§ 11. La question de l’apparaître originel et le cogito de Descartes. Trois interrogations fondamentales impliquées par lui.
L’aporie, l’incapacité de la pensée de connaître la vie, nous en reconnaîtrons d’abord la puissance de manière paradoxale : en la voyant à l’œuvre dans la phénoménologie husserlienne. Car Husserl n’a nullement méconnu la vie. Ne l’a-t-il pas nommée là même où Descartes plaçait le fondement inébranlable de toute réalité : dans le cogito ? Ce qui ressort de la formulation qu’en propose le § 46 de Ideen I : « Je suis, cette vie est, je vis : cogito » (p. 149). Cette vie qui est ma vie, qui est mon Je, qui est l’essence de ce Je, définit aussi aux yeux de Husserl la réalité ultime, la région originaire (Ur-region) à laquelle toute autre « région », tout domaine spécifique de l’être (sensible, intelligible, imaginaire, signifiant, culturel, esthétique, éthique, etc.), doit être rapporté. Parce que cette vie qui, de façon tout à fait remarquable, est à la fois une vie universelle et la mienne, définit la condition de possibilité de toute autre réalité concevable, elle est constamment et à bon droit désignée comme la « vie transcendantale ».
Seulement, on ne peut oublier la signification phénoménologique radicale que revêt le cogito dès sa formulation dans les deux premières « Méditations » – signification d’emblée perdue chez les grands cartésiens : Malebranche, Spinoza et Leibniz – aussi bien que dans la suite de la philosophie moderne, et chez Husserl lui-même.
Descartes ne dit jamais, à titre de prémisse, « je suis ». Il dit : « je pense ». C’est seulement parce que je pense, en tant que je pense, que je suis. La préséance du « je pense » sur le « je suis », nous l’identifions sans peine : c’est celle de l’apparaître sur l’être. « Je pense » veut dire : j’apparais, je m’apparais, et c’est seulement par l’effet de cet auto-apparaître qui me concerne que je peux dire ensuite, dans le langage des hommes qui est aussi celui de la pensée : je suis. Seulement, si cogito veut dire j’apparais au sens de cet auto-apparaître primordial qui est le mien, il s’agit de savoir comment apparaît cet apparaître, quelle est sa matière phénoménologique et comment il se fait que cet apparaître soit précisément le mien, qu’il porte inéluctablement en lui un « je », un « moi » – qu’il ait ce rapport, aussi originaire qu’essentiel semble-t-il, à l’ipséité d’un Soi.
Les réponses qu’apporte Descartes à ces trois interrogations fondamentales requièrent notre attention. En ce qui concerne la troisième, Descartes se contente d’un simple constat, aussi insuffisant qu’improprement formulé : « Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer12. » Quelle que soit l’importance d’une telle affirmation, l’absence de toute problématique visant à la légitimer, à fonder la co-appartenance à l’auto-apparaître primordial d’un « je » co-apparaissant en lui et lié à lui par quelque raison d’essence, trahit une lacune dont les conséquences se révéleront catastrophiques dans la pensée moderne. Pour nous, nous verrons comment la phénoménologie de l’Incarnation nous met en possession de ce qu’il convient d’ajouter au simple constat de ce fait singulier qu’est la présence d’un « ego » dans l’apparaître primordial. Ce qui la rend intelligible, archi-intelligible, qu’est-ce d’autre que l’Archi-intelligibilité johannique, l’immanence au procès d’auto-génération de la Vie de l’Ipséité du Premier Soi en lequel elle s’éprouve elle-même, en sorte qu’aucune vie n’est possible qui n’enferme en elle l’ipséité d’un ego – aucune cogitatio qui ne doive se dire cogito ?
Quant à la seconde interrogation de Descartes, celle de savoir s’il existe quelque chose comme ce que nous appelons une matière phénoménologique pure, une « chose » dont la substance n’est rien d’autre que l’apparaître lui-même dans l’effectuation de son apparaître, la réponse, trop brève, n’en est pas moins catégorique. Qu’elle intervienne au moment où Descartes nous montre qui il est et ce qu’il est – et que ce qu’il est, ce qu’est l’homme, soit précisément l’apparaître dans l’effectivité de son auto-apparaître –, cela n’avance pas seulement, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, une définition phénoménologique aussi radicale qu’explicite de l’essence de l’homme. Radicale en ceci que l’homme n’est plus quelque chose, quelque chose qui apparaît, mais l’apparaître lui-même. La matière dont l’homme est fait n’est plus le limon de la terre ou quelque autre matériau de ce genre, c’est la phénoménalité elle-même, une matière phénoménologique pure comme nous disons : « Une chose qui pense et dont toute l’essence est de penser » (ibid.). Maintenant, si la matière dont l’homme est fait est la phénoménalité pure, l’apparaître comme tel, il faut dire en quoi consiste cette phénoménalité, comment elle se phénoménalise, comment l’apparaître apparaît.
C’est la première interrogation, la plus décisive, celle qui implique potentiellement les deux autres et qui a motivé toute la problématique cartésienne du cogito. Celle-ci ne se borne pas, comme la phénoménologie contemporaine, à opérer le renvoi de ce qui nous apparaît à son apparaître comme à une condition incontournable. C’est sur le plan de l’apparaître qu’elle se situe d’emblée. Au sein de l’apparaître considéré en lui-même et pour lui-même, une ligne de partage est tracée entre l’apparaître du monde, partout récusé dans sa prétention à l’autonomie et à l’universalité, et un apparaître plus originaire, d’une autre sorte, dont l’apparaître est différent, dont la phénoménalité se phénoménalise autrement – et c’est cet apparaître-là, lui seul, qui constitue l’ultime et l’inébranlable fondement.
La démarche grandiose frappe par sa simplicité. La disqualification de l’apparaître du monde s’opère sous la forme d’un doute qui frappe la totalité des vérités sensibles et intelligibles, rationnelles, « éternelles », telles que 2 + 3 = 5. Seulement, le doute ne peut atteindre toutes ces vérités sans en épargner aucune que parce qu’il atteint au préalable l’apparaître en lequel elles se montrent à moi, en l’occurrence le « voir » en lequel je les vois, l’évidence en laquelle ce « voir » parvient à sa perfection. C’est parce que le voir est réputé trompeur en lui-même que tout ce qu’il donne à voir tombe à son tour sous le coup du doute.
La disqualification préalable et globale du « voir » trouve sa figure dans le rêve, où tout ce qui se montre en un tel voir est faux, n’existe pas, en sorte que c’est l’univers du visible tout entier, tout « monde » possible qui se trouve anéanti d’un coup. Et c’est ici (au § 26 des Passions de l’âme), en l’absence de « monde », dans cet acosmisme radical, quand l’univers du visible a disparu parce que la visibilité a été frappée de nullité, que se découvre l’ultime fondement recherché par Descartes : la tristesse, tout sentiment quel qu’il soit, l’impression la plus modeste. Telle est l’affirmation inouïe, inébranlable, en effet. Si je rêve, tout ce que je vois dans ce rêve n’est qu’illusion. Mais si dans ce rêve j’éprouve une tristesse, ou tout autre sentiment, ou « quelque autre passion » dit le texte, alors, bien qu’il s’agisse d’un rêve, cette tristesse est vraie, elle existe absolument et telle que je l’éprouve13.
Seulement la tristesse, tout autre sentiment, la plus modeste impression, ne peut apparaître comme absolument vraie, s’éprouver soi-même comme une existence absolue quand le monde et son apparaître sont mis hors jeu, qu’à une seule condition : à la condition que son apparaître ne soit plus l’apparaître du monde et ne lui doive rien. Cet apparaître qui est un auto-apparaître, dont la structure phénoménologique exclut le « hors de soi », dont l’essence est un s’éprouver soi-même en lequel en effet la tristesse, tout sentiment, toute passion, toute impression deviennent possibles, dont la matière phénoménologique est une Affectivité transcendantale, le pathos en lequel toute vie, et toute modalité de la vie, vient en soi, s’étreint elle-même en ce Soi vivant, c’est là ce qu’une phénoménologie radicale a reconnu comme son objet et son thème propre : la Vie précisément – la Vie dont parle Jean et que, la saisissant d’emblée comme la seule vie possible, une vie qui s’apporte elle-même en soi, il nomme Dieu.
Cette vie, Descartes l’appelle cogitatio. Que le terme que nous traduisons par « pensée » serve à désigner l’apparaître dont toute pensée, tout voir, toute évidence, se trouvent exclus dans le principe et que, pour cette raison, aucune pensée, aucun voir, aucune évidence ne peut nous donner à voir, nous faire connaître de quelque façon et si peu que ce soit, c’est là une difficulté textuelle que la philosophie doit résoudre. À ce prix-là seulement peut être écartée l’incroyable somme de contresens relatifs au cogito cartésien, et dont le fameux cercle de l’évidence n’est que le plus apparent. Comment, ayant soumis dans l’hypothèse du malin génie l’évidence au doute radical, Descartes aurait-il pu confier à celle-ci l’ultime fondation, en l’occurrence : nous faire voir dans un voir clair et distinct et comme tel indubitable que si je doute et si je pense il faut bien que je sois ? L’analyse de la cogitatio écarte l’objection aussi bien que la plupart des commentaires qui se sont efforcés de la surmonter. C’est la cogitatio elle-même – en laquelle il n’y a ni écart, ni voir, ni évidence possible – qui s’apporte elle-même en soi, et elle le fait en raison de sa propre essence, en tant que celle-ci réside dans l’auto-révélation. Cette essence de toute cogitatio comme auto-révélation14, la définition II des « Raisons qui prouvent l’existence de Dieu » la nomme Idée : « Par le nom d’Idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées » (A.T., IX, p. 124, souligné par nous). Cette « forme » qu’est l’Idée, en laquelle chaque cogitatio se révèle immédiatement à elle-même, qu’est-ce d’autre que la vie ? C’est cette structure interne de la cogitatio, son auto-donation dans la vie, désignée ici sous le titre d’Idée (de façon aussi étrange que la cogitatio elle-même, à vrai dire), que le § 26 des Passions reconnaît en son essence phénoménologique propre : son irréductibilité à l’apparaître du monde disqualifié dans son assimilation à un rêve, d’une part ; d’autre part, sa matière phénoménologique identifiée à celle d’une tristesse ou de « quelque autre passion », au pathos de la Vie.
C’est dans la « Deuxième méditation » que la structure interne de la cogitatio est dévoilée pour la première fois, dans une analyse que sa subtilité rend difficile. Au point crucial de sa démarche, contraint par le progrès même de celle-ci, Descartes assume le risque inouï d’établir l’irréductibilité de la cogitatio au voir, et ainsi à toute évidence possible, à propos du voir lui-même. C’est le voir qui est chargé d’apporter la preuve de son incompétence, c’est en lui qu’il faut lire sa faillite.
On observera que c’est à l’aide d’une hypothèse que Descartes entreprend de signifier son congé à l’apparaître du monde. Qu’un malin génie me trompe lorsque je crois voir que dans un cercle tous les rayons sont égaux, cette vision est alors fallacieuse en elle-même, et incertaines du même coup toutes ces réalités réputées rationnelles, évidentes, éternelles, qui se donnent dans l’é-vidence d’une telle vision. Hypothèse peu vraisemblable, d’ailleurs, en sorte que l’atteinte portée au voir semble légère. Ce que l’hypothèse du malin génie comporte de décisif cependant, en dépit de son caractère extravagant ou en raison de celui-ci, c’est de faire se lever devant nous l’idée d’une possibilité – la possibilité qu’une vision, et par conséquent toute vision, et ainsi la vision comme telle, soit fallacieuse. Semblable possibilité une fois posée, aucune vision n’est par elle-même en mesure de l’écarter. Car elle pourrait bien être fausse en effet, altérer ce qu’elle donne à voir au point de nous faire croire à une existence là où il n’y a rien. De visions de cette sorte – hallucinations, illusions sensibles ou idéologiques, croyances sans fondement ou prétendument fondées –, il y en a tant et tant et en tout genre que ce serait un problème en effet d’en circonscrire une seule qui échappe à ce soupçon d’être trompeuse, soupçon qu’elle porte désormais dans son voir même comme une possibilité indélébile inscrite en lui. Une chose semble certaine : si nous devions nous assurer d’un tel voir en dépit de cette possibilité de tromperie qui lui est inhérente, ce ne serait certainement pas en faisant appel à un autre voir inévitablement frappé du même soupçon. L’affirmation de Fink, selon laquelle une vision trompeuse ne pourrait être corrigée que par une nouvelle vision, a perdu tout crédit.
Or, au comble du doute, lorsque celui-ci se fait radical, Descartes, qui poursuit une démarche de pensée reposant sur le voir et sur son évidence, ne dispose de plus rien d’autre que de celui-ci. Devant l’abîme du néant où le monde s’est englouti, seul subsiste entre ses mains, à charge pour lui de devenir l’ultime et l’inébranlable fondement, ce voir laminé par le doute, par la possibilité d’être fallacieux, qui habite sa vision même.
Dès lors, si le voir subsiste quand la manifestation qu’il accomplit et qui consiste à voir est disqualifiée dans le principe, ce ne peut être en effet qu’à une condition : que le voir soit donné à lui-même, qu’il s’apparaisse à lui-même ailleurs que dans un voir, et autrement que par lui, là où « voir » n’intervient plus, où la vision – et peu importe alors qu’elle soit réputée fallacieuse – n’a plus rien à faire, très précisément plus rien à voir, quand l’univers entier du visible a été précipité dans le néant. En disqualifiant l’apparaître du monde, le doute ravageur libère l’espace où fulgure la révélation originelle, l’auto-révélation de la Vie absolue en laquelle toute vie, et toute modalité de la vie, est révélée à elle-même – cette modalité de la vie qu’est le voir notamment.
Si le voir est certain, ce n’est donc plus dans l’opération de son voir, dans le dépassement intentionnel par lequel il se jette hors de soi vers ce qui se montre à lui dans la lumière de ce hors de soi. Ce n’est plus cette lumière du monde qui peut définir la vérité. Au contraire, cette vérité du monde a été mise hors jeu pour que soit reconnue une vérité plus haute en origine, qu’on appelle aussi certitude : la Vérité de la Vie. Le voir est certain en tant que cogitatio.
Seulement la dissociation, entre un voir douteux en son voir et aussi longtemps qu’il n’est considéré que dans son voir – dans son dépassement intentionnel vers ce qu’il voit – et le voir certain en sa cogitatio, présuppose la dissociation préalable et essentielle entre l’apparaître du monde et l’apparaître de la Vie. C’est seulement parce que, dans la cogitatio du voir, l’auto-révélation originelle de la Vie se substitue à la vision intentionnelle dans le hors de soi du monde que le déchaînement effréné du nihilisme fait subitement place à un absolu de vérité. Cette substitution présuppose à son tour la dualité de l’apparaître, sa duplicité hors de laquelle la problématique cartésienne du cogito n’est plus possible.
Cette duplicité se lit dans le texte cartésien au moment de sa plus grande tension, au terme du doute. Que reste-t-il ? Un voir trompeur. Mais comment ce voir pourrait-il bien subsister, se poser comme l’ultime fondement de toute certitude, s’il est trompeur, s’il n’est en lui-même qu’illusion ? At certe videre videor. À tout le moins, dit Descartes, il est certain qu’il me semble que je vois. En cette proposition décisive, parce que c’est elle en effet qui change le nihilisme en une vérité absolue qui se fonde et se légitime elle-même, tous les termes sont phénoménologiques. Tous signifient apparaître, faire apparaître, tous se réfèrent à la phénoménalité. Seule une phénoménologie radicale qui a établi la duplicité de l’apparaître peut lui donner un sens. Videre veut dire voir au sens où nous l’entendons habituellement, apercevoir au dehors devant soi ce qui devient visible en ce dehors et par lui. Videre désigne l’apparaître du monde. Videor désigne la semblance, l’apparaître en lequel le voir se révèle à lui-même. C’est seulement parce que l’apparaître en lequel le voir se révèle à lui-même diffère dans le principe de l’apparaître en lequel le voir voit tout ce qu’il voit que le premier peut être certain quand le second est douteux.
Tel est donc le contenu phénoménologique de la problématique du cogito : sur le fond de la dualité de l’apparaître, le passage du voir ek-statique à l’auto-révélation immanente de la Vie. Que le premier soit réputé problématique, on le comprend en fin de compte fort bien puisqu’il est possible d’imaginer d’autres vérités que celles qu’on voit et aussi la possibilité de voir autrement, de ne plus intuitionner les choses par exemple dans l’espace ou dans le temps. Dieu, selon l’affirmation abyssale de Descartes, aurait pu créer d’autres vérités éternelles, d’autres systèmes rationnels, une autre raison, et ainsi, selon Leibniz, d’autres mondes possibles. Des mondes différents non seulement dans leur contenu mais dans leur façon de se faire monde, de se visibiliser, de se « mondifier » – ces autres mondes, cette série de « petits mondes » que Kandinsky a tout simplement entrepris de peindre. D’autres univers visibles, d’autres façons de voir, d’autres « voir », d’autres évidences. Avant d’être dévoyés par le nihilisme, ces grands thèmes deviendront dans la modernité ce qu’elle aura eu de meilleur.
Le voir peut être problématisé. Mais que celui qui éprouve une tristesse, une angoisse, une passion quelconque, ne l’éprouve pas, ou qu’il ne l’éprouve pas telle qu’il éprouve, voilà qui n’a plus aucune signification phénoménologique assignable. Que Descartes ait reculé devant une définition explicite de la cogitatio comme pathos, cela résulte du lien qu’il établissait entre l’affectivité et le corps. Parce que, à la suite de Galilée, il comprenait le corps comme une chose matérielle étendue – res extensa –, ce lien de l’affectivité au corps qui conférait à la première une origine douteuse, un statut pour le moins équivoque, rendait difficile son appartenance de principe à la cogitatio. À plus forte raison, l’interprétation décisive de l’Affectivité comme condition interne de possibilité de la cogitatio elle-même en tant que matière phénoménologique de son auto-révélation semblait définitivement écartée. Comment méconnaître pour autant le rôle de paradigme joué par la passion au § 26 des Passions de l’âme, quand la cogitatio émerge seule du néant ? Comment oublier, en tout état de cause, le thème central des deux premières « Méditations », la mise à l’écart de l’évidence dans le procès par lequel la cogitatio saisie en son auto-révélation originaire et ainsi en son auto-légitimation parvient à la condition d’ultime fondement ?
§ 12. Mésinterprétation du cogito cartésien par Husserl. Ses conséquences : le dénigrement de la vie singulière et son remplacement par l’« essence » de la vie dans le virage thématique de la méthode phénoménologique.
Que l’évidence définisse chez Descartes le mode de donation originaire de la cogitatio, que le voir et notamment un voir clair et distinct nous ouvre à elle – nous permettant de la connaître d’une connaissance assurée et susceptible comme telle de jouer le rôle de fondement –, c’est le contresens massif de Husserl. On le trouve formulé dès 1907 dans les cinq leçons consacrées à une présentation systématique du projet phénoménologique et de sa méthode. « Descartes, vous vous en souvenez, après avoir établi l’évidence de la cogitatio […] s’est demandé : qu’est-ce donc qui m’assure de ces données fondamentales ? Eh bien, la clara et distincta perceptio. » Que cette fondation de la cogitatio, de sa réalité et de son existence, se fasse dans l’évidence claire et distincte, cela veut dire que c’est cette vue claire et distincte qui m’assure de toute existence et de toute réalité. Et que cette vue claire et distincte ait joué ce rôle de fondement à l’égard de la cogitatio, cela implique qu’elle puisse et doive le jouer à l’égard de toute autre réalité et de toute existence. « Avec Descartes nous pouvons maintenant faire […] le pas suivant : tout ce qui est donné par une clara et distincta perceptio ainsi que l’est la cogitatio singulière, nous pouvons en disposer aussi bien. » Tel est donc le sens du cogito. « Au fond, cela ne veut par conséquent rien dire d’autre que ceci : la vue, la saisie de ce qui est donné-en-personne, dans la mesure où il s’agit précisément d’une véritable vue […], c’est là ce qu’il y a d’ultime » (L’Idée…, p. 74, 75). Ainsi s’opère un extraordinaire renversement des choses, la dénaturation complète du cogito cartésien. Alors que la cogitatio surgit comme l’archi-révélation d’une auto-révélation qui est comme telle une auto-légitimation et ainsi l’unique fondement concevable – auto-révélation à laquelle on ne parvient qu’en elle et par elle, dans la phénoménalité qui lui est propre, et cela au terme du procès par lequel toute autre forme de manifestation, en l’occurrence la clara et distincta perceptio de l’évidence, a été disqualifiée –, voilà celle-ci au contraire qui se charge désormais, en la faisant voir clairement, de nous révéler la cogitatio. Par un coup d’état sans précédent, ce qui a été écarté de l’auto-fondation du fondement, et par elle, prend tout simplement sa place.
Ce contresens traverse toute l’œuvre publiée de Husserl, qui en propose de multiples formulations d’autant plus significatives que la capacité du regard de dévoiler intentionnellement la cogitatio en sa présence originaire et réelle y est affirmée en même temps que l’identification de cette cogitatio à la vie. « Le type d’être propre au vécu implique que le regard d’une perception intuitive peut se diriger sur tout vécu réel et vivant en tant que présence originaire. » « Il suffit que je porte le regard sur la vie qui s’écoule dans sa présence réelle et que dans cet acte je me saisisse moi-même comme le sujet pur de cette vie […] pour que je puisse dire sans restriction et nécessairement : je suis, cette vie est, je vis : cogito » (Ideen I, p. 146 et 149).
L’interversion des rôles entre l’évidence et la cogitatio dans la donation originaire de celle-ci n’est certes pas innocente. La vision intentionnelle, dont l’évidence est la forme achevée, appartient à la pensée, elle la définit. Confier à la pensée le dévoilement de la cogitatio en sa réalité – et ainsi de toute réalité –, c’est la reconnaître comme la voie d’accès à celle-ci, la méthode de toute connaissance assurée d’elle-même et capable d’atteindre la réalité en elle-même et telle qu’elle est. Ainsi se recompose l’identité merveilleuse de la méthode et de son objet, impliquée dans l’intitulé grec de la phénoménologie. La méthode, c’est la pensée intentionnelle, l’objet c’est cette même pensée, c’est la cogitatio, dont la révélation est confiée à la clara et distincta perceptio et réduite à celle-ci. Adaequatio rei et intellectus : l’adéquation de la connaissance à son objet retrouve sa profondeur présocratique. « Penser et être, c’est le même. »
Maintenant, si la vie se dérobe dans le principe au voir de l’intentionnalité, c’est à un échec complet que doit se heurter la méthode phénoménologique pour autant qu’elle prétend se fonder sur un tel voir pris pour « ce qu’il y a d’ultime ». Méthode et objet de la phénoménologie sont redevenus hétérogènes, irréductibles l’un à l’autre, parce que leur phénoménalité diffère au point de s’exclure, parce que la vie vient en soi à l’abri de tout regard, en l’absence de « monde ». Dès lors, chaque fois que dans une réflexion, qu’il s’agisse de la réflexion phénoménologique transcendantale ou d’une simple réflexion naturelle, la pensée se dirige sur la vie pour tenter de la saisir et de la connaître dans son voir – dans ce sehen und fassen qui lui appartient par principe –, ce n’est pas la réalité de la vie dans sa « présence originaire » qu’elle découvre, mais seulement le lieu vide de son absence – son évanouissement, sa disparition.
Cet évanouissement de la vie sous le regard de l’intentionnalité, nous l’avons déjà rencontré. Selon la thèse de Husserl, toute réflexion suppose une rétention. Un regard ne peut se retourner sur la vie pour tenter de la voir et la saisir que si la phase de cette vie qui vient de sombrer dans le passé immédiat est retenue par la rétention, pour s’offrir à la vue de ce regard et lui fournir la donnée sans laquelle il ne verrait rien, sans laquelle aucune réflexion n’est possible. C’est ce premier voir de la rétention, celui qui se glisse dans le premier écart creusé par la temporalité (par ce que Husserl appelle la conscience interne du temps ou encore la forme du flux), qui a procédé à la mise à mort de la vie : cette séparation d’avec soi en laquelle l’impression est détruite. À vrai dire, dans la conscience du maintenant, parce que celle-ci est elle-même une intentionnalité, cet écartèlement de l’impression qui en projette partout les éclats dispersés et morts s’était déjà produit. Le flux temporel des Leçons de 1905 n’était rien d’autre que le recueil aléatoire de ces débris irréels inexorablement voués au néant.
C’est ce que Husserl constate lui-même, avec un déplaisir extrême. Le flux temporel des impressions subjectives dont l’apparition était confiée au voir intentionnel de la forme du flux, où la vie s’auto-détruit au lieu de s’auto-révéler, reçoit à partir de 1907 le nom plus approprié de « flux héraclitéen » : ce défilé d’apparitions évanescentes, où rien ne demeure, où tout va au néant – qui porte à jamais le deuil de la réalité. Non que celle-ci y disparaisse à proprement parler, mais parce qu’elle n’y est jamais venue. Parlant de ces « phénomènes purs » que sont les sensations réduites à leur donation temporelle subjective, Husserl leur refuse la capacité de constituer une dimension d’être spécifique, ce qu’il appelle une « région », ou un « champ ». « Nous nous mouvons dans le champ des phénomènes purs. Mais pourquoi dis-je champ ? C’est plutôt un perpétuel flux héraclitéen des phénomènes » (L’Idée…, p. 72-73).
La désignation se répète à travers toute l’œuvre, notamment dans les textes majeurs. Le § 20 des Méditations cartésiennes déclare de façon surprenante que « la possibilité d’une phénoménologie de la conscience pure semble a priori assez douteuse », et cela parce que les phénomènes subjectifs se présentent à nous comme un « flux héraclitéen » où il n’y a point d’« éléments derniers », en sorte qu’on ne peut les saisir dans des concepts fixes, comme le font par exemple les sciences objectives pour leurs objets propres15. Le § 52 de la Krisis affirme que, même pour son propre compte, un philosophe ne peut procéder à aucun constat véritable concernant « ce flux insaisissable de la vie, il ne peut répéter sans cesse le même contenu et acquérir la certitude de son quid et de son quod, de telle sorte qu’il pourrait les décrire dans des énoncés solides16 ».
L’échec massif de la méthode phénoménologique, l’impossibilité d’atteindre dans le voir de l’intentionnalité la vie réelle, sa présence originaire, expliquent deux événements majeurs qui vont marquer la philosophie husserlienne. Le premier est le discrédit jeté par elle sur cette réalité de la vie qu’elle se révèle incapable de saisir. À la vie appartiennent des traits décisifs que nous avons reconnus, le fait que toute vie s’éprouvant soi-même dans une épreuve de soi effective et comme telle singulière porte nécessairement en elle un Soi singulier, de sorte qu’elle est une vie singulière, celle de tel moi particulier. Et cela vaut par conséquent pour toute modalité de la vie, pour l’impression la plus humble, dont aucune, disions-nous, ne saurait être celle de personne. C’est précisément dans cette particularité de la vie, dans l’ipséité singulière du moi en lequel elle s’éprouve, que réside sa réalité ou, comme on peut le dire encore, son existence.
Et voici que Husserl nous déclare que la singularité de cette vie, de la cogitatio et de son existence réelle, n’ont aucune importance. Car enfin la phénoménologie n’est pas un roman voulant nous raconter l’histoire de Pierre ou d’Yvette. Que le premier ait faim, que la seconde s’angoisse en apprenant qu’elle a une grave maladie, ne présente aucun intérêt pour le phénoménologue. La phénoménologie est une science. Ce ne sont pas des faits singuliers, fussent-ils subjectifs et « réduits », qui peuvent avoir une signification à ses yeux. Sur des singularités de ce genre, sur ce qu’éprouve Pierre ou Yvette, on ne peut fonder que des propositions singulières. Or la science n’a pas affaire à des jugements singuliers, mais seulement à des propositions universelles seules capables d’exprimer des lois, des vérités universelles et comme telles « scientifiques ». Immédiatement après avoir constaté la dissolution des phénomènes subjectifs dans le flux héraclitéen, Husserl déclare : « Quels énoncés puis-je faire ici ? Je puis sans doute, en regardant, dire : ceci-là ! Cela existe indubitablement […]. » Mais il ajoute : « Aux jugements tels que : ceci-là existe, etc., que nous portons dans le cadre d’une vue pure, nous n’attribuons pas de valeur particulière […]. » Et encore : « Les jugements phénoménologiques comme jugements singuliers n’ont pas grand-chose à nous apprendre » (L’Idée…, p. 72-73).
La disqualification des jugements singuliers par une science dont la validité objective implique l’universalité ne saurait dissimuler une question philosophiquement incontournable, celle de la possibilité de tels jugements. Que la faim de Pierre ou l’angoisse d’Yvette ne signifie pas grand-chose pour la science (lors même que, sous un autre regard, sous le regard du Christ par exemple, ces vies singulières pourraient bien être l’essentiel : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger », « j’avais soif », etc.) ne dispense pas de demander comment il se fait que les modalités de sa propre vie se révèlent chaque fois à celui qui les éprouve, pourquoi et comment elles sont précisément les siennes, dans leur présence originaire parfois écrasante, dans leur existence réelle et en effet singulière. Seules ces « cogitationes singulières », leur possibilité phénoménologique comme auto-révélation une fois établie, peuvent donner lieu, semble-t-il, à des « jugements singuliers », si inintéressants soient-ils. La même remarque vaut au sujet de l’existence réelle de la cogitatio : pas plus que sa singularité, sa réalité ne saurait être écartée comme dépourvue d’intérêt. Dans les textes précités qui confient à la vue pure d’un regard le « ceci-là » de la cogitatio singulière, son existence du moins semble maintenue : « ceci-là existe ». Mais ce n’est plus maintenant qu’une présupposition sans fondement, une impossibilité peut-être. La vue pure de la cogitatio, la saisie intentionnelle de l’impression dans la conscience interne du temps n’a-t-elle pas réduit celle-ci à un simple corrélat noématique dont Husserl affirme partout l’irréalité – en l’occurrence à ces apparitions évanescentes qu’en son écoulement inexorable le flux porte au néant ?
Ici se produit le deuxième événement majeur dont nous parlons et qui va modifier du tout au tout, fût-ce de façon dissimulée, le sens de la méthode phénoménologique. Après le dénigrement de ce qu’on ne peut saisir, cette vie singulière et réelle qui échappe au voir (comme s’il fallait se comporter à son égard à la manière du renard déclarant devant les raisins qu’il ne peut attraper : « Ils sont trop verts »), c’est à la mise hors jeu pure et simple de cette vie singulière dépourvue d’intérêt scientifique qu’on assiste. En ses lieu et place surgit un nouvel objet, non plus cette vie événementielle et variable, mais son essence, l’essence de la vie transcendantale universelle. Tel est le virage thématique.
La substitution de l’essence de la vie à son existence singulière présente trois caractères. Le premier, déjà noté, est que, intervenant dans la problématique husserlienne au moment du constat par celle-ci de l’évanouissement de la cogitatio dans la clara et distincta perceptio de l’évidence, elle apparaît comme un moyen d’y faire face. Dans les Leçons de 1905, il s’agit de la substitution de la forme du flux au flux lui-même et à son contenu évanescent. La permanence de cette forme, seul point fixe dans le flux, c’est la permanence d’une essence, cette structure ek-statique tridimensionnelle de la forme du flux opposée au contenu sensible qui s’écoule et lui prescrivant a priori son destin.
Dans les Leçons de 1907, dont la question de la temporalité est absente, le passage de la cogitatio singulière à son essence devient le thème explicite de l’analyse. Si sa motivation profonde subsiste, la raison invoquée est la nécessité pour la phénoménologie de s’édifier à la manière d’une science capable d’expliquer les faits en énonçant leurs lois au lieu de se borner à leur simple constat. Dans le domaine de la vie transcendantale, ces lois ont perdu tout caractère inductif, ce sont des lois d’essences qui supposent la mise au jour de celles-ci. Du point de vue gnoséologique, l’apport du nouvel objet de la méthode semble incontestable. Prendre en vue l’essence de la cogitatio, ce noyau d’intelligibilité et d’être qui fait, en chaque cogitatio, ce qu’elle est chaque fois, déterminant l’ensemble des propriétés qui lui appartiennent par principe, instituer de cette façon un discours apodictique rationnel susceptible d’énoncer a priori la validité de telles propriétés, voilà qui se substitue avantageusement à leur lecture incertaine, basée sur des facticités insaisissables.
L’effondrement phénoménologique et ontologique de la cogitatio singulière dans le voir de l’évidence qui devait en assurer l’existence, le remplacement de celle-ci par son essence, par l’essence de la vie à partir de laquelle toutes les propriétés essentielles de cette vie pourront être déterminées avec assurance – ces deux caractères du virage thématique de la méthode vont ensemble dans les grands textes. C’est immédiatement après avoir douté de « la possibilité d’une phénoménologie de la conscience pure », c’est-à-dire des phénomènes subjectifs emportés dans un flux héraclitéen, que le § 21 des Méditations cartésiennes avance la solution. L’évanescence des modes subjectifs selon lesquels se donnent les objets peut être surmontée parce que « ces modes, si ondoyants qu’ils puissent être et si insaisissables qu’en soient les derniers éléments, ne sont pas cependant fortuitement et arbitrairement variables. Ils demeurent liés à une structure typique qui est toujours la même et qui ne peut être brisée, tant qu’il doit s’agir d’une conscience de telle entité déterminée » (op. cit., p. 44). Tel est le cas, nous l’avons vu, de la forme du flux quand il s’agit des phénomènes temporels subjectifs.
De même, après avoir constaté que « le philosophe particulier » est incapable d’acquérir une certitude quelconque au sujet de l’existence et de la nature de ses propres vécus, le § 52 de la Krisis ajoute : « Cependant, la pleine factualité concrète de la subjectivité transcendantale universelle est saisissable scientifiquement en un autre sens […] par le fait qu’il est effectivement possible et nécessaire dans la méthode eidétique de proposer la grande tâche suivante : soumettre à la recherche la forme d’essence des prestations transcendantales […], soit l’ensemble de la forme d’essence de la subjectivité transcendantale » (p. 203, souligné par nous). C’est donc uniquement à partir de leur essence – leur « forme d’essence » – que les prestations transcendantales, c’est-à-dire les diverses opérations d’une subjectivité particulière, peuvent être connues et analysées. Dans toutes les « régions » de l’être et plus encore dans la région originaire (Ur-region) de la vie transcendantale, les propriétés des phénomènes singuliers – ici les propriétés des cogitationes singulières considérées dans leurs opérations de connaissance – ne peuvent être déchiffrées que sur l’archétype des essences, des « formes d’essences », des structures typiques auxquelles ces phénomènes obéissent chaque fois. Le phénomène, le « fait », n’est connaissable que par son essence et à partir d’elle. « Le factum n’est déterminable ici que comme factum de sa propre essence et par son essence » (ibid.). Ainsi voit-on se produire le glissement des modes concrets de la vie subjective individuelle à la typique qui les régit au sein même de leur devenir fuyant. C’est dans cette substitution de l’éidétisme aux cogitationes singulières que consiste le virage thématique qui va permettre à la méthode phénoménologique d’acquérir une connaissance positive de la vie en dépit de son invisibilité – en son absence.
§ 13. Analyse du virage thématique. L’aporie de la méthode phénoménologique.
Il convient donc de l’examiner de plus près. À première vue, le virage consiste dans le remplacement d’un objet – ces modalités concrètes de la vie transcendantale que sont les cogitationes réelles et singulières – par un autre – l’ensemble des essences et des formes d’essences qui déterminent a priori leurs propriétés. Seulement, nous le savons, l’objet de la phénoménologie, ce ne sont précisément pas les objets, mais le mode de leur donation, leur apparaître. Considérée du point de vue phénoménologique, la signification du virage thématique change totalement. Il ne s’agit plus du remplacement d’un objet par un autre, des cogitationes par une typique de leurs essences. C’est le mode de révélation de ces objets qui est en jeu, c’est au remplacement d’un mode d’apparaître par un autre que la méthode phénoménologique a procédé. Tel est le troisième caractère de la substitution de l’essence de la vie à son existence singulière : c’est la substitution au mode de révélation originaire de la vie absolue en lequel toute vie, toute modalité de la vie, toute cogitatio, se révèle à elle-même – mode de révélation que la phénoménologie ignore – du seul mode de manifestation qu’elle connaisse, l’apparaître du monde en lequel le voir se déploie. La substitution des objets n’est que la conséquence de cette substitution préalable des modes de l’apparaître. C’est parce qu’elle a méconnu le mode originaire de révélation de la vie que la méthode phénoménologique a confié au voir non plus cette vie qu’il est à jamais incapable de voir, mais un nouvel objet qui lui soit approprié, susceptible d’être vu par lui.
Car c’est là le propre d’une essence en général : corrélat noématique de l’intentionnalité qui la vise, elle est l’objet d’une vision possible, non pas à la manière d’un objet sensible qui s’édifie sur la base d’apparitions sensibles et dont la perception est complexe, mais dans une vision de degré supérieur : une vision intellectuelle, dont l’objet n’est plus une existence contingente mais une structure rationnelle. On connaît l’effort de Husserl pour étendre la sphère du voir bien au delà de l’expérience sensible : partout où une clara et distincta perceptio est possible se découvrent à elle de nouveaux domaines d’objets – l’immense domaine des essences, des catégories, des significations, des genres, des objets idéaux, etc. – dont l’existence et les structures typiques sont établies dans l’évidence de cette clara et distincta perceptio et par elle.
En ce qui concerne la vie transcendantale s’offrent désormais à l’analyse, à la place de son existence, son essence, ses « formes d’essences », ses structures fondamentales, que sont l’intentionnalité, la forme du flux, les formes d’essences de chaque type d’intentionnalité (perception, imagination, idéation, intentionnalité signifiante, intuition des genres, des essences, etc.). Si la clara et distincta perceptio s’est révélée défaillante là même où l’on avait cru reconnaître son pouvoir pour la première fois à propos de la cogitatio singulière, comment sous-estimer ce pouvoir quand il nous ouvre à des contenus rationnels rigoureux, ne pouvant être autres que ce qu’ils sont, comme dans le cas exemplaire des essences géométriques. Essayez, disait Malebranche, de faire que dans un cercle ses rayons ne soient pas égaux…
Reste que la phénoménologie est une philosophie transcendantale, soucieuse de remonter à la possibilité dernière d’un phénomène plutôt que de se borner à son simple constat. La problématique de l’intuition des essences ne saurait se soustraire à cette exigence. Comment se contenter de l’existence de fait d’une intuition de l’essence de la vie et de ses structures typiques – intuition qui doit somme toute nous dévoiler ce que nous sommes en réalité et en vérité, derrière les apparences et au fond de nous-mêmes – sans demander comment une telle intuition est possible ? Car l’essence de la vie, l’essence de sa structure temporelle ou intentionnelle, l’essence de chaque type d’intentionnalité, etc., ne sauraient venir occuper notre esprit si quelque donne préalable n’avait conduit ce dernier à les former. Comment celui qui n’aurait jamais vu une couleur pourrait-il en intuitionner l’essence ? Comment une instance en soi étrangère à la vie – qui serait tout sauf un vivant – pourrait-elle apercevoir l’essence de celle-ci, en saisir la possibilité la plus intérieure ?
Aussi bien, dès qu’il se propose de produire une théorie des essences considérée comme l’une des pièces maîtresses de la nouvelle méthode qu’il a en vue, Husserl sait que la simple vision factuelle d’une essence particulière ne suffit pas : il faut montrer comment se forme une telle vision, celle d’une généralité idéale – en sorte qu’elle puisse advenir dans notre expérience. Et aussi pourquoi et comment il se fait que cette vision soit celle de telle essence plutôt que de telle autre, celle de la vie plutôt que celle d’un cercle ou d’un cheval. Car le fait de « voir », considéré dans sa structure phénoménologique intentionnelle, ne permet pas de déterminer le contenu particulier de ce qui est vu. L’apparaître du monde, le « hors de soi » en lequel le voir se déploie ne rend jamais compte, disions-nous, de ce qui se trouve dévoilé en lui.
La théorie de l’intuition des essences traite ce problème. C’est toujours à partir de données singulières que l’intuition d’une essence se construit. Soit l’essence du rouge – le genre, l’espèce, le rouge. Le processus qui va aboutir à l’intuition du « rouge » comme tel s’appuie en effet sur une série de perceptions particulières qui sont chaque fois celles d’objets particuliers : le rouge du buvard posé sur mon bureau, le rouge de cette robe, etc. Laissant alors de côté les objets particuliers de ces diverses perceptions pour ne plus considérer que ce qu’il y a de commun entre eux, je fixe mon attention sur cet universel identique que la vue peut tirer de toutes ces perceptions, et je le vois alors, lui, dans une vue bien nette. « Nous le voyons en effet, c’est là, nous visons ceci qui est là : cette espèce le rouge » (L’idée…, p. 81, souligné par Husserl). Tel est le procès d’abstraction idéalisante qui, prenant appui sur des données singulières, aboutit à la vue claire et distincte d’un élément identique qui leur est commun, qui est un nouvel objet, d’un autre ordre, un objet idéal lui-même donné dans une intuition d’un autre ordre, l’intuition d’une généralité idéale aperçue comme telle : l’intuition de l’essence.
Appliquons cette théorie de la formation de l’intuition des essences à l’intuition de la vie (et, de la même façon, à toutes les essences ou « formes d’essences » qui lui sont liées). Que l’essence – l’espèce, le genre, la généralité – soit vue dans une vue bien nette et comme telle assurée d’elle-même implique donc ce procès de l’abstraction idéalisante qui prend nécessairement son point de départ dans des données singulières et réelles. Dans le cas de l’essence de la vie (et de toutes les essences qui la concernent), ces données sont les cogitationes singulières réelles. C’est sur une multiplicité de cogitationes de ce genre que peut et doit être lu ce qu’elles ont en commun, l’universel identique qui définit proprement leur essence.
Seulement les cogitationes singulières et réelles, toutes les modalités effectives de la vie – son contenu hylétique aussi bien que noétique selon le langage de Husserl : les impressions comme les opérations intentionnelles –, s’évanouissent sous le regard du voir qui cherche à les saisir. C’était là le motif caché du virage thématique par lequel la méthode phénoménologique entendait substituer à ces cogitationes insaisissables leurs « essences » : ces objectivités idéales, extérieures à la réalité de la conscience, « transcendantes », offertes au regard de l’intentionnalité, visibles et intuitionnables en elle. Mais c’est la possibilité de ces essences intuitionnables dans une vue claire et distincte qui s’effondre si elle résulte d’un procès d’idéation reposant sur des cogitationes singulières et réelles inaccessibles au voir. Telle est l’aporie contre laquelle la méthode phénoménologique vient se briser.
§ 14. Ultime tentative pour surmonter l’aporie. La question de la « donnée-en-image » de la vie invisible.
C’est avec une patience admirable que Husserl s’efforce de la surmonter. Comment avoir une vue claire de l’essence de la cogitatio quand la réalité de celle-ci est invisible ? Sur quelles données singulières de la vie, qui ne seraient plus celles de sa réalité, le processus d’idéation pourrait-il encore s’appuyer ? Sur des données qui joueraient du moins le rôle de représenter ces cogitationes réelles invisibles : sur leurs images. Car l’image est cela : la représentation d’une réalité en son absence. En formant les images de multiples perceptions par exemple, je pourrais reconnaître, sur leurs images, la structure commune de toutes ces perceptions : l’essence de la perception. Et de même pour l’essence de l’imagination, du souvenir, de la pensée signifiante, etc. Non seulement la libre imagination de toutes les cogitationes possibles – pour chaque type de cogitatio – est susceptible de fournir une multiplicité indéfinie de données singulières au travail de l’acte d’abstraction idéalisante, mais cette libre fiction se découvre constitutive d’un tel acte et de son opération. Car c’est en formant autant de données singulières que l’on voudra (autant de perceptions singulières, d’imaginations singulières, de souvenirs singuliers), en leur conférant tous les caractères possibles, imaginables, que la fiction trace la ligne de partage entre ceux qui sont nécessaires à la constitution interne de la réalité en question (la réalité d’un acte de perception, d’un acte d’imagination, etc.) et ceux sans lesquels elle est encore possible, entre les caractères nécessaires à son existence et les caractères accidentels ou contingents : seuls les premiers constituent son essence. « La fiction, dit Husserl en une proposition célèbre, est l’élément essentiel de la phénoménologie comme de toute science éidétique en général. » La fiction : en l’occurrence la substitution aux données singulières de la vie réelle qui nous échappent, de leurs représentants imaginaires – de ces données singulières « en-image » dont l’imagination peut fournir autant d’exemplaires, et d’exemplaires variés, que l’analyse peut le souhaiter. La théorie de l’analyse eidétique reposant sur la libre fiction des propriétés et de leur variation, tel est le palliatif génial avancé par Husserl pour rendre possible, en se fondant exclusivement sur l’évidence de la vue pure, une science rigoureuse et précisément eidétique de la vie transcendantale, lors même que la réalité de celle-ci se dérobe à toute saisie de ce genre.
Mais la difficulté n’est que déplacée. Deux questions cruciales ne peuvent être éludées. La première concerne la valeur phénoménologique qu’on peut attribuer aux données-en-image des cogitationes singulières que la fiction a substituées à leurs données-réelles. C’est en effet une prescription fondamentale de la méthode phénoménologique qui est en cause. Celle-ci a posé l’évidence claire et distincte comme critère absolu de validité : seul ce qui est vu dans une telle évidence se trouve donné en lui-même tel qu’il est, « en personne », dans sa réalité, en sorte qu’il vaut à titre de « donnée absolue ». L’image d’une cogitatio est-elle une donnée absolue de celle-ci, la donnée d’une cogitatio dans sa réalité ?
Dans la cinquième des Leçons de 1907, où ce problème surgit dans toute son acuité, Husserl se voit contraint de donner à la vue une extension telle, tenant soudain pour rien le critère de l’évidence claire et distincte, qu’elle menace du même coup toutes les distinctions phénoménologiques qui reposent sur lui, la distinction entre le réel et l’imaginé, entre le donné en lui-même et le « simplement visé » ou « visé à vide », etc. Il suffit de quelque chose qu’il soit vu pour que, quelle que soit la façon dont il est vu et pourvu qu’on le prenne tel qu’il est vu, il puisse servir de donnée indiscutable. Ainsi ce qui est « visé » sans être donné en personne – la signification « chien » quand il n’y a aucun chien –, même un objet fictif ou absurde – une chimère ou un carré rond –, m’apparaît encore de quelque manière en sorte que cette apparence, pourvu qu’on s’en tienne à elle, est une donne indiscutable. Dans toutes ces situations, la vue, y compris dans ses modes déclinants et crépusculaires, demeure l’ultime critère. Dès que quelque chose est vu, « il est évident qu’un objet intentionnel est là » (ibid., p. 97-98).
Tel est notamment le cas de l’image, le seul qui nous intéresse ici pour autant que la donnée-en-image doit fournir son substrat à la vision des essences. En toute image, en effet, quelque chose est présent à l’esprit. « Lorsque dans l’imagination j’accomplis une fiction, de sorte que par exemple le chevalier saint Georges m’apparaît comme tuant un dragon – n’est-il pas évident que ce phénomène d’imagination représente précisément saint Georges […] ? » (ibid., p. 103). Que la donnée-en-image puisse servir de support à l’intuition d’une essence, la démonstration en est faite à propos de la couleur. Si je considère une couleur imaginée et non plus sentie, elle est encore quelque chose devant mon regard. Il suffit alors de la « réduire », de ne plus la considérer comme la couleur-en-image d’un buvard ou d’une robe, mais en elle-même, pour se trouver en présence du phénomène « couleur-en-image », et de prendre celle-ci telle qu’elle m’apparaît. « Elle apparaît, dit Husserl, et elle apparaît en personne (“sie erscheint und erscheint selbst”) […] ; en la voyant en personne telle qu’elle est représentée, je peux porter des jugements sur elle, sur les moments qui la constituent et sur leurs relations » (ibid., p. 94). Mais apercevoir sur une couleur-en-image les moments qui la constituent et leurs relations, c’est apercevoir l’essence de la couleur qui n’est rien d’autre que cette relation nécessaire de ses moments. C’est ainsi que l’intuition de l’essence de la couleur s’accomplit en l’absence de toute couleur réelle et de toute considération portant sur son existence.
De même en est-il pour l’intuition des essences des cogitationes – de la vie et de toutes ses modalités. Sur la base des données-en-image des cogitationes singulières, en l’absence de leur existence réelle, il est possible de lire les propriétés de ces cogitationes ainsi que l’ensemble des relations nécessaires qui les unissent et qui constituent leurs structures typiques – leurs essences. Pour la vie – comme pour toute autre sorte d’« objets » ou de « phénomènes » –, l’intuition de son essence est encore possible en l’absence de sa réalité. La possibilité d’une phénoménologie de la vie transcendantale reposant sur le voir semble assurée.
Reste une difficulté sous laquelle se cache maintenant l’aporie – l’aporie tout entière ! Que l’image ait un contenu, que celui-ci constitue une donnée incontestable aussi longtemps qu’on s’en tient à ce qui apparaît effectivement en lui, on le concédera volontiers – quand bien même on conserverait quelque doute sur la capacité de l’image de fournir un contenu clair et distinct sur lequel on puisse apercevoir clairement et distinctement des propriétés ou des structures qui seront celles de l’essence. Car c’est plutôt un certain « flou » qui caractérise toute donnée-en-image, et cela en raison de son irréalité de principe, parce que tout ce qu’elle donne, elle le donne en l’absence de la réalité de ce qu’elle donne. Comme on sait, sur l’image de la façade d’un temple, il est impossible de lire le nombre de ses colonnes.
Mais enfin, supposons qu’en dépit de ce flou la multiplication des données-en-image dans la libre fiction permette de dégager à partir d’elles des propriétés constantes, invariables, qui définiront l’essence recherchée. C’est sur ce contenu de la donnée-en-image qu’il convient de s’interroger plus avant. Il est là, on le voit d’une certaine façon, on peut concéder son existence – son existence imaginaire. Mais c’est la question de la possibilité pour un tel contenu-en-image de représenter, non pas n’importe quoi mais précisément une cogitatio, qui se pose. Aussi longtemps que l’on se réfère à une possibilité de fait, celle-ci semble-t-il existe : je peux, en effet, me représenter en image une frayeur ou une tristesse. Avec un tel constat toutefois on ne se tient pas encore dans le domaine de la philosophie. Pas plus qu’on ne se tient dans le domaine de la philosophie si l’on se contente d’alléguer le pouvoir que j’ai de mouvoir ma main et de me saisir d’un objet. Il faut le redire : la philosophie est par essence transcendantale. Sa tâche est de comprendre a priori comment telle ou telle chose est possible, sa possibilité transcendantale précisément. Ainsi, devant le « phénomène » le plus simple et qui va de soi, la phénoménologie demande comment un tel phénomène – tout phénomène concevable – est possible en général. En raison de son apparaître. Mais en quoi consiste cet apparaître lui-même, qu’est-ce qui, en lui, lui permet d’apparaître, de quoi est faite sa matière phénoménologique ? Bref, se pose l’ensemble des questions dont la phénoménologie de la vie s’efforce d’explorer les multiples implications.
Si nous jetons un regard en arrière sur la théorie husserlienne de l’intuition des essences, nous voyons qu’elle se décompose en deux moments distincts, un moment philosophique et un autre qui ne l’est pas. Le premier consiste à s’interroger sur la possibilité interne d’une intuition de l’« essence » en général, la réponse consistant dans l’analyse d’un processus d’abstraction idéalisante prenant son point de départ dans des données singulières – étant entendu que ces données initiales n’ont pas besoin de nous livrer une existence réelle : les données-en-image de cette existence pouvant suffire. Ainsi, pour la vision de l’essence de la vie, les données-en-image des cogitationes réelles rendent possible la lecture sur elles des caractères communs à toute cogitatio.
Mais comment les données-en-image des cogitationes réelles sont-elles elles-mêmes possibles ? Comment pourrait-on bien voir sur une image ce contenu spécifique qu’on appelle une cogitatio et dont le propre est de se dérober à tout voir possible et ainsi à toute image qu’on voudrait en former – et cela en quelque sens qu’on prenne le mot image, puisqu’il s’agit dans tous les cas de ce qui s’offre à la vue d’un voir, de son corrélat objectif ou noématique ? Husserl délaisse ici l’interrogation transcendantale sur la possibilité apriorique – saisissable et compréhensible en elle-même – de la formation d’une image de la cogitatio invisible pour s’en tenir à l’affirmation naïve, pré-critique et d’ailleurs hautement problématique, selon laquelle une telle image existe. C’est ainsi que la phénoménologie transcendantale (qui se dit et se veut transcendantale) de la subjectivité, c’est-à-dire de la vie et de ses cogitationes, se meut dans un vaste cercle, celui de la méthode phénoménologique : voulant saisir ces cogitationes dans un voir et ne pouvant les voir, elle substitue à celles-ci leur propre essence – une essence noématique, transcendante, qu’on peut voir en effet dans une évidence claire et distincte. Mais la construction de cette essence doit s’appuyer sur les données en personne des cogitationes réelles, données qui n’existent pas. On substitue alors, si l’on peut dire, à ces données inexistantes des cogitationes réelles, leurs données-en-image. Deuxième substitution en laquelle se tient maintenant l’aporie : car comment, à partir de quoi, former une image de ce dont on ne sait rien ?
Considérons la donation-en-image en elle-même et en tant que telle. C’est une mise-en-image, une mise au dehors de ce qui se trouve constituer comme tel la dimension pure de l’imaginaire – un milieu d’extériorité universel et vide, qui ne contient encore aucune image, mais dessine la forme a priori de toute image concevable, la possibilité de sa venue à l’apparaître en lequel elle se donnera à voir comme une image et sous la forme d’une image. Cet apparaître qui donne en image, qui opère la mise-en-image dont nous parlons, ce milieu d’extériorité pure où prend forme et devient visible tout visible sous forme d’image et en tant qu’image, c’est l’apparaître du monde. Car le monde saisi dans la nudité de son apparaître pur, indépendamment de tout contenu, est une Imago, cette Image originaire et pure, ce pur Imaginaire – ens imaginarium – en lequel tout ce qui viendra se montrer en lui prendra forme d’image.
À l’apparaître du monde appartiennent trois traits décisifs que nous avons reconnus : 1°/ Le fait qu’il est impossible de rendre compte à partir de lui de ce qui apparaît en lui, du contenu particulier qu’il dévoile. 2°/ Le fait que ce dévoilement s’accomplissant comme une auto-extériorisation de l’extériorité qui place toute chose hors de soi, la dépouillant de sa propre réalité, tout ce qui se dévoile en lui se trouve marqué dans le principe du sceau de l’irréalité. L’interprétation du monde comme Imago, comme une dimension d’imaginaire pur en laquelle tout ce qui se montre revêt a priori la forme d’une image, nomme à sa façon le procès d’irréalisation en lequel consiste tout apparaître ek-statique. 3°/ Le fait que dans cet apparaître se déployant comme auto-extériorisation quelque chose comme une vie transcendantale que rien ne sépare jamais de soi est dans le principe impossible. C’est pourquoi aussi la réalité de la vie, sa chair pathétique invisible, ne se montre jamais en lui.
C’est sur ces caractères inhérents à l’apparaître du monde en lequel le voir se déploie que vient se heurter chaque fois la méthode phénoménologique dans sa tentative aporétique de voir ce qu’on ne voit jamais. Ainsi s’explique l’incapacité de la clara et distincta perceptio à saisir la cogitatio dans sa réalité. Et, du même coup, à expliquer l’ensemble des propriétés que la cogitatio tient de celle-ci, de son auto-révélation dans la vie, son ipséité notamment, son incapacité enfin à produire, à défaut de cette réalité de la cogitatio, du moins sa donnée-en-image, s’il est vrai que sur l’Imago du monde en laquelle toute image prend forme, le fait que celle-ci ait tel contenu particulier, qu’elle soit par exemple l’image d’une cogitatio, n’est jamais lisible.
C’est dans sa Sixième Méditation, consacrée à une théorie transcendantale de la méthode phénoménologique et que Fink crut bon d’ajouter aux cinq Méditations cartésiennes de Husserl, que l’aporie éclate au grand jour. Le but de la méthode, c’est bien de donner à voir la vie transcendantale, et cette vision s’accomplit dans la mise hors de soi de cette vie, dans sa division d’avec soi, dans son clivage. C’est en effet dans cette venue hors de soi et dans cette division d’avec soi que la vie se donne à voir à un spectateur possible, en l’occurrence le phénoménologue lui-même. « Dans l’accomplissement de la réduction, la vie transcendantale se met hors d’elle-même, en produisant le Spectateur, elle se clive elle-même, se divise. Mais cette division est la condition de possibilité de l’advenir à soi-même de la subjectivité transcendantale17. » C’est donc en prêtant à la vie un mode d’apparaître incompatible avec son essence que la phénoménologie prétend fonder l’advenir à soi-même de cette vie, cet accès à soi-même qui en constitue précisément l’essence.
§ 15. L’auto-révélation originaire de la vie comme fondement de la méthode phénoménologique. Réponse au problème philosophique général concernant la possibilité de penser la vie.
Mais que dirons-nous nous-mêmes de l’aporie ? Comment la phénoménologie radicale de la vie prétend-elle la surmonter ? La phénoménologie n’est-elle pas une philosophie, la philosophie une pensée, une pensée s’accomplissant dans un voir ? Selon une de nos observations précédentes, un ouvrage de philosophie n’est autre qu’une série d’intuitions ou d’évidences se voulant liées selon des enchaînements nécessaires et formulées dans des propositions dont la donation – la lecture ou l’écriture – demande elle-même au voir, au Logos grec, sa possibilité. Si donc la vie est l’invisible, comment y avoir accès dans une pensée, comment une philosophie de la vie est-elle encore possible ?
D’accès à la vie, il n’en est aucun qui prenne son départ hors de la vie, dans le « hors de soi », qui doive à ce hors de soi de pouvoir se diriger vers elle et de la rencontrer. Aucun accès à la vie la prenant en vue de quelque façon, soit directement comme une donnée absolue, aperçue dans une évidence claire et distincte, soit indirectement, sur des données-en-image de cette vie, ou encore sur son essence – une essence offerte à la vision apodictique de l’intueri d’un entendement pur (intuitus), dans une intelligibilité supérieure, sur quelque archétype idéal vu par lui et soustrait au devenir. Aucun accès à la vie prenant appui sur des objets quelconques, sur des corrélats noématiques, à partir desquels il serait possible de remonter aux intentionnalités qui les ont « constitués » – sur des objets intentionnels servant de guide pour la description et l’analyse des prestations de la vie transcendantale qui leur ont conféré la signification qu’ils ont pour cette vie : d’être des objets réels, imaginaires, des essences, des sens, des non-sens, etc. Aucun accès à la vie prenant son appui hors d’elle et ainsi sur ce qui se trouve hors d’elle, sur ce qui est autre, extérieur, différent. Impossible de chercher dans le monde, parmi les morts, ce qui relève de la vie – un seul vivant.
D’accès à la vie, il n’en est qu’en elle, par elle, à partir d’elle. C’est seulement parce que d’ores et déjà, avant nous, depuis toujours, au commencement et comme ce Commencement même, une Vie absolue (la Vie unique et absolue de Dieu, qui n’est autre que cette Vie unique et absolue) est venue en soi en s’éprouvant soi-même dans l’épreuve pathétique du Premier Soi vivant – qui est son Verbe – que, dans cette venue en soi de la Vie absolue, dans l’épreuve qu’elle fait de soi en son Verbe, nous sommes venus nous-mêmes en nous, de telle sorte que nous sommes des vivants. Comment avons-nous accès à la vie ? En ayant accès à nous-mêmes – dans ce rapport à soi en lequel s’édifie tout Soi concevable et chaque fois un Soi singulier. Mais ce rapport à soi – cet accès à nous-mêmes – nous précède, il est ce dont nous résultons : c’est le procès de notre génération, puisque nous ne sommes venus en nous-mêmes, devenant le Soi que nous sommes, que dans le procès éternel en lequel la Vie absolue vient en soi. Dans ce procès-là seulement et par lui, des vivants viennent à la Vie.
Vivants, nous sommes des êtres de l’invisible. Nous ne sommes intelligibles que dans l’invisible, à partir de lui. Ce n’est donc pas dans le monde, sur ses structures phénoménologiques auxquelles la vie se dérobe, qu’on peut comprendre notre véritable nature. Toutes ces explications mondaines de l’homme, qui prolifèrent aujourd’hui, confèrent à l’homme des propriétés qui sont celles des choses et oublient sa réalité de vivant. Dans le monde, l’homme dresse sa silhouette fragile et précaire, cette silhouette à laquelle on l’identifie naïvement, qu’on croit être celle de son corps, dont on s’imagine expliquer la posture à partir de celle d’autres bipèdes, voire de quadrupèdes, ou d’autres précurseurs aquatiques. La force qui traverse ce corps, qui fait se dresser cette silhouette, c’est alors celle des processus physico-chimiques qui constituent la matière de ce corps, sa véritable substance – un corps né du limon de la terre, décidément. Comme si quelque chose comme une force pouvait exister ailleurs que là où elle s’éprouve elle-même comme une force – où, donnée pathétiquement à soi dans l’auto-donation de la Vie absolue, elle en ressent le pathos. Comme si un corps d’homme pouvait être autre chose qu’une chair vivante, une chair invisible, intelligible dans l’invisible de la vie et seulement à partir d’elle.
Livrée à son voir, la pensée ne voit rien de tout cela : son savoir est devenu une science d’objets, qui ignore l’homme. Le voir de la pensée, la visibilité de l’horizon où son voir se déploie, c’est là l’intelligibilité dont elle dispose. Une intelligibilité qui nous permet de comprendre les choses, en effet – non pas seulement parce que celles-ci se montrent en elle tout simplement, dans leur facticité opaque et incompréhensible. Leurs archétypes aussi se donnent à voir, dans cette vision de degré supérieur, dans cette Intelligibilité suprême qui nous place face à l’Intelligible lui-même, nous ouvrant à la lumière en laquelle il resplendit. En cette Intelligibilité supérieure ne réside pas seulement le salut de l’homme, c’est-à-dire sa réalité véritable – ainsi qu’il sera redit dans toutes les gnoses platoniciennes. Parce que ces Archétypes sont aussi ceux des choses, parce que leur contemplation a servi de modèle à la création de ce monde qui est, semble-t-il, le nôtre, elle contient précisément l’intelligibilité de ce dernier. Non son simple constat, mais précisément le foyer d’intelligibilité qui a présidé à sa formation et, parce que c’est cette possibilité qui est intelligible (parce que nous lisons les Archétypes dans la lumière qui les illumine), la possibilité de la connaissance a priori du monde et de tout ce qui existe. Les théories de la connaissance qui caractériseront la philosophie moderne conserveront la trace de cette ambition quand bien même, centrées sur ce monde-ci, devenues prosaïques, elles auront abandonné toute prétention sotériologique.
Archi-intelligibilité désigne une Intelligibilité d’un autre ordre, foncièrement étrangère à celle dont il vient d’être question, et qui s’accomplit avant elle en effet : avant la vision des choses, avant celle des Archétypes d’après lesquels les choses sont construites, avant toute vision, avant l’événement transcendantal dont toute vision retire sa possibilité, avant la venue au dehors du « hors de soi », de l’horizon de visibilisation de tout visible concevable, avant l’apparaître du monde – avant sa création. L’Archi-intelligibilité est celle de la Vie – de l’Invisible. Dans l’Archi-intelligibilité de la Vie devient intelligible la vie elle-même – le procès de son auto-génération comme génération en elle du Premier Soi vivant en lequel elle s’éprouve elle-même et ainsi se révèle à elle-même –, la génération de son Verbe qui, en effet, vient au début, puisque la vie ne parvient en elle et ne s’éprouve elle-même qu’en lui, qui ne parvient en lui et ne s’éprouve lui-même qu’en elle. C’est ce procès d’auto-génération de la vie comme son auto-révélation dans le Verbe qui constitue l’Archi-intelligibilité dont parle Jean. Non pas une gnose mais, parce qu’elle ne doit rien à la contemplation de l’Intelligibilité, à une contemplation quelconque, une Archi-gnose.
Et cela signifie notamment : en son Archi-intelligibilité, la Vie vient en elle avant toute pensée, elle accède à elle-même sans pensée. Et c’est pour cela qu’aucune pensée ne permet de parvenir en elle. Aucune pensée ne permet de vivre. Archi-intelligibilité veut bien dire alors une Intelligibilité qui précède tout ce que depuis la Grèce nous entendons sous ce terme – qui précède toute contemplation, toute ouverture d’un « espace » auquel un voir peut s’ouvrir. Une Intelligibilité qui, s’étant révélée à soi avant toute pensée et indépendamment d’elle, ne lui doit rien, ne doit qu’à elle-même de se révéler à soi. Une Archi-intelligibilité qui est une Auto-intelligibilité, une auto-révélation en ce sens radical : la Vie.
Dans ce livre pourtant, ne nous efforçons-nous pas de « penser » la vie ? Or ce n’est jamais celle-ci, semble-t-il, qui opère le dévoilement de ce qui est dit, dans cette série d’évidences et de propositions qui en forment le contenu. C’est seulement à la vue d’un voir, et si possible dans une vue claire et distincte, que des propositions, des intuitions, des évidences peuvent être données. De telle sorte, disions-nous contre Husserl, que ce n’est jamais la réalité de la vie qui se montre de cette façon, dans une vision quelconque, et que par exemple la clara et distincta perceptio d’une cogitatio est tout simplement impossible. L’aporie de Husserl n’est-elle pas la nôtre ?
Seulement, si aucune pensée ne nous permet de parvenir dans la vie, dans notre vie, ne convient-il pas de retourner la question – de demander : comment la pensée, une seule pensée parvient-elle en soi ? Telle fut précisément l’intuition inouïe de Descartes : ce n’est précisément pas par la pensée, dans une pensée, que la pensée parvient en soi. Ce n’est pas dans un voir que le voir est donné à lui-même. L’apparaître en lequel le voir est révélé à lui-même – la semblance en laquelle il me semble que je vois – n’est pas l’apparaître dans lequel le voir voit ce qu’il voit. La cogitatio n’est pas atteinte dans l’évidence d’une clara et distincta perceptio, mais en l’absence de celle-ci, au terme du doute qui a disqualifié toute évidence. La cogitatio se révèle en soi-même. En cela consiste son essence : dans le fait de se révéler à soi en l’absence du monde et de tout ce qu’on voit en lui. La cogitatio est une auto-révélation.
Descartes, il est vrai, n’a pensé l’auto-révélation que d’une façon spéculative, négativement dans l’immense démarche du doute, positivement sous le titre d’Idée, cette forme de toute cogitatio par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de cette même cogitatio. Ce n’était qu’un premier pas, vite oublié, dans la mise en question radicale des présuppositions grecques. La tâche d’une phénoménologie de la vie est de penser phénoménologiquement l’auto-révélation, de ne pas la saisir comme une factualité de degré supérieur, mais dans sa possibilité la plus intérieure, transcendantale, dans ce qui la rend effective, dans la matière phénoménologique dont toute auto-révélation est faite, en laquelle elle s’accomplit et peut s’accomplir – dans la chair pathétique de la vie.
Dès que la vie remplace la cogitatio comme lieu et thème de la méditation, dès que l’Archi-intelligibilité johannique se profile derrière un mot latin, les équivoques, les terribles limitations d’une problématique qui se pose encore comme rationnelle – comme devant ses résultats à l’intueri d’un intuitus – sont balayées. Les équivoques d’abord. Un même terme – pensée, cogitatio – ne peut désigner à la fois le voir intentionnel qui se jette hors de soi vers un objet transcendant et l’auto-révélation première de cette pensée en l’absence de tout voir. La conscience ne peut être « toujours conscience de quelque chose », « avoir conscience de quelque chose, quelque chose que j’éprouve, ou que je pense, ou que je sens, ou que je veux », bref posséder toujours « son cogitatum » (Krisis, § 20, p. 96) et, dans le même temps, pure hylé, matière non intentionnelle, impression pure, « originaire ». Dans ce second cas, il faut dire en effet en quoi consiste la révélation – la révélation de l’impression quand elle n’est plus le fait de l’intentionnalité – et s’il y en a encore une.
Les terribles limitations de la problématique, ensuite. Lors même que la cogitatio est prise dans son authentique sens cartésien, comme une auto-révélation indépendante de toute évidence, elle ne peut être laissée à elle-même. Qu’elle se révèle à elle-même n’est précisément pas son fait. Ce n’est pas elle qui s’apporte elle-même dans cette condition qui est la sienne : c’est seulement dans l’auto-révélation de la Vie absolue qu’elle est une cogitatio. Et, de la même façon, si en toute cogitatio nous lisons un ego, c’est uniquement parce que, venue en soi dans la venue en soi de la Vie absolue en l’Ipséité de son Verbe, elle se trouve marquée à sa naissance de cette Ipséité indélébile qui appartient à toute venue en soi comme sa condition, et dont chaque effectuation phénoménologique est un Soi singulier. Loin que le cogito soit un point de départ et la cogitatio une donne se suffisant à elle-même, ils ne sont l’un et l’autre que le résultat d’une génération. En deçà du cogito – de sa cogitatio et de son ego –, avant lui, bien avant lui comme en lui, la Vie accomplit l’œuvre éternelle en laquelle, s’engendrant elle-même, elle engendre tous les vivants. La cogitatio la plus ordinaire, l’impression la plus humble, n’est intelligible que dans l’Archi-intelligibilité johannique.
Mais tout cela, ne le voyons-nous pas ? N’est-ce pas dans un voir, dans sa vue bien nette, que nous avons reconnu le procès de notre naissance, ce qui vient avant nous et que Jean place au début ? Le procès de l’auto-génération de la Vie absolue dans le premier Soi en lequel elle s’éprouve, s’auto-révèle et devient la vie, l’implication de ce procès en toute vie et en tout Soi vivant, en toute cogitatio, qu’est-ce donc, dans notre réflexion philosophique, sinon l’intuition de l’essence d’une Vie absolue qui s’apporte elle-même en soi, l’intuition de l’essence de l’immanence, son immanence à tout vivant, l’intuition dans l’évidence de l’essence de l’ipséité, de l’essence d’un ego tel que le nôtre, qui n’est possible que dans cette ipséité qui le précède, qui dit sans cesse « je », « moi », sans s’être pourtant apporté lui-même dans cette condition d’être cet ego qu’il est et sans pouvoir le faire ? Mais comment tout ce savoir, l’intuition de toutes ces « essences », sont-ils possibles si aucune vision, aucune pensée ne voit jamais la vie ?
Seulement, cette vision est une cogitatio. Elle se révèle à elle-même, non dans un voir et comme l’objet de ce voir, mais comme toute cogitatio : dans l’auto-révélation de la vie absolue en laquelle toute modalité de la vie est donnée à elle-même, se révèle à elle-même, s’éprouve elle-même, se sent elle-même et jouit de soi – dans l’immédiation pathétique et la certitude de cette jouissance de soi. En tant que cogitatio – révélée à soi dans l’auto-révélation de la vie et n’étant plus rien d’autre que cette pure épreuve de soi en son immédiation pathétique –, la vision est en tout point semblable à une tristesse, à quelque autre passion, comme disait Descartes – cette tristesse ou cette passion qui émergeaient seules du néant quand le voir et son évidence avaient été disqualifiés, le monde et son apparaître frappés de nullité.
Et la certitude, qui surgit comme l’ultime fondement au moment même où l’évidence est mise hors jeu et à la faveur de sa disqualification, doit être clairement comprise. Elle n’est précisément pas un phénomène de pensée, quelque jugement porté par celle-ci à propos de la tristesse ou de toute autre passion, ou de la vision comprise elle-même comme une cogitatio. La certitude d’une tristesse est l’épreuve que cette dernière fait de soi ; elle consiste dans cette épreuve en laquelle consiste la tristesse, de telle façon qu’elle commence et finit avec elle et que la matière dont est faite cette certitude n’est rien d’autre que celle dont est faite la tristesse, son pathos. La certitude est la certitude de la vie, la certitude qu’elle a d’être vivante, la Parousie triomphale de son auto-révélation pathétique en sa jouissance de soi.
Nous sommes alors en présence du retournement de la phénoménologie, grâce auquel se défont ses multiples apories. Ce retournement a une condition préalable, l’élargissement du concept de phénoménalité sur lequel repose toute l’entreprise phénoménologique. En opposant à l’apparaître ek-statique du monde, qui domine le développement de la pensée occidentale depuis la Grèce, un mode de manifestation plus originaire – l’auto-révélation immanente de la vie en son invisible pathos –, la phénoménologie de la vie propose à la recherche des tâches entièrement nouvelles. Non seulement l’exploration systématique de l’invisible qui détermine notre être profond et indépendamment duquel il devient impossible de rien comprendre à l’homme, non plus qu’à l’ensemble des problèmes qui concernent sa réalité véritable. L’un de ces problèmes notamment se pose avec urgence parce qu’il résulte immédiatement de la dualité de l’apparaître ou, comme nous le disons, de sa duplicité. Il s’agit de rendre intelligible le rapport que soutiennent entre eux ces deux modes décisifs selon lesquels se phénoménalise la phénoménalité : le visible et l’invisible. C’est précisément là que se tient l’aporie husserlienne, que nous devons résoudre à notre tour. Comment la méthode phénoménologique est-elle encore possible s’il s’agit pour la pensée de poursuivre l’analyse de ce qui lui échappe dans le principe, de le saisir en des concepts adéquats, de former les diverses « essences » auxquelles obéit cet invisible mystérieux ?
Le retournement de la phénoménologie s’écrit alors : ce n’est pas la pensée qui nous donne accès à la vie, c’est la vie qui permet à la pensée d’accéder à soi, de s’éprouver soi-même et enfin d’être ce qu’elle est chaque fois : l’auto-révélation d’une « cogitatio ». C’est précisément parce qu’elle est chaque fois et nécessairement une cogitatio que la pensée en est venue à désigner indistinctement, sous un même concept fallacieux, deux apparaître aussi différents que le voir intentionnel et ce qui permet à ce voir d’advenir à soi en l’absence de tout voir : son auto-donation pathétique dans la Vie absolue.
L’Archi-intelligibilité ne vient donc pas seulement avant toute intelligibilité concevable : elle la fonde et la rend possible. Intelligible, compréhensible, saisissable par nous est ce que nous pouvons voir, d’une vue bien nette. Intelligible : ce qui se donne au voir de la pensée, les choses et d’abord les essences, les archétypes sans lesquels nous ne ferions que voir sans savoir ce que nous voyons. Avant cette Intelligibilité-là, à laquelle la modernité borne son savoir, vient l’Archi-intelligibilité en laquelle la Vie absolue se révèle à soi et, de cette façon, toute vie, toute modalité de la vie et tout vivant concevables. Selon une parole trop peu méditée de Marx, la pensée est un mode de la vie. Il n’y a donc de pensée que donnée à soi-même dans l’auto-donation de la vie absolue. C’est uniquement parce que, donné à soi dans la vie, le voir a été placé en lui-même, coïncidant avec soi dans son immanence à soi et dans son étreinte pathétique avec soi, qu’il est un voir certain de lui-même, certain de voir et de voir tout ce qu’il voit. C’est seulement dans cette certitude du voir d’être un voir et ainsi de voir ce qu’il voit que l’évidence est possible. La certitude qui ne doit rien à l’évidence et qui lui est étrangère, c’est elle qui la fonde. Celui qui dit : « Je ne crois que ce que je vois » formule une proposition absurde s’il n’est aucun voir qui ne doive d’être un voir – et ainsi de voir et de voir tout ce qu’il voit – à la certitude invisible que, en son auto-donation pathétique, la vie a d’être la vie – aucun voir, aucun fragment du visible qui ne requiert l’invisible. Aucune Intelligibilité à laquelle depuis toujours les hommes demandent leur connaissance et leur science qui ne porte en elle le secret tout-puissant qu’on ne peut pas voir, l’Archi-intelligibilité de la Vie absolue en laquelle tout pouvoir leur est donné.
Maintenant, si la pensée est possible en tant que mode de la vie, parce que la certitude de son voir est en réalité celle de la vie, une question demeure, la nôtre : comment acquérir dans la pensée une connaissance de cette vie qui donne ce voir à lui-même sans se montrer pourtant à lui ? En un sens, nous avons écarté l’aporie. Nous savons que ce n’est jamais dans un voir que nous parviendrons à la vie, mais seulement là où elle parvient en soi – là où, depuis toujours, nous sommes déjà parvenus en nous-mêmes : dans la Vie absolue, selon l’Archi-intelligibilité du procès de son auto-génération en tant que son auto-révélation. Jamais plus nous n’en appellerons au voir, à une connaissance quelconque de notre condition de vivants.
Cette vie invisible qui habite notre voir et le rend possible, nous cherchons à la voir pourtant dans une pensée qui marque de son trait décisif toute connaissance, toute philosophie – et la phénoménologie notamment. Ce fut le trait de génie de la méthode phénoménologique de Husserl aux prises avec l’aporie – et en dépit de la présupposition toujours maintenue de l’évidence comme donation originaire – de comprendre que ce voir ne serait encore opérant qu’à une condition longuement exposée par nous : celle de substituer à la réalité invisible de la vie un équivalent objectif, qu’on puisse voir, ce corrélat « noématique » qu’est l’« essence » de la vie, une essence « transcendante », offerte au regard de l’intuition eidétique – objective en effet. Et de comprendre que cet équivalent objectif ne serait celui de la vie qu’en faisant le sacrifice de sa réalité invisible, en renonçant à la prétention de la porter en soi, de nous en offrir l’« existence » – en se donnant lui-même expressément pour une irréalité, une irréalité noématique, en l’occurrence une « idéalité », une essence idéale.
C’est seulement au terme de ce trajet extraordinaire, se heurtant à nouveau à l’aporie dont il croyait s’être débarrassé, que Husserl ne put faire face à l’ultime difficulté. Comment cette essence idéale, ou ces données-en-image à partir desquelles une telle essence devait être construite, pouvaient-elles bien être celles de la vie précisément et non pas d’autre chose ou de n’importe quoi, comment le visible pouvait bien laisser se profiler sur lui, fût-ce sous une forme indigente, sous une forme imaginaire ou idéale, l’ombre de l’invisible ?
La réponse est là pour nous. C’est parce que dans l’Archi-intelligibilité en laquelle la vie absolue vient en soi, nous sommes venus en nous-mêmes dans notre condition de vivants, en possession de cette vie qui nous a mis en possession de nous-mêmes, la connaissant ainsi de la façon dont elle se connaît elle-même – dans l’Archi-intelligibilité de son pathos –, que nous pouvons alors en former une re-présentation, en jeter hors de nous l’image ou l’« essence », de telle façon qu’en celles-ci ce n’est jamais la vie réelle dans la réalité de son pathos qui nous est donnée, mais seulement son double, une copie, une image, quelque équivalent objectif en effet mais vide, fragile, aussi incapable de vivre que de subsister par lui-même. Et c’est pour cela en effet que nous l’appelons une image. Car le propre de toute image, c’est de ne pouvoir exister que soutenu par une prestation de la vie, l’acte d’imagination qui la forme et la maintient devant son regard, sans lequel elle s’effondre immédiatement dans le néant.
Il n’y a pas d’Archétype de la vie, aucune donne visible sur laquelle nous aurions le loisir de contempler, dans une vision adéquate, ce qu’elle « est », sa véritable essence. La thèse de Fink selon laquelle c’est dans la mise hors de soi de la vie que consisterait son advenir à soi-même, dans le regard d’un spectateur, est un non-sens. L’invisible précède tout visible concevable. En sa certitude invincible, dans le pathos de sa chair souffrante ou de sa Joie, il ne lui doit rien. S’il s’agit en lui de la Vie, Dieu est beaucoup plus certain que le monde. Nous aussi. Une phénoménologie de la chair est maintenant possible.
Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer, 1941, p. 28.
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. H. Dussort, Paris, PUF, 1964, p. 157, désigné désormais Leçons dans les références.
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, t. I, trad. fr. Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 78, désigné désormais Ideen I dans les références.
Husserl, L’Idée de la phénoménologie, trad. fr. A. Lowit, Paris, PUF, 1970, p. 71, désigné désormais L’Idée… dans les références.
Le sens phénoménologique de la « transcendance » s’oppose ainsi totalement à son usage traditionnel – philosophique ou religieux –, qui vise au contraire ce qui échappe au monde, son « au-delà ».
Eugen Fink, « Le problème de la phénoménologie », in De la phénoménologie, trad. fr. D. Franck, Paris, Editions de Minuit, 1974, respectivement p. 212 et 225. Fink écrit encore : « L’hypothèse de la phénoménologie husserlienne repose sur la supposition que la conscience originaire entendue de manière intentionnelle est le véritable accès à l’être. »
Cf. les conférences réunies dans Unterwegs zur Sprache ; trad. fr., Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976.
Question théologique, mais à laquelle il est loisible de conférer une formulation purement philosophique : « Pourquoi y a-t-il quelque chose comme un monde ? »
Nous disons « inconsciente » parce que cette répétition se fait sous l’autorité du concept de subjectivité étranger à la pensée grecque, centrée sur la question de l’Être ou de la Nature. Mais lorsqu’une réflexion plus radicale recherche sous la diversité des systèmes conceptuels ce qu’ils recouvrent, lorsque la subjectivité est saisie comme intentionnelle, l’Être comme « Vérité extatique », et la Nature comme venue au dehors, il faut bien reconnaître qu’une même assise phénoménologique détermine secrètement des pensées dont les formulations différentes perdent tout caractère décisif.
Le sophisme qui consiste à attribuer à l’objectivation le pouvoir de créer le contenu objectivé en elle et qu’elle ne fait en réalité que « découvrir » traverse l’idéalisme allemand. C’est contre lui que se déchaîne la critique géniale adressée par Marx à Hegel dans le troisième des Manuscrits de 44. Là-dessus, cf. notre travail Marx, t. I, Une philosophie de la réalité, t. II, Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, 1976, t. I, p. 297-314.
Sur ce point décisif, l’important ouvrage de Rolf Kühn vient corroborer les thèses fondamentales d’une phénoménologie de la vie. Cf. R. Kühn, Husserls Begriff der Passivität, zur Kritik der passiven Synthesis in der Genetischen Phänomenologie, Freiburg/München, Alber, 1998.
Descartes, Œuvres, IX, p. 22. Nous citons Descartes d’après l’édition d’Adam et Tannery (Paris, Vrin-CNRS), en indiquant le tome en chiffres romains ; désigné désormais A.T. dans les références.
« Ainsi souvent lorsqu’on dort, et même quelquefois étant éveillé, on imagine si fortement certaines choses qu’on pense les voir devant soi […], bien qu’elles n’y soient aucunement ; mais, encore qu’on soit endormi ou qu’on rêve, on ne saurait se sentir triste ou ému de quelque autre passion, qui ne soit très vrai que l’âme a en soi cette passion. »
Cette essence de la cogitatio comme auto-révélation, Descartes l’a reconnue ou présupposée de multiples façons qu’il n’est pas possible d’analyser ici. Nous renvoyons le lecteur que cette question intéresse aux trois premiers chapitres de notre Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1990, où le cogito fait l’objet d’une problématique systématique.
Méditations cartésiennes, trad. fr. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1947, p. 42-43.
La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 202. ; désigné désormais Krisis dans les références.
E. Fink, Sixième Méditation cartésienne. L’idée d’une théorie transcendantale de la méthode, trad. fr. N. Depraz, Paris, Éd. Jérôme Millon, 1994, p. 76 (souligné par Fink).