CHAPITRE 6

Un mois plus tard sur la rive sud du fleuve, octobre 1888

Les années se suivent mais ne se ressemblent pas. Si 1887 était une année à conserver dans les annales et qu’elle resterait longtemps dans les mémoires pour sa température idyllique, 1888 était tout autre.

Emma jeta un regard désolé par la fenêtre de sa chambre où la pluie jouait des castagnettes en dessinant des rigoles. Par réflexe, elle se demanda si Mamie avait pensé de dire aux enfants de mettre leur grosse veste de laine bouillie, celle qui offrait un certain isolant contre la pluie et les gardait au chaud même quand elle était mouillée parce que dehors le vent s’était mis de la partie, obligeant les parapluies à rester accrochés au clou dans l’entrée.

La famille Bouchard venait de quitter la maison pour l’école en deux groupes distincts ; en effet, deux claquements de la porte d’entrée, à quelques minutes l’un de l’autre, lui avaient confirmé la chose à l’instant où un petit cri, comme un miaulement, venu du berceau posé au pied de son lit, la fit soupirer de lassitude. Habituellement, ce signal amenait un second cri qui peu à peu se transformerait en pleurs vigoureux.

Deux pleurs vigoureux s’encourageraient l’un l’autre puisqu’une fois encore, Emma avait donné naissance à des jumeaux. Or, les deux garçons étaient aussi différents l’un de l’autre que ses jumelles étaient semblables.

À deux mois à peine, Antonin, l’aîné mais le plus petit, était déjà bien éveillé, tandis que Célestin, le second, était plus costaud mais nettement plus endormi.

Deux bébés, alors qu’Emma avait déjà de la difficulté à accepter l’arrivée d’un autre enfant.

Deux bébés dont la naissance difficile avait failli lui coûter la vie.

Deux petits garçons qui la laissaient totalement indifférente, à l’exception d’une montée d’impatience qui accompagnait les montées de lait.

À trente-quatre ans, Emma était déjà la mère d’une famille de dix enfants, et son cœur, tout surpris de cette foule disparate autour de lui, avait de la difficulté à s’y retrouver.

De la naissance des jumeaux Emma ne gardait qu’un vague, un très vague souvenir, sinon que le curé était présent et que pour une fois, le médecin s’était déplacé et avait pris les choses en mains. Devant l’ampleur des saignements qui avaient accompagné cette naissance, le curé lui avait administré l’extrême-onction en même temps que la sage-femme ondoyait les bébés dès qu’ils poussaient un faible vagissement, épuisés qu’ils étaient par ce trop long accouchement.

Le médecin avait parlé, avec une certaine gravité dans la voix, d’un utérus paresseux, se contractant difficilement.

Le lendemain matin, à moitié endormie, Emma avait entendu un long monologue se dérouler de l’autre côté de la porte de sa chambre. Le médecin parlait durement à Matthieu. Emma l’avait déduit au timbre sévère de sa voix. Elle avait aussi cru entendre qu’il était question de famille et de maternité. Épuisée, Emma n’avait cependant pas compris tout le sens réel de ce long discours, et Matthieu, visiblement bouleversé, pour ne pas dire choqué, n’avait pas voulu lui en reparler.

— Une discussion d’hommes, avait-il rétorqué un peu brutalement quand Emma l’avait questionné.

Mais le ton employé s’était adouci quand il avait aperçu une eau tremblante au coin des yeux de sa femme.

— T’as pas à t’en faire, Emma. Pense plutôt à reprendre des forces. Oublie pas que t’as deux nouveaux fils qui ont besoin de toi.

Si Emma était épuisée par cette naissance, Matthieu, lui, semblait très fier.

Ce même jour, le curé aussi était venu la visiter. Matthieu et lui, devant Emma qui n’avait pas participé à cette discussion puisqu’elle ne la concernait pas, avaient convenu que les bébés seraient baptisés dès le lendemain malgré la fragilité d’Antonin.

— Surtout à cause de la fragilité d’Antonin, avait précisé le curé d’une voix grave, un œil sur le berceau et l’autre sur Emma comme s’il cherchait ainsi à prévenir les objections. On ne peut savoir quelles sont les vues du Seigneur !

Mais Emma n’avait pas la force de s’obstiner, et la simple idée de contredire le curé ne lui avait pas traversé l’esprit. Comme le saint homme venait de le dire lui-même, si la volonté du Seigneur était de rappeler tout de suite à Lui l’un des deux bébés, qu’Il le fasse. Emma ne s’y opposerait pas.

Dans l’heure qui avait suivi, pour une seconde fois dans la même journée, il y avait eu une longue discussion de l’autre côté du battant de la porte de la chambre. Cette fois-ci, par contre, Emma n’avait même pas fait l’effort d’essayer de comprendre. Elle était trop fatiguée. De toute façon, elle se doutait bien que Matthieu lui en reparlerait. C’est toujours ce qu’il faisait quand, pour une raison ou pour une autre, elle ne pouvait assister à la messe du dimanche. Elle avait toujours droit à une reprise du sermon et depuis ces dernières semaines, Matthieu était soutenu dans sa démarche apostolique par un Lionel à la voix lénifiante qui se faisait un devoir de compléter tout ce que son père disait.

— Ça me fait plaisir, maman, de vous offrir un peu du Bon Dieu ici, dans notre maison. Je trouve ça ben triste, vous savez, de pas vous avoir avec nous autres à la messe.

Emma, elle, ne voyait là aucune matière à s’attrister. Assister à la messe avec les enfants n’était pas le moment idéal pour se recueillir. Mais le ton de Lionel… En temps normal, cette attitude, qui avait des odeurs de soumission, « des odeurs de sainteté », comme l’aurait dit Mamie, aurait aiguillonné sa curiosité. Pas aujourd’hui. Deux bouches affamées réclamaient toute l’attention dont elle était capable et c’était amplement suffisant. Pour l’instant, c’était là tout ce qu’elle arrivait à faire et tout ce qu’elle voyait dans la présence d’Antonin et de Célestin. Deux bouches à nourrir. Pour les mêmes raisons, elle n’avait manifesté aucune surprise devant le fait que Matthieu ne lui avait pas relaté la visite du curé dans ses moindres détails, ce que son mari n’aurait pas omis de faire à un autre moment. Avait-il délibérément choisi de ne pas lui en parler parce qu’il considérait Emma trop fragile après l’épreuve qu’elle venait de subir ? Peut-être bien, après tout. Et ce serait à son honneur si c’était le cas. Chose certaine, Emma, elle, n’aurait pas passé un tel événement sous silence et elle aurait sûrement questionné son mari si elle avait été en pleine possession de ses moyens. Mais ce n’était pas le cas depuis la naissance des jumeaux.

Depuis le 28 août en fin de soirée alors que les premières douleurs de l’enfantement s’étaient fait sentir, Emma n’était que l’ombre de la femme alerte et décidée qu’elle avait déjà été.

Heureusement, Mamie, malgré son grand âge, avait repris la maisonnée d’une main de maître. Les enfants, sous sa férule, marchaient au doigt et à l’œil, d’autant plus que leur père était présent dans la maison depuis quelque temps, car les moissons étaient terminées.

C’est pour cette même raison que ce soir, le repas à peine terminé, ayant du temps devant lui, Matthieu s’était installé au bout de la table pour préparer une lettre destinée aux gens de la rive nord, une lettre que Clovis recevrait demain puisqu’il avait avisé Matthieu qu’il effectuerait un dernier voyage à l’Anse-aux-Morilles avant la saison froide. Il viendrait livrer des pommes de terre au marchand général. Les terres de Charlevoix, plutôt rocailleuses, se prêtaient bien à la culture des patates, comme on appelait généralement ce tubercule plutôt humble. Ensuite, Clovis finirait la saison de cabotage du côté de Charlevoix avant de mettre son bateau à l’abri des intempéries, haut sur la grève. Puis, dans les jours qui suivraient, il partirait pour les chantiers, comme il avait coutume de le faire deux hivers sur trois.

Si Matthieu avait attendu tout ce temps pour écrire aux siens, c’est que la santé d’Emma était restée longtemps chancelante. Mais comme hier le médecin l’avait déclarée hors de danger, Matthieu s’était enfin décidé à annoncer la naissance de ses deux nouveaux fils. « Les bébés et la mère se portent bien », avait-il écrit de sa longue écriture en lettres rondes comme celles d’un écolier. Il s’appliquait, car il avait choisi d’écrire sur le papier blanc qu’Emma gardait pour les grandes occasions et il ne voulait surtout pas le gaspiller. « Dieu nous a bénis encore une fois par l’arrivée d’Antonin et de Célestin. Je Lui serai toujours reconnaissant d’être aussi généreux à notre égard. »

Penché sur son épaule, Lionel lisait tout ce que son père écrivait. Il lui pointa quelques erreurs, un pluriel oublié et deux accords de verbes, mais dans l’ensemble, tout se tenait et il félicita Matthieu pour la clarté des mots choisis. Comme ces quelques remarques venaient de la part de son aîné, Matthieu n’en fut nullement offensé et il savoura les félicitations.

— Merci pour les corrections, Lionel. Chus content de voir que t’approuves mon écriture. Avec tous les livres que tu passes ton temps à lire, c’est comme rien que tu en connais plus que moi.

— J’espère que j’en connais un peu plus que tout le monde ici.

Le ton employé par Lionel ressemblait à celui d’un jeune garçon un peu imbu de lui-même. Mais était-ce sa faute ? Tout le monde, ici et à l’école, et tout le temps ou presque, le félicitait pour son langage soigné et les bonnes notes obtenues lors des examens. Seul le curé, le ton las et les lèvres pincées, soulignait qu’il y avait encore place à l’amélioration.

— Pis ça vaut pour mes frères comme pour vous, papa, ajouta Lionel d’un même souffle et sur ce même ton un peu précieux. Sans vouloir vous manquer de respect, comme de raison. C’est justement pour en connaître le plus possible que monsieur le curé me demande de lire les livres de sa bibliothèque.

Lionel n’osa ajouter, cependant, que le but premier de ses lectures forcées au gré de la vie des saints était d’amener le curé à lui offrir de poursuivre ses études au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, comme il l’avait déjà fait il y a quelques années pour Ti-Jean Painchaud du troisième rang. Lionel s’en souvenait très bien. Le curé Bédard venait tout juste d’arriver dans la paroisse quand, en chaire le dimanche, en guise de sermon, il avait demandé à tout un chacun de faire une neuvaine pour ce jeune garçon afin d’éclairer sa réflexion et ses prières, et ce jour-là, une partie de la quête avait servi à payer sa scolarité. La demande s’était répétée chaque automne durant quelque temps.

Puis, on n’avait plus entendu parler des Painchaud.

Depuis quelque temps, Lionel s’était mis en tête qu’il serait le second jeune de la paroisse à profiter de la prodigalité du curé et par ricochet de celle des paroissiens.

Avait-il la vocation, comme on avait coutume de le dire ? Lionel l’ignorait totalement. Il priait comme tout le monde, bien sûr, il croyait en Dieu et il ne ressentait aucun agacement lors de la messe et des sermons, comme certains l’affichaient ouvertement. De plus, il aimait la lecture. Était-ce suffisant ? Peut-être. N’empêche que Lionel, appelé à se rendre régulièrement au presbytère, en appréciait grandement le calme ambiant, et l’idée d’avoir une gouvernante sous ses ordres pour voir à ses moindres caprices n’était pas pour lui déplaire.

Mais surtout, oh oui surtout ! savoir qu’il n’aurait plus jamais à se salir les mains suffisait en principe à lui faire entrevoir la lecture obligatoire du bréviaire avec une agréable impatience.

Chaque fois que cette pensée lui traversait l’esprit, Lionel soupirait d’envie et d’expectative.

Par contre, il ne faudrait guère tarder à mettre en branle tout le processus. L’école du rang n’offrait plus que de très rares découvertes à ce jeune homme de quatorze ans, il en était conscient. En même temps, plus les mois passaient, plus ses chances d’être accepté au Collège diminuaient. Habituellement, on y entrait à douze ans ou treize ans, au plus tard, pour entreprendre le cours classique, celui où on apprenait le grec et le latin, langues mortes d’aucun usage sauf à l’église, d’où cette importance de les acquérir pour un jeune qui visait le sacerdoce. Bien entendu, depuis bientôt trente ans, on retrouvait aussi au Collège une école d’agriculture où l’âge d’admission avait nettement moins d’importance, mais ce n’était pas du tout ce que Lionel visait. S’il avait voulu devenir cultivateur, il n’aurait eu qu’à suivre les traces de son père et cela aurait fait longtemps qu’il aurait quitté l’école.

Sa réflexion dépassait rarement cette limite, et l’intensité de ses prières visait surtout à lui donner le courage d’aborder le sujet d’abord avec le curé et ensuite avec son père qui, à première vue, devrait le soutenir dans sa démarche sans la moindre hésitation.

À moins que…

L’idée lui était venue sans crier gare un jour qu’il arrachait des carottes à la demande de Mamie. Pour bien en soupeser les pour et les contre, Lionel s’était arrêté entre deux rangs et, le coude appuyé sur le manche de la bêche, il avait laissé son regard errer sur la ligne d’horizon, là où ciel et mer s’unissent en un bleu brumeux et léger.

À moins que l’inverse soit plus judicieux, ce qui voulait dire qu’il devrait peut-être parler d’abord à son père et ensuite au curé.

L’idée méritait réflexion.

C’est ainsi que Lionel s’était mis à y réfléchir intensément et en quelques jours, il était arrivé à la conclusion que la nouvelle approche serait préférable. S’il avait un allié dans la famille, un soutien indéfectible, le message serait peut-être plus facile à rendre au destinataire, d’autant plus que Matthieu lui avait confié, aux moissons du mois d’août, qu’à son âge, son plus grand rêve était de devenir curé. Quand Lionel avait entendu cette confidence, son cœur avait bondi dans sa poitrine, ouvrant toutes grandes les portes d’un espoir qu’il voyait de plus en plus légitime.

Quoi de plus naturel qu’un fils aîné veuille suivre les traces de son père, n’est-ce pas ?

Malheureusement pour Lionel, dès le lendemain, sa mère donnait naissance aux jumeaux, et cet événement était venu bouleverser leur vie familiale avant même que le jeune homme puisse ouvrir la bouche pour aborder le sujet avec son père. Par la suite, l’inquiétude pour les bébés et sa mère avait pris toute la place. Il y avait donc eu deux mois durant lesquels l’année scolaire avait commencé sans changements majeurs à l’horizon, deux longs, deux interminables mois où Lionel avait rongé son frein.

Ce soir, pourtant, il avait l’impression que le vent était en train de changer de bord. Peut-être soufflerait-il enfin pour lui puisque son père venait d’écrire une lettre dans laquelle il disait que tout allait bien. Il avait même ajouté qu’il louait Dieu pour Sa générosité à leur égard.

Quand son père mêlait Dieu à ses discours, c’est qu’à ses yeux, tout allait pour le mieux. De plus, puisque son père avait accepté de bon cœur ses remarques et ses félicitations, attitude plutôt rare de sa part, Lionel y vit un signe du Ciel. En effet, habituellement, Matthieu détestait ceux qui avaient le culot de s’immiscer dans ses affaires, d’autant plus dans sa correspondance, et il levait rapidement le ton pour faire valoir son point de vue.

Autant profiter de ce qui semblait être une bonne humeur providentielle ! La meilleure santé de sa mère devait peser lourd dans la balance, et maintenant que les inquiétudes de toutes sortes semblaient derrière eux, Lionel décida de se jeter à l’eau, non sans avoir montré une bonne volonté exemplaire afin de paver la voie à une conversation constructive entre hommes. Ainsi, il prit sa voix la plus douce pour offrir :

— Si vous le voulez, papa, je peux aller porter votre lettre au quai demain matin. À votre place.

La suggestion fit tiquer Matthieu qui, délaissant sa relecture de la lettre, leva les yeux vers son fils. Sous les sourcils froncés, son regard exprimait une évidente contrariété.

— Pis ton école, elle ? demanda-t-il avec une certaine impatience.

La question déstabilisa Lionel. Malgré tout, il y répondit avec franchise.

— Oh ! Vous savez, l’école pour moi…

Matthieu ne relança pas son fils et se contenta de soupirer bruyamment. Qu’est-ce que c’était que cela maintenant ? Lionel ne voulait plus aller à l’école ? C’était le monde à l’envers et la simple perspective de ce désaveu agaça Matthieu. Lui qui était si fier de son aîné et de ses notes de premier de classe !

Matthieu jeta un regard à la dérobée sur son fils.

Lui, Matthieu Bouchard, avait engendré un garçon intelligent ! Quelle fierté, quel plaisir !

Alors, quand ce même garçon semblait lever le nez sur l’école…

Repoussant la lettre du revers de la main, Matthieu demanda le plus calmement possible :

— Qu’est-ce qui se passe à soir, Lionel ? T’aimes pus ça, l’école ?

Comprenant la méprise qui semblait vouloir orienter la discussion, Lionel s’empressa de rectifier son tir, avec, cependant, un peu plus d’emphase que nécessaire dans la voix.

— Bien au contraire, papa ! J’aime ça, l’école, et vous le savez. J’aime même ça de plus en plus. C’est juste qu’ici, sur le rang, j’apprends plus grand-chose. Avec des petits de première année qui sont dans la même classe que moi…

Volontairement, Lionel ménagea une pause pour permettre à son père de bien mesurer l’étendue de sa déception face à cette situation. Puis, dans les secondes suivantes, il lança avec véhémence :

— Vous rendez-vous compte, papa ? Même Gilberte est dans ma classe. C’est tout vous dire !

L’essentiel de la mise en place était fait et Lionel se dit qu’elle était à son avantage tandis que Matthieu, machinalement, tournait la tête et portait brièvement les yeux vers l’autre bout de la table, près de la seconde lampe à pétrole qui dégageait un halo de lumière jaunâtre et une douce chaleur, là où la gamine faisait consciencieusement la copie de quelques phrases sur une ardoise. Difficile, en effet, de concilier les besoins de cette enfant qui avait encore tout à apprendre avec ceux d’un grand comme Lionel, presque un homme maintenant, qui fréquentait l’école depuis de si nombreuses années déjà.

Matthieu retint un soupir d’agacement même s’il savait que Lionel avait raison de se plaindre. Sans l’avoir dit ouvertement, de toute évidence, Lionel était en train de demander de poursuivre ses études ailleurs. Pour Matthieu, c’était aussi clair que de l’eau de roche.

Malheureusement, même s’il était grandement soulagé de voir que l’école intéressait toujours autant Lionel, ce père de famille nombreuse ne voyait pas d’issue à la situation. Sur ce point, Emma avait entièrement raison : pour l’instant et probablement pour de nombreuses années encore, ils n’auraient pas les moyens d’offrir une scolarité supérieure à Lionel ni à aucun autre de leurs enfants, d’ailleurs.

« Dommage », songea Matthieu en pensant aux notes de son fils.

Sur ce, il ramena le regard sur sa lettre, conscient qu’en ce moment, il se sentirait mal à l’aise de regarder Lionel droit dans les yeux. Il avait peur d’y lire une amère déception qui serait justifiée.

Une déception qui ressemblait à celle qu’il avait déjà connue.

Pourtant, il n’aurait pas le choix de lever la tête pour prendre la parole. Il n’aurait pas le choix d’être le seul et unique artisan de la déconfiture de son fils parce qu’Emma n’était pas à ses côtés. C’était elle, habituellement, l’émissaire des bonnes comme des mauvaises nouvelles. Lui, Matthieu, gardait sa salive pour les moments d’importance, les moments graves, et il utilisait son jugement éclairé pour les décisions difficiles et lourdes de conséquences qu’il leur fallait prendre à l’occasion. C’était lui qui dictait les punitions ou qui donnait la fessée, le cas échéant. C’était là son rôle de père, d’époux, de maître de la maison et de la famille, et il s’en acquittait avec justice et respect. Pour le reste, il s’en remettait à Emma qui avait suffisamment de jugement, elle aussi, pour voir à l’ordinaire d’une maisonnée comme la leur. C’est un peu pour cela qu’il avait choisi Emma pour compagne, pour sa clairvoyance, son bon entendement et sa façon bien à elle de dire clairement les choses.

Et pour l’attirance qu’il ressentait pour elle.

À cette dernière pensée, Matthieu se sentit rougir. Pourtant, désirer sa femme, l’honorer, comme le disait parfois le curé, était son droit le plus légitime puisqu’il était marié, et à ses yeux, c’était là une des rares compensations au fait de n’avoir pu devenir prêtre. Malheureusement, depuis l’accouchement, les rapprochements lui étaient interdits et il commençait à trouver le temps sérieusement long. Durant sa nuit de noces, Matthieu avait compris que s’il avait un jour voulu être prêtre, Dieu, Lui, dans Sa grande sagesse, avait deviné qu’il n’était pas fait pour le célibat. Matthieu en voulait pour preuve que ce même Dieu avait béni leur union en leur donnant dix beaux enfants en santé.

Gloire au Seigneur !

N’était-ce pas là ce qu’il venait tout juste d’écrire à ses parents ? Dieu avait même exaucé ses prières les plus ferventes en ramenant Emma à la santé. Selon le médecin, elle pourrait quitter sa chambre avant la fin de la semaine. Que demander de plus au Ciel ?

Matthieu poussa un long soupir, fait à la fois de soulagement, de remerciement envers Dieu pour cette vie difficile mais bonne qui était la sienne, mais d’agacement aussi à cause des mots qu’il lui faudrait dire à Lionel. Jamais la présence d’Emma ne lui avait autant manqué qu’en ce moment.

Par réflexe, Matthieu porta les yeux au plafond comme si Emma allait pouvoir lui souffler ce qu’il fallait dire à travers les larges planches de pin.

Puis il se décida enfin et revint à Lionel qui, loin d’avoir partagé cette longue réflexion, attendait tout simplement une réponse à sa question initiale maintenant que son père savait que l’école du rang ne satisfaisait plus à ses aspirations.

Matthieu voulait-il, oui ou non, qu’il aille porter la lettre à Clovis demain matin ? Pour le reste, Lionel ne s’attendait pas à ce que la conversation déborde de tout ce qui venait de se dire. Matthieu était un homme de longues réflexions avant de donner son opinion. C’est pourquoi Lionel fronça les sourcils quand son père reprit la parole et qu’il comprit quel sens prenait la conversation.

— Je comprends ce que tu essaies de me dire, Lionel, commença alors péniblement Matthieu, triturant bien malgré lui un coin de la lettre posée, écrite sur le papier si précieux. Pour l’école, j’entends, précisa-t-il.

Le visage de Lionel passa aussitôt au cramoisi, ce qui ne toucha nullement Matthieu.

— Mais je ne vois pas comment on pourrait faire autrement dans les circonstances présentes, compléta-t-il, sans tenir compte du visible embarras de son fils.

Même sibyllins, les mots de Matthieu rejoignirent Lionel dans ce qu’il avait de plus sensible. Son père, bien que de façon détournée, ne venait-il pas de parler de son avenir à court, moyen et long termes ? Lionel en avait les jambes molles tant il était pris par surprise.

Et dire que tout ce qu’il voulait en proposant de porter la lettre au quai, c’était se mettre dans les bonnes grâces de son père. Jamais le jeune homme n’aurait pu imaginer que la conversation bifurquerait ainsi et aussi vite.

Mais comme c’était le cas…

Lionel redressa les épaules. Un dicton, appris à l’école justement, disait qu’il faut battre le fer quand il est chaud. C’est exactement ce qu’il allait faire.

— Je comprends ce que vous essayez de me dire, papa. Je le sais bien qu’on n’est pas des gens riches.

— Heureux de te l’entendre dire, mon fils. Comme ça, je vois bien que tu es conscient de notre situation.

Le ton était sec comme si Matthieu voulait en finir le plus rapidement possible avec cette discussion qui s’annonçait pénible. Cependant, Lionel ne l’entendait pas de la même oreille que lui. Tant qu’à s’être tiré à l’eau, il nagerait jusqu’à la rive et à contre-courant, s’il le fallait. Comme il était dit dans les évangiles, même s’il ne savait pas trop ce que ça voulait dire sauf qu’à première vue, ça semblait difficile, il boirait le vin jusqu’à la lie. Alors, il insista.

— N’empêche, papa… Me semble qu’y a pas juste les fils de familles riches qui peuvent espérer devenir curés.

Voilà, le mot était lâché, il ne pouvait plus reculer.

Curé !

Lionel avait osé avouer ouvertement qu’il voulait devenir curé même s’il n’en était pas du tout certain. En fait, depuis l’autre nuit où il avait galopé jusqu’au village voisin pour aller chercher le médecin devant l’urgence d’un accouchement particulièrement difficile pour sa mère, il s’était surpris à penser qu’il aimerait peut-être devenir médecin. Quoi de plus gratifiant que de sauver une vie ! Et voilà qu’il venait de parler de prêtrise.

Lionel souleva imperceptiblement les épaules. Dans le fond, si ça ne prenait que ça pour pouvoir étudier, il était prêt à avouer une foi capable de soulever des montagnes.

Le jeune homme s’attendait à ce que son père approuve, apprécie de voir son fils emprunter une voie à laquelle il avait lui-même songé autrefois. Il n’en fut rien. Bien au contraire, le visage de Matthieu se referma et son regard se durcit.

Par ces mots, Lionel, à son tour, venait de toucher une corde sensible dans le cœur et dans l’âme de Matthieu en remuant de douloureux souvenirs. Combien de fois celui-ci avait-il répété ces mêmes mots quand il était jeune, persuadé d’être victime d’une incroyable injustice ? Mais dans son cas, il y avait aussi les notes qui avaient joué en sa défaveur. Malheureusement pour lui, Matthieu était un élève médiocre, non à cause d’une mauvaise volonté, mais simplement d’un manque d’attention. Le jeune Matthieu était incapable de rester assis sur une chaise sans bouger durant de longues heures, et c’est peut-être ce qu’il enviait et admirait le plus chez Lionel, cette grande capacité à se concentrer. Tandis que lui… S’il avait été forcé de se tenir tranquille physiquement, pour éviter les sévices, son esprit, lui, s’évadait régulièrement par la petite fenêtre à carreaux de la salle de classe au village de Pointe-à-la-Truite. Dès qu’il avait atteint l’âge de huit ans, on savait que Matthieu n’userait pas son fond de culotte sur les bancs de l’école, et à dix ans, il quittait définitivement la classe de mademoiselle Cadrin, vieille femme toujours en poste à l’école du village de Pointe-à-la-Truite, d’ailleurs.

« Adieu veaux, vaches, cochons, couvées, Matthieu Bouchard ne deviendra jamais curé ! »

Cette ritournelle blessante, Matthieu ne l’avait que trop entendue. Elle avait été pondue, quelques mois plus tard, par un certain Gratien Laflamme qui, à la suite de l’étude des fables de Lafontaine, avait eu à composer une réplique à celles du grand maître. Comme Matthieu venait de quitter l’école, incapable de suivre le rythme de ses compagnons, le sujet était donc tout trouvé. Bien entendu, la punition avait été à la hauteur de l’offense, une copie longue comme personne n’en avait jamais vu à Pointe-à-la-Truite, mais cela n’avait pas empêché Gratien de devenir médecin. Aujourd’hui, quand on parlait de lui, on l’appelait docteur Laflamme. Il vivait à Québec avec ses parents et sa propre famille. À ce que Matthieu avait entendu dire à travers les branches, il y menait grand train.

Le fossé de l’injustice n’en était que plus grand et voilà qu’à son tour, il allait y plonger son fils avec lui.

Mais pourquoi pas ? Il avait survécu à la déception, et Lionel devrait en faire tout autant.

Amer, Matthieu s’épongea le front du revers de sa manche de chemise. Pourtant, il ne faisait pas très chaud dans la pièce, mais la rafale d’émotions qui le bouleversaient lui donnait des chaleurs. Au même instant, les derniers mots de Lionel lui revinrent avec précision, porteurs d’espoir, certes, mais d’un espoir que Matthieu ne pourrait jamais se résoudre à envisager.

« Y a pas juste les fils de familles riches qui peuvent espérer devenir curés. »

Tels étaient les mots de Lionel. Matthieu soupira d’impatience.

— Je le sais pas trop ce que t’as en arrière de la tête, mon garçon, en parlant des familles comme la nôtre qui finissent par avoir un curé parmi leurs enfants, affirma-t-il durement, sans lever les yeux, mais si c’est ce que je pense, je te dis non tout de suite.

— Et qu’est-ce que vous pensez au juste, papa ?

La riposte avait fusé sans la moindre hésitation, chatouillante, dérangeante, agressante.

— À quoi vous faites allusion en disant un non clair de même sans que j’aye rien demandé, à part aller porter votre lettre ? poursuivit alors Lionel sur son élan, d’un ton sifflant. Je vous suis pas, moi là.

La déception donnait à Lionel une audace nouvelle. Le dépit ressenti ouvrait la porte au questionnement, alors qu’habituellement personne n’avait le droit de répliquer au chef de famille. Malheureusement, Matthieu ne vit pas la déception qui guidait l’attitude de son fils. Seule la morgue évidente qui soutenait ces quelques mots piqua sa fierté, décuplant sa propre amertume. Brusquement, il n’était pas question que son fils puisse vivre le rêve qui l’avait porté durant de si nombreuses années. L’idée lui fut subitement insupportable.

L’envie, la jalousie dictèrent alors la réponse de Matthieu.

— Ah non ? Tu vois pas ? Me semble que c’est clair surtout pour un gars qui se dit intelligent. Quand une famille pauvre a un curé parmi ses enfants, c’est que les parents ont demandé la charité, Lionel. La charité ! C’est ça que tu veux qu’on fasse, ta mère pis moi ? Tu veux qu’on aille quêter au presbytère pour que tu puisses aller à l’école ? Comme les Painchaud ? Si c’est le cas, tu t’es ben trompé, mon garçon.

Au fur et à mesure que Matthieu avançait les mots et les raisons, Lionel se mettait à rougir, non pas de contrition, mais de colère. Il comprenait surtout que l’idée d’avoir voulu consulter son père n’était pas aussi bonne qu’elle en avait eu l’air. Sans tenir compte de l’attitude de son fils, Matthieu poursuivait.

— Pas question que le curé annonce, durant le sermon de dimanche prochain, que les Bouchard du troisième rang ont besoin de la charité des paroissiens pour que leur fils aîné aille au collège. Me semble qu’on travaille assez fort, Emma pis moi, qu’on n’a pas besoin de ressentir de la honte par-dessus le marché. Ça fait que ma réponse à la question que t’avais pas encore clairement posée mais qui s’en venait, c’est non, Lionel. Pas question que j’aille voir monsieur le curé pour une affaire de même. Pis pour la lettre qui a démarré toute cette discussion-là, je sais pas trop pourquoi, d’ailleurs, mettons que j’vas m’en occuper. Le temps est doux pis j’ai moins d’ouvrage qu’en plein été, j’vas donc aller la porter moi-même à Clovis sans problème. Merci quand même. Astheure, laisse-moi tranquille. Je veux relire ma lettre ben comme il faut avant de la signer pis de la mettre dans son enveloppe avec le nom de mon père écrit dessus. T’as eu beau me dire que tout était correct, j’veux quand même être sûr que j’ai tout dit ce que je voulais dire.

Cette fois-ci, le ton était sans réplique. Sachant qu’il serait probablement périlleux de s’entêter, Lionel tourna les talons et monta bruyamment à sa chambre.

Le claquement de la porte fit sursauter Emma, toujours condamnée par le médecin à garder le lit.

Malgré le confinement à sa chambre, elle n’avait pas perdu grand-chose de la discussion qui venait de se dérouler dans la cuisine, à quelques pieds seulement de son lit. Elle pouvait même apercevoir la clarté des lampes posées sur la table à travers les planches mal jointes du plancher de la chambre, ces mêmes planches qui faisaient office de plafond pour la cuisine et qui étaient soutenues par de grosses poutres mal équarries. Si elle était d’accord en principe avec la position de Matthieu, elle n’acceptait cependant pas la raison qu’il avait invoquée. Était-ce l’inertie des dernières semaines ? Pour une fois, Emma avait envie de se ranger derrière Lionel dont elle comprenait la déception, voire la frustration. Après tout, il est vrai qu’il avait une intelligence au-dessus de la moyenne et de se voir ainsi menotté devait être terriblement contrariant.

Du bout des pieds, Emma repoussa les couvertures. Bien que ses jambes soient encore flageolantes à cause de cette longue période de repos imposé, Emma savait que les forces lui étaient revenues. Le matin, au réveil, elle avait de plus en plus souvent envie de sauter en bas de son lit pour reprendre là où l’accouchement difficile l’avait interrompue. Si elle n’était toujours pas certaine de ressentir un attachement profond pour les deux bébés qui dormaient paisiblement au pied de son lit, Emma languissait de retrouver le reste de sa famille. Elle avait hâte de reprendre sa place devant le fourneau, hâte de ne plus avoir à se servir de la bassine. Elle trouvait le geste terriblement humiliant. Il était temps que cela cesse. De toute façon, comme le médecin avait parlé de la fin de cette semaine pour se lever, elle ne précipitait pas grand-chose.

Assise sur le bord du matelas, les jambes ballantes dans le vide, Emma hésita tout de même durant un court moment. Et s’il fallait que ses jambes, justement, ne la portent pas comme elle l’espérait ? Peut-être serait-il plus prudent d’attendre que Matthieu ou Mamie soit à ses côtés ?

Malgré cette sage pensée, Emma tendit le pied et frôla le plancher du bout des orteils. Le bois était frais et cela lui fut agréable. Elle prit une profonde inspiration et regarda tout autour d’elle comme si elle voyait sa chambre pour une première fois. La lune jetait un long regard oblique vers elle et Emma y répondit d’un sourire ému. Elle avait l’impression de réintégrer la vie, de se réapproprier sa propre vie, et cela lui faisait un bien fou.

Une main agrippant fermement la quenouille qui ornait le pied du lit ayant déjà appartenu à Mamie, le seul objet de valeur dans toute la maison, Emma se leva enfin. À première vue, ses jambes semblaient plus fortes qu’elle le craignait. Le temps de se redresser, de prendre une profonde inspiration et elle fit quelques pas devant elle, sans aucune aide.

Ça allait.

Emma esquissa un sourire de soulagement à saveur de victoire. Elle revenait de loin, de très loin, et elle savait l’apprécier.

La jeune mère fit donc quelques pas de plus et le sourire s’accentua.

Ça allait même suffisamment bien pour songer à descendre à la cuisine.

Emma se dirigea alors vers le placard coincé sous la pente du toit, tout à côté de la lucarne, pour prendre sa robe de chambre. Pas question pour elle de se promener en jaquette à travers la maison, Matthieu ne l’approuverait pas. Sans un regard pour les deux bébés qui dormaient toujours aussi profondément, Emma regagna le corridor.

Elle descendit l’escalier en s’agrippant fermement à la rampe tant elle craignait une chute. C’est alors qu’elle se ferait réprimander comme une gamine désobéissante, tant par Matthieu que par Mamie qui la couvait jalousement depuis cette nuit du mois d’août où elle avait failli passer de vie à trépas. Emma n’avait surtout pas envie de se voir encore une fois reléguée à son lit pour une période indéterminée à cause d’une mauvaise fracture.

Elle parvint au rez-de-chaussée sans le moindre encombre, de plus en plus sûre d’elle-même et de ses capacités.

Une main toujours appuyée sur la rampe, Emma s’arrêta un moment, se plaisant à détailler le hall d’entrée comme elle l’avait fait pour sa chambre quelques instants auparavant.

Contrairement à la plupart des maisons de ferme, comme on en voyait tant et tant dans cette campagne de la rive sud du fleuve, la demeure que Mamie et son époux avaient construite au début de leur vie à deux ressemblait plutôt à une maison de village.

— T’aurais dû connaître mon homme, chère ! Il avait des idées de grandeur, avait un jour expliqué Mamie en riant. Pour lui, pas question de se contenter d’une ou deux pièces au rez-de-chaussée avec un escalier étroit qui montait à l’étage à partir de la cuisine.

C’est ainsi qu’il avait bâti une maison avec chambre et salon au rez-de-chaussée, en plus d’une immense cuisine.

Et l’escalier, fabriqué en érable verni s’il vous plaît, donnait sur la porte d’entrée en façade de la maison, comme au presbytère. Emma s’en souvenait fort bien : ce petit détail l’avait séduite quand elle était venue s’installer sur la Côte-du-Sud.

Elle tourna donc à sa droite pour se diriger vers la cuisine, ignorant délibérément la chambre de Mamie. Pourtant, même si la porte était fermée, Emma savait que la vieille dame ne dormait pas puisqu’une clarté jaunâtre filtrait sous le battant de bois verni, lui aussi. Elle y reviendrait plus tard, au moment de remonter à sa chambre. Pour l’instant, c’est Matthieu qu’elle voulait voir, c’est à lui qu’elle sentait le besoin impérieux de parler.

Quand elle arriva au seuil de la porte de la cuisine, pour une troisième fois depuis quelques minutes à peine, Emma s’attarda à examiner les lieux.

La pièce était vaste, car elle occupait tout l’arrière de la maison. Une longue table fabriquée par le mari de Mamie et à l’image de celles que l’on voyait dans les réfectoires de couvent en occupait tout le centre. C’est dire à quel point Mamie et son mari espéraient une grande famille ! Contre le mur qui donnait à l’ouest, il y avait un long comptoir surmonté de quelques armoires où Emma rangeait la vaisselle. En plein centre de ce comptoir s’encastrait un immense évier de fer-blanc surmonté d’une manivelle grinçante qui permettait de pomper directement l’eau du puits, sauf par les plus grands froids alors qu’on devait casser la glace qui s’était formée à la surface de l’eau. Contre le mur donnant au nord, le mur le plus froid de la pièce, une monumentale armoire peinte en blanc permettait de ranger les victuailles tout en protégeant la pièce des vilains courants d’air. Dans le plancher, tout près de la porte arrière, il y avait une trappe menant au caveau à légumes. C’était là, dans cette cuisine, qu’Emma passait le plus clair de son temps depuis les quinze dernières années. Quand elle n’était pas à l’extérieur pour voir au potager ou pour s’occuper de la lessive, Emma vivait dans sa cuisine. En hiver, sauf pour se rendre au poulailler, se presser vers les latrines installées au fond de la cour ou aller à la messe, Emma ne sortait pas d’ici, mais elle ne s’en plaignait pas non plus. Si l’ennui de ses amies et de sa famille était sincère, jusqu’à lui tirer quelques larmes à l’occasion, cela ne suffisait cependant pas pour lui donner envie de fréquenter ses voisines. Les exigences de Matthieu en ce qui concernait la vie sociale de l’Anse-aux-Morilles avaient porté fruit. À force de l’entendre dire, Emma endossait l’idée et déclarait aisément que les affaires de la paroisse ne l’attiraient pas et ne l’avaient jamais attirée. Gêne ou indifférence ? Emma ne s’était jamais vraiment posé la question, car elle aurait été inutile puisque Matthieu en avait ainsi décidé. Par contre, d’aussi loin qu’Emma se le rappelait, les réunions de toutes sortes l’avaient toujours ennuyée. De là à choisir d’envoyer Lionel ou Marius, et même parfois Matthieu au besoin, faire les courses à sa place chez le marchand général, il n’y avait qu’un petit pas à franchir, ce qu’Emma avait fait allègrement puisque, de toute façon, le temps lui manquait. Une liste détaillée écrite de sa main était le seul lien qu’elle entretenait régulièrement avec le marchand, en plus du signe de tête discret qu’elle lui adressait quand elle le croisait à la messe du dimanche alors qu’il était accompagné d’une grande femme intimidante, à l’allure austère. Rien pour inciter Emma à se lier avec qui que ce soit !

La jeune femme ramena les yeux sur son mari. Concentré sur sa lettre, il ne l’avait pas entendue arriver. Gilberte non plus, d’ailleurs, car elle était toujours penchée sur l’ardoise. Emma eut un sourire attendri pour l’un comme pour l’autre. Elle savait l’effort que demandait à Matthieu le moindre mot écrit, la plus simple addition, et il semblait bien qu’il en allait pareillement pour leur fille. Alors que Marie semblait vouloir suivre les traces de Lionel avec d’excellentes notes dans toutes les matières, un peu comme Emma elle-même lorsqu’elle était plus jeune, Gilberte, elle, pourtant vive et intelligente à plusieurs égards, n’arrivait toujours pas à écrire lisiblement et sans faute, et pour elle, la lecture était un véritable cauchemar.

Emma toussota doucement pour attirer l’attention de Matthieu qui leva vivement la tête.

— Emma !

Matthieu était déjà debout, une lueur de joie et de surprise éclairant son regard. Cet éclat fut vite remplacé cependant par une vague d’inquiétude. Bousculant sa chaise et lançant sur la table l’enveloppe qu’il était en train d’adresser, il se dirigea rapidement vers sa femme.

— Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ?

Le ton se voulait sévère, mais Matthieu n’y arrivait pas tellement il était libéré d’un grand poids de voir Emma dans la cuisine. Cela voulait dire que la vie allait reprendre son cours normal d’ici peu, tant dans la cuisine que dans la chambre à coucher. N’empêche qu’il ajouta, par acquit de conscience :

— Le docteur avait parlé de la fin de la semaine pour te lever.

Emma haussa les épaules avec une petite désinvolture qui faisait plaisir à voir.

— Justement. C’est pas pour une couple de jours de plus ou de moins que ça va changer quelque chose. Depuis le temps que je suis au lit…

— T’es sûre de ça ?

— J’ai jamais été aussi sûre de toute ma vie, Matthieu ! J’en peux plus de passer mes journées couchée ! Pis tu le vois ben ! Si mes jambes ont été assez fortes pour m’amener de mon lit à ici sans problème, c’est signe que ça va mieux. Pas mal mieux.

— Ben là…

Matthieu était rayonnant. Même si les mots pour le dire lui faisaient défaut — il n’avait jamais été très éloquent —, la jeune femme savait lire la joie de son mari dans son regard. Elle posa la main sur son épaule, l’unique marque d’affection qu’ils se permettaient en présence des enfants.

— Je prendrais bien un bon thé, demanda-t-elle dans un soupir de bien-être en soutenant le regard de son mari.

Ce dernier s’activa aussitôt.

— C’est comme si c’était déjà fait ! Mais reste pas debout comme ça. Faudrait quand même pas abuser de tes forces. Viens t’assire.

— Oui, t’as raison.

Emma jeta un regard autour d’elle. À l’autre bout de la table, Gilberte était toujours aussi concentrée.

— Mais avant…

D’un signe du menton, Emma désigna Gilberte qui, après un bref sourire vers sa mère, s’était penchée à nouveau consciencieusement sur sa copie.

— J’aimerais voir les progrès de notre fille, confia Emma à voix basse.

Puis, sur un ton plus élevé, elle ajouta :

— Prépare le thé, Matthieu, pis j’vas venir m’asseoir avec toi pour le boire. Deux minutes, donne-moi juste deux petites minutes.

Emma contourna la table pour s’approcher de Gilberte qui, un bout de langue coincé entre ses lèvres, s’appliquait à reproduire les lettres et les mots que la maîtresse avait inscrits pour elle sur une feuille de papier brouillon. Emma se pencha sur la copie.

— C’est bien, ma grande. Pas mal mieux que l’an dernier.

Tout en examinant les mots écrits sur l’ardoise, Emma approuva d’un hochement de la tête.

— On arrive à reconnaître toutes tes lettres maintenant.

— Vous trouvez ?

Il y avait un doute dans la voix de la gamine tandis qu’elle levait un regard rempli d’espoir vers sa mère.

— Ben oui…

Du bout de l’index, Emma souligna quelques lettres.

— Ici, on voit très bien que c’est un « b », pis là, t’as fait un « g ».

— Ouais… Puisque vous le dites.

Gilberte regardait son travail sourcils froncés. Même si sa calligraphie était meilleure et que les lettres étaient soigneusement recopiées, elle prit une longue et bruyante inspiration.

— Cette année, j’arrive à faire exactement comme mademoiselle Picard, expliqua-t-elle enfin. Mais demandez-moi pas, par exemple, de faire un « b » ou un « d » sans me montrer de modèle, parce que là, j’viens toute mêlée.

— Donne-toi du temps, Gilberte. Pour d’aucuns, ça vient facilement, ces choses-là, pis pour d’autres, comme toi, c’est plus difficile.

— Non, maman, c’est pas difficile, c’est très difficile, précisa Gilberte en appuyant sur les mots. C’est-tu mes yeux ou ben ma tête qui marche tout croche ? Je le sais pas. Mais des fois, c’est pas mêlant, c’est comme si les choses que j’essaye de lire étaient à l’envers. C’est pas facile, vous saurez, maman, de lire des mots qui ont pas de sens, comme si quelqu’un s’était amusé à mélanger toutes les lettres. Pis j’en ai assez de faire rire de moi.

Les derniers mots avaient été prononcés dans un souffle.

Emma sentit son cœur se serrer. Pour une petite fille aussi vive que sa Gilberte, généreuse et gentille, effectivement, ça ne devait pas être facile de subir moqueries et sarcasmes.

— Laisse faire les autres, conseilla-t-elle alors, sachant pertinemment que Gilberte n’en ferait rien. Ça les regarde pas, ce qui se passe dans ta tête. L’important, dans la vie, c’est d’avoir du cœur pis ça, tu en as à revendre ! J’ai aucune crainte pour toi, tu vas réussir à t’en sortir, d’une façon ou d’une autre. Maintenant, tu vas me faire le plaisir de tout ranger pis tu vas monter te coucher.

— Mais mademoiselle Picard a dit que…

— Laisse faire mademoiselle Picard ! Elle t’a sûrement pas demandé d’y passer la nuit ! Le sommeil aussi, c’est ben important à ton âge. T’auras juste à y montrer ton ardoise pis la maîtresse va voir que t’as bien travaillé. Pis si jamais elle te disputait pareil, t’auras juste à lui dire qu’à partir de demain, ta mère en personne va pouvoir t’aider.

— C’est vrai ?

Le soulagement de Gilberte était perceptible.

— C’est vrai, fit solennellement Emma, une main posée sur le cœur. Astheure, au lit, ma grande !

L’instant d’après, la gamine filait vers l’étage, soulagée de savoir que dès le lendemain, sa mère serait là pour elle. Depuis le début de l’année, la fillette devait se débrouiller toute seule la plupart du temps, son père alléguant qu’il n’avait pas le temps, Mamie ne sachant pas écrire et ses frères n’ayant pas suffisamment de patience pour l’aider.

Emma revint auprès de Matthieu qui avait déposé la vieille théière de faïence ébréchée sur la table. Du bec verseur amputé d’une bonne moitié montait une vapeur odorante. Emma se pencha pour en inspirer une longue bouffée, les yeux mi-clos, avant de se tirer une chaise pour s’asseoir.

— Ça sent bon… Pis ça va être bon. Meilleur en tout cas que durant les dernières semaines. Manger toute seule dans son lit, c’est pas drôle pantoute. C’est pas mêlant, j’avais l’impression que ça goûtait pas grand-chose même si je sais que Mamie fait très bien à manger.

— C’est vrai que le temps a dû te paraître ben long.

— Pis ben plate.

— Au moins, t’avais Célestin pis Antonin pour t’occuper un peu.

Au risque de se brûler, Emma saisit sa tasse à deux mains et avala une longue gorgée de thé pour éviter d’avoir à répondre à son mari. Bien sûr, Matthieu avait raison même si elle n’était pas certaine d’avoir apprécié à sa juste valeur une occupation comme celle de voir exclusivement aux deux nouveaux-nés. Volontairement, elle fit donc dévier la conversation. Après tout, si elle avait décidé de se lever, c’était pour parler de Lionel.

— Et toi, Matthieu, dis-moi un peu comment ça s’est passé aujourd’hui avec les enfants !

Emma mit une bonne dose d’enthousiasme dans sa voix.

— Laisse-moi te dire que c’est plutôt déprimant d’entendre ma famille vivre sans moi, ajouta-t-elle avant de prendre une seconde gorgée. Comme si j’étais plus bonne à rien et que dans le fond, ma présence changeait pas grand-chose au roulement de la maison ! Les dernières semaines ont été une vraie belle leçon d’humilité, je te dis rien que ça !

— Petête, oui… Mais c’est vraiment grâce à Mamie qu’on a pu s’en sortir aussi bien.

— Tant qu’à ça…

Un moment de silence se glissa alors entre Emma et son mari, comme s’ils avaient besoin, l’un comme l’autre, de faire le point sur les derniers mois. Ce fut un moment d’une grande douceur, et Emma sentit son cœur chavirer quand Matthieu posa sa lourde main de travailleur sur la sienne, l’enveloppant, la serrant affectueusement comme il le faisait si souvent quand il la courtisait. C’est ce geste de possession amoureuse qui avait fini par la gagner, par gagner son cœur.

Depuis quelques années, ces instants d’intimité se faisaient si rares entre eux qu’Emma renifla les larmes qui lui montèrent spontanément aux yeux.

— Encore fatiguée ?

Matthieu semblait inquiet.

— T’aurais dû rester couchée, aussi !

— Mais non.

De son autre main, Emma tapota celle de Matthieu.

— Je ne suis pas fatiguée. Au contraire ! C’est la joie d’être enfin revenue parmi ma famille qui me rend heureuse, émue.

— Alors, rendons gloire à Dieu !

Le temps de fermer les yeux sur sa courte prière, puis Matthieu pointa la lettre abandonnée sur la table.

— C’est un peu ce que j’ai écrit à mes parents.

Délaissant la main de sa femme, Matthieu se saisit de la lettre et la tendit à Emma.

— Tu peux la lire si tu veux, proposa-t-il en secouant la feuille de papier. J’annonce la naissance de nos jumeaux pis j’écris que Dieu est bon avec nous parce que la mère et les bébés se portent bien.

— Ouais… Mais il s’en est fallu de peu pour que…

Emma s’interrompit et secoua vigoureusement la tête.

— Mais c’est du passé, tout ça. Ce soir, j’ai envie de regarder en avant, pas en arrière. T’as raison, Matthieu, Dieu est bon pour nous. Non seulement Il nous donne de beaux enfants en santé, mais en plus, ils sont intelligents.

Mine de rien, Emma tentait d’amener la discussion là où elle le voulait bien. Habituellement, Matthieu n’y voyait que du feu. À preuve, son mari approuva d’un hochement de tête un peu forcé.

— Pour la plupart, oui, analysa-t-il tout hésitant. C’est vrai qu’on a des enfants intelligents. Mais Gilberte…

— Quoi Gilberte ? Elle est aussi intelligente que tous les autres. Tu pourras jamais dire que c’est parce qu’elle est paresseuse que les mots sont difficiles à lire pour elle. Notre fille a en vaillance ce que les autres ont en génie.

— Tant qu’à ça… Pour être vaillante, est pas mal vaillante, notre fille, t’as ben raison. Est comme Marius, tiens. Lui avec, ses notes sont pas fameuses, mais y’ a du cœur au ventre.

— Bon ! Tu vois ben que notre fille est pas un cas désespéré !

Matthieu s’accorda un moment de réflexion avant de répondre, un court instant où il revit sa propre jeunesse. Gilberte et Marius lui ressemblaient, alors que Lionel et Marie étaient plutôt comme leur mère.

Matthieu eut envie de pousser un soupir d’agacement. Il se retint à la dernière minute.

— D’accord, m’en vas dire comme toi… C’est comme dans la parabole des talents. Dieu nous demande de donner à la hauteur de nos talents, comme le disait le curé l’autre jour. Le Bon Dieu demande pas l’impossible à ses enfants. Il demande simplement de faire fructifier ce qu’Il nous a donné.

Emma se dépêcha d’approuver. Matthieu ne le savait pas, mais il venait de lui donner les mots à dire.

— Ouais, c’est de même qu’il faut voir ça. C’est de même que je l’ai compris, en tout cas. Comme ma mère disait souvent : ça prend de tout pour faire un monde. Pis si Dieu aime chacun de ses enfants comme il est, on serait ben mal venus de faire autrement. Après tout, c’est un peu Lui qui a voulu que notre Gilberte soye comme elle est.

— T’auras jamais si bien parlé, Emma !

Sans trop comprendre pourquoi, Matthieu se sentait soulagé.

— Pour moi, c’est petête l’enseignement du Seigneur qui m’a toujours semblé le plus important, ajouta-t-il avec cette ferveur religieuse qui le caractérisait si bien. Accepter pis aimer tout un chacun comme il se présente. Pis y a le sermon sur la montagne, aussi, qui me tient ben gros à cœur parce que c’est Jésus en personne qui nous a dit que c’était important.

— T’as pas tort ! Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés… C’est beau, ces mots-là, ben beau… Mais c’est pas toujours facile de s’aimer les uns les autres…

Emma ménagea une pause dans son discours. Elle connaissait bien son mari. Quand elle avait à faire un virage important dans une conversation, elle devait toujours y aller lentement pour permettre à Matthieu de s’ajuster. Il était un homme de peu de mots, à la réflexion lente mais empreinte de justice et de bon sens. Il devrait comprendre ce qu’elle allait lui dire. Même si elle n’était pas certaine qu’il allait aimer.

— Ton thé est bon, soupira-t-elle en souriant. Juste à point comme je l’aime, pas trop fort, pas trop doux… C’est comme pour le reste. Dans la vie, faut savoir doser les choses pis les apprécier à leur juste valeur.

— T’as ben raison.

Était-ce parce qu’elle avait frôlé la mort qu’Emma se sentait si sûre d’elle-même ? Peut-être bien, après tout. Chose certaine, ce soir, les mots lui venaient avec une aisance inhabituelle, et la sensation qu’elle était investie d’une mission était tangible. L’avenir de son fils Lionel, malgré les mésententes passées, reposait là au creux de ses mains. Comme sa vie à elle avait reposé sur les épaules de son fils quand, en pleine nuit, il avait enfourché leur vieux cheval et avait galopé jusqu’au village voisin pour quérir le médecin.

— C’est exactement comme dans la parabole des talents, reprit-elle sur un ton songeur.

Puis, levant les yeux vers Matthieu, elle compléta sa pensée d’une voix très douce.

— Si c’est bon pour notre Gilberte, cette parabole-là, ça devrait l’être tout autant pour Lionel, tu penses pas ?

Matthieu n’avait peut-être pas fréquenté l’école très longtemps, il n’était pas un demeuré pour autant. À ces mots, il se sentit rougir comme un gamin, devinant aisément que, pour tenir de tels propos, Emma, depuis leur chambre, n’avait rien perdu de la discussion qu’il avait eue en début de soirée avec leur aîné. Et il était d’accord avec elle. Lionel était un enfant à l’intelligence vive qui pourrait facilement poursuivre ses études jusqu’à fréquenter l’Université Laval, à Québec. Par contre, si Matthieu saisissait très bien ce que sa femme cherchait à dire, ce n’était pas le fait de tout admettre qui allait changer leur situation et remplir magiquement leurs poches de pièces sonnantes. L’argent pour le collège, ils ne l’avaient tout simplement pas et Matthieu n’en emprunterait pas pour cela, car il avait déjà la ferme à finir de payer et les traites sur sa nouvelle machine à rembourser au notaire. Ça faisait un moment qu’il y pensait, depuis bien avant ce soir, et sa décision était parfaitement mûrie : il ne solliciterait l’aide de personne pour offrir le collège à Lionel. De quoi auraient-ils l’air si le patronyme des Bouchard était prononcé en chaire alors que le curé demanderait la charité en leur nom ? Emma et lui auraient l’air de deux quêteux, comme celui qui passait régulièrement de maison en maison pour quémander un quignon de pain ou un bol de soupe. Il était si sale, le pauvre homme, qu’il faisait peur aux enfants. Pas question pour Matthieu d’être associé à ce guenilloux de quelque façon que ce soit. La charité chrétienne lui dictait d’aider ce pauvre diable, il ne dirait jamais le contraire, mais elle ne lui demandait pas d’y ressembler, et Matthieu entendait bien s’y conformer.

C’était l’excuse toute trouvée pour ne pas souffrir jusqu’à la fin de ses jours d’une comparaison entre Lionel et lui. Lionel qui pouvait tout espérer de la vie grâce à son intelligence vive, alors que lui…

Mais au moment où il s’apprêtait à répliquer à sa femme, Emma reprit la parole.

— Alors ? Lionel ?

— Quoi, Lionel ?

Le regard d’Emma était éloquent. Matthieu y lisait autant de déception que de colère, et cela l’irrita.

— Quoi, Lionel ? répéta-t-il alors d’une voix tendue. Avec ce que tu viens de dire, je comprends que tu as tout entendu, n’est-ce pas ?

— En effet…

Emma leva les yeux au plafond avant de poursuivre, taquine.

— C’est toujours ben pas de ma faute si les planches sont aussi mal raboutées. Ni de la tienne non plus, se hâta-t-elle d’ajouter, voyant les sourcils de Matthieu se froncer… Mais c’est vrai que j’ai entendu votre discussion à Lionel pis toi. Pis je te comprends pas.

— Qu’est-ce qu’il y a à comprendre d’autre que j’ai pas les moyens de l’envoyer au collège ? C’est toi-même qui disais, l’an dernier, que l’école, c’était pas…

— Ce que j’ai dit l’an dernier, je le renie pas. Comprends-moi ben, Matthieu. C’est vrai que l’école du rang, pour un garçon comme Lionel, c’est pus tellement important. Astheure qu’il sait lire pis compter, il pourrait nous aider plus souvent. Ça, tu peux rien dire contre. C’est pas moi qui lui a mis des idées de grandeur dans la tête, c’est toi. Avec ta permission d’esquiver les corvées parce que tu lui disais qu’il pouvait lire et étudier autant qu’il le voulait, Lionel s’est mis des attentes plein la tête. On peut surtout pas lui en vouloir pour ça. Quand on sème de l’avoine, Matthieu, on peut pas s’imaginer récolter du blé !

L’image était claire et le message également.

Depuis le temps qu’elle avait cette fameuse journée sur le cœur, Emma n’avait pu se retenir. Comme ce soir l’occasion s’y prêtait bien, elle avait donc montré à quel point elle avait été blessée, l’an dernier, quand Matthieu avait soutenu l’attitude arrogante de Lionel. Par contre, les mois avaient passé et l’opinion d’Emma s’était affinée. C’était en grande partie grâce à Lionel si elle était encore vivante. Alors, il ne fallait pas monter Matthieu contre elle : Lionel n’y gagnerait rien.

— Mais n’empêche que d’une certaine façon, fit-elle conciliante, t’as pas eu complètement tort d’encourager Lionel à lire. C’était une belle manière, justement, de faire fructifier son talent, comme on vient de le dire. Reste seulement, astheure, à trouver une manière de faire pour que toutes les heures passées à lire soyent pas gaspillées. C’est là que ça serait dommage. Ben dommage.

Matthieu haussa les épaules avec un certain défaitisme.

— À part demander la charité, je vois pas comment on pourrait trouver l’argent pour le collège.

La colère de Matthieu semblait tombée. Son opinion, par contre, n’avait pas changé.

— Pis pour moi, ça sera jamais une solution. Mets-toi bien dans la tête que je serai jamais capable de demander la charité. Y a toujours ben un boutte à toute ! On travaille assez fort, toi pis moi, on a rien à voir avec les quêteux.

Emma esquiva la discussion qui aurait pu s’ensuivre par une question qui ouvrait certains horizons.

— Pis si on allait directement au collège pour parler au directeur ?

Matthieu ouvrit tout grand les yeux.

— Pour lui dire quoi, au directeur ? Qu’on est des pauvres ?

À son tour, Emma resta silencieuse durant un moment. N’était-ce pas là la réalité de leur famille ? Mais tandis que pour elle, ce n’était pas une tare, il semblait bien qu’il en soit autrement pour son mari. Pauvre Matthieu ! Tant qu’ils avaient un toit sur la tête et des victuailles à mettre sur la table, pourquoi se plaindre ? Le fait d’avoir frôlé la mort avait changé le regard qu’Emma posait sur les gens comme sur les événements.

— On est pauvres, d’accord. Pis après ? Si c’est ça, la vérité, mon homme, je vois pas de mal à le dire. C’est pas un défaut ni une monstruosité dont on pourrait être gêné. C’est juste notre réalité à nous autres comme celle de ben du monde aux alentours.

Matthieu ne trouva rien à répliquer. Alors, il demanda :

— Pis qu’est-ce que ça changerait d’aller voir le directeur du collège ?

— Je le sais pas.

Emma avait décidé d’être honnête jusqu’au bout.

— Peut-être bien que ça donnerait rien en toute d’aller voir le directeur. Je suis bien d’accord avec toi. Mais peut-être, avec, que les notes de Lionel seraient suffisantes pour que les pères veuillent l’avoir comme étudiant. D’autant plus que notre fils a parlé de devenir curé.

— Tu penses ?

Il y avait une pointe d’inquiétude dans la voix de Matthieu, mais Emma entendit plutôt une forme d’espoir. Elle offrit alors un sourire à son mari, se disant que peut-être bien que le fait de voir son fils devenir prêtre allait permettre à Matthieu de vivre son grand rêve par procuration.

— On perd rien à essayer.

Faute de mots, Matthieu se contenta d’approuver silencieusement d’un bref signe de la tête avant de demander encore :

— Pis si ça marche pas ? C’est Lionel qui serait déçu pis moi, j’aurais pas le cœur d’y faire de la peine de même.

Jouer le jeu jusqu’au bout pour que personne ne sache à quel point il était dévoré par l’envie.

— Ben si ça marche pas, y’ restera toujours le curé de la paroisse. Comme ça, Lionel sera pas déçu.

Le curé de la paroisse ! Rien de tel pour ramener Matthieu les deux pieds sur terre. Il fustigea Emma du regard avant de lancer, amer :

— Mais je viens de te le dire ! Me semble que c’était pas dur à comprendre que j’ai pas pantoute envie de…

— Laisse-moi finir, Matthieu. C’est ben certain que c’est toi qui vas prendre la décision finale, j’ai jamais dit le contraire. Pis je sais aussi que tes décisions sont toujours pleines de bon sens. Je comprends très bien ce que tu essaies de m’expliquer, mais je voudrais que tu réfléchisses encore un peu avant de dire non à tout… Depuis ces dernières semaines, j’ai eu du temps à revendre pour jongler à toutes sortes de choses. Mais celle qui revenait le plus souvent, c’est que la vie est courte. Te rends-tu compte, Matthieu ? J’ai pas encore trente-cinq ans pis j’ai failli mourir. Ça donne à réfléchir, tu sauras. Ben gros. Pis quand je t’ai dit, tout à l’heure, que ça me chagrinait de vous entendre rire pis vivre normalement tandis que moi j’étais pas là, c’était vrai. Pis c’était vrai aussi que cette expérience-là, ça a été une belle leçon d’humilité. Je suis pas aussi indispensable que je me plaisais à le croire pis j’ai pas le choix d’en prendre mon parti. C’est toute. Astheure que j’ai retrouvé la santé, me semble que je serais bien mal venue de me plaindre de choses aussi insignifiantes que le fait d’être pauvre ou le fait d’avoir à m’éreinter d’une étoile à l’autre sans plus de reconnaissance que celle de savoir que je fais mon devoir d’état. Le gros travail, le manque d’argent, ça compte pas, des affaires de même. On a la santé, on a de beaux enfants, une maison pis du manger. De quoi pourrait-on se plaindre, toi pis moi, je te le demande un peu ? C’est rien, ça, avoir à demander de l’aide pour faire instruire un de nos enfants. C’est peut-être, justement, la façon que le Bon Dieu a trouvée pour nous rabaisser le caquet, des fois qu’on se trouverait trop bons pis trop fins par nous autres mêmes ! Astheure, tu prendras ben la décision que tu juges importante de prendre pis je t’obstinerai pas. C’est toi le père, c’est toi qui dois prendre ces décisions-là. Moi, je retourne me coucher en passant par la chambre de Mamie pour lui souhaiter une bonne nuit. Ça fait que bonsoir, mon Matthieu. Si tu tardes pas trop, je devrais pas dormir.

Sur ce, signifiant clairement par là qu’elle n’avait pas l’intention de poursuivre la discussion, Emma se leva de table et sortit de la cuisine.

Matthieu la regarda partir. Il comprenait très bien tout ce que sa femme venait de lui dire et en principe, il approuvait chacun de ses propos.

Mais il tiendrait son bout.

Lionel ne lui ferait jamais l’affront de devenir curé !