James allait enfin partir !
Un an et demi d’attente à cause de mille et une raisons venait de prendre fin. Sa patience était enfin récompensée : les billets pour le train étaient soigneusement alignés sur sa commode depuis une bonne semaine au moins et une valise aux allures de baluchon trônait sur son lit, n’attendant plus que les derniers vêtements mis à sécher sur la corde à linge. Heureusement, il faisait beau et dans l’heure, James pourrait terminer ses bagages et prendre le temps d’aller saluer ses copains pour une dernière fois avant le départ. À cinq heures aujourd’hui, en fin d’après-midi, le train s’ébranlerait en direction de Lévis, en face de Québec.
À lui la grande vie ! Il avait même choisi sa place en première classe puisque l’attente avait eu cela de bon : une belle cagnotte avait été amassée en prévision de ce voyage qui serait peut-être le seul que James ferait de toute sa vie.
Une seule étape, cependant, angoissait le jeune homme : la traversée du fleuve sur le grand pont Victoria, le plus long pont au monde. Cette espèce de tube assis sur de gros piliers en maçonnerie ne lui disait rien qui vaille. S’il fallait que l’assemblage s’écroule ! Une fois arrivé de l’autre côté, à Saint-Lambert, James respirerait mieux, il en était convaincu, et comme la clarté durait assez longtemps en cette période de l’année, il pourrait enfin profiter du paysage jusqu’à Lévis, premier arrêt de ce long périple de trois semaines.
James ferma les yeux durant un instant. Il était anxieux et fébrile mais satisfait. Ce voyage, il l’avait espéré, oublié, regretté puis espéré à nouveau et voilà qu’il allait partir !
Il ouvrit les yeux, inspira un bon coup en redressant les épaules et, après un dernier regard autour de lui, il sortit de sa chambre pour aller récupérer ses vêtements.
Au fil des semaines, puis des mois, le jeune homme avait eu amplement le temps de préparer son voyage avec minutie. Armé d’une carte un peu sommaire, aujourd’hui chiffonnée à force d’avoir été maintes fois consultée, James avait imaginé la route et les arrêts. Il avait même tracé cette route qu’il voulait emprunter. Au crayon gras, il avait tiré une ligne sinueuse qui partait de Montréal pour se rendre jusqu’à Charlevoix, cette région du Québec fort lointaine, mais que son patron lui avait chaudement conseillée. À force de parler de ce fameux voyage autour de lui, il avait récolté une foule de conseils et de suggestions. Il en avait rejeté une bonne partie et avait retenu ceux qui lui semblaient les plus intéressants, à commencer par cet arrêt à Lévis dès le premier soir, pour pouvoir admirer la terrasse Dufferin, illuminée à l’électricité.
Indéniablement, cette suggestion avait été, et de loin, celle qui plaisait le plus à James.
L’électricité ! Toute une invention que cette nouvelle source d’énergie que certains sceptiques disaient passagère, alors que d’autres la défendaient ardemment, prédisant que le monde, d’ici peu, ne pourrait plus s’en passer.
Québec était la première ville canadienne à bénéficier de l’éclairage électrique municipal, et James irait voir de ses propres yeux de quoi avait l’air cette invention que l’on disait magique. S’il avait déjà pu admirer des lampes et des génératrices à l’usine de la Royal Electric, ici à Montréal, et si, avec ses amis, il avait vu quelques maisons, chez les bien nantis, qui possédaient leurs propres génératrices au charbon pouvant ainsi alimenter quelques lampes à l’électricité, c’était autre chose que de voir des rues entières éclairées par une lumière artificielle. C’est cela que James voulait observer, une vision du futur, parce que lui croyait que l’électricité était là pour rester et qu’elle finirait par envahir bientôt les villes et peut-être même les villages dans un avenir plus lointain. Un contrat avait même été signé avec la Royal Electric Company pour que Montréal puisse suivre les traces de Québec, d’où cet arrêt en face de Québec. Par contre, il ne dormirait pas à Lévis, comme on le lui avait conseillé. Il contemplerait de loin la ville de Québec et sa terrasse pour avoir une belle vue d’ensemble, puis il prendrait le traversier pour se rendre de l’autre côté du fleuve. Il était curieux de revoir la ville où, tout gamin, il avait vécu deux ans. Le souvenir qu’il en gardait était joyeux, serein, et c’est donc à partir de l’Asile Sainte-Madeleine, situé sur la rue Richelieu, qu’il entreprendrait véritablement son voyage. Un voyage qu’il voyait comme un retour à ses racines avant de se tourner résolument vers l’avenir.
À trente-quatre ans, il osait croire qu’il n’était pas trop tard pour entretenir l’espoir de fonder une famille et dès son retour, il tenterait de rencontrer l’âme sœur. Il devait bien exister une fille susceptible de lui plaire dans la grande ville de Montréal, n’est-ce pas ? À lui de se montrer plus accommodant !
C’était en se répétant que tout espoir n’était pas perdu que James revint à sa chambre, les bras chargés de linge fleurant bon le soleil et la lessive. Le temps de boucler ses bagages et il passerait au port pour narguer amicalement Timothy et Lewis. Ils devraient décharger leurs caisses sans lui pour les trois prochaines semaines. Quant à Edmun, le joyeux blagueur, il lui avait fait ses adieux vendredi dernier à la taverne de Charles McKiernan, alias Joe Beef, un joyeux et généreux Irlandais emporté brusquement par une attaque foudroyante en janvier dernier. Heureusement, sa taverne lui avait survécu et solennellement, tous les vendredis, Edmun et James levaient leurs verres pour que ce mécréant avoué puisse trouver le chemin du paradis. Ne resterait plus que ses très chers amis, Donovan et Ruth McCord, à voir avant le départ. Il passerait les saluer en se rendant à la gare, un bâtiment tout neuf qui avait fière allure. En effet, si c’était à l’ancienne gare Dalhousie que James avait fait ses premières recherches en vue de ce voyage, quelque seize mois plus tôt, c’est à la toute nouvelle gare de la rue Windsor qu’il prendrait le train.
L’après-midi passa en un éclair, et c’est avec une vague crampe à l’estomac que James confia son bagage à l’employé en livrée venu au-devant de lui quand il se présenta sur le quai. Mal à l’aise d’être traité avec autant de déférence, le jeune homme grimpa rapidement dans le wagon.
Têtes bien coiffées, chapeaux à aigrette, manteaux de cachemire malgré la douceur de l’air… Le wagon sentait l’opulence.
Intimidé, James se glissa sur le premier banc venu.
Mais qu’est-ce qui lui avait pris de s’offrir un billet de première classe ? C’était complètement ridicule. Non seulement le prix du billet était-il exorbitant, mais en plus, le jeune homme ne se sentirait pas à son aise au milieu de tous ces gens endimanchés. Discrètement, il regarda tout autour de lui.
Le velours du siège était doux, le dossier, confortable comme pour amoindrir sa contrariété. Pour se soustraire aux yeux scrutateurs qui l’examinaient, du moins James n’eut aucune difficulté à s’en convaincre dès le premier regard croisé, il se tourna précipitamment vers la fenêtre, déterminé à ne pas quitter la pose de tout le voyage.
Même avec sa meilleure redingote sur le dos et sa chemise fraîchement repassée, il avait l’impression d’être un gueux en haillons.
James se cala dans son siège, appuya le front sur la vitre et ferma les yeux avec obstination, tant et si bien que le pont fut traversé sans qu’il en prenne conscience. Ce fut la chaleur d’un rayon du soleil baissant qui lui fit ouvrir les yeux. Accrochée légèrement au-dessus de la ligne des flots du fleuve qu’il venait de traverser, la boule lumineuse lançait quelques rayons ardents avant de disparaître jusqu’au lendemain. Tout heureux d’avoir rejoint la rive sud, James en oublia son malaise.
L’engin roulait à la vitesse parfaite pour qu’il puisse profiter du spectacle sans ressentir l’ennui, et il se laissa gagner par le charme de voir défiler le paysage. Malgré de nombreux arrêts, il fut surpris d’être déjà rendu à Lévis.
« Pas mal mieux que le jour où j’ai décidé de partir pour Montréal », songea-t-il en empoignant son léger bagage, se rappelant le gamin de seize ans qui avait dû quêter certains passages en charrette quand il en avait assez de marcher. « Ça m’avait pris plus de cinq jours pour gagner la métropole ! »
La nuit était tombée. Une nuit sombre, sans lune, et tout de suite, le regard de James fut attiré par la lueur blafarde qui surplombait la falaise, de l’autre côté du fleuve.
L’électricité !
Ébloui, subjugué par ces quelques points lumineux qui ressemblaient à des étoiles particulièrement brillantes, James en resta un moment immobile avant de se précipiter vers le quai Lauzon pour attraper le dernier traversier de la journée. Pour trois sous, il embarqua à bord du vapeur baptisé South II et se dirigea vers le quai Finlay, à Québec.
La ville avait beaucoup changé, et les souvenirs que James en gardait étaient plutôt vagues. Malgré tout, le jeune homme arriva à s’orienter et il retrouva la rue Richelieu sans trop de difficulté. La nuit commençait, certes, mais il se rappelait qu’ici, à l’Asile Sainte-Madeleine, il n’y avait jamais vraiment eu d’horaire. Les gens pouvaient arriver à toute heure du jour ou de la nuit : il y avait toujours quelqu’un pour les accueillir. Il frappa en se disant qu’il devrait trouver derrière cette porte le gîte et le couvert pour une nuit. Dès le lendemain, il comptait se diriger vers Montmagny.
C’était là un des avantages du billet de première classe, celui qui avait fait pencher la balance en faveur d’un tel achat. Ainsi nanti, James pourrait, selon son bon vouloir, interrompre son voyage au besoin et repartir par la suite de telle sorte qu’à la fin du périple, il reprendrait la route en direction de Montréal toujours avec le même billet.
Un visage souriant sous la cornette se montra au judas de la porte, mais dès que la religieuse comprit le but de cette visite, présenté aimablement par James, le sourire fut vite remplacé par des sourcils froncés.
— C’est impossible, mon bon monsieur. Nous n’accueillons que des femmes en difficulté et des enfants abandonnés.
— Justement, s’enhardit alors James. J’ai déjà été un de ces enfants orphelins. J’ai vécu ici durant plus de deux ans, vous savez. Je m’appelle James. James O’Connor. Vous, je ne vous reconnais pas, cela fait quand même plusieurs années que j’ai quitté la place, mais vous pouvez vérifier. La supérieure, mère Marie-du-Sacré-Cœur, me connaît bien.
— Oh !
La voix de la religieuse se fit toute chagrine et respectueuse.
— Notre bonne mère supérieure nous a quittés depuis bientôt quatre ans. Dieu ait son âme ! Et même si elle était encore parmi nous, je ne pourrais vous ouvrir. Vous n’êtes plus un enfant. S’il fallait que les autorités apprennent qu’un homme a passé la nuit ici… Mais attendez, je reviens.
Le vantail pivota sur son axe et le silence envahit la rue.
James regarda tout autour de lui et esquissa un sourire. C’est parfois ici, sous la surveillance de religieuses plus permissives que d’autres, qu’il jouait à la marelle avec certains enfants de l’asile, orphelins tout comme lui.
Spontanément, le jeune homme leva les yeux. À l’époque, les fenêtres du troisième étage étaient celles du dortoir des plus petits, tout à côté de celui des religieuses qui pouvaient ainsi veiller sur leur sommeil. C’était sa maison, la seule, finalement, où il s’était vraiment senti chez lui. L’autre foyer, celui de ses plus tendres années tout là-bas en Irlande, il n’en gardait aucun souvenir. Quant à la maison où il avait vécu auprès des Bélanger, à Saint-Michel-de-Bellechasse, il préférait ne plus y penser, car il n’y avait jamais été heureux. Il avait d’ailleurs décidé, au bout de longues heures de réflexion, de ne pas leur rendre visite. C’était pure prétention que d’aller se pavaner devant eux, et James n’était pas vaniteux.
Quand la religieuse revint, elle lui tendit un bout de papier.
— Voilà… C’est une adresse où vous pourrez obtenir de l’aide. Ils y accueillent des hommes dans le besoin, tout comme vous.
James comprit immédiatement la méprise, mais il choisit de ne pas insister.
— Merci, ma sœur. Je vais m’y présenter. Bonne nuit.
— C’est ça, bonne nuit. Et que Dieu vous garde.
Le judas se referma avec un petit bruit sec.
James revint sur ses pas tout en enfouissant le papier au plus profond d’une des poches de son pantalon. Il n’allait pas se présenter à l’adresse que la religieuse lui avait donnée. Il laisserait la place à qui en avait besoin. Il allait plutôt retourner au quai. En débarquant du traversier, tout à l’heure, il avait cru apercevoir une auberge. Pour quelques sous, il pourrait sûrement y passer la nuit. Ainsi, demain matin, il serait déjà prêt à reprendre le bateau pour regagner l’autre rive et se présenter à la gare de Lévis où le premier train en direction de l’est ferait l’affaire.
Les cloches sonnaient l’angélus de midi à toute volée quand, pour la deuxième fois en quelques heures à peine, James débarqua du train. Heureusement que le soleil était de la partie, car il faisait nettement moins chaud qu’à Montréal.
Refermant frileusement les pans de son paletot, James fit quelques pas sur le trottoir de bois.
La ville où il venait d’arriver était balayée par le vent printanier venu du fleuve qui se faufila malgré tout sous la redingote de James.
Montmagny.
Lui qui s’attendait à trouver un village plus ou moins évolué fut surpris de découvrir une ville de belles dimensions et sans nul doute plutôt prospère, car elle bourdonnait d’activités. Tout près de la gare, une affiche placardée en façade d’un atelier annonçait que la fonderie A. Bélanger, spécialiste en chaudrons et instruments aratoires, déménagerait bientôt dans ses nouveaux locaux en construction au centre-ville. Le dessin d’un gros poêle à bois laissait supposer qu’il y aurait des changements dans la production. Curieux, James s’orienta avant de tourner à sa droite. Il se disait qu’au centre-ville, en plus d’une future fonderie, il devrait bien trouver un hôtel avec salle à manger. Il avait l’estomac dans les talons, et de là, on saurait lui indiquer à quel endroit se renseigner pour pouvoir traverser vers Grosse-Île.
Tout en marchant, le jeune homme inspira profondément, tout léger, prenant brusquement conscience que lui, James O’Connor, était un homme chanceux. Non seulement était-il en congé pour trois longues semaines, mais en plus il faisait beau, il avait suffisamment de sous pour s’offrir quelques douceurs et dans quelques heures, avec un peu de chance, il allait enfin pouvoir se recueillir sur la tombe de sa mère. Le seul lien qui restait entre sa famille et lui.
Il avait tant espéré ce moment-là !
Le bruit des marteaux et les éclats de voix qu’il entendait au loin devaient être ceux des menuisiers construisant la nouvelle fonderie. Alors, il décida de s’y fier, et c’est ainsi, en sifflotant, qu’il remonta la rue devant la gare à la recherche du chantier de construction et d’un hôtel où il pourrait manger.
Et au point où on en est rendus, pourquoi ne pas s’y installer jusqu’au lendemain ?
Ce fut finalement deux nuits qu’il dut passer à l’hôtel, faute de trouver un pêcheur prêt pour la saison et susceptible de l’emmener à Grosse-Île.
— Vous vous doutez de rien, vous, les gens de la ville.
C’était un vieil homme au visage raviné par le vent et le soleil.
— C’est qu’ici, mon bon monsieur, les glaces sont plus coriaces ! En avril, c’est pas l’été. C’est pas comme à Montréal… J’ai même entendu dire qu’y avait même pas de marée par chez vous ! Icitte, on appelle ça les grandes marées quand vient le printemps. C’est souvent pas avant le milieu du mois de Marie qu’on peut partir en mer… Pis Grosse-Île, on n’a pas le droit d’y accoster comme on veut.
James tenta de cacher sa déception. Il n’était toujours bien pas venu jusqu’ici pour rien ! Alors, il insista.
— Et si j’y mets le prix ?
Le vieil homme ronchonneur que l’aubergiste lui avait présenté haussa les épaules avec un certain défaitisme. Ah, ces gens de la ville ! semblait-il dire. Par contre, s’il affichait une indifférence calculée, son regard, lui, proclamait tout autre chose. Il mâchouilla l’embout de sa pipe, porta les yeux sur l’horizon et fronça les sourcils comme s’il mesurait certains risques inhérents à la demande tout en grattant la terre du bout de sa botte. Puis, sans regarder James, il affirma :
— C’est pas une question de gros sous, c’est une question d’eau trop frette pis de permission… La loi est la même pour tout le monde. Pour nous autres, icitte, pis pour le monde des grandes villes. Pas le droit d’accoster là-bas, qu’ils disent. Pas le droit d’aller sur l’île de la quarantaine.
James sentait sa déception grandir au fil des mots prononcés. Puis…
— Heureusement que cette année, les glaces ont pris le large plus tôt qu’à l’accoutumée, poursuivait le vieux pêcheur, toujours sans regarder James. Pis moi, j’ai pour mon dire que des fois, y a certaines raisons qui sont plus importantes que les lois.
Le vieil homme se tourna enfin vers James.
— Pis ça serait quoi, votre prix ? En autant que ma chaloupe a pas besoin de gros radouages, comme de raison. Je l’ai pas encore vérifiée.
Ils s’entendirent pour deux dollars, une vraie fortune, mais que James paya sans sourciller.
— Ben, si c’est de même, m’en vas venir vous chercher demain matin.
Les pièces sonnantes étaient déjà au fond de la poche du vieil homme.
— C’est à partir de Saint-François qu’on va prendre la mer.
Tel que dit, les deux hommes prirent le large le lendemain, par une matinée maussade, venteuse et froide.
— Tant mieux. Par un temps pareil, personne, sur l’île, va se douter que quelqu’un peut leur tomber dessus comme ça. Surtout pas en avril !
Le ciel était gris et lourd, prometteur de pluie, mais l’humeur sombre et triste de James s’en accommodait fort bien même s’il levait de fréquents regards inquiets vers le ciel.
— Craignez pas, j’ai ce qu’il faut dans mon coffre.
Le vieux pêcheur s’activait.
— En cas de grain, vous pourrez vous mettre à l’abri en dessous d’une couverte de laine. C’est pas un vent un peu plus fort pis quelques gouttes de pluie qui vont me faire peur. Astheure, mon bon monsieur, vous vous assisez là pis vous bougez pus. Rien de plus achalant qu’un de ces blancs-becs de la ville qui se mettent en tête de vous aider.
De toute évidence, le vieil homme n’en était pas à son premier chargement de touristes, et malgré ses cheveux gris, il était tout en muscles et en vigueur. Sous le coup de ses rames, la chaloupe allait bon train d’une vague à l’autre.
Dès qu’ils accostèrent sur une petite plage déserte, il fut convenu que James reviendrait sur la berge dans une heure tout au plus.
— Ça serait bien de regagner le continent avant l’averse.
Le vieil homme montrait le ciel et le fleuve. Il parlait de ce bras aux allures de rivière comme s’il avait parlé de la mer, mais James respecta son opinion. Il savait combien la mer pouvait être traître. Un gros orage au milieu de l’Atlantique faisait partie des rares souvenirs qui lui restaient de la traversée entre l’Irlande et le Canada.
Ça et le bruit qu’avaient fait les corps de son père et de son frère quand leurs dépouilles avaient été confiées à la mer.
L’esprit à des lieues des pénibles souvenirs de James, le vieil homme continuait son monologue.
— Ça fait que si je vous vois pas revenir dans une heure, moi, je m’en vas pareil. Faites attention de vous faire prendre, c’est tout ce que j’ai à vous dire.
James n’osa demander ce que l’on faisait à ceux qui se faisaient prendre, comme le pêcheur venait de le dire. Son imagination et le gros bon sens suffisaient à lui fournir une réponse. Après tout, ils se trouvaient présentement sur une île de mise en quarantaine ; les restrictions étaient normales. Par contre, James se disait que s’il n’avait pas été malade à l’époque, il ne devrait rien attraper cette fois-ci non plus.
C’est tout de même d’un pas hésitant qu’il remonta le sentier qui s’enfonçait dans les joncs de mer qui venaient tout juste d’abandonner leur manteau de neige. La terre était encore gelée et craquait sous ses pas.
L’intuition que l’homme à la chaloupe n’en était pas à son premier voyage sur l’île se confirma quand James comprit que le sentier emprunté, à l’abri des regards indiscrets, conduisait tout droit au cimetière.
En haut de la butte, il s’arrêta, bouleversé.
Des centaines de croix se dressaient cordées les unes contre les autres.
Se pouvait-il que tant de gens aient pu voir leur rêve d’une vie meilleure s’arrêter brusquement sur cette île balayée par les vents, qu’ils aient été fauchés par la maladie, par la fatigue d’une trop longue traversée ?
Et comment allait-il retrouver la sépulture de sa mère à travers ce champ de croix ? Y était-elle encore, alors que plus de vingt-cinq longues années s’étaient écoulées depuis leur arrivée en sol canadien ?
Après un dernier regard inquiet autour de lui, ne voyant personne, James se mit à marcher entre les rangs du cimetière, essuyant d’un geste machinal les larmes qui s’étaient mises à couler, provoquées par le vent trop fort qui lui fouettait le visage.
Le nom était à moitié effacé par les intempéries, mais James n’eut aucun doute. Quelques lettres et la date furent suffisantes pour lui confirmer que sous une petite épaisseur de terre reposait Mary O’Connor, sa mère.
James se laissa tomber sur le sol et prenant la croix entre ses bras, il laissa voguer son regard vers l’est, là où il imaginait sa terre d’origine. La verte Irlande, comme l’appelait sa logeuse avec un trémolo dans la voix.
— Un pays de misère, oui. Mais le plus beau pays du monde. C’est la famine, mon garçon, qui a chassé les fils et les filles d’Irlande. La famine ! Ici, la vie est faite de labeur, soit, mais au moins, ai-je mangé à ma faim tous les jours.
Était-ce la famine qui avait aussi poussé ses parents à quitter famille et amis pour venir tenter leur chance en Amérique ? James ne le savait pas. À l’époque, il était trop jeune pour comprendre ces choses-là.
Du bout du doigt, il traçait machinalement les lettres du nom de sa mère, y rajoutant en pensée celles qui manquaient. Il aurait voulu avoir de l’encre et une plume, ou encore un couteau bien affûté pour graver les noms de son père et de son frère à côté de celui de sa mère. Il regretta de ne pas y avoir pensé.
Et lentement, tout en douceur, comme si le voyage n’avait que cela comme but, de vraies larmes de chagrin se mêlèrent à celles initiées par le vent. James pleura toutes les tristesses, les nostalgies et les désillusions qu’il n’avait jamais osé pleurer. Sur l’épaule d’une mère à qui il pouvait tout confier, il lui semblait que c’était permis.
Alors, les sanglots de James se marièrent aux lamentations du vent et personne ne les entendit.
Quand il revint à la chaloupe, à l’heure dite, personne n’aurait pu imaginer que ce jeune homme avait pleuré. Pas même le vieux marin. Enfant, sa mère tout comme son père lui avaient appris qu’un homme ne pleurait pas, et James avait toujours été un enfant obéissant.
Le lendemain, il reprit le train pour se diriger toujours un peu plus vers l’est, là où peut-être le fleuve serait enfin la mer.
Là où peut-être, il se sentirait un peu plus près de cette verte Irlande dont il ne se souvenait pas.
Le village dont le vieil homme lui avait parlé durant la courte traversée de retour s’appelait l’Anse-aux-Morilles et la paroisse, Saint-Jean de l’Anse-aux-Morilles.
— Ma sœur habite par là. Y a pas de gare, par exemple. C’est à Kamouraska que le train s’arrête, allez donc savoir pourquoi ! Le marchandage pis le poisson, c’est à l’Anse que ça se passe, pas à Kamouraska. C’est toujours une affaire de gros sous pis d’influence, ces choses-là. Le maire de Kamouraska devait être plus pesant que l’autre, je vois pas d’autre chose… N’empêche que vous devriez pas avoir de misère à vous trouver quelqu’un pour vous amener à l’Anse parce que tous les jours, y a quelqu’un qui va au train. Quand c’est pas plusieurs. De là, c’est vers Pointe-à-la-Truite qu’y’ faut aller. De l’autre bord du fleuve. Si vous voulez avoir une odeur d’océan, c’est ben certain qu’y’ vous faut traverser le fleuve. Vous allez voir ! Là-bas, y a des falaises qui ressemblent à rien d’autre qu’à elles-mêmes. C’est beau, ben beau !
Alors, oui, James voulait voir. Il voulait revenir de ce voyage avec des tas d’images dans la tête, des milliers d’odeurs dans le nez et la paix dans le cœur. Sait-on jamais ? Il n’y aurait peut-être plus aucun autre voyage comme celui-là dans la vie de James O’Connor. Alors, autant en profiter jusqu’au bout, jusqu’à la limite du permis.
— Mais tout ça, c’est juste si les goélettes ont recommencé à prendre le large, comme de raison, poursuivait le vieil homme. En avril, même si le mois se fait vieux comme astheure, pis clément, je vous l’accorde, c’est pas certain que les voitures sont déjà à l’eau.
— Les voitures ?
Le vieil homme haussa les épaules tout en étirant un sourire moqueur.
— Je vous parle des voitures d’eau. C’est de même qu’on appelle les goélettes par chez nous pis là-bas, sur l’autre rive.
Ce fut sur ces derniers mots que James quitta le marin à la peau tannée comme un vieux cuir, et de la gare de Montmagny, il se rendit à Kamouraska où il trouva, tel que prédit, une charrette prête à l’emmener.
L’Anse-aux-Morilles était un village comme il en avait croisé des dizaines entre Montréal et Lévis, et ensuite de Lévis à Montmagny. Clocher et magasin général, notaire et forgeron. Tout en longeant l’artère principale du village, James remarqua, cependant, qu’il n’y avait pas de bureau de médecin. Ce n’était donc qu’un petit village même s’il y avait un quai et de nombreux bateaux de pêcheurs qui semblaient prêts à gagner le large.
James accéléra le pas.
De là à espérer que les goélettes de cabotage en faisaient autant et qu’elles étaient prêtes à sortir en mer…
James se sentit tout guilleret. Avec un peu de chance, demain, il traverserait vers Pointe-au-Pic, là où son patron avait dit que c’était un coin de paradis. C’est d’ailleurs à cause de la perspective d’un arrêt dans Charlevoix que le patron avait accordé une semaine supplémentaire aux deux déjà demandées par James.
Tout en marchant vers le quai de l’Anse-aux-Morilles, James, le nez en l’air, humait les effluves venus du fleuve. Effectivement, l’air d’ici avait un petit piquant qu’il n’avait pas senti à Montmagny. C’était de bon augure.
Il y avait foule sur le quai. La température clémente avait porté les pêcheurs à se préparer plus tôt qu’à l’habitude, tandis que les cultivateurs, eux, ne pouvaient encore semer. La terre était encore trop gorgée d’eau quand elle n’était pas encore gelée. Alors, ils étaient là, tous, à se conseiller, à parler de la saison qui venait. Ils en profitaient pour socialiser parce qu’à moins d’être de proches voisins, de mai à octobre, tous ces hommes n’auraient que le temps de se croiser à la messe le dimanche et encore. Lors des semailles et des récoltes, nombreux étaient ces fermiers qui étaient dispensés de la messe.
Le labeur avait alors préséance sur les prières, car le curé disait que c’était rendre grâce à Dieu que de respecter la nature, et aucun d’entre eux ne se faisait prier pour voir à son bien.
Puis viendrait l’hiver où plusieurs d’entre eux prendraient le chemin des chantiers. Au sud de Montmagny, les frères Price engageaient régulièrement quand venait l’automne, et de nombreux hommes de la paroisse se présentaient à la criée du 1er novembre. Comme ces hommes-là venaient tout juste de rentrer à la maison, leur plaisir d’être enfin chez eux s’entendait jusque dans leurs voix.
James eut la sensation d’être de retour à Montréal, sur le quai avec Timothy et Lewis, en train de transborder des marchandises, des caisses et des tonneaux. Il eut aussitôt une pensée amicale pour ses deux amis, puis il se mêla à la foule. À sa question de savoir si certaines goélettes avaient repris du service, il y eut un appel à tous.
— Hé, les gars ! J’ai quelqu’un ici qui voudrait savoir quand c’est que les voyages d’un bord à l’autre du fleuve vont recommencer.
— Me semble que Clovis Tremblay s’est pointé lundi dernier.
— Oui, t’as raison, le Clovis est passé par icitte.
Un jeunot à l’air déluré avançait vers James.
— Paraîtrait qu’ils avaient pus ben ben de farine à la Pointe, expliqua-t-il au bénéfice de tous. C’est ça qu’il est venu chercher, l’autre lundi, Clovis Tremblay. De la farine.
Puis, jetant un regard à la ronde, le jeune homme lança en riant :
— Ça doit être à cause de la belle Victoire ! C’est elle qui a dû vider les réserves de farine du village !
Comme la réputation de pâtissière de Victoire ne s’était pas embarrassée des obstacles et des distances, elle avait allègrement sauté par-dessus le fleuve pour se rendre jusqu’ici. Un rire gras souligna la remarque du jeune qui était déjà revenu face à James.
— Mais de là à savoir si Clovis compte revenir bientôt…
Sur ce, le jeune homme haussa les épaules, comme pour montrer qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire.
— Y a peut-être juste Matthieu qui pourrait répondre à ça, lança une voix au bout du quai, ou encore Baptiste, notre marchand général, spécifia l’homme au bénéfice de James, dont le regard allait de l’un à l’autre des intervenants. Je sais que Clovis pis Matthieu se sont vus lundi dernier. Chez Baptiste, justement.
— Ben dans ce cas-là…
Le jeune homme avait repris la parole.
— Les Bouchard sont pas ben ben sorteux, expliqua-t-il. C’est comme rien que Matthieu doit être chez eux. Dans le troisième rang. C’est en haut de la p’tite côte qui monte juste à côté de l’église. Je peux vous mener si ça vous chante. Ou ben, si vous préférez, c’est une petite demi-heure de marche d’un bon pas.
Habitué d’être plutôt actif dans une journée et venant de passer de nombreuses heures assis dans un train au cours des dernières journées, James opta aussitôt pour la marche.
— Ben dans ce cas-là, vous pouvez pas vous tromper. En haut de la côte, vous tournez à droite. Arrivé devant l’école, vous tournez à gauche, pis c’est la plus grosse maison du rang. Blanche, qu’elle est, avec deux gros bouleaux devant la porte… pis une trâlée d’enfants tout autour.
À nouveau, un rire moqueur souligna ces derniers mots. Pour ces hommes un peu rudes, nés dans la paroisse pour la plupart, les Bouchard étaient encore quasiment des étrangers. Quinze ans à vivre sous le même ciel n’avaient pas suffi pour créer des liens vraiment solides. Les Bouchard n’étaient pas « nés natifs » comme on le disait alors et puisqu’ils étaient plutôt réservés et ne se mêlaient pas vraiment aux autres paroissiens, des moqueries de bon aloi fusaient parfois sur leur compte.
Après les remerciements d’usage, James prit la route, son baluchon à l’épaule. Il n’eut aucune difficulté à trouver la maison de Matthieu Bouchard. Effectivement, c’était une grande bâtisse, plus grande que toutes celles qu’il avait aperçues le long du rang et surtout, beaucoup mieux entretenue.
Tel qu’annoncé, de nombreux enfants profitaient de la belle température et se poursuivaient en riant tout autour de la maison. James eut alors une pensée affectueuse pour Ruth et Donovan tandis qu’il en concluait que l’école avait fermé ses portes jusqu’au lendemain. Entre la ville et la campagne, certaines choses restaient immuables. L’école en était une, du moins pour les plus jeunes. Tout en prêtant une oreille distraite aux rires des enfants, James remonta le sentier de gravier jusqu’à l’escalier qui menait à la maison.
— Je peux vous aider ?
James, qui avait déjà un pied sur la première marche, se retourna aussitôt. Une gamine à la frimousse espiègle s’était arrêtée juste à côté de lui et elle l’examinait avec attention. Elle jugea rapidement qu’à cause de ses yeux si bleus qu’ils en étaient un peu déstabilisants et de sa tignasse ondulée flamboyante fort particulière, l’étranger était plutôt original. Par contre, il avait des traits réguliers et une bouche qui semblait prompte au rire. Comme il était bien vêtu, Gilberte en conclut qu’il n’était pas un quêteux.
— Alors ? Est-ce que je peux vous aider ? répéta-t-elle sans le quitter des yeux.
— Peut-être, oui… Je cherche Matthieu Bouchard. Est-ce bien ici ?
À son tour, James examina la jeune personne qui le dévisageait sans la moindre gêne. Ses yeux noisette pétillaient d’espièglerie et sa moue d’interrogation aurait pu facilement se transformer en sourire. Sans être une vraie beauté, elle était jolie. Avec l’expérience des enfants acquise auprès de la famille McCord, James estima qu’elle devait avoir à peu près dix ou onze ans.
De son côté, Gilberte devait être satisfaite de ce premier examen attentif, car elle esquissa un bref sourire avant de répondre :
— Oui, Matthieu Bouchard, c’est mon père. À cette heure-ci, il est toujours dans la tasserie.
— La tasserie ?
À vivre en ville depuis tant d’années, James en avait oublié certains termes qui pourtant avaient fait partie de sa vie durant de nombreuses saisons, à l’époque où il habitait à Saint-Michel-de-Bellechasse. C’est pourquoi, à l’instant précis où il répétait le mot, James se souvint de ce qu’était la tasserie, mais avant qu’il n’ait pu se reprendre, Gilberte éclatait de rire. Sa première impression devait être la bonne : cet étranger venait probablement de la ville. De toute façon, à voir ses vêtements, il était difficile de se tromper. Personne, à l’Anse-aux-Morilles, ne portait de manteau comme celui-là, à l’exception du dimanche pour aller à la messe, et encore !
— La tasserie, c’est là-bas, expliqua-t-elle en tendant le bras vers l’extrémité nord de la grange. C’est là que mon père entasse le foin pis c’est là qu’il doit se trouver, rapport qu’avant le souper, il change toujours la paillasse des vaches… Vous savez ce que c’est, au moins, une vache ? demanda-t-elle, malicieuse.
James dut se retenir pour garder son sérieux.
— Je crois, oui… Alors, si j’ai bien compris, pour voir votre père, je dois me rendre à la grange ?
Votre père…
Toute envie de moquerie disparue, la gamine redressa les épaules comme si le geste pouvait la faire grandir tout d’un coup. James lui parlait comme à une adulte, la vouvoyant, et Gilberte en frissonna d’aise. Décidément, cet homme aux yeux un peu trop bleus lui était de plus en plus sympathique.
— Exactement, c’est ça que j’ai dit. Par contre, si jamais ça peut faire pareil, ma mère, elle, est dans la cuisine. C’est moins loin que la tasserie. À cette heure-ci, ma mère est toujours dans la cuisine, rapport qu’elle prépare le souper.
— Normal, considéra James avec le plus grand sérieux. Il faut bien que quelqu’un le prépare, le souper, n’est-ce pas ? Et avant que vous me le demandiez, je crois savoir ce que c’est qu’un souper.
Gilberte ne sut comment interpréter cette dernière tirade, sinon qu’elle avait la vague impression que l’étranger se moquait d’elle. Elle en fut irritée, mais ça ne dura pas. Après tout, elle aussi, elle avait ri de lui. Sur cette pensée, elle décida qu’ils étaient quittes. Elle tourna aussitôt les talons et d’un geste de la main, elle l’invita à la suivre.
— Si vous voulez voir ma mère, vous avez juste à venir avec moi, lança-t-elle par-dessus son épaule. On va passer par en arrière. Pis si vous décidez d’aller à la grange, ben, vous aurez juste à continuer tout droit.
Sans la moindre hésitation, James choisit la cuisine. Il avait ses meilleures bottines aux pieds et il ne tenait pas à les abîmer.
— Je suis partant pour la cuisine. Je vais donc parler à votre mère. Montrez-moi le chemin, mademoiselle, je vous suis.
Mademoiselle…
C’est rose de plaisir que Gilberte ouvrit la porte de la cuisine à la volée tout en lançant :
— Maman, y a ici un monsieur qui voudrait vous parler.
Puis elle s’effaça pour laisser entrer l’étranger tandis que deux regards surpris se tournaient en même temps vers la porte. De toute évidence, Emma et Mamie se posaient la même question. Mais qui donc est cet étranger ? Les visites étaient plutôt rares à la ferme de Matthieu Bouchard et de toute évidence, cet homme n’était pas un quêteux. L’opinion d’Emma rejoignait celle de sa fille. Politesse oblige, Emma, sa curiosité éveillée, se dirigea vers l’inconnu tout en essuyant ses mains à son tablier.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Tout comme sa fille l’avait fait avant elle, Emma ne put se retenir et elle dévisagea l’homme qui se tenait sur le seuil de la porte, une casquette presque neuve à la main, une casquette qu’il triturait, démontrant par ce geste un certain embarras. Jamais de toute sa vie Emma n’avait vu quelqu’un d’aussi roux ! Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, il avait fière allure. La jeune femme tendit la main à l’instant où James se présentait.
— Je m’appelle James, madame. James O’Connor. J’habite Montréal et je suis présentement en vacances.
Bien involontairement, les sourcils d’Emma exprimèrent une grande surprise. Si cet homme pouvait parler de vacances, c’est qu’il était très riche. Dans son entourage, Emma ne connaissait personne qui avait les moyens de se payer des vacances. Son esprit se tourna involontairement vers Lionel qui rêvait d’aller au collège alors que Matthieu n’avait toujours pas donné une suite claire à ce projet. Si cet homme avait les moyens de prendre des vacances, sûrement qu’il pouvait envoyer ses enfants dans une très bonne école. Si jamais il avait des enfants, bien entendu. Emma ressentit une brève mais violente amertume doublée d’envie. Un sentiment désagréable qu’elle repoussa d’un geste sec de la tête puis elle revint aux explications que James lui donnait dans un drôle de français, tout chantant à cause de l’intonation anglaise qui subsistait.
— … c’est comme ça qu’on m’a conseillé de venir vous voir. Peut-être le savez-vous ? Est-ce que ce monsieur Clovis doit revenir bientôt ?
— Clovis ? Revenir ? Je savais même pas qu’il avait déjà traversé le fleuve. Me semble que c’est tôt dans la saison même s’il fait plus chaud que d’habitude… Vous, Mamie, en avez-vous entendu parler ? demanda alors Emma en tournant la tête vers la vieille dame qui continuait de peler les légumes, assise à l’autre bout de la table.
— Pas une miette, chère ! Le Clovis, c’est depuis l’automne dernier que j’ai pas entendu prononcer son nom. Va falloir que t’en parles à ton mari pour savoir. C’est lui, d’habitude, qui va au village pis qui nous rapporte les nouvelles fraîches.
— Comme vous voyez, je peux pas vous répondre.
Emma soutenait à nouveau le regard de James. Elle hésitait à offrir à cet inconnu de s’installer avec elle et Mamie pour attendre Matthieu. Comment son mari prendrait-il la chose, lui qui n’aimait pas la présence d’étrangers sous leur toit ? Néanmoins, comme le but de cette visite était on ne peut plus anodin, Emma tendit une main hésitante vers la table.
— Si vous voulez bien vous tirer une chaise pour attendre, monsieur… monsieur James. Matthieu, mon mari, devrait pas tarder.
— Ben sûr qu’il va se tirer une chaise, chère !
Mamie, tout heureuse de cette rencontre improvisée, s’était levée et elle approchait à petits pas d’Emma et de James dont elle prit la main avec autorité, dans un geste de familiarité bon enfant que lui conférait son grand âge. Après tout, elle était encore chez elle dans cette maison et si le fait d’accueillir quelqu’un à sa table lui faisait plaisir, elle ne voyait pas pourquoi elle devrait s’en priver.
— C’est pas avec les beaux habits que vous avez sur le dos, mon bon monsieur, que vous pouvez aller vous promener dans une grange. Venez, venez vous installer proche de moi. J’ai l’oreille un peu dure pis j’aurais toutes sortes de questions à vous poser sur la ville, rapport que j’y ai jamais mis les pieds pis qu’à l’âge où je suis rendue, je pense pas avoir la chance d’y aller un jour.
James n’eut d’autre choix que de se laisser entraîner par cette dame toute menue qui l’amusait par son franc-parler. Cette famille lui plaisait bien. Tout comme avec celle de Ruth et Donovan, tout de suite, il s’y était senti à l’aise.
James prit une chaise de l’autre côté de la table, tout juste devant la vieille dame qui avait repris son économe et le maniait avec une dextérité étonnante. Les pelures de pommes de terre virevoltaient tout autour de ses mains avant de retomber sur la table. Au même instant, une tasse de thé apparut devant lui, mais avant qu’il puisse remercier Emma, Mamie avait repris la parole.
— Comme ça, vous êtes en vacances. Chanceux ! J’ai jamais pris ça, moi, des vacances…
Levant la tête, Mamie se tourna vers Emma qui avait, elle aussi, regagné sa place et repris son couteau pour éplucher les sempiternelles patates ! À cette période de l’année, les pommes de terre figuraient à tous les repas ou presque, unique légume ayant survécu, avec une certaine fraîcheur, à la saison froide. Il partageait les assiettées avec des navets flétris et quelques carottes mollassonnes. Même les oignons, cette année, n’avaient pas franchi le mois de mars sans accroc. Hier, Emma avait jeté les derniers spécimens, tout juteux et malodorants.
— Pis toi, chère, t’as-tu déjà pris ça, des vacances ?
Emma leva les yeux.
— Ben oui, Mamie ! Rappelez-vous quand je suis venue m’installer ici ! À l’automne, en guise de voyage de noces, Matthieu pis moi, on est descendus jusqu’à la pointe de la Gaspésie. Je pense qu’on pouvait appeler ça des vacances même si on était pas ben ben riches pis que c’est arrivé une couple de fois qu’on a dormi dans la charrette quand il faisait pas trop froid.
— C’est ben que trop vrai, chère… Mémoire pas fiable ! C’est donc pas drôle de vieillir. Pas drôle pantoute.
Tout en hochant la tête, la vieille dame revint face à James pour poursuivre sans la moindre interruption.
— Comme ça, vous habitez Montréal, c’est ben ça ? Paraîtrait-il que c’est une ben grande ville… C’est-tu vrai que ça pue sans bon sens, à Montréal, à cause des grosses usines pis des chevaux qui se promènent partout ?
James égrena un rire, à la fois de moquerie et de détente, puis, dans un long regard circulaire, il capta l’attention des deux femmes. Il se mit alors à raconter la vie dans la métropole, avec son tramway et ses grands magasins, son port et ses gares, ses ruelles et ses boulevards. Il parla de son travail et de ses amis comme s’il connaissait Emma et Mamie depuis toujours, avec cette verve d’Irlandais qui était la sienne. Si lui admirait son ami Edmun pour son répertoire inépuisable de blagues plus ou moins salaces, James O’Connor était, pour sa part, reconnu pour son talent de conteur. Sur les quais comme à la taverne, chez ses amis ou à la pension, c’était James qui savait le mieux raconter les anecdotes et les potins, les tragédies et les cocasseries qui pimentaient la vie d’une grande métropole comme Montréal.
Gilberte, restée tout ce temps sur le seuil de la porte, s’était approchée à pas de loup, car elle avait grand-peur que sa mère ne la réexpédie à l’extérieur rejoindre ses frères et sœurs. Pour l’instant, elle n’avait surtout pas envie de sortir. Gilberte adorait depuis toujours les histoires qu’on lui racontait et aujourd’hui encore, elle savait les apprécier à défaut d’être capable de les lire elle-même… Toujours sans faire de bruit, la petite fille avait tiré une chaise vers elle et, pendue aux lèvres de James, elle tentait d’imaginer de quoi avait l’air une grande ville où il y avait des rails dans les rues et des chevaux qui tiraient des wagons. Une ville où il y avait un allumeur de réverbères qui parcourait les avenues du crépuscule à l’aube et des policiers qui jouaient du sifflet au coin des rues.
Une ville où il y avait même des maisons tellement hautes qu’on devait parfois se casser le cou pour en apercevoir le toit. Comme à New York dont elle avait vu une photographie l’autre jour à l’école.
Mamie questionnait, James racontait, Gilberte écoutait et Emma souriait, heureuse de tout cet entrain que dégageait ce curieux Irlandais. C’était agréable, cette bonne humeur qui avait envahi sa cuisine, autrement plutôt bruyante de chicanes et d’obstinations ou de sévérité à cause de Matthieu qui ne prêtait pas à rire souvent.
Il y eut donc des esclaffements et des exclamations qui, dans un premier temps, attirèrent Lionel installé au salon pour lire. Il se glissa sur une chaise, lui aussi, et se mit à écouter. Les autres ne tardèrent pas à rentrer, intrigués de voir que Gilberte était restée à l’intérieur, elle qui aimait tant jouer dehors.
James en était à parler de Ruth et Donovan.
— Ils ont une famille comme la vôtre, madame ! Une belle grande famille que j’envie énormément.
Emma savait déjà qu’il était malheureusement encore célibataire ; il l’avait avoué en début de conversation.
— Une famille comme la mienne ? fit-elle sur un ton où le doute s’entendait. Peut-être bien, mais sûrement pas avec autant d’enfants !
— Et même plus, si je ne m’abuse. Il y en a combien ici ?
Bien malgré elle, Emma redressa les épaules avec une certaine fierté tandis que James jetait un regard à la ronde.
— Dix, monsieur, lança Emma avec une intonation dont on ne savait trop si elle exprimait de la satisfaction ou du découragement. Dix beaux enfants en santé. Six garçons pis quatre filles, avec deux couples de jumeaux.
— Oui, notre Emma se spécialise dans les bessons ! précisa Mamie, malicieuse, tout en lançant une dernière pomme de terre dans le chaudron déposé devant elle.
James fronça les sourcils. Mais qu’est-ce que c’était encore que ce mot qu’il ne comprenait pas ? Que voulait-il dire ?
— Des bessons ? demanda-t-il après un instant d’interrogation.
Emma éclata de rire.
— Des jumeaux, si vous préférez. Mamie s’entête à utiliser le mot « bessons » quand elle parle des jumeaux. Surtout depuis la naissance de Célestin et d’Antonin. C’est eux autres qui sont dans les deux chaises hautes proches de la fenêtre. Pis, votre amie ? Elle en a combien, des enfants, elle ?
— Douze ! Plus un treizième en route. Un bébé-surprise, comme le dit Ruth qui pensait bien que la famille était terminée.
— Ben pour moi aussi, la famille est terminée ! Dix, ça me suffit amplement…
Consciente du regard que les enfants avaient posé spontanément sur elle quand elle avait affirmé haut et fort qu’elle ne voulait plus d’enfants, Emma, mal à l’aise, se dépêcha de faire dévier la conversation tout en s’activant autour des chaudrons qu’elle s’apprêtait à mettre sur le poêle.
— Mais parlez-nous encore de la ville ! demanda-t-elle par-dessus son épaule. Si les maisons sont toutes aussi cordées les unes sur les autres que vous le dites, où c’est que les enfants peuvent jouer ? Ils sont toujours ben pas dans la maison à journée longue !
— Oh que non !
Et James de repartir de plus belle, inventant des repaires de bandits dans les ruelles, transformant les terrains vagues en déserts et construisant des navires de pirates le long des berges du fleuve. Les enfants buvaient ses paroles, les yeux brillants et un vague sourire sur les lèvres. Même Lionel s’était laissé prendre par l’histoire, lui qui pourtant dédaignait les jeux de ses cadets depuis tant d’années déjà.
— Comme vous le voyez, on s’amuse aussi bien à la ville qu’à la campagne !
— Pis les écoles ? Est-ce qu’il y en a beaucoup, des écoles, en ville ?
Lionel voulait savoir. Il voulait tout savoir sur les écoles de Montréal.
— C’est sûr qu’il y a beaucoup d’écoles à Montréal. Des écoles qui ressemblent à la vôtre, celle au bout du rang. Mais en plus grand, en beaucoup plus grand ! Ces écoles-là, on les retrouve dans tous les quartiers. Mais il y a aussi des collèges. Des collèges où on parle français ou anglais, selon le quartier. On va même avoir une succursale de l’Université Laval sur la rue Saint-Denis ! Le Vatican a enfin donné son autorisation. J’ai lu ça dans le journal l’autre jour. Ça, c’est en plus de l’Université McGill, qui, elle, donne des cours en anglais. À Montréal, si on le veut, on peut apprendre à devenir notaire ou médecin, architecte ou ingénieur. Pis bientôt, on va pouvoir le faire aussi bien en français qu’en anglais !
Lionel était tout étourdi par tant de possibilités. Il était surtout envieux. Assurément, tous les jeunes de son âge qui habitaient Montréal n’avaient pas à supplier leur père pour poursuivre leurs études. Il y avait des écoles partout ! Ils n’avaient donc qu’à choisir…
Lionel jeta un regard autour de lui, trouvant la maison familiale encore plus ennuyeuse que d’habitude. Ennuyeuse et terne comme leur pauvreté ! Il allait insister, demander plus de détails — ça pourrait servir, sait-on jamais ? — quand la porte s’ouvrit d’un coup sec, butant bruyamment contre le mur et enlevant à Lionel toute envie de poursuivre cette discussion. Matthieu, visiblement fatigué, revenait de la grange en compagnie de Marius qui, depuis quelque temps, avait pris l’habitude d’aider son père tous les jours au retour de l’école.
Une forte odeur de fumier les précédait.
— Pouah ! Ça pue don ben !
Marie, du haut de ses huit ans, venait d’exprimer ouvertement ce que chacun pensait intérieurement sans oser le dire. Le geste de recul qui avait suivi l’arrivée de Matthieu et de Marius et les nez froncés étaient fort éloquents. Habituellement, on n’osait rien dire, mais la présence de l’Irlandais semblait tout permettre, comme Marie l’avait ressenti.
On aurait pu en rire ; Matthieu leva le ton.
— M’en vas t’apprendre à être polie, toi ! Demain, après l’école, tu fais le train avec moi.
Marie jeta un regard affolé vers sa mère. Elle avait une sainte peur des vaches qu’elle trouvait immenses. Puis son regard devint suppliant quand elle revint à son père.
— Mais papa…
— Pas un mot de plusse ! Demain, tu viens m’aider. Après ça, on verra ben si tu vas sentir les roses, ma fille !
La voix de Matthieu tonnait dans la cuisine et la petite Marie, toute rougissante, s’abîma dans la contemplation des plis de sa robe. Quand son père prenait ce ton autoritaire, il valait mieux ne pas rouspéter.
C’est à cet instant que Matthieu comprit que le silence qui régnait en maître dans la pièce n’était pas normal. C’était, à tout le moins, inhabituel.
Et que faisaient tous les enfants assis autour de la table alors que ce n’était pas encore l’heure du repas ?
Emma eut un regard d’avertissement, discret, à peine perceptible, mais que Matthieu comprit sans difficulté. Entre Emma et lui, souvent les regards suffisaient. Du coin de l’œil, il aperçut enfin James. Il s’en voulut aussitôt pour cette entrée pour le moins intempestive. Dommage pour lui, car il était trop tard pour faire bonne impression.
Les mots étaient dits et l’humeur, évidente. Tant pis.
Pendant ce temps, James s’était relevé et d’un large pas souple, assuré, il traversa la cuisine, la main tendue vers Matthieu. Si celui-ci était à l’image d’Emma et de Mamie, l’accueil devrait être chaleureux.
Pourtant, Matthieu fronçait les sourcils. Qui donc était cet homme et que faisait-il chez lui ? Voilà pourquoi Emma l’avait regardé avec autant d’insistance. Il y avait un étranger sous leur toit malgré ce que Matthieu en pensait, lui qui ne se mêlait aux gens du village que pour les affaires de la ferme ou les commissions obligatoires.
Il eut alors un regard colérique à l’intention d’Emma qui se retourna aussitôt face au poêle.
Dès que James fut à côté de lui, Matthieu sut d’emblée qu’il n’aimerait pas cet homme. L’étranger était trop grand, trop carré et semblait trop sûr de lui. Et ses cheveux ! Avez-vous vu ses cheveux ? Trop tape-à-l’œil ! Mais Matthieu avait-il le choix ? Il prit mollement la main qui se tendait vers lui.
— James, James O’Connor. Je suis de Montréal. Au quai, en bas au village, on m’a dit que vous connaissiez bien monsieur Clovis Tremblay.
— Ouais… On a dit vrai. Je le connais. Je le connais même très bien, c’est un ami d’enfance pis c’est le p’tit-cousin de ma femme.
En prononçant ses derniers mots, Matthieu posa spontanément sur Emma un regard possessif.
Debout à côté du poêle, une cuillère à la main, Emma semblait suivre la discussion avec une certaine anxiété qui agaça Matthieu. Avait-elle quelque chose à cacher ? Il toisa James à nouveau.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Clovis ?
Le ton était agressif, suspicieux. À son tour, James ne comprit pas, sinon que depuis l’entrée de ce Matthieu dans la cuisine, il semblait flotter un certain malaise dans la pièce. Comme si tout le monde retenait son souffle.
— Je ne lui veux aucun mal, rassurez-vous. Je veux simplement savoir s’il doit revenir à l’Anse-aux-Morilles dans le courant de cette semaine. J’aimerais traverser le…
— Comment voulez-vous que je le sache ? interrompit sèchement Matthieu. C’est pas parce que c’est un ami qu’il me raconte toute sa vie !
D’un regard, Matthieu sembla consulter sa famille, comme s’il était à la recherche d’une certaine approbation. Après tout, ne disait-il pas la vérité ? Pourtant, malgré ce que Matthieu venait de déclarer, James insista.
— Mais on m’a dit que vous l’aviez vu lundi dernier et que…
— Pis ça ? Je le répète : je sais pas tout de sa vie. Ça fait que je sais pas pantoute si Clovis a l’intention de revenir par ici ni quand.
Pour bien souligner son propos, Matthieu avait haussé les épaules dans un grand geste plein d’emphase. Puis, il se mit à enlever ses chaussures maculées, indiquant à Marius, d’un geste de la main, qu’il devait en faire autant.
— Pour ça, faudrait peut-être vous adresser à Baptiste, grommela-t-il avant de se redresser.
— Baptiste ?
Il y avait de l’impatience dans la voix de Matthieu. Il avait eu une rude journée et tout ce qu’il espérait, en entrant chez lui, c’était un moment de détente avant le souper, pas une discussion au sujet de Clovis avec un grand freluquet aux cheveux orange qui venait Dieu seul sait d’où et qui avait peut-être conté fleurette à sa femme.
À cette pensée, le sang de Matthieu ne fit qu’un tour, lui montant au visage tandis que d’une voix où perçait l’enthousiasme, James tentait de détendre l’atmosphère.
— Ah oui, Baptiste. C’est vrai ! On m’en a parlé au quai.
— Vous voyez ben ! S’il y a quelqu’un qui sait si Clovis doit revenir, c’est ben le marchand général. C’est avec lui, d’habitude, que Clovis fait des affaires. Ça fait que si vous êtes venu jusqu’ici depuis le quai, vous avez perdu votre temps pis vous avez marché pour rien. Astheure, vous avez juste à faire la route à l’envers. Le magasin est drette en face de l’église. Vous pourrez pas le manquer.
Le message était clair. Sans avoir à prononcer les mots, Matthieu invitait James à quitter sa maison, et c’est exactement ce que comprit l’Irlandais. Pourquoi ? Il l’ignorait, mais il n’insisterait pas.
Comme il était toujours face à Matthieu, James se contenta de prendre sa casquette qu’il avait rangée dans la poche arrière de son pantalon et de la remettre sur sa tête. Puis il se pencha et souleva son baluchon qu’il avait laissé près de la porte.
— C’est très clair, en effet, ajouta-t-il en se redressant, d’une voix brusquement froide comme la banquise.
James jeta nonchalamment son baluchon sur son épaule.
— Comme vous dites, je ne peux pas me tromper.
Matthieu soutint son regard.
— Ben, tant mieux pour vous. Pis bonne continuation, là ! Si jamais vous voyez Clovis, vous le saluerez de ma part.
James, qui avait déjà la main sur la poignée, se retourna lentement. Il n’avait pas l’intention de saluer Matthieu avant de partir. À quoi bon perdre son temps ? Par contre, il y avait quelques personnes qu’il avait envie de remercier et c’est ce qu’il allait faire. Que cela plaise ou non à Matthieu Bouchard. Il ne comprenait toujours pas ce qui se passait exactement dans cette cuisine, mais il ne partirait pas d’ici sans avoir salué celle que tout le monde appelait Mamie et cette Emma qui l’avait si gentiment accueilli. James O’Connor n’était peut-être qu’un simple orphelin, un gars sans grande instruction, il avait tout de même appris les bonnes manières et il allait le prouver.
— Merci, madame, fit-il en soulevant sa casquette tout en soutenant le regard d’Emma. Le thé était bon, ça m’a fait du bien.
Puis, il détourna légèrement la tête qu’il inclina en signe de respect envers Mamie qui se mit à rougir comme une gamine.
— C’était ben agréable de vous entendre parler, cher ! fit-elle précipitamment pour se donner une certaine contenance. Montréal a l’air d’être une ben belle ville.
— Oui, c’est une ville agréable, approuva James tout en ramenant les yeux sur Emma.
— Vous avez une belle famille, madame, de beaux enfants dont vous pouvez être fière. Pis toi, le jeune, fit-il en s’adressant finalement à Lionel qui, tout comme Mamie, se sentit aussitôt rougir comme une pivoine, si jamais tu passes par Montréal, viens me voir au port. Je suis là du lundi au vendredi, de l’aube à la noirceur. D’après ce que j’ai cru comprendre, tu t’intéresses pas mal aux écoles, hein ?
Ce fut plus fort que lui : Lionel approuva d’un bref hochement de la tête sous le regard acéré de son père.
— Dans ce cas-là, viens à Montréal, conseilla James. C’est en plein la bonne place pour étudier. Gêne-toi surtout pas ! Ça va me faire plaisir de t’emmener visiter la ville. James ! T’auras juste à demander James. Tout le monde me connaît sur les quais.
Sur ce, sans un seul regard pour Matthieu, James ouvrit la porte et sortit.
L’instant d’après, on entendit le gravier de la cour rouler sous ses bottes, et Emma sentit ses épaules s’affaisser. Elle était déçue. Même si leur menu, en ce temps de l’année, se résumait à une enfilade monotone de poulet, d’œufs et de patates apprêtées à toutes les sauces, elle aurait bien aimé garder l’Irlandais à souper. Il racontait si bien la vie à la ville ! Peut-être même que Matthieu se serait laissé amadouer par les histoires du grand rouquin.
Sa déception fut cependant de courte durée. Quand machinalement elle se tourna vers Matthieu, ce fut un vent d’inquiétude qui lui fit débattre le cœur. Son mari, le regard impénétrable, fixait leur fils Lionel, et le long de ses cuisses, il avait les poings serrés. Encore une fois, Emma se tourna précipitamment vers le poêle pour éviter de croiser le regard de Matthieu.
Tout en soulevant le couvercle du chaudron des patates, elle renifla discrètement ce qui ressemblait à quelques larmes. Lionel n’aurait jamais dû parler d’école avec un étranger. Ça risquait de tourner au vinaigre.
Même si, finalement, il n’avait pas dit grand-chose.
Pendant ce temps, James avançait à grandes enjambées, l’estomac dans les talons. Durant un moment, il avait bien cru qu’il partagerait le repas de la famille Bouchard et cette perspective lui avait plu. Ils étaient tous gentils et s’avéraient un public attentif, ce qui plaisait encore plus à James. À cause de Matthieu, il en était certain, le repas avait été oublié et on lui avait cavalièrement montré la porte. Il était donc reparti Gros-Jean comme devant, ne sachant où il pourrait manger et dormir puisqu’il n’y avait aucune auberge au village. Il ne savait même pas si Clovis Tremblay allait revenir ici avant que ses vacances soient terminées.
Et s’il ne pouvait traverser vers Charlevoix, qu’allait-il faire de tout ce temps qui lui restait ? Plus de quinze jours, ce n’était pas rien !
Allait-il devoir retourner à Montréal faute de mieux ?
James soupira, agacé par ce contretemps. Finalement, les vacances, ce n’était pas que du plaisir !
La colère lui fit accélérer l’allure tant et si bien qu’il parvint devant le magasin général avant l’angélus du soir.
Heureusement, les gens de l’Anse-aux-Morilles n’étaient pas tous comme Matthieu. Baptiste le rassura bien vite. Clovis était censé revenir dès le lendemain si la température le permettait. Il venait pour livrer quelques courges et des citrouilles, denrées devenues rares à l’Anse, et pour six sous, repas compris, monsieur O’Connor pourrait occuper une chambre sous les combles, au-dessus du magasin.
— Comme on n’a pas d’hôtel au village, ma femme pis moi, on a eu l’idée d’offrir aux visiteurs la petite pièce inutile du grenier. Ça sert ! Ça sert pas mal souvent !
Fatigué mais soulagé, James remit sans discuter le montant demandé et monta à sa chambre. Le souper suivrait dans moins de vingt minutes.
— Le temps de réchauffer les restants !
Le lendemain, il continuait de faire beau, mais la journée était plus venteuse. Debout au bout du quai, James passa deux longues heures à scruter l’horizon. Enfin, il lui crut apercevoir un mât qui, entre deux vagues, se balançait contre l’azur du ciel.
Malgré une houle assez forte, Clovis aborda le quai sans encombre, avec une habileté qui proclamait sans discussion le marin chevronné. James en fut rassuré, lui qui avait gardé de très mauvais souvenirs d’un certain voyage en mer.
Dès que Clovis mit pied à terre, James s’avança vers lui. En quelques mots, il fut convenu que, contre un coup de main pour charroyer les caisses de la cale au magasin général, Clovis prendrait James comme passager pour retourner sur l’autre rive.
— En autant que vous ayez le pied marin. La mer est grosse aujourd’hui. Au pire, vous resterez dans la cabine avec moi. Ça tangue un peu moins.
Échaudé par son aventure avec Matthieu et craignant que Clovis ne lui ressemble, car après tout, les deux hommes étaient des amis de longue date, James préféra rester à la proue du bateau pour regarder la coque fendre les vagues dans une avalanche d’écume blanche.
En quelques instants à peine — la goélette n’avait pas encore atteint le large —, James comprit que cette traversée n’aurait aucune ressemblance avec celle effectuée entre Lévis et Québec. Elle aurait plutôt à voir avec le long voyage qui l’avait emmené depuis l’Irlande jusqu’ici.
James regarda autour de lui. Un jour, il y a de cela fort longtemps, il avait navigué sur ce même cours d’eau. Il était déjà passé par ici. Et si les souvenirs se faisaient capricieux et incertains, les émotions ressenties, elles, revenaient en force. Cette peur soudée au ventre, ces larmes retenues, cette peine immense de savoir son père et son frère disparus à jamais et l’inquiétude, la folle inquiétude, quand il voyait sa mère dépérir à vue d’œil.
James O’Connor n’avait alors que cinq ans.
Ce fut cette traversée longue et houleuse, encore plus que la visite à Grosse-Île, qui fut le retour aux sources que James espérait rencontrer durant son voyage. Un retour à ses origines pour espérer s’en détacher suffisamment afin de regarder sereinement l’avenir. Sans renier sa patrie, Irlandais il était et Irlandais il resterait, il voulait oublier la tristesse qui y était rattachée. S’il avait le cœur plus léger, libéré de toute son amertume et de ses chagrins, il allait peut-être trouver une compagne et fonder une famille.
James ne voulait surtout pas que la lignée de son père s’arrête au nom de James O’Connor.
Fouetté par le vent, agrippé au bastingage, James fit enfin le deuil de son passé et se jura de n’y puiser, dorénavant, que la force de continuer.
Quand il mit pied à terre sur la plage de Pointe-à-la-Truite puisque le quai ne serait inauguré que la semaine prochaine, James était épuisé mais plein de bonne volonté. Il s’en remettrait à Dieu pour lui tracer la voie à suivre. C’est ce que sa mère disait toujours : faire confiance au Tout-Puissant et se laisser guider par Lui. C’est ainsi qu’elle appelait le Seigneur : le Tout-Puissant. Alors, il s’en remettrait à Lui. Pour l’instant, avec les nuages qui s’empilaient sur l’horizon, il avait plus urgent à faire que de rêver à de vagues projets d’avenir. Il lui fallait trouver rapidement un gîte pour la nuit et une table pour manger.
Comme s’il avait le pouvoir de lire dans ses pensées, Clovis lui fit signe de le suivre.
— Je sais pas si la mère Catherine va pouvoir vous accueillir, expliqua Clovis tout en prenant le sac de James avec autorité pour le mettre sur son épaule, parce que d’habitude, l’hôtel du village ouvre ses portes juste au mois de juin avec l’arrivée des croisiéristes. D’un autre côté, la mère Catherine est pas mal accommodante, alors suivez-moi ! Faut que je passe justement devant l’hôtel pour me rendre chez nous, m’en vas y arrêter avec vous. Si jamais la mère Catherine ou son mari étaient pas là ou si ça leur adonne pas pantoute, vous viendrez à la maison. Mon Alexandrine aussi est pas mal accommodante ! On est pas trop grandement avec nos six enfants, mais pour une nuit, ça peut aller. Demain, j’irai vous mener à Pointe-au-Pic. Là, c’est sûr que vous allez pouvoir trouver un hôtel ou une auberge capable de vous accueillir.
James n’eut pas à dépasser le centre du village. L’hôtelière, une femme sans âge défini que tout le monde appelait la mère Catherine, sœur d’Albert, le forgeron, était justement sur sa galerie en train de battre quelques tapis. Son œil de commerçante repéra tout de suite l’étranger qui accompagnait Clovis. Elle afficha son plus beau sourire.
— Ben regardez-moi qui c’est qui s’en vient ! lança-t-elle à l’intention de Clovis. Comme tu reviens de la plage avec un inconnu, je présume que ta saison de voyagement sur le fleuve est commencée ?
— Si on veut !
Sur ces mots, le marin se tourna brièvement vers James qui, d’une phrase à l’autre depuis qu’il remontait de la plage avec Clovis, s’apercevait qu’il n’y avait guère de ressemblance entre cet homme affable et Matthieu qui lui avait semblé sur la défensive tout le temps qu’avait duré leur conversation. Comme ils étaient arrivés devant l’hôtel, Clovis fit les derniers pas qui le séparaient de l’escalier menant à la longue galerie qui flanquait la façade de l’édifice.
— J’en ai profité pour ramener un voyageur qui avait envie de traverser le fleuve pour venir sentir l’air de par chez nous ! expliqua alors Clovis tandis que James le rejoignait au bas des marches.
La mère Catherine déposa son battoir et vint à la rencontre des deux hommes.
— La bonne idée ! L’air de par ici est ben meilleur que celui de la Côte-du-Sud, lança-t-elle en riant.
En habile hôtelière, elle tendait déjà la main à James.
— Je parierais que vous cherchez un endroit où dormir… Je me trompe ?
Le regard de la mère Catherine passa de James à Clovis avec une même interrogation.
— Non, vous vous trompez pas, répondit Clovis. Je vous présente James O’Connor. Un débardeur de Montréal venu en vacances… Mais vous ? Pensez-vous pouvoir l’accommoder ? Je le sais bien que d’habitude vous ouvrez pas avant…
— Tu viens de le dire, mon jeune ! D’habitude… Cette année, c’est pas pareil. Avec l’inauguration du quai, on va avoir de la visite à partir de la semaine prochaine. Monsieur le maire pis monsieur le curé ont ben faite les choses ! Les deux députés sont supposés nous arriver jeudi prochain, pis l’inspecteur des écoles va être là le vendredi midi quand il va revenir de l’arrière-pays où il fait sa tournée. Pis ça, c’est sans compter les architectes qui ont aidé à la construction qui ont promis d’être là. Même l’évêque de Québec, le cardinal Taschereau, est supposé venir jusqu’ici pour bénir le quai pis tant qu’à être là, il va s’occuper de la confirmation de nos jeunes. Mais lui, il va rester au presbytère, c’est ça que monsieur le curé m’a dit. N’empêche que même sans le cardinal, ça va me faire ben du monde à loger. Ça fait que comme tu vois, mon Clovis, je dépoussière mes tapis pis je me lance tout de suite dans le bardas du printemps pour que toute soit fin prêt à recevoir tout c’te beau monde-là… Pis vous, monsieur, ça serait pour combien de temps ?
James, étourdi par le verbiage de l’hôtelière, haussa les épaules, un peu décontenancé. Il n’avait pas encore réfléchi à la durée de son séjour de ce côté-ci du fleuve.
— Aucune idée, avoua-t-il bien simplement.
James regarda tout autour de lui. Le village semblait joli, ombragé par de gros arbres, sans feuilles pour le moment. Dans l’air flottait cette senteur de varech qui était rattachée à plusieurs de ses souvenirs et ça lui plaisait. James leva les yeux. L’hôtel aussi était joli, tout blanc avec des volets noirs et cette longue galerie qu’il imagina en été avec de nombreuses chaises pour se détendre. Quand son regard revint se poser sur la mère Catherine, la dame aux cheveux grisonnants l’examinait en souriant.
— Je trouve le village bien beau, confia alors James. Mais si vous avez besoin de vos chambres, je peux toujours aller à Pointe-au…
— Pas question !
L’hôtelière avait déjà calculé le profit que lui procurerait la location d’une chambre supplémentaire. Comme l’étranger avait l’air plutôt calme et bien élevé, ça lui semblait une aubaine, un petit cadeau de la Providence pour la remercier de s’être montrée si généreuse à l’égard des dignitaires qui viendraient loger chez elle la semaine prochaine. Ce n’est pas elle qui l’inventait, c’est monsieur le maire en personne qui s’était déplacé pour venir la remercier de faire un si bon prix pour les invités. Alors, tant mieux si James était là. Ça équilibrerait les additions et les soustractions dans le livre des comptes.
— C’est pas un client de plus ou de moins qui va changer grand-chose dans l’ordinaire de mes journées, déclara-t-elle en époussetant le devant de son tablier d’un petit geste sec, comme elle devait épousseter ses buffets dans la maison. Vous êtes le bienvenu. En autant que vous me laissez une petite heure pour vous préparer une chambre qui donne sur le jardin, vous pourrez rester aussi longtemps que vous le voudrez.
— Alors, si ça ne vous dérange pas, c’est marché conclu, fit James en tendant la main. Si vous permettez, je laisse mon baluchon ici et je vais me promener durant le temps que vous préparez ma chambre. Je reviens plus tard.
— C’est parfait comme ça. Vous avez tout compris. Pour à soir, si ça vous dérange pas trop, on mangerait dans la cuisine, avec mon mari. Mais à partir de demain, si vous préférez la salle à manger, je peux m’arranger pour…
— Surtout pas ! La cuisine me convient tout à fait.
Élevé dans une famille pauvre puis dans un orphelinat, James détestait les cérémonies.
— Ben dans c’te cas-là, on va faire comme vous voulez.
De toute évidence, la mère Catherine partageait la vision des choses de James, car elle accompagna ses derniers mots d’un large sourire, et d’une main leste, elle s’empara du baluchon que lui tendait Clovis.
— C’est tout, comme bagage ?
— C’est tout.
— Ben quand vous reviendrez, je l’aurai mis dans votre chambre. Astheure, va falloir m’excuser, j’ai ben de la besogne devant moi. Salut, mon Clovis, dis le bonjour à ton Alexandrine. Pis vous, monsieur James, je vous dis à tantôt !
L’instant d’après, la porte claquait derrière le dos de la mère Catherine.
— Toute une femme, s’esclaffa Clovis en revenant sur ses pas pour regagner la rue, suivi par James. L’hôtel est peut-être à son mari, mais c’est elle qui l’opère, je vous dis rien que ça ! Maintenant, vous allez venir chez nous. S’il fallait qu’Alexandrine apprenne que je vous ai laissé tout seul à errer dans le village pendant qu’on préparait votre chambre, je me ferais passer un savon ! Comme l’hiver a pas été trop dur pis que j’ai pas eu besoin de faire des ponces au gin pour guérir les grippes de tout un chacun, il devrait bien m’en rester un doigt ou deux. Vous, les Irlandais, vous devez ben boire ça, du gros gin, non ? Me semble que ça vient justement de votre pays.
James n’osa le contredire, évitant ainsi de se lancer dans un cours de géographie appliquée qui se terminerait par une étude comparative entre les préférences de la Grande-Bretagne et celles de l’Irlande où il se lancerait dans une apologie de la bière.
C’est ainsi que les deux hommes traversèrent le village tandis que Clovis faisait les honneurs de son patelin. Le temps de se rendre au bout de la rue principale et James avait appris, en vrac et en détail, le nom de tous les villageois.
— Pis ici, montra Clovis avec un large mouvement du bras, c’est la forge d’Albert Lajoie. Lui, c’est le frère de la mère Catherine pis le mari de Victoire, une amie de ma femme. C’est même eux autres qui sont les parrains de notre plus jeune, notre Léopold. La maison à côté, en jaune vif pis en blanc, c’est la sienne… Une belle maison confortable. Dommage qu’ils ayent pas d’enfants pour la remplir… Astheure, il reste juste à monter la côte pour arriver chez nous ! Notre maison, à Alexandrine pis moi, est juste au bord de la falaise. Elle est peut-être plus petite que celle des Lajoie, mais d’où elle est, même dans la cuisine, j’ai un peu l’impression d’être sur la mer. Pour moi, c’est ce qui comptait le plus quand on a construit la maison.
À ces mots, James comprit que Clovis était un vrai marin, de ceux qui ne vivent que pour la mer.
L’accueil d’Alexandrine fut chaleureux, un brin frénétique, tout à fait intense, à l’image de la jeune femme enjouée qui serra vigoureusement la main de son invité. Les enfants étaient gentils, polis et souriants, et James, cette fois-ci, eut la réelle sensation d’être de retour à Montréal, dans la cuisine des McCord. Il connut un bref mais brutal moment d’ennui avant d’être happé par la bande de jeunes curieux qui voulaient tout savoir de la métropole.
— Montréal, c’est autrement plus gros que Québec, lança Joseph tout en jetant un regard malicieux à son père qui se vantait parfois de connaître la ville et ses mystères et faisait miroiter ses courts voyages comme s’il avait parcouru le monde. Ça m’intéresse de savoir comment ça se passe dans une vraie grande ville. Faut pas oublier qu’un jour, c’est moi qui vas être aux commandes du bateau. Ça pourrait servir, parce que j’ai pas l’intention de me contenter de faire de la biseness juste à Québec !
Tout heureux, James reprit un peu là où Matthieu l’avait obligé à s’arrêter et quand il se leva pour retourner souper à l’hôtel, une heure plus tard, il dut promettre de revenir.
— Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer.
— Pour souper demain, tiens ! Comme ça, j’aurai eu le temps de me préparer, proposa Alexandrine.
Proposition que James accepta avec plaisir. Décidément, l’humeur des gens variait beaucoup d’une rive du fleuve à l’autre !
James dut insister pour faire la route en solitaire, car tous les enfants s’étaient offerts à l’accompagner. C’est tout de même avec quelques-uns d’entre eux accrochés à son bras qu’il remonta l’allée devant la maison pour reprendre sa route.
Quand il arriva à la côte, il n’y avait plus que le chant de quelques oiseaux pour lui tenir compagnie. James poussa un long soupir de contentement. Un peu de solitude n’était pas pour lui déplaire après ces deux longues journées remplies d’émotions, de rencontres et de découvertes, lui qui vivait seul depuis si longtemps.
Le premier bruit signalant son retour dans la civilisation fut celui d’un marteau heurtant l’enclume.
James ralentit aussitôt le pas, le cœur battant la chamade, un petit frisson à fleur de peau, les sourcils froncés sur son questionnement.
Pourquoi se sentait-il subitement si fébrile ?
Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce bruit et ça ne serait pas la dernière non plus. À la ville comme à la campagne, les chevaux avaient besoin de soins, de fers aux pattes, et les outils, tout comme les chaudrons, nécessitaient régulièrement des réparations. Ce bruit, même à Montréal, il l’entendait régulièrement.
Alors ?
James retenait son souffle.
D’où lui venait cette envie irrésistible de descendre la côte au pas de course et d’entrer dans la forge qu’il apercevait tout en bas de la falaise, avant le tournant ? Était-ce le silence des alentours qui rendait le moment particulier, l’attraction si forte ?
James descendit la côte, l’oreille à l’affût du moindre bruit autre que le roulement des roches sous ses semelles. Quand il perçut un rire, il ralentit encore. Il éprouvait une sensation de déjà vu, de déjà vécu. Cependant, ce fut au moment où il passa devant la forge dont la porte était restée entrouverte et qu’il vit les ombres danser sur les murs, ce fut à l’instant où il entendit clairement les voix qui s’apostrophaient joyeusement que la sensation devint alors souvenir. Oh ! Rien de bien précis, ça ressemblait plutôt à un rêve dont il aurait oublié les détails dès le réveil, mais c’était là, en lui, et c’était doux.
Jadis, James en était certain, il y avait eu dans sa vie un décor qui ressemblait à celui-ci, et la voix d’alors, celle qui dominait, c’était celle de son père, grave et mélodieuse, se mêlant à toutes les autres.
C’était il y a fort longtemps, avant le voyage depuis l’Irlande. Il n’était qu’un tout petit garçon et il tenait très fort la main de son grand frère, car l’endroit, sombre et très chaud, l’intimidait.
James dut se faire violence pour ne pas entrer dans la forge, pour vérifier cette idée folle qu’il y retrouverait peut-être son père et son frère. Puis il poussa un long soupir, la réalité le rattrapant. Il n’avait rien à faire à la forge de Pointe-à-la-Truite. On l’aurait sûrement questionné. Après tout, il n’était qu’un étranger. Un étranger qui n’aurait su que répondre si on l’avait interrogé.
Il poursuivit donc sa route, détournant la tête à quelques reprises, essayant de rattacher les souvenirs au moment présent.
Le souper de la mère Catherine, copieux et délicieux, réussit presque à tout lui faire oublier.
Il passa les jours suivants à explorer la région. Maintenant, il en était certain, en Irlande, il avait habité un village qui ressemblait à celui-ci. Il y avait une église, car dans ses souvenirs, il entendait une cloche sonner. Il y avait aussi une école au bout du chemin principal et elle avait une cloche, comme celle de l’église, qui sonnait les heures de classe.
Sans compter une forge comme celle d’Albert Lajoie. Une forge où il se rendait régulièrement avec son père et son frère.
En quelques jours à peine, James se sentit chez lui à Pointe-à-la-Truite. Le matin, il aidait la mère Catherine dans ses préparatifs et l’après-midi, il se promenait un peu partout, de la plage à la forêt.
Au gré des occasions, James s’éloigna du village pour découvrir la région. Il arpenta le rang du Cap-à-l’Aigle et visita Pointe-au-Pic où le quai, de belle dimension, pouvait recevoir les bateaux de croisière. Il lui rappela les quais de Montréal où il travaillait depuis tant d’années. Dès son retour, il remercierait son patron de lui avoir conseillé ce détour, car l’endroit était magnifique.
Il marcha aussi le long de la plage de Port-au-Persil, là où la vue du fleuve était spectaculaire, mais ses envies et ses pas finissaient toujours par le ramener à Pointe-à-la-Truite.
Cinq jours étaient passés et James ne se lassait pas de l’endroit. Il commençait à comprendre ce qu’étaient réellement des vacances et il appréciait tout ce temps qui lui appartenait librement, sans obligations.
Malgré l’ennui qu’il avait de ses amis, le retour au port de Montréal serait peut-être plus pénible que ce qu’il avait d’abord cru.
En attendant, dans deux jours, ce serait la fête à Pointe-à-la-Truite, et James avait bien l’intention d’y assister. Après, il lui resterait encore toute une semaine de repos et il ne voyait pas où il pourrait être mieux qu’ici. Même si les dignitaires repartaient pour Québec le dimanche suivant en après-midi, la mère Catherine était d’accord pour continuer de l’héberger.
— C’est pas une chambre ouverte qui va me donner ben ben de l’ouvrage. Vous pouvez rester le temps que vous voulez, monsieur James, ça me fait plaisir !
La décision s’était alors prise d’elle-même, d’autant plus que Clovis avait promis de le ramener sur la Côte-du-Sud selon ses convenances, car le train ne desservait pas encore la région.
L’inauguration du quai, la fête au village et de nouveaux amis, James n’en attendait pas tant de ce voyage. Comme il l’avait dit en riant à Clovis, justement hier soir après un souper pris en famille, le patron allait devoir se faire à l’idée que dorénavant, c’est tous les ans que son employé, James O’Connor, allait vouloir prendre des vacances.
— C’est trop agréable. Et maintenant que j’ai des amis par ici, je vais sûrement vouloir revenir régulièrement !
Le seul endroit où il n’avait pas encore mis les pieds, c’était la forge. L’émotion du premier jour s’était estompée, bien sûr, mais l’envie d’y aller se faisait toujours aussi forte bien que plus raisonnable. Mais sous quel prétexte James s’y serait-il présenté ? Il n’arrivait pas à trouver de raison suffisamment valable pour justifier une visite et comme il ne connaissait pas vraiment les hommes qui s’y tenaient, il se contentait de regarder de loin. James O’Connor était peut-être un bon conteur, drôle et exubérant, il n’en restait pas moins qu’il était d’un naturel réservé.
Par contre, il était serviable, et cela, tout le monde le savait déjà !
C’est pourquoi, quand il entendit la mère Catherine demander à son mari s’il n’irait pas chez leur belle-sœur Victoire pour chercher les gâteaux qu’elle avait cuisinés pour l’hôtel, l’esprit de James ne fit qu’un tour. Cette Victoire dont on parlait présentement, celle qui faisait des gâteaux si bons que sa réputation avait suivi les marées pour se retrouver de l’autre côté du fleuve, n’était-ce pas la femme du forgeron ? Et ce même forgeron n’avait-il pas sa maison tout à côté de la forge, comme le lui avait dit Clovis à son arrivée au village ?
Avant même d’avoir réfléchi plus loin, James sautait sur ses pieds et proposait avec entrain de remplacer le mari de la mère Catherine :
— Laissez faire, monsieur, fit-il avec un signe de la main qui signifiait que le vieil homme pouvait rester assis. Je vais y aller. Je n’ai que cela à faire ce matin et le soleil est si bon !
Puis, se tournant vers la mère Catherine, il poursuivit, un brin ingénu :
— Si j’ai bien compris tout ce qu’on m’a raconté cette semaine, la maison de votre belle-sœur Victoire, c’est celle juste à côté de la forge, n’est-ce pas ?
— En plein ça ! C’est la maison jaune ! Vous aurez juste à passer par la porte d’en arrière. Victoire est toujours dans sa cuisine.
Mais James n’avait pas du tout l’intention de se présenter uniquement à la maison jaune. Ni par en arrière ni par en avant ! Les gâteaux n’étaient que le prétexte tant recherché pour entrer dans la forge ; il n’allait pas laisser passer sa chance.
C’est le cœur battant que James traversa le village au complet, le long de la rue principale. Il anticipait ce moment où certains souvenirs, les moins capricieux, accepteraient peut-être de se faire plus précis. Reverrait-il, en pensée, les visages de son père et de son frère, eux qui avaient vécu avec lui ces instants entre hommes, comme le disait sa mère ?
Car c’était là un autre souvenir qui avait refait surface. Sa mère, toute menue, debout sur le seuil d’une porte en bois assez basse, saluant en riant ses hommes qui sortaient ensemble.
Son père et son frère seraient-ils au rendez-vous que, de tout son cœur et de toute son âme, James leur avait donné ici, à Pointe-à-la-Truite, dans une forge qui, à première vue, ressemblait à s’y méprendre à celle qu’il avait jadis fréquentée en Irlande ?
À la forge où James entra enfin, sa casquette à la main, il n’y avait que le forgeron, le visage rougi par la flamme intense, un lourd marteau à la main et un fer à cheval, posé sur l’enclume, qu’il tenait au bout d’une pince à longs manches. Au bruit qu’il y avait autour de l’âtre, Albert n’entendit nullement que quelqu’un venait d’entrer chez lui. Il continua de besogner, maniant habilement marteau et soufflet.
Le jeune homme en fut heureux, presque soulagé. Il aurait ainsi le loisir d’observer les lieux autour de lui, le temps de humer les odeurs, de les laisser se frayer un chemin jusqu’au monde enfoui de ses souvenirs. S’il y en avait d’autres qui existaient au tréfonds de la mémoire, peut-être se manifesteraient-ils…
James inspira profondément avant de jeter un long regard autour de lui.
Si la forge de Pointe-à-la-Truite était plus grande et moins sombre que celle dont il gardait un vague souvenir, l’atmosphère, elle, le ramena aussitôt en Irlande. La chaleur dégagée par l’âtre, l’haleine puissante du soufflet et le choc du marteau sur l’enclume trouvaient un écho certain au fond de son cœur. Il avait déjà aimé se trouver dans une forge comme celle-ci, tout comme il avait envie de pousser un long soupir de contentement maintenant. James était bien dans cette chaleur à la limite du tolérable. Lui, il la trouvait confortable. Peut-être était-ce parce que l’Irlande était un pays froid et humide, entouré d’eau. Peut-être aussi que son père les emmenait à la forge, son frère et lui, parce que leur maison était mal chauffée. Peut-être… La famille O’Connor n’avait sûrement pas quitté l’Irlande parce que tout allait pour le mieux sous leur toit.
James esquissa tout de même un bref sourire. Quoi qu’il en soit, il comprenait mieux maintenant pourquoi le soleil plombant de juillet l’affectait moins que ses compagnons de travail. Quand bien même il n’y aurait eu que cette découverte qui l’attendait au coin du feu d’une forge dans Charlevoix, le détour en aurait valu la peine. James s’estima satisfait. C’était une trouvaille de plus se rapportant à son passé. Ça ne pouvait qu’aider à mieux comprendre le présent.
C’est à cet instant qu’Albert leva les yeux et aperçut James. À son tour, il esquissa un sourire, légèrement moqueur. Clovis ne s’était pas trompé quand il lui avait parlé du visiteur.
— Cré nom ! Si c’est pas l’Irlandais ! lança-t-il d’une voix joviale qui plut aussitôt à James. Clovis avait raison. Avec une tignasse comme ça, on peut pas vous confondre avec quelqu’un d’autre.
À cause de ses cheveux orange, James avait souvent entendu cette boutade. Même s’il ne la trouvait plus drôle, il fit mine de chercher autour de lui avant de faire un pas vers le forgeron qui venait de déposer ses outils. Quand ils se saluèrent, James fut surpris qu’une main aux doigts aussi fins puisse cacher une telle puissance, une énergie capable de marteler le fer.
— Comme ça, c’est toi, l’Irlandais, répéta Albert en reculant d’un pas pour bien l’observer. Content de faire ta connaissance. J’ai juste entendu du bien à ton égard, le jeune, juste du bien. Je me demandais, aussi, quand est-ce que tu te déciderais à venir faire ton tour. D’habitude, les croisiéristes qui s’installent à l’hôtel viennent tous faire un tour à un moment donné. Ça me fait bien rire ! C’est comme si les forges en campagne étaient différentes de celles des villes.
James en profita pour regarder encore une fois autour de lui.
— Je dirais que c’est l’odeur qui est différente, observa-t-il au bout d’un instant de réflexion. À Montréal, l’odeur du bois et du charbon qui brûlent n’a pas la même intensité. Peut-être à cause de la senteur de la ville, justement. Une senteur pas toujours agréable et qui domine.
James secoua la tête pour donner plus de poids à ses propos.
— Ouais, c’est certain qu’à Montréal, ça sent pas aussi bon qu’ici, conclut-il en soutenant le regard d’Albert.
— Pas fou comme observation. Remarque que je peux rien vérifier rapport que je suis jamais allé en ville. Ça m’intéresse pas… Pis, toi ? Qu’est-ce qui t’amène par chez nous ?
— C’est les vacances qui m’ont emmené au village, expliqua James, et c’est les gâteaux de madame Victoire qui m’emmènent chez vous. C’est votre sœur Catherine qui m’envoie.
— Ah ! Catherine… Elle aurait dû te dire d’aller à la maison jaune, juste à côté. Pas à la forge. Ma Victoire, c’est sûrement pas ici que tu peux la trouver.
James crut percevoir une grande tendresse dans la voix du forgeron quand il prononça le nom de sa femme et l’homme lui sembla aussitôt encore plus sympathique. Pendant ce temps, Albert continuait son monologue.
— Qu’est-ce que Victoire ferait ici, je vous le demande un peu ? Mon feu est bien trop fort pour ses gâteaux !
Heureux de sa petite blague, Albert éclata d’un grand rire qui se termina en quinte de toux.
— Maudit hiver, haleta-t-il enfin. C’est tout le temps pareil : je finis toujours par attraper une grippe qui dure toute la saison… Ça doit être la chaleur d’ici en contraste avec le frette de dehors… Bon, assez placoté, j’ai de l’ouvrage qui m’attend. Pour les gâteaux, c’est dans la maison d’à côté qu’il faut aller. Ma femme est sûrement dans sa cuisine, c’est là qu’elle passe le gros de ses journées. Passez par la porte d’en arrière, ça va aller plus vite.
James se garda bien de préciser qu’il savait déjà tout ça et sur une promesse de revenir en fin de journée, au moment où quelques villageois se réunissaient quotidiennement à la forge, il sortit du bâtiment. En quelques enjambées à peine, il se retrouva devant la maison jaune qu’il contourna sans peine par un petit sentier de pierres.
Il n’était pas encore monté sur le perron en planches décolorées par l’hiver que ça sentait déjà bon la vanille et les noix grillées, les pommes et le sucre caramélisé. James ferma les yeux à demi et huma profondément. Heureux homme que cet Albert qui avait la chance de vivre dans une maison qui sentait aussi bon !
James monta la dernière marche, mais il n’eut pas le temps de frapper qu’on lui criait d’entrer.
— Faites comme chez vous ! C’est pas barré…
James tira aussitôt la porte vers lui.
Une femme qui devait avoir son âge se tenait devant la table. Manches relevées jusqu’aux coudes, enfarinée jusqu’aux sourcils, elle avait un rouleau à pâte à la main. Une longue mèche de cheveux couleur acajou tombait devant ses yeux. Elle la releva dans un geste machinal qui, aussitôt, envoûta James.
Cette femme, probablement Victoire — qui d’autre puisque Clovis lui avait dit que le forgeron et sa femme n’avaient pas d’enfants ? — ne ressemblait en rien à celle qu’il avait imaginée, grisonnante et toute petite, courbaturée d’avoir trop fait de pâtisseries tout au long de sa vie.
Non, cette femme, celle qu’on appelait Victoire, était grande et robuste, plutôt jeune, et de surcroît, elle ressemblait étrangement à Ruth avec quelques rondeurs en plus aux bons endroits.
James en retenait son souffle.
Cette femme, l’épouse d’Albert, était celle que James avait toujours espéré rencontrer.
Intimidé au-delà des mots pour l’exprimer, James retira sa casquette et se tint dans l’embrasure de la porte, incapable d’avancer d’un pas de plus.
À des lieues de toutes ces considérations, Victoire déposa son rouleau à pâte et des yeux, elle chercha un torchon pour s’essuyer les mains. Faute de mieux, elle se contenta d’un pli de sa jupe qu’elle épousseta par la suite dans un petit geste machinal tout en contournant la table pour venir au-devant de son visiteur.
— L’Irlandais !
L’appellation fit sourire James, la même que celle d’Albert quelques minutes plus tôt. Décidément, Victoire et son mari avaient dû parler de lui à la veillée ! Ce ne fut pas suffisant, cependant, pour calmer cette fébrilité qu’il sentait grandir en lui.
Jamais femme ne lui avait semblé plus jolie, plus désirable. Et ce sourire ! Que dire de ce sourire éclatant, sinon qu’il lui allait droit au cœur !
James dut avaler sa salive pour dénouer sa gorge et arriver à articuler un petit bonjour poli.
— Je viens de la part de la mère Catherine, ajouta-t-il d’un même souffle.
— Ça, je m’en doute un peu !
La lueur de taquinerie qui traversa le regard de Victoire fit rougir James jusqu’à la racine des cheveux. Il détourna les yeux, mal à l’aise. Victoire fit celle qui n’avait rien remarqué. Elle se tourna vers la table où se côtoyaient tartes, pâtisseries et gâteaux plus alléchants les uns que les autres. Elle admira son travail puis, les poings sur les hanches, elle constata :
— Va falloir faire deux voyages, monsieur… monsieur qui, au fait ? demanda-t-elle en se tournant vers James.
Le regard de Victoire était pétillant de bonne humeur, et le jeune homme en conclut que cette femme-là était assurément heureuse dans la vie. On ne peut dégager autant de joie de vivre sans être heureux. Cette constatation eut l’heur de le rasséréner face à la jeune femme.
— James, madame, je m’appelle James O’Connor, fit-il avec un hochement de tête en signe de politesse.
Puis il tendit la main tout en regardant Victoire droit dans les yeux.
— Heureux de vous rencontrer.
— Moi pareillement.
Victoire soutint le regard de James durant un instant, le temps de constater que l’Irlandais avait les yeux les plus bleus qu’elle n’avait jamais eu l’occasion d’admirer jusqu’à maintenant.
Oui, c’était bien là le mot qui lui était venu spontanément à l’esprit : « admirer ».
Cette fois-ci, ce fut elle qui détourna la tête.
— Voilà, déclara-t-elle en montrant de la main une table bien garnie. C’est tout ce que vous avez à transporter. J’ai sorti la brouette de la cave et je l’ai dépoussiérée. Elle est devant la porte, avec une nappe propre au fond. Comme on ne peut pas empiler mes gâteaux comme des briques, il va falloir au moins deux voyages pour tout amener d’ici à l’hôtel.
— J’ai tout mon temps… Dites-moi ce que vous voulez livrer en premier et je m’en occupe !
Quand James tourna le coin de la maison, Victoire ne put résister à l’envie de filer au salon pour le regarder s’éloigner. Autant par acquit de conscience pour s’assurer que ses gâteaux étaient entre bonnes mains que par pur plaisir de le regarder.
Une fois habituée aux curieux cheveux, Victoire admettait en son for intérieur qu’elle trouvait que James O’Connor était un bien bel homme.
Quand il eut disparu de son champ de vision, Victoire se précipita vers la cuisine pour tout ranger. Après tout, Victoire Lajoie était reconnue pour être une bonne hôtesse ! Elle n’avait pas envie de ternir sa réputation. Quand ce James O’Connor reviendrait, sa maison serait impeccable et accueillante.
Pour le remercier !
De fait, quand James revint pour la seconde livraison de pâtisseries, une petite collation l’attendait.
— Je vous dois bien ça ! Je vous ai vu tout à l’heure, vous savez ! Vous manipuliez la brouette avec beaucoup de soin, monsieur. Venez, venez vous asseoir. Un morceau de tarte au sucre, ça se refuse pas. Vous irez porter le reste après. De toute façon, les clients de Catherine n’arrivent que demain.
James n’avait pas du tout l’intention de refuser. Le cœur lui battait aux oreilles, car, sans le savoir, par son accueil, Victoire répondait à un souhait qu’il entretenait depuis tout à l’heure. Avoir quelque temps avec Victoire. Avoir le temps et l’occasion de lui parler, de faire plus ample connaissance.
Même si James savait que ça serait inutile et peut-être douloureux.
Il s’installa donc à la table pour manger une pointe de tarte au sucre et, un peu plus tard, il demanda même, bien poliment, une deuxième tasse de thé.
Victoire parla donc de ses gâteaux et de sa clientèle. Il fallait bien meubler le silence.
James, à son tour, raconta la vie dans une grande ville et sur les quais. Il voyait bien que le sujet intéressait Victoire.
Ils dirent en même temps qu’ils aimaient la lecture.
— Un peu de tout, commenta Victoire. Mon mari ne comprend pas. Il dit que c’est une perte de temps, mais je lis quand même.
— Moi, ce sont mes amis qui ne comprennent pas. Ils disent, eux aussi, que c’est une perte de temps. Mais je lis quand même le journal tous les samedis.
Un long regard entre eux scella cette constatation.
Il semblait bien qu’ils avaient là un point en commun ! Alors, Victoire déclara, le nez dans son assiette :
— J’aimerais bien visiter Montréal !
— Et moi, je mangerais bien de la tarte au sucre tous les jours.
— Un autre morceau, alors ?
Ils se surprirent à rire ensemble.
Suite à quoi, un long silence étala son malaise sur la cuisine. Silence de timidité, silence de réflexion où quelques regards se croisèrent, intimidés.
James prit congé un peu précipitamment. Maintenant que les banalités avaient été dites, il se sentait embarrassé, confus. Les mots qui lui venaient à l’esprit ne pouvaient être prononcés.
— Vous allez revenir, n’est-ce pas ?
Victoire semblait à la fois inquiète et remplie d’espoir.
James aurait bien voulu avoir le droit de dire oui. Au lieu de quoi, il murmura en pensant à monsieur Albert :
— Peut-être.
Un « peut-être » tout plein de négation, ils le comprirent tous les deux.
Quand la porte se referma sur James, Victoire courut une fois de plus jusqu’au salon où elle resta longtemps à la fenêtre, surveillant l’Irlandais qui transportait le dernier voyage de ses fines pâtisseries.
Elle se surprit à penser qu’avec lui, elle aurait peut-être eu les enfants qu’elle avait toujours rêvé d’avoir. Puis elle secoua la tête avec commisération.
— Idiote, soupira-t-elle en s’arrachant à sa contemplation. Tu le sais bien que tu ne peux pas avoir d’enfant. Le médecin te l’a dit. Et puis qu’est-ce qui te prend tout d’un coup ? Tu es mariée et bien mariée, non ? Tu l’aimes, ton Albert, et il te le rend bien. Alors, qu’est-ce que c’est que cette folie d’aller s’amouracher d’un inconnu ? De toute façon, ce n’est qu’un étranger qui doit repartir bientôt. Tu ferais mieux de l’oublier, ma fille !
Elle savait cependant que ce dernier vœu serait difficile à réaliser.
Le lendemain à l’aube, sans en avoir parlé à personne, James quitta l’hôtel en catimini et attendit Clovis sur la plage. Il avait appris que ce matin, dès le lever du jour, le marin devait aller chercher quelqu’un sur la Côte-du-Sud. Durant la nuit, incapable de dormir, James O’Connor, communément appelé l’Irlandais depuis qu’il vivait à Pointe-à-la-Truite, avait décidé que ses vacances venaient de prendre fin. Tant pis pour la fête au village : il avait l’intime conviction que ce serait dangereux d’y assister.
« Et puis, le patron sera content de me voir revenir, pensa-t-il tout en marchant vers la plage. Et moi de retrouver mes amis. »
Sur son lit, il avait déposé une somme rondelette à l’intention de la mère Catherine. Comme elle ne savait pas lire, il n’avait laissé aucun message.