait jusqu’au port, à l’abri des intempéries, trimbalé dans une voiture tirée par un cheval.

Dès le premier matin d’ouvrage, ce genre de routine lui avait tout à fait convenu, d’autant plus qu’à vivre aussi chichement, il avait ainsi trouvé le moyen d’économiser quelques sous chaque semaine, et au fil des années, la cagnotte cachée sous son matelas s’était mise à grossir de façon intéressante.

Quand il avait eu une vingtaine d’années, il avait fréquenté brièvement une jeune fille de bonne famille, comme le faisaient la plupart des garçons de son âge. Très sincèrement, il avait enfin cru que son avenir était tout tracé : dans quelques années, quand il jugerait son magot suffisant, James O’Connor se marierait avec la belle Jane et ensemble, ils auraient une famille dont il serait fier. Tous les deux, Jane et lui, ils en parlaient régulièrement, les yeux dans les yeux. La cagnotte cachée sous son lit trouverait alors bon usage.

Malheureusement, son statut d’orphelin avait mis un terme à tous ces beaux espoirs : Jane O’Sullivan, fille de Jack O’Sullivan, notaire, n’épouserait pas un sans-le-sou qui venait d’on ne savait où. C’était irrévocable. Quand le grand Jack décidait quelque chose, valait mieux ne pas le contredire. La porte avait alors été montrée à James d’un index autoritaire.

— Et qu’on ne te revoie plus !

Ce jour-là, la mort dans l’âme, James avait décrété qu’on ne l’y reprendrait plus. Sa fierté et son cœur en avaient trop souffert.

C’est ainsi que les années s’étaient écoulées.

Cela faisait maintenant quatorze ans que James vivait à Montréal. Il passait désormais du français à l’anglais avec une aisance enviable et il n’avait jamais manqué une seule journée d’ouvrage, sauf que maintenant, promu chef d’équipe, il bénéficiait d’une journée de repos supplémentaire, le samedi. Il pouvait ainsi lire le journal dès son achat. C’est ce qu’il faisait assis sur un banc de bois, installé le long de l’avenue, dès que la température le permettait, hiver comme été.

Somme toute, la vie de James O’Connor aurait pu être agréable. Il aimait son travail même s’il était exigeant ; il se plaisait dans le quartier où il habitait, les occasions de parler anglais se faisant régulières ; il appréciait sa logeuse, une Irlandaise tout comme lui, arrivée sur le tard au Québec et qui lui racontait abondamment ce pays qui avait été le sien. Oui, bien des choses dans la vie de James O’Connor le remplissaient d’aise.

En fait, il ne manquait que l’essentiel : une femme aimante et des enfants qui auraient couru partout. Des enfants aux mèches de cheveux colorées par les éclats de lumière du soleil. Des enfants aux joues parsemées de taches de son, tout comme lui. Des enfants qui auraient donné un sens à tout le reste, à ce travail éreintant et à cette cagnotte qui allait toujours grossissant. Oui, c’est ce qui manquait le plus à James : une famille bien à lui, à défaut d’avoir vraiment connu celle qui aurait dû être la sienne.

Le jeune homme y pensait souvent, parfois en travaillant, parfois en s’endormant, et il y pensait d’autant plus ce matin que Montréal se préparait à célébrer les fêtes de fin d’année. Pour un Irlandais de souche comme James, malgré le peu de souvenirs qu’il gardait de ses parents et de la vie avec eux, qui dit fête pense réunion familiale.

Quoi de plus triste, en effet, qu’un Noël célébré dans la solitude ?

Assis sur son banc de parc aux planches craquant de froid, tourmenté par un poignant vague à l’âme, James échappa un long soupir qui monta au-dessus de lui en un petit nuage de vapeur.

Les projets faits à deux, pour l’année qui commencerait bientôt, auraient eu tellement plus de poids et d’importance que tous ceux qu’il se contentait d’ébaucher, s’interdisant d’aller plus loin parce qu’il vivait seul et qu’il se doutait bien que jamais ils ne se réaliseraient.

L’existence aurait certainement eu plus d’agrément si elle avait été vécue à deux, à six, à neuf !

James en oubliait d’ouvrir son journal.

Il jeta les yeux un peu partout autour de lui, envieux et triste. La légèreté des voix qui s’apostrophaient d’un coin de rue à l’autre, d’une famille à l’autre, faisait mal comme une peine d’amour.

James n’arrivait pas à se mettre au diapason de l’humeur pleine d’entrain qui s’était emparée de Montréal.

Depuis quelques jours, la ville, se souciant fort peu des états d’âme de James O’Connor, avait revêtu ses atours de fête. Des couronnes de pin et de sapin odorant enjolivaient les réverbères, et des guirlandes de même nature, d’un beau vert profond, endimanchées de baies rouges et de grosses boucles de ruban, soulignaient le balcon de plusieurs maisons. Parfois, derrière une vitre, on pouvait deviner un arbre bien décoré, et le soir venu, les bougies qu’on y allumerait égaieraient toute la rue ! À sa pension aussi, il y avait bien un sapin, mais il était minuscule, posé sur une table dans un coin du salon, et la patronne interdisait formellement qu’on y mette des bougies même quand elle s’absentait pour visiter quelques amies ou la maigre parenté qui était la sienne, ici, à Montréal. La pauvre femme avait une sainte peur du feu, ayant elle-même échappé de peu aux flammes qui avaient ravagé sa maison alors qu’elle n’avait que six ans. James comprenait sa hantise, bien sûr, mais n’empêche qu’il aurait préféré avoir un sapin illuminé, au même titre qu’il aurait été heureux de goûter à un vrai réveillon après la messe de minuit et qu’il se languissait de chérir une famille bien à lui. Une famille avec qui il aurait pu festoyer.

James poussa un long soupir de résignation.

Chaque année, c’était la même rengaine : dès les premières décorations installées à travers la ville, à l’instant où, chemin faisant, il percevait le reflet d’une vitrine bien garnie illuminée judicieusement par un bec de gaz, ou si, par mégarde, il entendait les premières notes d’une chanson de circonstance, égrenées par quelques petits chanteurs au coin d’une rue, un vent de nostalgie s’emparait de lui et l’emportait dans un tourbillon d’émotions qu’il aurait préféré ne pas ressentir.

Il le savait : ce vague à l’âme ne lâcherait prise qu’au moment où il plongerait à nouveau dans la réalité quotidienne, celle qui était la sienne, celle du travail, au moment où il y retournerait, le 2 janvier à l’aube. Son ancienneté sur les quais lui permettait ces quelques jours de répit, mais, la nostalgie aidant, James n’était pas du tout certain que ce soit là un vrai repos. La mélancolie ferait un bref retour aux alentours du 17 mars alors que père et mère lui manquaient toujours aussi péniblement, après quoi elle se faisait plus discrète, fourbissant sournoisement ses armes pour revenir en force au Noël suivant. C’est ainsi que chaque année, d’aussi loin qu’il se rappelle, la tristesse lui tombait dessus à l’improviste, aussi lourde que les charges qu’il soulevait à longueur de journée au port de Montréal, rendant les pas plus lourds et l’esprit moins vif parce que le cœur prenait conscience du vide autour de lui et que la mémoire, trop occupée à fouiller dans les décombres d’une enfance brisée, occupait toute la place. Quelques notes d’un cantique joliment chanté, quelques affiches colorées adroitement placées suffisaient habituellement à réunir solitude et nostalgie, donnant ainsi le ton aux quelques semaines qui suivraient.

Pourtant, James avait des amis, de nombreux amis et, en temps normal, il savait les apprécier, reconnaître la valeur de leur présence. La majeure partie du temps, le passé restait le passé, bien sûr, et James s’accommodait de ce que le présent lui offrait sans rencontrer trop de difficulté. Que lui donnerait de languir après un ailleurs qui n’était pas le sien ? Ça lui ferait inutilement mal. C’est pourquoi la présence de ses amis arrivait généralement à combler cette espèce de vide émotif que la vie lui avait réservé.

Du nombre de tous ceux que James côtoyait presque quotidiennement, il y avait Timothy O’Callaghan et son accordéon, Lewis Flynn et ses danses, et Edmun McClary et ses blagues. Le sang d’Irlandais qui bouillonnait dans les veines de James se plaisait à côtoyer ces hommes fougueux, droits et sincères, qui avaient le sens de la fête et de l’amitié. Il croisait Timothy et Lewis au travail et rencontrait Edmun à la taverne le vendredi soir. James tenait à ces quelques amitiés comme à la prunelle de ses yeux bleus. Mais par-dessus tout, il y avait Donovan McCord. Il y avait surtout Donovan McCord et sa famille.

À ce nom qui traversa sa pensée, James afficha un grand sourire.

Donovan et lui s’étaient rencontrés sur le parvis de l’église un dimanche matin alors que la marmaille McCord, s’égaillant sur les marches qui menaient au trottoir de bois, l’avait bousculé au passage.

Le temps d’une excuse vite acceptée et l’entente entre les deux hommes avait été spontanée. Dans l’heure, James rencontrait Ruth, l’épouse de Donovan, et il s’asseyait pour une première fois à l’immense table familiale de Donovan.

C’est sûr qu’en plus d’apprécier son amitié, James enviait Donovan, et ce, au plus haut point. Mais s’il l’enviait ainsi, c’était dans le bon sens du terme. Donovan était tout ce que lui-même aurait aimé être. Cet homme, menuisier de son état, avait la vie que James O’Connor aurait voulu vivre, et le jeune homme ne se gênait surtout pas pour le dire. Cet ami, de quelques années plus âgé que lui, était ce grand frère disparu trop tôt. Alors, quand Donovan l’invitait à se joindre à eux, James répondait toujours par l’affirmative. C’était oui pour un souper, toujours oui pour une soirée de musique et de danse et encore oui pour la fête de l’un des enfants McCord, et ils étaient nombreux, les enfants de Donovan et de Ruth. Douze ! Douze garçons et filles, échelonnés entre dix-huit ans et trois mois.

Une famille comme James en avait toujours rêvé !

Alors oui, James était fort heureux de se joindre à eux quand on le lui proposait, et le plus souvent était le mieux.

Sauf pour Noël.

Quand les McCord l’invitaient à célébrer Noël sous leur toit, James trouvait toujours mille et une raisons pour refuser : une vilaine toux, un réveillon préparé à la dernière minute à la pension, un ami locataire, célibataire comme lui, et qui avait besoin de compagnie…

Tout et n’importe quoi pour se défiler, car aux yeux de James, Noël, c’était sacré. Ça se fêtait en famille. À l’église, d’abord, entre catholiques fervents qu’ils étaient tous, et ensuite autour de la table, comme il en gardait un vague, un très vague souvenir, celui de ses tendres années alors qu’il vivait encore en Irlande. C’est pourquoi, malgré l’insistance annuelle de son ami Donovan, James s’entêtait comme le bon Irlandais qu’il était resté et cette année encore, il avait décliné l’invitation de son ami. Les McCord avaient le droit de vivre cette fête dans l’intimité sans la présence d’un étranger même si cet étranger ne l’était pas vraiment puisqu’il passait de nombreuses heures sous leur toit chaque semaine.

Inspirant profondément, James ferma les yeux.

Il venait d’avoir trente-deux ans. Parti de rien, orphelin atterri loin de sa patrie comme l’oiseau tombé loin du nid, il pouvait se vanter d’avoir bien réussi dans la vie. Il avait un emploi stable et bien rémunéré. Il avait de nombreux amis et se savait apprécié par tous ceux qui le connaissaient, tant ses compagnons de travail que ses amis et ses patrons. Il parlait couramment le français et l’anglais et, à force de persévérance, il avait appris à écrire dans les deux langues, ce qui n’était franchement pas donné à tout le monde.

À part la famille, qu’aurait-il pu souhaiter de plus ? Pas grand-chose, James avait au moins l’honnêteté de l’admettre. Mais pour lui, le manque à combler était de taille. Cela aussi, il avait l’honnêteté de l’admettre. Il aurait tant voulu avoir une femme dans sa vie. Une femme qui aurait ressemblé à Ruth, tiens, douce et rieuse. En fait, sans l’avouer ouvertement, James était vaguement amoureux de cette femme qui incarnait à ses yeux l’idéal féminin. Par contre, jamais il n’aurait touché à un cheveu de sa tête. L’amour, l’attachement qu’il ressentait pour Ruth étaient trop respectueux, trop purs pour porter à confusion. C’était un peu à l’image de la tendresse qu’il aurait pu ressentir pour une mère ou une sœur si la vie en avait décidé autrement. N’empêche ! Chaque fois qu’il rencontrait une jeune femme, James ne pouvait s’empêcher d’établir aussitôt une comparaison : l’allure et le parler, les ambitions et les attentes, la couleur des cheveux et celle des yeux… Rien n’échappait à son analyse rigoureuse, et jusqu’à ce jour, aucune de celles qu’il avait eu la chance de croiser ou qu’on lui avait présentées n’avait été à la hauteur de cette Ruth qu’il admirait en silence.

Si au moins sa mère avait été encore vivante. Il aurait pu lui en parler !

À cette dernière pensée, le jeune homme ouvrit les yeux, mélancolique comme il l’avait rarement été au cours de sa vie.

Il avait le cœur fragile, et le paysage d’une blancheur aveuglante sous les rayons du soleil qui commençait à se montrer au-dessus des toits lui tira facilement quelques larmes, prestement séchées du revers de la main. Un homme ne pleurait pas. Malgré cela, en ce moment, James aurait bien voulu pouvoir se recueillir dans un cimetière. C’était l’endroit idéal pour les épanchements. Avoir un endroit où il pourrait toucher à ses racines. Même dans le silence, il aurait eu l’impression de sentir la présence de ses parents et de son frère, il en est certain. À tout le moins, cela lui aurait fait du bien d’y croire.

Avoir le privilège de pouvoir se rappeler qu’il fut un temps où il n’était pas seul, simplement parce qu’il y aurait eu une plaque avec des noms inscrits dessus.

Le cœur gros, James expira longuement. Même cela lui était refusé.

Ne restait que l’imagination pour visualiser les noms de Mary et John O’Connor gravés sur une belle pierre de granit. Dans l’esprit de James, ils étaient en lettres capitales, tout en haut du monument, bien visibles pour qu’il puisse les reconnaître de loin. En dessous, en caractères plus petits, il y avait aussi le nom de son frère.

David O’Connor, 1854-1862. Huit ans de vie. Son frère avait tout juste huit ans quand la mort l’avait emporté.

C’était sa famille, et ces trois noms gravés dans son cœur à défaut de l’être dans la pierre étaient tout ce qu’il lui restait d’elle.

Sauf peut-être…

Un long frisson secoua les épaules de James. Pas tant à cause du froid qui était tolérable qu’à cause de l’image qui venait de lui traverser l’esprit. Une image venue de très loin, puisée à même ses souvenirs les plus anciens. Celle d’une planche de bois, peinte en blanc, avec un nom écrit à l’encre noire dessus. Un nom et quelques chiffres qu’il n’avait su lire, à l’époque, parce qu’il était trop petit.

Mary O’Connor, 1830-1862.

C’était la tombe de sa mère, enterrée à Grosse-Île, là où elle était décédée quelques jours après avoir été mise en quarantaine avec lui.

Grosse-Île…

James pencha la tête dans un geste de recueillement. Voilà l’endroit où il avait mis pied à terre après une longue et pénible traversée. Il gardait un vague souvenir de cette terre d’accueil : les foins de mer qui lui arrivaient à la taille, les goélands chicaniers et le vent, ce vent omniprésent qu’il entend encore aujourd’hui lui siffler aux oreilles.

C’était là où, tout gamin encore, à peine cinq ans, il avait connu le plus profond des désespoirs.

Et s’il y retournait ?

Le cœur battant à tout rompre, James en arrêta presque de respirer pour laisser toute la place à cette proposition inattendue qu’il se faisait à lui-même.

Pourquoi pas ?

James ouvrit brusquement les yeux et regarda tout autour de lui. La neige s’entassait déjà un peu partout. Les congères créaient un rempart entre la rue et les trottoirs dont on ne voyait plus les planches.

Partir peut-être, mais sûrement pas tout de suite. En hiver, les voyages étaient malaisés, difficiles et parfois dangereux. Même s’il savait qu’il lui serait plus simple de s’absenter du travail à ce moment de l’année puisqu’avec les glaces sur le fleuve, les gros navires n’arrivaient pas jusqu’à Montréal, James repoussa l’idée d’un voyage immédiat. Après tout, il restait les trains dont il devait s’occuper, même en hiver. Il faisait partie des quelques privilégiés qui gardaient leur emploi à l’année et ils étaient peu nombreux à se partager la tâche. Il lui faudrait donc attendre que la saison froide soit derrière lui pour songer à s’absenter. Ne restait alors que le printemps ou peut-être l’automne. Oui, l’automne serait une bonne idée, quand le travail commencerait à se faire plus rare. Mais c’était loin, l’automne prochain. Presque toute une année, et James n’avait pas envie d’attendre tout ce temps. Alors…

Le jeune homme était déjà debout, le cœur battant la chamade, les gestes brusques et le souffle court. Lui qui s’interdisait rêves et projets depuis si longtemps se sentait fébrile à la simple perspective de partir quelques jours. Avoir enfin un but devant lui, une raison de se lever tous les matins pour aller travailler : accumuler assez d’argent pour entreprendre le voyage.

Car à ses yeux, il lui était interdit de toucher à la petite caisse remplie d’argent cachée sous son lit. Il n’y puiserait que le jour où une femme serait à ses côtés, pas avant.

En attendant, il pouvait bien se priver de tabac et de tramway pour mettre de l’argent de côté. Il pouvait même se contenter d’une seule bière le vendredi quand il rejoindrait Edmun McClary à la taverne, le temps de se constituer une réserve. Les sous ainsi épargnés permettraient sûrement d’entreprendre un voyage agréable, comme les riches.

Maintenant, James marchait à grandes enjambées, le journal replié sous le bras. Il le lirait plus tard. Pour l’instant, il avait mieux à faire. Tout à l’heure, après le repas, il se rendrait à la gare Dalhousie pour consulter l’horaire des trains. Peut-être bien qu’il pourrait se rendre jusqu’à Montmagny et de là, il trouverait aisément un pêcheur pour le traverser à Grosse-Île.

Le train se rendait-il jusqu’à Montmagny ?

James esquissa une moue d’incertitude.

Tant pis. Si jamais le train ne se rendait pas si loin, il pourrait sûrement rejoindre Québec. Ensuite, pour le reste de la route, il improviserait sur place. Un peu comme il l’avait fait à seize ans pour s’en venir à Montréal.

James étira un large sourire.

Il venait de prendre sa décision : il irait passer quelques jours sur la Côte-du-Sud dès le mois de mai, avant l’été, avant le gros de la saison sur les quais. Les patrons lui devaient bien ça. En presque quinze ans d’ouvrage, il n’avait jamais manqué une seule journée.

James marchait d’un pas alerte. Il se sentait tout léger, les projets s’enfilant les uns aux autres.

Parce que tant qu’à faire une si longue route, autant en profiter, n’est-ce pas ? Alors, si le cœur lui en disait, il profiterait peut-être de l’occasion pour passer voir les Bélanger à Saint-Michel-de-Bellechasse, question de leur montrer comment il avait bien réussi dans la vie.

Après tout, pourquoi pas ? Ils l’avaient quand même nourri durant près de neuf ans. Ce n’était pas rien ! Ils devaient sûrement se souvenir de lui.