§ 33. Récapitulation des résultats obtenus au terme du renversement de la phénoménologie et de l’analyse phénoménologique de la chair.

Le renversement de la phénoménologie a retiré à l’intentionnalité de la pensée, plus fondamentalement à l’Ek-stase du monde, la capacité de révéler la modalité la plus simple de la vie : l’impression. Dans le premier écart de la temporalité, la réalité de l’impression est abolie. La révélation de l’impression ne peut toutefois être confiée à l’impression elle-même, la révélation de la douleur à la douleur, que si l’impression porte en elle l’auto-révélation de la vie. C’est parce que cette auto-révélation s’accomplit comme un pathos, dans l’auto-impressionnalité d’une chair, que toute vie revêt une forme impressionnelle. C’est ainsi que la phénoménologie de l’impression nous a renvoyés à une phénoménologie de la chair, laquelle puise sa propre possibilité dans la vie. Tel est le sens final du renversement : substituer à l’apparaître du monde où se montrent à nous les corps celui de la vie, en l’affectivité transcendantale de laquelle toute chair est possible.

Pas plus que l’impression donc, notre propre chair n’est susceptible de s’apporter elle-même en soi. Si c’est seulement dans l’auto-révélation pathétique de la vie et comme la matière phénoménologique pure de son auto-impressionnalité qu’une chair est concevable – n’étant rien d’autre qu’elle –, c’est de la vie qu’il s’agit de poursuivre l’analyse. Or celle-ci nous contraint à un ultime renvoi. Lors même qu’elle est interprétée dans sa signification phénoménologique radicale comme le mode originaire selon lequel se phénoménalise la phénoménalité, la vie qui se révèle en l’auto-impressionnalité de sa chair pathétique porte encore en elle un trait décisif. Cette vie qui vient en soi en s’éprouvant dans sa chair, ce n’est précisément pas elle qui accomplit cette venue. Si elle fuse à travers nous et fait de nous des vivants sans que nous y soyons pour rien, indépendamment de notre pouvoir et de notre vouloir parce que toujours et déjà, avant qu’un seul instant nous ait permis de nous tourner vers elle pour l’accueillir ou la rejeter, pour lui dire oui ou non, la vie est en nous, et nous en elle, dans cette passivité radicale qui frappe l’impression mais aussi bien notre vie tout entière, c’est donc bien de cette vie, qui nous précède au cœur même de notre être, qui n’est pas seulement la nôtre, qu’il s’agit.

C’est ainsi que tous les caractères reconnus à l’impression – sa matière comme matière phénoménologique douée du pouvoir de s’auto-impressionner et ainsi de se révéler à soi dans son impressionnalité même, sa capacité de définir de la sorte la réalité dans son opposition à toute apparition noématique mondaine, son appartenance de droit à quelqu’un et ainsi l’irrécusable « présence » en elle d’un « moi » – n’en appelaient pas à la simple existence d’une vie factice, celle-ci fût-elle entendue en sa phénoménalité pure et spécifique. C’est à une vie absolue que la phénoménologie de la chair empruntait d’entrée de jeu chacun de ses caractères, c’est à partir d’elle qu’elle s’efforçait de les comprendre. Le plus significatif d’entre eux, le fait que sans cesse prend naissance en nous une nouvelle impression, en sorte que « à nouveau, continûment une impression est là », exprime-t-il autre chose que l’éternelle venue en soi de cette Vie ?

Or l’éternelle venue en soi de la Vie absolue, dans le procès par lequel elle s’auto-génère en s’auto-révélant dans sa Parousie qui n’a ni commencement ni fin, n’explique pas seulement l’itération énigmatique et la répétition sans fin des impressions originaires dans notre chair : c’est de celle-ci qu’elle rend compte d’abord. C’est la façon dont la Vie absolue vient en soi dans une Archi-passibilité propre à l’auto-affection pathétique de tout « vivre » concevable, c’est l’Archi-pathos de cette Archi-chair qui se trouve présupposé en toute phénoménalisation de la vie et ainsi en tout vivant – pour autant que celui-ci n’a précisément pas la capacité de s’apporter lui-même dans la vie. En dépit de sa finitude ou plutôt à cause d’elle, ce vivant ne doit-il pas en passer par les conditions de la vie ? Qu’il ne détienne pas lui-même l’Archi-passibilité, c’est-à-dire la capacité originaire de s’apporter soi-même en soi sur le mode d’une effectuation phénoménologique pathétique, voilà qui ne le sépare d’elle à aucun moment. C’est dans l’Archi-passibilité de la vie absolue que toute chair est passible. C’est en elle qu’elle est possible. Une chair à vrai dire qui n’est rien d’autre que cela : la passibilité d’une vie finie puisant sa possibilité dans l’Archi-passibilité de la vie infinie. Si quelque chose comme une chair n’est concevable qu’à partir de cette venue originaire dans une chair, venue en laquelle la chair elle-même n’est pour rien, c’est que la phénoménologie de la chair renvoie en effet à une phénoménologie de l’In-carnation.

Dans sa référence à l’Avant de l’In-carnation, et ainsi à l’Archi-passibilité de la Vie absolue, la chair manifeste une étrange affinité avec les autres déterminations essentielles du vivant. Elle cesse de se proposer comme une addition contingente à sa condition de vivant, une sorte d’appendice empirique, pour s’intégrer à un réseau de propriétés qui relève d’un a priori plus ancien que celui de la connaissance. Comment ne pas remarquer en effet que cette situation seconde de la chair par rapport à l’Archi-passibilité de la Vie est strictement parallèle à celle de l’ego, du vivant en général ? Dans tous les cas, l’intelligence de ce qui est en question – le vivant, son ipséité, sa chair – implique que l’on se place en quelque sorte avant eux, dans une dimension d’origine. Celle-ci est précisément la même pour chacune des réalités considérées. À chacune elle retire la prétention qui est ordinairement la sienne de constituer un principe ou un commencement, quelque entité autonome ou spécifique.

Ainsi y a-t-il un « Avant-l’ego » qui interdit à ce dernier de se poser comme l’ultime fondement, un naturant ultime, cet « ego absolument unique fonctionnant en dernière instance » (Krisis, § 55, p. 212). Avant l’ego, fût-il considéré comme le point-source des prestations transcendantales en lesquelles se constituent le monde aussi bien que l’ego lui-même, ce qui opère en dernière instance, ce n’est précisément pas lui, mais l’Ipséité absolument originaire en laquelle la Vie absolue vient en soi dans le Soi de son Verbe. De même, avant la chair, là où elle est jointe à soi dans le pathos de la Vie, il y a l’Archi-chair, l’Archi-passibilité sans laquelle aucun « vivre » n’est concevable. Voilà pourquoi l’« Avant-ego » et l’« Avant-la-chair » ne font qu’un : c’est une même étreinte pathétique qui fait de la chair une chair et de l’ego un ego, l’auto-impressionnalité de la première et l’Ipséité du second.

Ainsi devient intelligible, archi-intelligible, l’appartenance principielle d’un ego à toute chair, d’une chair à tout ego. Ainsi s’affirme le progrès décisif accompli par la phénoménologie de l’In-carnation, quand la corrélation ipséité/chair n’est plus déchiffrée sur une vie factice mais à l’intérieur même du procès d’auto-génération de la vie. C’est dans ce procès que l’« Avant-ego » et l’« Avant-la chair » constituent ensemble le préalable de tout vivant, lui conférant a priori les déterminations phénoménologiques fondamentales faisant de lui ce Soi charnel vivant qui définit notre condition.

Cette référence des structures phénoménologiques du Soi vivant à la venue originaire de la Vie reconduit à la question, posée dès notre introduction, de la compossibilité des deux paroles johanniques qui vont déterminer le contenu dogmatique du christianisme. La première – « Au début était le Verbe » – se rapporte précisément à ce processus immanent de la Vie absolue. Pour Jean, il s’agit de l’essence de Dieu. En elle se découvre l’originalité du monothéisme chrétien, qu’on ne saurait réduire à l’affirmation formelle et conceptuelle d’un Dieu unique. Affirmation formelle dans la mesure où seule l’affirmation de ce Dieu est posée – un Dieu dont on ne sait rien sinon qu’il existe. Mais si on ne sait rien d’autre à son sujet, comment savoir du moins qu’il existe : l’affirmation de cette existence ne devient-elle pas totalement arbitraire ? Initié par le Christ, Jean dit au contraire ce qu’est Dieu : la Vie. Or la Vie n’est pas un simple concept, elle est posée comme une existence absolue pour autant que vit un seul vivant, pour autant que moi je vis.

Parce que, moi qui vis, je ne me suis pas apporté moi-même dans la vie – pas davantage dans ce Soi que je suis, non plus que dans ma chair, n’étant donné à moi-même qu’en elle –, alors ce vivant, ce Soi, cette chair ne viennent en effet en eux que dans le procès de la Vie absolue qui vient en soi dans son Verbe, s’éprouvant en lui, qui s’éprouve en elle, dans l’intériorité phénoménologique réciproque qui est leur Esprit commun. C’est ainsi qu’à l’opposé du Dieu formel du monothéisme, le Dieu trinitaire du christianisme est le Dieu réel qui vit en chaque Soi vivant, sans lequel aucun vivant ne vivrait, dont chaque vivant témoigne dans sa condition même de vivant.

Le procès de la Vie en son archi-révélation pathétique dans le Verbe – c’est donc là ce qu’énonce la première proposition de Jean. Parce qu’en l’Archi-passibilité de son Archi-chair ce procès porte en lui la possibilité de toute chair, la seconde proposition johannique – « Et le Verbe s’est fait chair » – est liée à la première. Toutes deux parlent du Verbe, la première en le rapportant à la Vie, la seconde à la chair. Maintenant si toute chair vient dans la vie, alors la seconde proposition qui traite explicitement de la venue du Verbe dans une chair apparaît comme une conséquence de la première. Quelle sorte d’implication est ici en jeu, c’est ce que la phénoménologie de l’Incarnation se propose d’établir en toute rigueur.

La question de l’In-carnation est l’une des plus lourdes si elle met en cause à la fois la nature de la relation de l’homme à Dieu, celle du Christ, la possibilité enfin du salut. Mais aussi, disions-nous, la possibilité de la faute et de la perdition. Cette ambiguïté de la chair susceptible de signifier pour l’homme le salut aussi bien que la perdition a été relevée par les premiers penseurs chrétiens et explicitement formulée par eux. C’est avec une force et une clarté singulières qu’Irénée affirme cette double potentialité : « Dans ces membres donc en lesquels nous périssions du fait que nous accomplissions les œuvres de la corruption, dans ces mêmes membres nous sommes vivifiés dès lors que nous accomplissons les œuvres de l’Esprit. » La suite immédiate du texte n’est pas moins catégorique : « Car, comme la chair est capable de corruption, elle l’est aussi d’incorruptibilité et, comme elle est capable de mort, elle l’est aussi de vie » (op. cit., p. 599, souligné par nous). Or ce ne sont pas là propos isolés relevant de la seule méditation d’Irénée. Qu’ils appartiennent au contraire à ce qu’on peut déjà appeler une tradition et à sa source initiatique, on le voit à ceci que la raison de cette ambivalence est présente dans l’une des premières rédactions qui nous soient parvenues, laquelle s’adressait précisément à ceux qui étaient les moins préparés à la recevoir – à des Grecs ! « Ne le savez-vous pas ? Votre corps est le temple de l’Esprit Saint […] » (1 Corinthiens 6, 19). C’est dans l’Épître aux Romains que Paul expose, en des termes repris par Irénée dans sa polémique contre les gnostiques, l’immanence de la vie en toute chair, qui explique pourquoi chaque structure phénoménologique de la chair, chacun de ses pouvoirs – chaque « membre du corps » –, est susceptible de porter en lui la visée idolâtre au même titre que la possibilité du salut. « Ne mettez pas les membres de votre corps au service du péché pour mener le combat du mal : mettez-vous au contraire au service de Dieu […] et offrez à Dieu vos membres pour le combat de sa justice » (Romains 6, 13).

C’est donc à ce qui vient au début, avant la chair, qu’il convient de remonter, en présence de la double potentialité inscrite en chacun des membres de notre corps. C’est la parole en laquelle s’énonce cette venue du Verbe dans une chair, son In-carnation, qu’il s’agit de rendre à son archi-intelligibilité si le destin de la chair, qui est aussi celui de l’homme, doit être arraché à une obscurité insupportable.

L’ordre de l’analyse dans cette troisième partie sera donc le suivant : 1°/ la possibilité originelle du péché, 2°/ la nature du Christ compris comme l’Incarnation du Verbe, 3°/ le salut au sens chrétien.

§ 34. La question du « je peux » dans une phénoménologie de l’Incarnation.

La phénoménologie de la chair nous a reconduits de notre ouverture au monde dans les prestations transcendantales de nos différents sens à l’auto-impressionnalité de celles-ci dans la chair de la vie. C’est seulement en raison de cette auto-donation pathétique que nos sens appartiennent à une chair et que tout ce qui est donné en eux, le contenu sensible de notre expérience que nous rapportons aux choses en tant que leurs qualités propres, se trouve être originairement et en soi composé d’« impressions ». Or cette auto-donation pathétique de nos sens dans la vie a une autre signification décisive : celle de faire de chacun d’eux un pouvoir. Celui-ci ne se limite pas à la production en nous d’un continuum d’impressions originaires extatiquement rapportées aux choses, c’est d’abord celui de s’exercer. Je peux ouvrir les yeux au spectacle de l’univers, tendre l’oreille vers un bruit lointain, porter la main sur une surface lisse ou une forme galbée – « je peux » faire tout cela et bien d’autres choses. Mais tous ces pouvoirs différenciés et spécifiques dont notre vie quotidienne exprime l’exercice immédiat et continu portent en eux, à titre de présupposition incontournable, un pouvoir plus ancien, celui de se mettre en jeu, de passer à l’acte et de pouvoir le faire constamment. Ainsi faut-il reconnaître en chacun d’eux, impliqué par lui bien qu’indifférent à sa spécificité, le règne de ce « je peux » originel sans lequel aucun pouvoir en général, aucun des pouvoirs de notre corps, ne serait possible.

D’une part ce « je peux » apparaît comme un « je peux » absolu : il est le pouvoir comme tel, le fait de pouvoir, la possibilité de pouvoir s’auto-attestant et s’auto-légitimant dans son exercice même. C’est donc sur le fond de ce « je peux » originel et pour ainsi dire unique que chacun des pouvoirs de nos sens et de notre corporéité en général est lui-même vécu comme un « je peux », comme la possibilité principielle d’ouvrir les yeux, de sentir, de prendre, etc. Et, de cette façon, de faire surgir ces séries d’impressions qui composent la substance changeante et sans rupture de notre chair.

D’autre part la rétro-référence d’une phénoménologie de la chair à une phénoménologie de l’In-carnation reconduit à un « Avant-la-chair », qui précède en les générant chacune des déterminations phénoménologiques essentielles de celle-ci : son auto-impressionnalité, son ipséité, ce pouvoir enfin sur lequel nous nous interrogeons maintenant. C’est seulement mis en possession de lui-même par ce « je peux » originel que chaque pouvoir corporel spécifique devient capable de s’exercer – devient un pouvoir : dans sa chair et par elle. Mais de même que cette chair, qui n’est qu’une mise auto-impressionnelle en soi-même et ainsi en possession de soi, n’est pour rien dans cette auto-impressionnalité, n’étant jamais qu’une auto-impressionnalité naturée et non pas naturante, de même le « je peux » originel dont nous parlons. Lui-même n’est qu’une impression vécue en son auto-impressionnalité, lui-même n’est que la modalité d’une chair. Pas plus que celle-ci, il n’a le pouvoir de s’apporter soi-même en soi. Il ne l’a jamais eu et ne l’aura jamais. Tout pouvoir se heurte en lui-même à ce sur quoi et contre quoi il ne peut rien, à un non-pouvoir absolu. Tout pouvoir porte le stigmate d’une impuissance radicale.

C’est à cette intuition décisive d’un non-pouvoir plus ancien que tout pouvoir et inhérent à lui que conduit inexorablement une phénoménologie de l’In-carnation. Or une « phénoménologie de l’incarnation » n’est encore qu’une façon de désigner dans le langage conceptuel de la philosophie ce qui est impliqué en tout pouvoir effectif et réel : non pas un concept précisément, mais l’auto-donation de la Vie absolue dans l’effectuation pathétique de son Ipséité en l’Archi-Soi du Premier Vivant. Ce n’est donc pas un hasard si le Christ s’est chargé lui-même de dire ce qu’il en est de tout pouvoir humain, et du pouvoir politique notamment, et cela au moment même où, pour l’amener à parler, Pilate fait étalage de son pouvoir de le perdre et de le sauver : « Tu ne sais pas que j’ai le pouvoir de te libérer et que j’ai le pouvoir de te faire crucifier ? » La réponse brutale du Christ – « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jean 19, 10-11) – disqualifie de manière radicale non seulement l’idée que nous nous faisons spontanément d’un « pouvoir », mais tout pouvoir réel et le nôtre en particulier, le vidant de sa substance, de la capacité qui le définit, celle de pouvoir précisément, quels que soient la spécificité de celui-ci, son objet, sa manière de s’exercer. « Aucun pouvoir »… Aucun pouvoir qui en soit un, car il n’est de pouvoir véritable que celui qui tient son pouvoir de lui-même et n’est un pouvoir qu’à ce titre.

« Un fou qui se prend pour un roi est un fou, disait Lacan. Un roi qui se prend pour un roi ne l’est pas moins. » Mais ce n’est pas du pouvoir d’un roi, de l’empereur ou du préfet romain qu’il est ici question, c’est de tout pouvoir en général, et d’abord de ces pouvoirs élémentaires que la phénoménologie de la chair a reconnu être constitutifs de notre corporéité originaire et dont l’exercice réitéré assure le maintien et le développement de toute existence humaine. Condamner un homme à la crucifixion, cela suppose d’autres hommes, des hommes de main, des soldats, des bourreaux, des assassins et, en chacun d’eux, la capacité de prendre, de se saisir d’un objet ou d’un corps, de frapper, d’enfoncer, de soulever – capacité sans laquelle aucune crucifixion n’aurait jamais eu lieu. Ce sont tous ces pouvoirs-là indistinctement, en dépit de la hiérarchie, du mépris ou du prestige dont ils s’affublent aux yeux des hommes, qui sont dépourvus de tout pouvoir véritable, pour autant qu’aucun d’eux ne tire son pouvoir de lui-même mais seulement d’une donation à l’égard de laquelle il n’a aucun pouvoir, pas même, on l’a vu, celui de l’accepter ou de la refuser.

D’où vient cette donation ? D’en haut, dit le Christ. Et cela veut dire d’abord qu’aucun homme en effet ne détient un pouvoir quelconque puisque ce n’est jamais de lui-même qu’il le tient. Aucun pouvoir ici-bas, aucun Royaume de ce monde, aucun règne véritable, si ce qui règne s’étend soi-même à partir de soi et ne doit son règne qu’à lui-même. Mais c’est cette situation décisive qu’il s’agit de saisir en son fond. Pourquoi aucun pouvoir n’est-il possible dans le monde ? C’est ce que la phénoménologie de la chair se faisant, dans son progrès même, phénoménologie de l’In-carnation a montré. C’est parce que le pouvoir le plus élémentaire de notre corporéité originaire – qu’il soit intentionnel comme celui d’un sens ou radicalement immanent comme l’est le « se mouvoir soi-même » qui lui appartient dans le principe – n’est donné à soi que dans l’auto-donation de la vie absolue que, mis par elle en lui-même, il est en possession de lui-même et en mesure d’agir. Telle est la donation d’en haut, présente dans ce qui est le plus bas, l’acte de serrer les doigts, d’enfoncer un clou, de cracher.

Aucun pouvoir n’est du monde : parce que, mis hors de soi dans le hors de soi de ce monde, séparé de soi comme l’âme l’est de son corps réduit à un objet dans le dualisme traditionnel, il serait dans l’impossibilité de se rejoindre soi-même, de se mouvoir soi-même en soi et ainsi de se déployer. Mais d’abord pour cette raison plus originelle indiquée par le Christ : parce que ce pouvoir immanent seul susceptible d’agir doit préalablement être placé en soi, ce qui ne lui advient que dans la vie.

En quoi consiste la donation d’en haut, qui la donne, comment, que donne-t-elle, à qui ? La phénoménologie de l’Incarnation a répondu à ces questions. C’est dans la venue originaire de la Vie en l’Ipséité du Premier Soi que s’accomplit toute donation au sens d’une auto-donation et ainsi toute donation d’un Soi vivant – toute donation impliquant en elle celui-ci, la donation d’un pouvoir quelconque par conséquent. Ce n’est donc pas seulement « dans la Vie », c’est dans l’Ipséité du Premier Soi en laquelle il est joint à soi que tout pouvoir à son tour est possible, donné à soi dans le Soi dont il devient le pouvoir. C’est ce que dit de façon voilée le Christ à Pilate : « Alors tu es roi ? demande celui-ci […] – C’est toi qui dis que je suis roi […]. » Et, directement, à ses disciples : « Sans moi vous ne pouvez rien faire […] » (Jean, respectivement 18, 6, 37 et 15, 5). Ce qui ne veut pas dire : vous ne pouvez rien faire de bien, mais : vous ne pouvez rien faire du tout.

La référence affirmée par le Christ de tout pouvoir à la « donation d’en haut » ne se limite donc nullement au domaine de l’éthique, même si, comme nous allons le voir dans un instant, elle y joue un rôle décisif. Encore moins viserait-elle le pouvoir politique en tant que tel. Si « tout pouvoir vient de Dieu », alors le pouvoir politique peut se prévaloir lui aussi d’une intuition métaphysique qui n’établit cependant aucune hiérarchie entre les différents types possibles de pouvoirs et ne confère à aucun d’eux un privilège quelconque. À cet égard, l’usage qui sera fait de la thèse de l’origine divine de tout pouvoir par les théoriciens de la monarchie de droit divin au XVIIe siècle n’est pas seulement une récupération arbitraire, c’est la dénaturation complète de paroles fondatrices qui ne s’occupent pas plus des rois ou des empereurs que des assemblées démocratiques constituantes ou légiférantes. Ce qu’elles posent, c’est une définition universelle de la condition humaine saisie dans sa possibilité originelle, à savoir la Vie absolue. C’est parce que l’unique pouvoir qui existe, l’hyper-pouvoir de s’apporter soi-même dans la Vie et ainsi de vivre, n’appartient qu’à cette Vie unique, que tout vivant tient d’elle l’ensemble des pouvoirs qu’il a reçus en même temps que la vie. Que ces pouvoirs n’aient rien à faire avec une instance politique, c’est ce qui ressort du contexte immédiat affirmant que la Royauté dont ils procèdent « ne vient pas du monde ». Ce ne sont donc pas les pouvoirs des puissants, des « grands de ce monde », mais des plus démunis, de ceux qui n’ont à la limite rien d’autre que leur propre corps et ses pouvoirs les plus triviaux, dont la possibilité renvoie cependant à des questions abyssales.

Parce que ces pouvoirs les plus ordinaires sont donnés dans la Vie absolue, leur don présente un caractère singulier. Dans un don tel que nous l’entendons habituellement, il y a celui qui donne, le don et celui à qui il est donné, en sorte qu’une extériorité s’installe d’entrée de jeu entre trois termes. S’il s’agit d’un cadeau, celui qui le reçoit en devient le possesseur, il peut le garder pour lui ou en faire présent à son tour. C’est ainsi qu’au Japon il existe des « cadeaux flottants ». Ceux-ci, moyennant un changement d’emballage et d’étiquette, circulent indéfiniment en sorte qu’un individu peut se retrouver en possession d’un objet qu’il a lui-même offert quelques mois auparavant. Mais le présent fait par la Vie au vivant de sa vie, de son Soi, de sa chair, de chacun des pouvoirs qui la composent, n’est rien dont il puisse se séparer. Cette impossibilité est double. Inscrit dans la donation, donné à soi dans l’auto-donation de la vie absolue, généré en son Soi dans l’Archi-Ipséité de celle-ci, passible dans son Archi-passibilité, chacun de ses pouvoirs se déployant au sein d’un Archi-pouvoir, le don de la vie qui s’édifie intérieurement en celle-ci ne subsiste qu’en elle.

C’est cette impossibilité originaire pour le vivant de se séparer de la vie qui fonde sa propre impuissance à se séparer de soi. Ainsi le vivant ne peut-il se couper de lui-même, de son Soi, de sa douleur ou de sa souffrance. Si dans le hors de soi du monde qui est le lieu de la séparation notre propre corps ne peut cependant se placer hors de soi lors même qu’il est étendu et que ses parties sont extérieures les unes aux autres, c’est parce que ce corps, loin de définir notre corps véritable – notre chair invisible et insécable –, n’est que sa représentation extérieure. De manière analogue, sur le plan économique, là où règne l’« aliénation », où le travailleur loue et vend son travail comme la prostituée son corps – faisant de ces derniers des « marchandises » qui passent de mains en mains –, c’est lui-même, non son corps objectif mais son activité, son « travail réel, subjectif, individuel et vivant » – qu’il loue ou qu’il vend. Ainsi que le dit Marx, « le travailleur va à l’usine » tout comme la prostituée va au lit.

L’impuissance de tout pouvoir à l’égard du pouvoir absolu qui l’a placé en lui-même et contre lequel il ne peut rien, l’impossibilité qui en résulte pour lui de se défaire de soi, cette double impuissance a ceci d’extraordinaire que c’est elle qui confère à tout pouvoir ce qui fait de lui un pouvoir. Ainsi s’accomplit un singulier renversement par l’effet duquel le non-pouvoir, que porte en lui tout pouvoir et sur lequel celui-ci vient se briser, se découvre être sa propre condition de possibilité. « Cum impotens tunc potens sum », dit Paul (« Lorsque je suis impuissant, c’est alors que je suis puissant »). Et encore : « La détresse elle-même fait notre orgueil » (respectivement, 2 Corinthiens 12, 10, et Romains 5, 3).

De cette relation paradoxale entre l’impuissance et la puissance, et qui veut que la première soit sinon la cause de la seconde, du moins l’occasion de son irruption, Paul propose le plus souvent une interprétation éthique. C’est la faiblesse de l’homme se manifestant dans la faute et dont il prend en celle-ci une conscience aiguë et douloureuse qui atteste que, n’étant rien par lui-même sinon cet homme pécheur, il ne peut tenir son salut que de l’intervention d’une puissance supérieure et souveraine. C’est par un don gratuit que celle-ci lui conférera la confiance et d’abord la force, dont il est par lui-même si dépourvu. Une telle situation est susceptible de recevoir diverses formulations, dont l’une se révélera décisive pour la compréhension de la temporalité de notre existence : au dénuement et à la détresse en lesquels il se trouve et contre lesquels il est précisément sans pouvoir, l’homme n’échappera que par une brusque rupture – ce que Kierkegaard appelle le « saut ». Il s’agit du saut dans la foi. Le saut, dès lors, ne peut plus être compris comme le simple passage d’un état psychologique à un autre, c’est une condition qui est chaque fois en jeu, celle d’un homme perdu dans le péché et déterminé par lui, à laquelle succède une condition entièrement nouvelle, qu’on désignera provisoirement et de façon globale comme le salut. C’est donc bien d’un problème ou d’un procès éthique, ou pour mieux dire religieux, qu’il s’agit.

Seulement, éthique ou religieux, le saut doit être possible. Qu’il soit inexplicable par la psychologie ou par toute autre discipline théorique, que, ainsi que Kierkegaard aime à le répéter, il se présuppose lui-même, n’écarte en rien la question de sa possibilité dernière. Étrangère au savoir théorique et à son domaine, celle-ci ne nous reconduirait-elle pas plutôt à la réalité – à cette relation paradoxale qui veut que tout pouvoir se heurte en lui-même à une impuissance dont il reçoit pourtant, à chaque instant, ce qui fait de lui un pouvoir ? En lui découvrant le néant de sa propre condition, la faute révèle du même coup au pécheur qu’aucun vivant ne saurait vivre d’une vie qui n’est rien, que, silencieusement, depuis toujours, fuse en lui cette Vie qui le fait vivre en dépit de son néant et que c’est sur cette Vie unique et absolue que repose, pour le pécheur lui-même et pour lui plus que tout autre, toute possibilité de salut.

Une vie qui n’est rien, qui par elle-même ne vivrait pas, incapable de s’apporter d’elle-même en soi, dépourvue de ce pouvoir originaire et du même coup de tout pouvoir véritable, c’est une vie finie. La Vie qui s’apporte en soi dans le Premier Soi Vivant en lequel elle s’éprouve elle-même et jouit de soi, c’est la Vie infinie de Dieu. Aucune vie finie n’existe comme telle. Elle ne vit que donnée à soi dans l’auto-donation de la Vie infinie. Pour la même raison, elle n’a aucun pouvoir si elle est à jamais incapable de se le donner. Dans la faute, celui qui la commet fait l’expérience tragique de l’impuissance qui frappe à sa racine sa vie tout entière pour autant que, privée de tout pouvoir véritable, elle l’est du même coup de celui de faire ce qu’elle veut. Elle veut ce qui est bien et fait ce qui est mal.

Lorsque, dans l’expérience de sa faute, une vie finie découvre qu’elle n’a pas le pouvoir de faire ce qu’elle voulait ni, d’abord, celui de vivre, il faut bien, si elle vit, qu’une Vie soit en elle qui lui donne de vivre jusque dans sa faute. L’émotion sans limites du fils prodigue avec ses haillons, c’est la révélation abrupte qu’il n’est vivant que dans la Vie, et cette révélation est l’auto-révélation de la Vie infinie se révélant à lui dans son émotion. Toute finitude est tissée d’infini, mêlée à lui, inséparable de lui, tenant de lui tout ce qu’elle est, a été et sera. Le pouvoir le plus élémentaire, le geste le plus précaire, repose dans l’Archi-pouvoir. Ainsi que le dit Paul : « C’est en lui que nous avons la vie, l’être et le mouvement. »

Cette Vie en laquelle tout est donné, celui qui n’avait ni droit ni pouvoir sur elle, réclamant sa part d’héritage, l’a donc revendiquée comme son bien propre. C’est seulement quand il fut dépouillé de tout qu’il l’éprouva soudain en lui comme ce qui, en son dénuement même, ne cessait de lui faire ce don de la vie. C’est alors que, submergé par elle, il s’effondra, proférant la parole du Christ : « Abba ! » D’où peut naître l’illusion de posséder la vie, d’épuiser tous ses pouvoirs, pour celui qui n’en a aucun ? Comment les fils ont-ils oublié qu’ils sont les fils ? Avant de déterminer l’éthique, cette interrogation concerne la réalité de notre condition de vivant. C’est ce que dit encore Paul : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? Et si tu l’as reçu pourquoi en tirer gloire comme si tu ne l’avais pas reçu » ? (1 Corinthiens 4, 7).

§ 35. Illusion et réalité du « je peux ».

L’ambivalence du « je peux » nous plonge dans l’incertitude : elle pose à la fois son caractère illusoire et sa réalité. S’il n’est donné à lui-même que dans l’auto-donation de la Vie absolue, ainsi que l’a établi la phénoménologie de l’Incarnation et comme vient de nous le rappeler Paul à la suite du Christ, il relève de cette Vie unique et absolue et d’elle seule. Mais comme chacun des pouvoirs de notre chair n’est susceptible de se mouvoir soi-même en soi et d’agir que dans la mesure où il porte en lui ce « je peux », qui n’est lui-même donné à soi que dans la Vie, c’est de chacun de ces pouvoirs qu’il faut dire qu’il n’en est pas un en réalité. Il tend à apparaître comme la propriété exclusive de cette Vie qui traverse tout vivant, lequel n’est plus qu’un mode de celle-ci. Un mode, c’est-à-dire quelque chose qui n’a aucune consistance par lui-même, mais seulement comme manifestation, modification ou péripétie d’une réalité autre que lui et sans laquelle il sombre dans le néant. Ce n’est plus seulement la capacité de chacun de ses pouvoirs de se déployer et de s’exercer, c’est la chair elle-même dans sa singularité qui se trouve démise de la possibilité de constituer elle-même et par elle-même une existence effective et autonome.

Or cette conséquence ruineuse qui met en question toute réalité singulière parce qu’elle lui retire la capacité de subsister par elle-même mais seulement in alio, dans quelque chose d’autre, qui opérant en elle à la manière d’un fondement, lui permet à la fois d’être comprise et d’exister, ne frappe-t-elle pas toute pensée de l’immanence ? La phénoménologie de la Vie n’est-elle pas une interprétation de ce genre ? N’est-ce point l’immanence de la vie en tout vivant qui constitue son argument majeur ? Avec cette immanence en lui d’une Vie sans laquelle il s’évanouit, le vivant n’est-il pas privé de ce qui donne son prix à sa condition de vivant : le sentiment d’avoir une vie propre, libre, indépendante, une vie à lui et qui n’est en effet celle de personne d’autre ? Ce bonheur de vivre, celui de respirer, de marcher, d’aller où bon vous semble, de penser au gré de ses pensées, de laisser voguer son imagination comme un navire qui glisse sur son erre ou comme Rousseau s’abandonnant à sa rêverie en jetant un vague coup d’œil aux plantes du chemin entrevues à travers sa myopie – toutes ces épiphanies qui resplendissent dans leur apparition irrécusable ne perdent-elles pas leur éclat lorsque la théorie soupçonneuse vient poser sur elles son regard triste, leur déniant le droit de se suffire à elles-mêmes ?

Au début du XIXe siècle, la vie longtemps refoulée envahit les domaines de la philosophie, de la littérature, de la poésie, de l’art en général. Sa présence en tout vivant conduit au panthéisme et celui-ci introduit dans la culture européenne une sensibilité nouvelle. Contestant la vision étriquée d’un rationalisme qui s’épuise dans la connaissance objective d’entités matérielles et enferme l’homme dans leur horizon limité, elle l’ouvre à l’infini. À l’universalité abstraite et conceptuelle de la science et de ses vérités indifférentes succède un univers de forces concrètes, et toutes ces forces n’en font qu’une. Tout est changé hors de nous et en nous. Hors de nous, où une collection d’objets discrets et inertes fait place au déploiement des grandes forces cosmiques. En nous parce que l’unique pulsion qui les meut toutes et qu’elles ne font qu’exprimer selon des apparences diverses, c’est elle qui nous traverse nous aussi, nous soulève et nous porte, formidable battement dont rien ne nous distingue, fleuve sans rives dans le flot duquel, semblable à l’immersion d’un baptême initiatique, une expérience sans limites nous donne de nous plonger et de nous fondre.

C’est le statut phénoménologique rigoureux d’une telle expérience qui doit cependant être produit. Dans le romantisme du XIXe siècle comme dans celui des autres époques, dans le panthéisme mais aussi dans les diverses formes d’expérience qui prétendent nous unir à l’absolu, la fusion identificatrice s’accompagne de la dissolution de l’individualité. Celle-ci est précisément ce qui doit être détruit pour que l’ouverture à l’absolu se produise. Elle doit être détruite parce que l’individualité se trouve pensée à partir de ses « limites ». Pourquoi des limites appartiennent-elles dans le principe à l’individualité et ainsi à tout individu ? Parce que le principe qui individualise – le principium individuationis – est le monde lui-même, compris phénoménologiquement comme constitué par ses structures phénoménologiques, qui sont l’espace, le temps et le concept. Chaque chose est frappée du sceau de l’individualité dans la mesure où elle est située ici ou là dans l’espace – avec, autour d’elle, tout l’espace de l’espace –, maintenant, ou plus tôt, ou plus tard dans le temps – perdue chaque fois dans l’immensité de ce temps –, qu’elle est telle ou telle enfin, un arbre, un fauteuil ou un homme – une chose particulière à l’exclusion de toutes les autres. Pour autant que la possibilité de l’individu se tient dans le monde – dans l’apparaître du monde –, cet individu est limité de par la façon même dont il vient dans sa condition d’individu – cette « façon » qui est son apparition dans un monde.

Où, quand et comment semblable individu déposera-t-il ses limites si elles sont constitutives de son individualité ? Dans la vie, dira-t-on, dans ce fleuve de la vie indifférent aux individus qu’il traverse, « à la nature des roues qu’il fait tourner », selon l’expression de Hegel. « Indifférent », c’est peu ou trop dire. Si la vie est étrangère au monde et à ses catégories phénoménologiques dont résulte toute individualité concevable, alors la vie n’est pas seulement indifférente aux individus, elle leur est étrangère – radicalement. Dans la vie, aucun individu n’est possible. C’est alors la possibilité même pour ce dernier de s’ouvrir à la Vie entendue comme l’absolu qui fait problème. Que signifie l’expérience du Tout si elle doit se passer de l’individu ? Quelle instance est encore là pour en faire l’épreuve ? L’expérience de l’absolu n’est-elle donc celle de personne ? S’il s’agit en fin de compte de s’anéantir dans le Tout, quelle est la réalité phénoménologique de cet « anéantissement » ? S’il n’en a aucune, la proposition qui le formule est-elle autre chose qu’un flatus vocis ? La fusion de l’individu avec l’absolu au sens de sa dissolution et de sa disparition en lui peut bien être affirmée spéculativement, elle n’a plus, du point de vue phénoménologique, aucun sens.

Mais qu’en est-il alors de la phénoménalité de la Vie elle-même ? Comment se phénoménalise-t-elle dans son irréductibilité à toute individuation possible ? Ici se produit l’un des événements cruciaux qui vont marquer le monde moderne et le déterminer tout entier. C’est avec Schopenhauer et son rejet grandiose de la pensée classique que se fait au début du XIXe siècle le retour de la vie sur la scène européenne, l’envahissement de notre culture par elle, qui va lui fournir d’autres repères ou plus exactement lui retirer tous ceux qu’elle avait laborieusement acquis. D’une part, Schopenhauer réactive le principium individuationis de la tradition en le référant aux structures phénoménologiques du monde saisi, à la suite de Kant, comme « représentation ». D’autre part, il oppose à celle-ci, aperçue dans sa structure phénoménologique unitaire qui lui est en effet irréductible, ce qu’il appelle la Volonté ou le vouloir-vivre, et qui n’est qu’un autre nom pour la vie. Dans la mesure où le vouloir-vivre échappe en lui-même au monde, le principe d’individuation ne joue plus en lui, la dimension métaphysique nouvelle et essentielle ouverte par la Volonté est une dimension anonyme et impersonnelle. Avant de définir, comme dans le romantisme qui lui est contemporain, une sorte de programme éthique, la dissolution de l’individu dans le fleuve sans limites du vouloir est prescrite par la nature de celui-ci – pour autant que, étranger en lui-même au monde, il l’est du même coup au principe qui individualise.

Contestant la conception de l’expérience de l’absolu comme dissolution de l’individu dans la vie – parce qu’alors, pour celui-ci en tout cas, cette dissolution n’est phénoménologiquement rien et ainsi n’est rien –, nous demandions : mais qu’en est-il alors de la vie, de sa phénoménalité ? Échappant à la représentation individualisante, devenue impersonnelle et anonyme, la vie se trouve privée du même coup de la phénoménalité, elle s’accomplit dans l’inconscience. Une vie impersonnelle, anonyme, inconsciente, aveugle – aveugle et inconsciente parce que impersonnelle, séparée de ce qui fait l’individualité de l’individu –, telle est l’intuition dévastatrice de Schopenhauer, qui va laminer en effet la culture moderne et lui conférer son destin tragique. Car la vie est un mouvement – non pas d’abord le mouvement en avant de la conscience « qui va toujours d’un maintenant au devant d’un autre maintenant », comme dit Husserl, une vie qui devrait son éclairement à l’intentionnalité d’une protention, mais la vie originaire qui ne doit sa révélation qu’à elle-même. Dès lors, démuni de toute phénoménalité, le mouvement de la vie n’est plus qu’une force aveugle, une « pulsion » dont on ne sait plus très bien, comme dans le freudisme, s’il s’agit d’une notion « psychique » ou d’un processus biologique, c’est-à-dire matériel, en fin de compte physico-chimique. Encore cette différence entre ce qui est proprement psychique et purement biologique tend-elle à s’effacer pour la pensée moderne, dans la mesure où, en écrasant le premier sur le second, le psychique sur le biologique, elle propose une explication de la réalité humaine qui va l’identifier, comme dans le cognitivisme, à son potentiel neuronal et génétique. Le temps des médecins nazis n’est pas loin.

L’intuition dévastatrice de Schopenhauer, qui ne réintroduit la vie dans la pensée occidentale à titre de fondement qu’en lui retirant la phénoménalité en même temps que l’individualité, et, pour cette raison, n’est qu’un effet tardif du présupposé grec qui réserve l’œuvre de la phénoménalité, sa « lumière », à l’extériorité d’un monde. Il est clair en ce cas que tout ce qui ne doit pas d’apparaître à ce monde est déjà la proie de l’inconscient. C’est sur le contrepoint de cet horizon qu’il convient de prendre la mesure de l’identification chrétienne de la Vérité à la Vie. Conduite à son élucidation radicale, cette identification désigne l’auto-révélation de la Vie (= la Révélation de Dieu) dans l’Ipséité d’un Soi originaire comme le mode phénoménologique de son accomplissement. Qu’une telle Ipséité advienne par principe dans la venue en soi de la Vie, c’est là ce qui déboute le concept d’une vie inconsciente, aveugle, anonyme, impersonnelle – biologique, chimique, physique, matérielle – et le marque a priori du sceau de l’absurdité1.

L’immanence de la Vie en tout vivant ne signifie donc plus la dissolution de la réalité de ce dernier en même temps que celle de son individualité lorsque, dans une interprétation phénoménologique aussi décisive que novatrice, le procès immanent de la Vie absolue génère en soi l’Ipséité d’un Soi originaire comme la condition interne de son auto-révélation – comme la condition interne de sa propre vie et ainsi de toute vie concevable. De la sorte, un Soi appartient à tout vivant, tout vivant s’édifie à la manière d’un « individu ». Qu’il ne soit rien par lui-même – ni un vivant ni un individu – et ne vive que dans ce procès d’auto-génération de la Vie, voilà qui, loin de lui retirer l’effectivité d’une réalité singulière, la lui confère au contraire. Donné à soi dans l’Ipséité de la Vie absolue, joint à soi et s’éprouvant soi-même en elle, dans l’épreuve de soi de cette vie absolue et dans l’Ipséité de son Soi originaire, il se trouve lui-même généré comme un Soi, comme ce Soi singulier qu’il est à jamais.

Être un Soi en effet n’est rien d’autre que cela : être donné à soi sans que cette auto-donation soit son fait. Pour autant que l’auto-donation de la Vie absolue en laquelle il est donné à soi s’accomplit effectivement en lui, tout Soi se trouve être du même coup un Soi réel. Il s’éprouve lui-même dans la certitude et l’irréductibilité de cette épreuve de soi qui le joint à lui-même et fait de lui ce Soi qu’il est. S’éprouvant soi-même, il est en possession de soi, il a pris place en lui, il repose en lui-même comme sur un sol sur lequel il peut prendre appui, il a pour ainsi dire pris base en lui-même. Ayant pris place en lui, il habite une Demeure qui, pour n’être pas bâtie de mains d’hommes, n’en est pas moins la sienne et que nul désormais ne saurait lui ravir.

Seulement, la problématique l’a montré, la génération du Soi transcendantal dans la Vie absolue est identiquement celle d’une chair qui lui appartient dans le principe. Et cela parce que l’auto-donation de la Vie en laquelle le Soi est donné à lui-même puise sa matière phénoménologique dans un pathos dont l’auto-impressionnalité n’est autre que cette chair qui le joint à soi. Dans la chair, toutefois, tout pouvoir est donné, donné impressionnellement à lui-même, mis en possession de lui-même et ainsi en mesure de s’exercer et d’agir. L’immanence de la vie en tout vivant ne confère pas seulement à celui-ci la détermination phénoménologique originaire et essentielle d’être un Soi charnel, elle fait de lui un « je peux » effectif et réel. Ce « je peux » qui peut se mettre en œuvre et se mouvoir soi-même en soi, qui habite chacun des pouvoirs de notre chair, faisant de celui-ci à son tour un pouvoir réel, capable de s’exercer quand et aussi souvent qu’il le veut : libre. Car la liberté n’est pas une « libération », on ne sait quelle dérive subjective de nos pensées, de nos images ou de nos fantasmes au gré de forces inconnues, de nos désirs ou de nos pulsions inconscientes – encore moins une libération de l’individu à l’égard de son être propre, une dissolution de toute réalité singulière qui ne peut conduire qu’au néant. La liberté est un pouvoir, ce pouvoir toujours en possession de soi et disposant ainsi de soi – ce pouvoir permanent, incontestable, irréductible, invincible, dont notre corporéité originaire porte le témoignage en chacun de ses actes ou de ses mouvements, du plus humble et du plus élémentaire au plus complexe et au plus difficile.

La chair ne ment pas. Cela ne veut donc pas dire seulement que chacune de ses impressions est « vraie », s’éprouvant telle qu’elle est. Que la chair ne mente pas, ne se mente jamais à soi-même, signifie encore, en ce qui concerne chacun de ses pouvoirs, qu’il en est un de réel, de véritable et de véridique, qu’il s’exerce à partir de lui-même, d’un Pouvoir originel qui habite en lui et le donne constamment à lui-même en sorte qu’il l’exerce quand il veut et aussi souvent qu’il le veut, qu’il est libre en effet. Qu’il s’éprouve lui-même en son action tandis qu’elle se déroule à la manière dont une douleur s’éprouve en sa douleur, à la manière d’une cogitatio, n’est donc pas tout. En même temps que son action, il éprouve celle-ci comme étant en son pouvoir, il s’éprouve lui-même comme ce pouvoir radical, incontestable, absolu d’une certaine façon, non seulement de l’accomplir, mais de pouvoir l’accomplir et ainsi de pouvoir l’accomplir toujours de nouveau.

La liberté n’est pas une affirmation métaphysique, spéculative, toujours contestable et toujours contestée – aujourd’hui plus que jamais par la science, dit-on. La liberté a une signification phénoménologique, elle est le sentiment d’un pouvoir en exercice s’éprouvant soi-même en celui-ci et à ce titre irréfutable. Du point de vue phénoménologique, toutefois, une telle définition ne suffit pas. On peut toujours prétendre que l’expérience subjective de la liberté n’est que l’inconscience objective d’un déterminisme. Mais la liberté ne se réduit nullement à la donne factice d’un mouvement en son déroulement – celui-ci fût-il entendu dans sa donation pathétique et ainsi comme un sentiment. La liberté est le sentiment du Soi de pouvoir mettre en œuvre soi-même chacun des pouvoirs qui appartiennent à sa chair. Or ce pouvoir originaire qui habite et rend possible tout pouvoir concret n’est pas adventice, séparable idéalement du Soi lui-même : il appartient à la façon dont le Soi vient en sa propre chair, il est généré dans cette venue en même temps qu’eux, il leur est consubstantiel. Un « je peux » consubstantiel à ce Soi charnel et vivant, installé dans son propre pouvoir, libre de la sorte de le déployer à partir de soi – aussi incontestable dans son pouvoir et dans sa liberté que ce Soi et que cette chair auxquels il appartient.

« Si tu connaissais le don de Dieu » : la donation de la Vie au vivant en tant que donation de son Soi, de sa chair et de son pouvoir, n’est pas une pseudo-donation, la donation d’un prétendu Soi, d’une apparence de chair, d’un pouvoir illusoire. La parole réitérée qui a déterminé le judaïsme et trouvé son accomplissement dans le christianisme – « Dieu a créé l’homme à son image » – trouve une explicitation radicale dans la phénoménologie de la vie. Car on voit bien ici, une première fois, ce que veut dire « créer » quand il n’est pas question du monde, mais de l’homme et de sa vie. Créer ne signifie plus alors poser hors de soi une entité extérieure, jouissant à ce titre d’une existence séparée et comme telle autonome. Débarrassé des idées d’extériorité, d’extériorisation, d’objectivation – de monde –, le concept de création signifie maintenant génération, génération dans l’auto-génération de la Vie absolue de ce qui n’advient à soi que dans sa venue en elle et pour autant qu’elle ne cesse de venir en lui. La liberté, l’autonomie, le mouvement, l’être, la puissance, l’ipséité, la singularité, la chair, ce n’est pas l’extériorité qui les donne, c’est l’immanence à soi de la Vie. Avec le concept chrétien de l’immanence comme immanence de la Vie en chaque vivant, toute forme de panthéisme est frappé à mort.

§ 36. L’oubli de la vie et son rappel dans le pathos de la praxis quotidienne.

Si, au même titre que notre Soi et que sa chair, le « je peux » n’est donné à lui-même que dans l’auto-donation de la vie absolue, alors notre question rebondit : comment peut-il oublier cette donation originaire qui, le mettant en possession de lui-même, lui donne la capacité de se déployer librement à partir de soi, faisant de lui un pouvoir véritable, puisant en lui-même son propre pouvoir – un pouvoir pouvoir ? Or c’est précisément parce que la donation de la vie en est une de réelle et d’effective, parce que la vie se donne totalement et sans partage, parce que son don est l’auto-donation en laquelle tout pouvoir se reçoit lui-même et se trouve dès lors investi de lui-même, que le « je peux » en est venu à oublier ce don le plus originel de la vie. Ici s’accomplit phénoménologiquement l’inversion dont nous avons parlé, l’inversion de l’impuissance en puissance : le fait que le non-pouvoir de tout pouvoir à l’égard de lui-même se change en l’épreuve constante et irréfutable de son libre exercice.

C’est le trait le plus remarquable de notre vie pratique tout entière d’agir en toute circonstance avec une telle aisance, dans une liberté si grande qu’elle ne prête aucune attention à la condition transcendantale des multiples actions qu’elle ne cesse d’accomplir spontanément. Et cela parce que celles-ci ne lui posent en effet aucun problème. Ainsi, je me lève et marche, je prends un objet, tourne le regard en direction d’un bruit inattendu, aspire l’air du matin, je vais travailler, manger, j’exécute une foule de gestes extrêmement précis, tous adaptés et efficaces, sans y penser. S’il advient qu’on se représente cette activité la plus banale et la plus quotidienne, la référant alors au corps objectif, c’est à celui-ci qu’on attribue tous ces mouvements et déplacements divers saisis désormais comme les siens. Cette sorte de pénombre dans laquelle ils se tiennent lors même qu’ils apparaissent dans la lumière du monde, on l’identifie au caractère inconscient des processus physiologiques, biologiques, en fin de compte matériels, qui se produisent dans les organes. Cette activité multiforme est désormais la leur, et sa facilité, sa perfection instinctive, le silence de son accomplissement, c’est ce qu’on appelle la santé – c’est « le silence des organes ». La santé est oublieuse, aussi oublieuse que la vie.

Lorsque intervient dans la problématique un concept aussi décisif que celui d’oubli, c’est à des catégories phénoménologiques fondamentales que doit le rapporter celui qui veut en produire une élucidation radicale2. L’oubli doit donc se comprendre à partir de la duplicité de l’apparaître. Sur le plan de la pensée, l’oubli consiste précisément à ne plus penser à une chose, qui se trouve de la sorte « oubliée ». Celle-ci se change alors en un souvenir inconscient. Dans le principe, en dépit d’obstacles multiples, ce à quoi on ne pense plus peut devenir à nouveau l’objet d’une pensée actuelle : alors se produit le « rappel du souvenir ». Toute pensée, toute représentation au sens le plus général porte ainsi en elle la double possibilité de l’oubli et du rappel. Entre ces deux possibilités cependant, quel contraste ! Tandis que la quasi-totalité du contenu de nos représentations demeure à l’état dit inconscient, seule une partie infime de ce contenu virtuellement infini prend place sous le regard de la conscience, le plus souvent dans une zone marginale de celle-ci d’ailleurs. Dans le cas le plus favorable, mais aussi le moins fréquent, elle fait l’objet d’« une vue claire et distincte », se montrant alors « en elle-même et telle qu’elle est », « dans la pleine lumière de l’évidence », selon le vœu de la phénoménologie husserlienne qui est aussi, on l’a vu, son telos méthodologique.

Or cette finitude – cette finitude extraordinaire et à vrai dire invraisemblable, qui réduirait notre existence à des bribes de réalité, à des fragments d’être discontinus et insignifiants tandis que la quasi-totalité de celui-ci nous échapperait en permanence –, cette finitude ne relève que secondairement de la pensée. C’est le milieu phénoménologique où celle-ci se meut, l’horizon transcendantal creusé extatiquement par le temps, structuré et limité par lui, c’est ce creux de lumière qui est fini. Seule une telle finitude, phénoménologique dans son principe, explique pourquoi la totalité indéterminée de l’étant déborde de toute part ce lieu circonscrit et fermé de l’éclaircie du monde, cette « clairière » perdue dans l’obscurité de la forêt. Ainsi s’opère le clivage entre la précarité d’une présence chaque fois dérisoire et l’immensité d’un oubli qui frappe la quasi-totalité de ce qui est.

Rapportée à la vie et non plus à l’apparaître du monde, la signification du concept d’oubli change totalement, au point qu’une nouvelle terminologie serait ici nécessaire. Ce n’est qu’au regard de la pensée que la vie peut être dite « oubli ». Elle est « oubli » dans la mesure où, aucun espace ne s’ouvrant dans son immanence radicale, aucune déhiscence ne venant la rompre, il n’y a place en elle pour aucune pensée. Dès lors tout ce qui relève de celle-ci a disparu : aucun oubli, c’est-à-dire précisément aucune pensée se détournant de son contenu pour l’abandonner à la condition de « souvenir inconscient ». Aucun rappel de celui-ci non plus, ce rappel étant lui-même un acte de pensée. Aucun oubli, aucun rappel, aucune mémoire au sens d’une faculté représentative, aucune mémoire du monde s’appuyant sur son dévoilement et le présupposant.

Excluant en sa réalité la possibilité même d’une mémoire et ainsi d’une mémoire la concernant, la vie échappe à celle-ci dans le principe. Au fond, toute la problématique husserlienne de la méthode phénoménologique, longuement analysée dans notre première partie, affronte la question d’une possible mémorisation de la vie transcendantale initialement perdue dans son anonymat. Il s’agissait de savoir comment l’oubli de la vie transcendantale, qui caractérise l’existence naturelle intentionnellement orientée vers le monde et absorbée dans ses objets, pouvait être surmonté par un acte de cette même pensée lui permettant de se retrouver elle-même dans le procès complexe et sans cesse remanié de la réduction phénoménologique.

L’échec de la méthode, l’aporie qu’elle s’efforçait vainement de contourner, nous les comprenons mieux maintenant : l’un et l’autre nous font entendre ce que signifie l’oubli quand il est rapporté à la Vie. Parce que celle-ci se dérobe au regard de la pensée, il n’y a d’elle ni oubli – au sens de son abandon au shéol de la non-phénoménalité –, ni rappel susceptible, en l’arrachant à ce néant de l’inconscience, de la rendre à l’existence : aucune mémoire possible en effet. La Vie baigne dans un Oubli radical, tenant à son essence même. Cet oubli n’est donc pas un état accidentel ou provisoire, auquel succéderait un éventuel rappel – le retour à la conscience, dans la lumière bienheureuse du monde, d’un contenu égaré pour un temps indéterminé dans une sorte de nuit cosmique. Si la vie échappe à toute mémoire lors même qu’elle ne nous quitte jamais, c’est qu’une mémoire sans mémoire nous a unis à elle depuis toujours et pour toujours. Toujours déjà, elle a accompli son œuvre, toujours et déjà elle nous a placés dans notre condition de vivants. Cette mémoire immémoriale de la vie qui peut seule nous joindre à la Vie, c’est la vie elle-même en son pathos : c’est notre chair.

C’est à la lumière de cette présupposition phénoménologique décisive seulement que peut être élucidée la question de l’oubli par le « je peux » de la Vie qui lui donne son pouvoir. Cet oubli est le fait de la pensée, nullement celui du « je peux » lui-même. C’est pourquoi il ne change rien à la condition de celui-ci, à son statut phénoménologique, au pouvoir qu’il tient de ce statut. L’oubli par la pensée de la donation à soi en laquelle s’édifie le « je peux » montre seulement que la pensée est étrangère à ce dernier, que son absence en lui, loin de contrarier son déploiement et ainsi celui de tous les pouvoirs de notre chair, en est la condition. Telle est la raison pour laquelle toute notre vie pratique s’effectue avec cette aisance, cette facilité, cette liberté qu’on attribue à un « instinct » mystérieux ou au mécanisme de processus physiologiques inconscients. Ce « silence des organes » n’est qu’un nom de l’immanence radicale où le « je peux » puise son premier pouvoir, ce pouvoir pouvoir qui permet à chacun des pouvoirs de notre chair de se déclencher, en ses mouvements les plus lents ou les plus rapides, avec la soudaineté de l’éclair.

Que le silence phénoménologique de notre praxis vivante en son accomplissement immédiat soit irréductible au mutisme des choses, on s’en rend compte à ceci que, ce silence étant celui du pathos, il est lourd à porter. Quand bien même notre activité quotidienne se lie au plaisir, dans cette aisance bienheureuse qui caractérise habituellement toute forme de spontanéité, ce n’est cependant jamais sous le titre d’activité, de spontanéité, de liberté, d’« acte », qu’il convient de la décrire. Pour autant que toute action humaine porte en elle, comme sa possibilité la plus intérieure, un « je peux » donné passivement à soi dans l’auto-donation pathétique de la vie, c’est d’un sentiment de l’action qu’il s’agit chaque fois. Mais ce serait encore une vue superficielle d’interpréter le plaisir que nous procure souvent le simple fait d’agir comme une modalité du sentiment parmi d’autres possibles, telle la peine ou la souffrance. Parce que l’action d’un pouvoir quelconque présuppose en lui celle du « je peux », alors c’est cette capacité originelle de pouvoir qui doit d’abord se mettre à l’œuvre à partir de soi, arc-boutée sur soi comme sur son propre sol, s’arracher à cette passivité radicale en laquelle elle est donnée dans l’auto-donation de la vie absolue : tout sentiment de l’action est en réalité, selon l’intuition inouïe de Maine de Biran, un sentiment d’effort, et cet effort n’est précisément pas une modalité quelconque de notre affectivité. En son pathos spécifique, l’effort marque comment, sa capacité originelle d’agir reconduite à sa source, au lieu de sa génération dans la vie absolue, le « je peux », donné pathétiquement à soi en celle-ci, se trouve, dans ce pathos et par lui, capable de déployer librement – lui-même, à partir de lui-même, par sa propre force, à ses frais en quelque sorte – le pouvoir et la force dont il vient d’être investi. Ce pathos originaire qui délivre une force et lui confère la force de s’exercer à partir d’elle-même selon sa propre force – plus exactement l’épreuve d’une telle force s’exerçant dans ces conditions et de la sorte –, c’est cela le sentiment de l’effort.

Il est clair alors que l’affectivité de ce sentiment n’est plus celle d’une modalité quelconque de notre vie. Elle s’édifie à l’intersection de l’Affectivité transcendantale et de la Force, là où, la joignant à elle-même, la première confère à la seconde cette capacité de se mettre en œuvre à partir de soi qui fait seule d’elle une force véritable, immanente à soi dans cette Affectivité et par elle. Cette Affectivité transcendantale qui précède tout sentiment concevable, c’est celle de la vie. Avant de fonder la multiplicité de nos sentiments, de nos émotions, de nos sensations, elle s’auto-affecte selon les deux tonalités phénoménologiques du souffrir et du jouir en lesquelles toute vie vient en soi. C’est cette Affectivité-là, cette Affectivité originaire en ses tonalités phénoménologiques fondamentales et non plus contingentes, qui génère en elle toute force, lui communiquant ces tonalités pures en lesquelles elle se révèle inévitablement comme une force souffrante ou heureuse, s’élevant à partir de sa souffrance dans l’effort en lequel elle se déploie nécessairement, sans lequel aucune force ne se met en mouvement.

On voit alors comment la vie échappe à l’oubli dans sa praxis la plus élémentaire et la plus quotidienne, dans nos gestes les plus simples, les plus habituels et les plus humbles : parce que aucun d’entre eux n’est susceptible de s’accomplir sans recourir au « je peux », pas plus que celui-ci n’est en mesure de commencer ailleurs que dans les tonalités phénoménologiques originaires du souffrir et du jouir en lesquelles il est mis en possession de soi dans le pathos de la Vie absolue.

Considérons donc cette activité quotidienne des hommes comme on le fait habituellement : dans le monde et à sa lumière. C’est alors l’immense domaine de l’activité sociale, de la « praxis sociale », qui se découvre à nous, domaine qui n’est autre que le contenu de la société – son contenu économique. Précisément parce qu’il se montre dans le monde, il se trouve interprété d’entrée de jeu comme un contenu objectif composé d’une pluralité d’« objets économiques » dont on cherche à déterminer les propriétés et les lois à l’aide de paramètres plus ou moins arbitraires. Mais on ne peut faire que tous ces « objets » ne renvoient, en dépit de leur objectivité ou de leur idéalité, au travail des hommes, lequel, selon l’affirmation déjà citée de Marx, est un « travail réel, subjectif, individuel et vivant » – ce « je peux » charnel, faisant effort et souffrant dont nulle théorie, nulle idéologie, nulle pensée ne saurait couvrir la voix. Ce n’est donc pas à une pensée que, dans sa praxis quotidienne, la vie demande de surmonter son oubli : elle s’en charge elle-même, dans son propre pathos.

Celui-ci ne revêt d’ailleurs pas seulement l’expression de la souffrance ou de la tristesse, comme à travers les grands phénomènes sociaux, c’est-à-dire individuels, de la faim, de la misère, de l’exploitation cynique du travail, de la détresse humaine sous toutes ses formes. Pour qui s’efforce de remonter à la possibilité transcendantale de toute action au lieu de s’en tenir naïvement à sa simple effectuation – plus naïvement encore au comportement objectif sous l’aspect duquel elle se montre dans le monde –, c’est précisément cette possibilité transcendantale, c’est le pouvoir pouvoir du « je peux » charnel qu’il convient d’analyser. Accomplir un mouvement quelconque comme nous le faisons constamment dans l’existence quotidienne en ayant le sentiment qu’on peut l’accomplir, voilà qui est plutôt rassurant. Telle est sans doute la source du plaisir qui, selon Aristote, accompagne naturellement l’acte. Pourtant, à cette capacité de pouvoir inhérente à tout pouvoir se lie une tout autre tonalité, aussi essentielle à la vie peut-être que le souffrir ou le jouir de son auto-révélation, susceptible comme eux de l’arracher à l’oubli : l’angoisse.

§ 37. L’oubli de la vie et son rappel pathétique dans l’angoisse.

C’est le génie de Kierkegaard d’avoir lié d’entrée de jeu le concept d’angoisse3 à celui de possibilité ou de pouvoir. À la faveur d’une telle connexion, ce n’est pas seulement une tonalité affective fondamentale – au même titre que celles du Souffrir ou du Jouir, ou encore, pour rester dans le cadre de la problématique kierkegaardienne, du Désespoir – qui se trouve portée au centre de la réflexion philosophique. C’est du même coup le pathos en général qui reçoit en celle-ci une place qu’il n’avait encore jamais occupée. Une telle préséance reconnue à l’Affectivité ne l’isole cependant en aucune façon. Liée au pouvoir, l’Affectivité se trouve interprétée comme le principe de l’action en sorte que celle-ci ne peut plus être comprise que dans sa motivation réelle qui est précisément une motivation affective. Bien plus, l’Affectivité ne fournit pas seulement à l’action sa motivation véritable, elle constitue proprement son essence, et cela parce qu’elle constitue l’essence de la réalité elle-même. En liant angoisse et possibilité, Kierkegaard nous invite à mettre à l’épreuve notre propre thèse selon laquelle c’est une Affectivité transcendantale qui constitue la possibilité intérieure de toute force concevable, de tout pouvoir, parce que c’est en elle seulement que celui-ci est mis en possession de soi, devenant ainsi une force véritable.

C’est donc ce rapport entre angoisse et possibilité qu’il convient d’éclaircir. Qu’il le soit en premier lieu par la pensée, à la lumière de conceptions qui sont les siennes, voilà qui ne nous étonnera plus. Pour la pensée, la possibilité se rapporte sans doute à l’action, mais elle la précède, elle appartient d’abord à la pensée elle-même en quelque sorte. La pensée pro-jette l’action devant soi, elle la dis-pose devant son regard sous la double forme d’un projet précisément, lequel s’offre du même coup sous l’aspect d’un comportement objectif potentiel. Celui-ci est alors l’objet d’une réflexion qui en fixe le but et en évalue les moyens. Bref, il s’agit d’une représentation de l’action de telle façon que cette représentation préalable mais aussi le comportement censé la réaliser obéissent l’une et l’autre aux lois de la représentation, c’est-à-dire en fin de compte aux structures phénoménologiques constitutives de l’apparaître du monde. On se trouve en présence de questions telles que celles-ci : comment accomplir cette tâche ? de quels outils se servir ? à quel endroit les mettre en œuvre ? combien de temps ? etc. C’est ainsi que, pour cette pensée pré-voyante et calculatrice, le possible relève constamment de son domaine et de sa compétence : c’est elle, en se projetant vers lui, qui le fait surgir, comme c’est elle qui répond aux questions que soulève sa présentation objective, qu’il s’agisse de le « réaliser » ou éventuellement de l’écarter.

Mais voici une autre sorte d’action. Parti avec des camarades pour une escalade dont ils ont sous-estimé la difficulté, un homme s’immobilise sur la crête qui sépare deux abîmes, pris de vertige. La possibilité d’une chute le paralyse, l’angoisse l’envahit. Où se tient cette possibilité, à ses côtés, au fond de l’abîme vers lequel il se sent attiré irrésistiblement, dont il s’efforce de se détourner ? Où, l’angoisse qui l’étreint ? En quoi consistent-elles l’une et l’autre ? Un autre homme – ou bien est-ce le même ? – attend sur le quai du métro. Le convoi arrive, une angoisse semblable l’envahit. Au prix d’un effort intense, il s’arrache à la possibilité béante qui se creuse devant lui, se réfugie sur la banquette de la station, fermant les yeux il s’y agrippe. Ce sont des êtres « psychologiquement fragiles ».

En voici deux autres plus normaux. Il a quitté la salle de danse, sur un grand balcon attenant il contemple la nuit. Plus tard survient une de ses partenaires, comme lui elle a posé la main sur la balustrade. Est-ce la chaleur étouffante de la pièce, le tintamarre de la musique, toute cette agitation qu’ils ont voulu fuir ? Ou bien quelle angoisse – eux aussi ? Elle les a rejoints sur le balcon et ne les lâche plus.

L’intuition décisive de Kierkegaard, ce qui fait de lui, au même titre que Descartes ou Maine de Biran, l’inventeur d’une phénoménologie radicale, ce fut de barrer d’un trait toutes ces circonstances objectives vers lesquelles s’égarent nos explications. L’élimination initiale de toute objectivité, sa réduction non point partielle mais complète, Kierkegaard l’opère en débutant son analyse de l’angoisse par celle de l’innocence. Car, dit-il, « l’innocence est ignorance » (op. cit., p. 61). Ignorance totale qui ne frappe pas seulement la connaissance des circonstances extérieures. Celles-ci d’ailleurs ne disparaissent pas pour autant : il se trouve seulement que désormais elles ne comptent pour rien.

Observons en passant que c’est cette mise à l’écart des conditions objectives dans lesquelles se produit l’angoisse qui suscite au § 5 la distinction décisive et devenue fameuse entre l’angoisse et la crainte, avec laquelle la première était le plus souvent confondue. La crainte, tous les sentiments similaires renvoient à un fait précis, à quelque menace dont l’approche ou du moins la probabilité sont perceptibles. Parce qu’elle est en elle-même ignorance, se tenant dans une unité immédiate avec soi et comme absorbée dans cette immédiation, ce n’est pas seulement vis-à-vis de ce monde des causes et des effets, c’est davantage encore à l’égard de l’éthique et de ses déterminations fondamentales, du bien et du mal, que l’innocence se trouve privée de discernement. C’est pourquoi Kierkegaard dit qu’Adam, parce qu’il se trouve encore en cet état d’innocence au moment où l’interdiction lui est adressée, ne comprend rien à celle-ci.

Depuis Adam, il est vrai, bien des choses se sont passées, ce n’est plus précisément l’innocence qui règne dans nos sociétés. Quels que soient les motifs pour lesquels l’homme et la femme dont nous parlons se retrouvent sur le balcon, ni l’un ni l’autre ne les ignore absolument. Ils sont « sortis » tous les deux. Comme la jeune fille du Bel Été de Pavese qui, elle aussi, s’est échappée dans la rue tout simplement pour prendre l’air, marcher, se délasser. Quant à eux, ils en savent sans doute un peu plus sur cette rencontre. Que celle-ci se soit produite parce qu’au fond elle était plus ou moins recherchée, voilà qui obéit à la marche ordinaire des affaires et des intrigues humaines plutôt qu’à un hasard heureux.

Et que peut-il bien arriver maintenant ? Le possible en suspens, n’est-ce point la pensée qui en prend la mesure ? Qui évalue d’un coup d’œil l’espace vraiment étroit qui sépare les mains placées côte à côte sur la rampe ? Ce qui peut arriver, à quoi ils pensent l’un et l’autre, c’est que, déplaçant légèrement la main, l’homme la pose sur celle de la jeune femme. Celle-ci retirera-t-elle la sienne ? Se contentera-t-elle de la « néantiser » à la façon d’une héroïne sartrienne, faisant comme si cette main n’était plus rien, ne sentait rien, n’était pas la sienne – laissant ouverte la voie qui mène au grand jeu du plaisir, au jeu du possible ?

Seulement, le possible qui conduit ce jeu improprement dénommé celui de l’amour ne s’identifie nullement à un contenu déployé devant le regard de la pensée et qui n’échappe assurément pas aux protagonistes d’une aventure pré-programmée. Tel est le sens de la réduction de l’objectivité opérée par Kierkegaard lorsqu’il fait de l’innocence le préalable de l’analyse de l’angoisse : situer le possible qui va être placé au principe de celle-ci non plus dans le champ de la pensée, mais dans l’immanence radicale de la vie, immanence dont l’innocence fournit un pathos exemplaire. Avant de mesurer l’importance d’un tel déplacement pour la compréhension du possible propre à l’angoisse, une remarque s’impose concernant le statut de l’innocence dans la problématique kierkegaardienne.

Précisément parce que son pathos revêt une signification exemplaire, c’est-à-dire universelle, l’innocence est un état dont aucune existence humaine ne fait l’économie. « Comment le péché est entré dans le monde, dit Kierkegaard en une proposition très lourde, chacun de nous ne le comprend jamais que par lui-même » (ibid., p. 75). Seulement, le péché se caractérise en premier lieu par la perte de l’innocence. Il faut donc traduire que chacun apprend par lui-même comment il a perdu l’innocence. Avant de s’être perdue, l’innocence, il est vrai, ne sait rien d’elle-même. C’est seulement au moment où elle se perd qu’elle prend conscience de ce qu’elle était. Nous, phénoménologues de la vie, nous comprenons immédiatement comment de telles propositions doivent être interprétées. Lorsque nous disons qu’avant le péché l’innocence ne sait rien d’elle-même, le savoir dont elle est privée, c’est celui de la pensée. L’innocence ne se perçoit pas en tant qu’innocence. Le savoir de l’innocence qui ne lui advient que quand elle s’est perdue, c’est celui d’une impression qui a basculé dans le passé, dont la réalité est détruite, réduite à une irréalité noématique. Mais l’innocence en elle-même n’est rien d’irréel et rien d’inconscient, elle n’est désignée de cette façon que par la pensée qui croit abandonné au néant, perdu en effet, tout ce qui échappe à sa représentation actuelle. Échappée au savoir de la pensée, l’innocence ne cesse en réalité de faire l’épreuve de soi en son propre pathos. C’est seulement de cette façon d’ailleurs, donné en son immédiation pathétique, ne se souciant ni de voir ni d’être vu, que quelque chose comme l’innocence est possible.

Cette innocence absorbée en soi, qu’aucun regard ne trouble, c’est par exemple celle de la chair – bien plus : c’est ce qui fait d’elle une chair. Toute chair est innocente. C’est ainsi, disions-nous, que les gestes quotidiens en lesquels se déploient spontanément ses pouvoirs sans qu’elle leur prête attention se déroulent avec une telle facilité que la représentation commune les prend maladroitement pour des actes « instinctifs », aveugles, semblables à des processus inertes. Dans son immédiateté, l’innocence semble s’oublier elle-même, tout comme la chair précisément. Il suffit cependant que le trait le plus constant de la praxis se fasse sentir à nous – l’effort, le sentiment de l’effort, ce qu’il a de pénible, tous les degrés en lesquels il s’intensifie jusqu’à devenir insupportable – pour que cesse l’illusion.

La phénoménologie de la chair repose sur la distinction essentielle qu’elle a établie entre les pouvoirs factices dont la vie quotidienne exprime le développement spontané (voir, entendre, se mouvoir) et, d’autre part, la possibilité transcendantale de les mettre en œuvre dans un « je peux » capable de s’exercer à partir de soi – cette possibilité de pouvoir identique à notre liberté. C’est cette possibilité radicale de pouvoir qui se révèle brutalement à nous dans l’angoisse, telle est l’intuition fulgurante de Kierkegaard : « l’angoissante possibilité de pouvoir » (ibid., p. 66).

Parce que cette possibilité abyssale supporte chacun des pouvoirs élémentaires de notre chair, chaque séquence de notre activité la plus habituelle, l’acte le plus naïf, le plaisir lié à ce dernier n’est pas aussi simple que la facilité de son déroulement le donnerait à penser. Si innocente que soit l’innocence, une angoisse secrète l’habite. Qu’elle soit innocente parce qu’elle est ignorance et ne sait rien du monde, que l’angoisse liée à la possibilité de pouvoir soit, selon une autre parole décisive de Kierkegaard, une angoisse devant « rien », n’écarte d’elle ni la présence en elle de cette possibilité de pouvoir ni l’angoisse en laquelle elle s’éprouve, bien au contraire. De ne rien savoir de ce qu’elle peut, la possibilité de pouvoir s’exacerbe, l’angoisse pénètre l’innocence tout entière. Elle lui confère le pathos qui lui est propre, ce mélange d’attirance et de répulsion devant l’inconnu, cet état instable qui veut que, n’étant pas coupable parce qu’elle n’a encore rien fait et ne sait rien de ce qu’elle peut faire – rien du bien ni du mal –, elle se trouve déjà envahie par la possibilité de le faire, soumise à elle, submergée par l’angoisse de cette « liberté vertigineuse ».

Angoisse secrète, disons-nous, parce que soustraite au regard – parce que le secret est le domaine du pathos. À l’écart du monde, dans cette sorte d’incognito qui lui est consubstantiel, le sentiment s’éprouve plus fortement et s’accroît de lui-même, il grandit. Livrée à elle-même, la possibilité de pouvoir s’angoisse au sujet d’elle-même. L’innocence avait d’abord ressenti son angoisse comme un sentiment nouveau, une quête d’aventure, avec une sorte de complaisance, à la manière des enfants. Parce que, dit Kierkegaard, « l’angoisse appartient si essentiellement à l’enfant qu’il ne veut s’en passer ; même si elle l’inquiète, elle l’enchante pourtant par sa douce inquiétude ».

Il y a un plaisir de l’angoisse mais, dans ce plaisir même, l’angoisse subit à la fois la loi du pathos et le vertige de la liberté. Elle se charge d’elle-même, plie sous son propre fardeau, au point de ne plus pouvoir se supporter. Se fuir elle-même, se débarrasser de soi, c’est là maintenant ce que, au cœur de son angoisse qui brûle en elle à la manière d’un feu dévorant, elle projette. Se fuir elle-même, se débarrasser de soi, c’est aussi ce que, au cœur de ce brasier, elle ne peut plus faire. L’impossibilité de se débarrasser de soi s’exaspère au moment où la possibilité de pouvoir vient buter en elle sur le non-pouvoir plus ancien qu’elle qui la donne à elle-même, sur cette impuissance dont on a montré qu’elle est la source de sa puissance. C’est alors que, portée à son paroxysme, l’angoisse s’accroît vertigineusement : quand voulant se fuir elle-même et se heurtant en elle à l’impossibilité de le faire, acculée à soi, la possibilité de pouvoir se trouve rejetée vers elle-même, c’est-à-dire, du même coup, vers le pouvoir qu’elle rend possible. Elle se jette alors en lui, comme vers la seule issue, la seule possibilité qui lui reste, et passe à l’acte.

Cet étrange procès de l’angoisse qui se déroule au cœur de l’action humaine – qui différencie celle-ci à jamais de tout processus matériel et suffit à rendre leur confusion absurde –, c’est lui qui s’est accompli sur la crête vertigineuse de la montagne, sur le quai de la gare, sur le balcon de nos danseurs. On objectera que, ayant perdu leur innocence, ces derniers n’ont sans doute pas traversé les transes que nous décrivons. Ils sont seulement venus chercher le plaisir d’une sortie, d’une rencontre, d’une aventure. Et si ce plaisir était celui de l’angoisse – de ce qui, dans notre monde rendu désertique par son anonymat, pouvait seul en briser l’insupportable ennui –, rendre le Soi à lui-même ? Car l’angoisse n’est que l’expression paroxystique de l’essence du Soi, du pathos en lequel, joint à soi et devenu ainsi ce Soi qu’il est, il se trouve investi à jamais de cette possibilité de pouvoir qui est sa liberté infinie.

Kierkegaard n’a nullement méconnu l’évolution des sociétés ; il a présenté une conception puissamment originale de l’histoire comme histoire des générations et, du même coup, du rapport de l’individu à cette histoire. De génération en génération, et par suite de sa répétition indéfinie, l’angoisse se prête à une accumulation quantitative (l’« angoisse objective »), produisant ainsi une aggravation des conditions dans lesquelles le péché devient possible. Entre ces conditions et le péché lui-même, aucun « passage » ne peut être décrit ou analysé, parce qu’il n’y en a aucun en effet, mais seulement un « saut », la position absolue d’une « qualité » nouvelle, irréductible à toute condition et par conséquent à toute explication. Ce saut est le péché, l’acte lui-même. D’où cette proposition décisive, déjà citée, selon laquelle « le péché se présuppose lui-même » (ibid., respectivement p. 62, 90, 63, 47). L’acte procède ainsi d’une liberté radicale conférée à l’individu dans le procès même de sa génération dans la Vie absolue, à titre de Soi transcendantal auquel sa liberté est ainsi consubstantielle.

C’est pourquoi chaque génération (au sens d’une génération naturelle et non plus transcendantale, au sens de l’histoire) se trouve en présence de la même tâche, chaque individu recommence l’histoire du monde, c’est-à-dire celle d’Adam. Chacune des déterminations phénoménologiques constitutives du Soi transcendantal lui appartient et ne saurait en être dissociée. Sur leur balcon, nos danseurs ont connu eux aussi l’innocence, eux aussi ils l’ont perdue. L’âge auquel un individu perd l’innocence dépend seulement du degré de corruption de la société à laquelle il appartient. L’angoisse, elle non plus, ne se laisse pas oublier. Sur leur balcon, nos deux danseurs qui ont perdu l’innocence n’en sont pas quittes pour autant avec l’angoisse. Peut-être sont-ils là pour la retrouver.

Dans les sociétés les plus dépravées, quand sont abolies toutes les règles de morale, tous les « tabous », quand les multiples formes de perversion sont accueillies avec une immense faveur, fournissant au bout du compte, dans le scepticisme ou le cynisme généralisés, le seul thème susceptible d’éveiller un reste d’intérêt, l’angoisse a si peu disparu que c’est elle qui s’installe aux commandes. Elle s’annonce à travers deux séries de phénomènes d’apparence contradictoire. D’une part, une réduction systématique à l’objectivité par le moyen des sciences objectives, des techniques qu’elles proposent, des interprétations qu’elles imposent (par exemple la réduction de la chair au corps, de notre vie transcendantale à des processus matériels, etc.) – objectivité dont on attend inconsciemment qu’elle diminue ou occulte tout ce que l’homme a de proprement humain, l’angoisse notamment, les phénomènes qui lui sont liés, la mort par exemple. À quoi correspond symétriquement, d’autre part, la fabrication systématique d’objets, de conditions, de conduites susceptibles de la produire – de produire la violence, l’indignité, l’infamie, l’ignominie sous toutes ses formes, jusqu’à cette sorte de prostitution qu’on pourrait appeler artificielle dans la mesure où il ne s’agit plus de se prostituer pour de l’argent, mais pour le plaisir de se prostituer – pour l’angoisse que procure toute forme d’avilissement. Si l’angoisse atteste dans l’homme qu’il est ce Soi transcendantal incapable comme tel de se débarrasser de soi, comment se débarrasser d’elle en effet ?

Le lecteur de l’extraordinaire essai de Kierkegaard – dont quelques lignes suffisent à mettre en déroute tout l’hégélianisme, et au delà de lui des pans entiers de la pensée objectiviste moderne – ne peut dissimuler sa surprise. Dès le § 5 une tout autre « explication » de l’angoisse est avancée, qui ne réfère plus celle-ci à la structure phénoménologique interne du Soi transcendantal : c’est du monde tout à coup qu’elle semble provenir.

§ 38. La duplicité de l’apparaître et le redoublement de l’angoisse.

Immédiatement après la mise hors jeu de toute extériorité et de toute connaissance d’objet dans la réduction à l’innocence et à son ignorance qui précède l’analyse de l’angoisse, c’est à cette extériorité qu’il revient maintenant de faire se lever en nous l’angoisse. C’est le moment où celle-ci est mise en relation avec une définition de l’homme comme « synthèse d’âme et de corps ». Que le corps dont il s’agit ici soit le corps extérieur de la tradition dans son opposition à l’âme, opposition qui consiste dans cette extériorité même, on le voit à ceci que cette synthèse est dite « inimaginable ». En d’autres termes, la synthèse de l’âme et du corps est, comme la désignera ailleurs Kierkegaard, un « paradoxe » à mettre sur le même plan que le rapport du temps et de l’éternité et proposant comme lui une conception énigmatique de la condition humaine.

Toutefois, dans la mesure où l’angoisse surgit de la synthèse de l’âme et du corps, une telle synthèse, si inimaginable et paradoxale soit-elle, doit être possible. Cette possibilité, Kierkegaard la confie à un tiers en lequel les deux éléments s’unissent, et « ce tiers est l’esprit ». Sur une telle situation, qui veut que l’esprit, synthèse de deux termes inconciliables, soit lui-même le paradoxe, Le Concept de l’angoisse construit une dialectique selon laquelle aucun des termes ne peut subsister en son état – ni le corps comme simple corps, comme animalité brutale, ni l’esprit reposer et demeurer en soi (« être quitte de lui-même », « se saisir ») aussi longtemps qu’« il a son moi hors de soi » en raison de sa relation paradoxale à un corps extérieur qui est le sien. C’est ce rapport équivoque de l’homme à l’esprit ou de l’esprit avec lui-même qui est au cœur de l’angoisse (op. cit., p. 64-65).

Cette « synthèse de l’âme et du corps » dont la possibilité est l’« esprit » – et ici interprétée par Kierkegaard dans un système de pensée encore classique, puisque c’est celui du dualisme moderne attribué à Descartes –, nous en reconnaissons sans peine la teneur phénoménologique : c’est la duplicité de l’apparaître. Conformément à celle-ci, l’âme, c’est-à-dire aussi bien notre chair vivante – l’ensemble de nos impressions, des prestations de nos sens et de nos divers pouvoirs –, s’aperçoit de l’extérieur sous l’aspect d’un corps objectif dont les configurations, les parties, les membres, les organes, les multiples particularités, n’ayant rien de commun avec ce qu’elle éprouve originairement, ne peuvent lui apparaître que comme des déterminations incompréhensibles et pour tout dire absurdes.

Ici se découvre une première forme de contingence tenant à ceci que ce corps objectif, avec son organisation et ses structures elles-mêmes objectives, est l’objet d’un constat empirique sans qu’aucune explication véritablement rationnelle soit susceptible d’en rendre compte. On peut bien, en présence d’une diversité d’organes étranges, s’efforcer d’en atténuer le caractère insolite en alléguant une diversité correspondante de « fonctions » dont chacun apparaîtra comme un mode de réalisation – et peut-être un mode de réalisation particulièrement ingénieux ou adéquat. En procédant de la sorte, on ne fait toutefois que reculer le problème. La texture admirable d’un poumon rend certes possible la respiration, mais pourquoi faut-il que quelque chose de tel que la respiration existe4 ? Parce que celle-ci est nécessaire à un organisme vivant dans telles conditions ? Seulement, la réponse de la science (réponse programmatique) n’est encore que la formulation de la question kierkegaardienne : pourquoi faut-il que l’esprit soit lié à un corps de cette nature – à un corps en général ?

On le voit : ce n’est pas l’aspect singulier de notre corps objectif, avec ses caractères eux-mêmes singuliers, qui fait de lui une réalité contingente. Ce n’est pas parce que la science serait en fin de compte incapable de l’expliquer qu’il serait absurde : il n’est tel qu’aux yeux de l’esprit, dans la mesure où, entre d’une part ce que ce corps est en lui-même, avec ses fonctions – la nutrition, l’excrétion, etc. – et son destin – sa laborieuse formation, sa maturité fugitive, son inévitable déclin –, et d’autre part ce que l’esprit est en lui-même – qu’il s’agisse de sa vision intelligible des vérités éternelles ou de la joie de s’éprouver soi-même et de vivre –, il y a un abîme que cet esprit lui-même n’a jamais pu franchir. Seulement, cet abîme, ce lieu d’une hétérogénéité radicale, ce lien d’éléments « inimaginables », c’est là précisément ce qui le définit, lui qui n’est rien d’autre qu’un tel lien, une « synthèse d’âme et de corps ». Ce n’est donc pas devant ce système objectif invraisemblable, avec ses fonctions peu ragoûtantes, ses amas de molécules ou de processus quantiques aveugles, que l’esprit s’angoisse, c’est d’être cela5.

Si nous voulons mesurer la violence de cette angoisse qui relève d’un nouveau type d’explication, nous devons considérer avec plus d’attention le contenu objectif en présence duquel elle se produit. D’une part, les propriétés du corps objectif sous l’aspect duquel se montre à nous notre chair invisible sont homogènes entre elles : ce sont toutes des propriétés objectives précisément. Elles se tiennent toutes là devant un regard possible (le nôtre ou celui d’un tiers, s’il s’agit de parties de notre corps que nous ne pouvons pas voir immédiatement). Entre ces propriétés, en dépit de leur statut phénoménologique commun, une différence se dévoile, d’autant plus surprenante pour celui ou celle qui en fait pour la première fois la découverte sur lui-même : il s’agit d’un corps d’homme ou de femme. Significatif est le fait que, quel que soit le moment où une telle découverte intervient, ce moment est celui de l’angoisse. Non seulement l’esprit s’aperçoit sous l’aspect d’un corps objectif avec ses déterminations auxquelles seule l’habitude nous permet de nous habituer, mais voici que l’une d’entre elles semble plus incompréhensible et plus contingente que toutes les autres : la détermination sexuelle qui le marque cependant au fond de son être en même temps qu’elle le différencie radicalement en l’insérant dans une catégorie spécifique d’individus, mâles ou femelles, le définissant par une fonction – celle de « générateur » ou de « mère », de « mère porteuse » éventuellement – avec laquelle il n’a, en tant qu’esprit, rien à voir. C’est une nouvelle intuition fulgurante de Kierkegaard : « Le sexuel exprime cette contradiction monstrueuse qu’est l’esprit éternel posé comme genus » (op. cit., p. 102, souligné par nous).

« Intuition » ne veut pas dire ici compréhension, évidence – évidence sensible ou intellectuelle. Bien que le sexuel nous soit donné dans un voir, ce n’est pas de lui, c’est de la contradiction énorme qu’il exprime qu’il s’agit. Et cette contradiction ne nous est pas donnée dans un « voir », pas davantage dans notre « esprit », au sens où on l’entend habituellement : sa révélation se fait dans le pathos de la vie, et c’est l’angoisse. Tel est le second principe explicatif de l’angoisse, qui l’enracine non plus dans la capacité vertigineuse de pouvoir propre au Soi, mais dans la relation paradoxale des deux modes d’apparaître.

Le lien, la relation, la « synthèse » se situant dans le pathos dont l’angoisse est ici le mode d’accomplissement, Kierkegaard se trouve en possession d’une dialectique jusque-là inconnue, une dialectique pathétique dont il développe spontanément les implications aussi saisissantes que novatrices6. La première consiste à interpréter la situation respective des termes inconciliables mis en relation dans l’« esprit » non comme un passage du premier dans le second, mais comme un accroissement simultané et vertigineux des deux éléments en présence. Accroissement qui n’est ainsi rien d’autre que celui de leur relation antagoniste dans l’« esprit », soit l’accroissement qualitatif de l’angoisse elle-même.

Suivons cette sorte d’« histoire » qui ne se déroule pas dans le monde mais advient comme une modification qualitative du pathos lui-même pour aboutir au « saut » dans le péché. Parce que la découverte du corps propre comme corps objectif et, bien plus, comme corps objectif marqué par la différence sexuelle, se trouve être identiquement une disposition affective, c’est au départ que l’appartenance à l’esprit d’un tel corps s’éprouve sous forme d’angoisse. Au stade de l’innocence, l’angoisse, on l’a vu, est déjà là. Elle est là non seulement parce que l’innocence porte en elle cette capacité de pouvoir lors même qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, qu’elle est angoisse devant « rien ». Elle est là parce que, dans son ignorance même, l’innocence est cette synthèse d’âme et de corps constitutive de l’« esprit » dont elle n’est jamais séparée. C’est cette disposition affective latente qui s’éveille dans la pudeur lorsque, sans qu’il soit besoin ici de l’intervention d’un regard étranger, « l’esprit est porté à la pointe de la différence de la synthèse » (op. cit., p. 101) – de cette différence « énorme », monstrueuse qui s’établit en lui entre lui-même et son corps sexué.

À ces analyses prestigieuses, la phénoménologie de la vie est en mesure d’ajouter deux remarques. On peut se demander en effet pourquoi la synthèse entre l’« esprit » (la vie transcendantale) et notre corps objectif est paradoxale au point de susciter l’angoisse, dont la pudeur est une phase transitoire. Parce que c’est ce corps objectif comme tel, avec ses organes étranges, qui est inexplicable, en fin de compte absurde – ou encore les fonctions dont ces organes sont les moyens. Kierkegaard, toutefois, ne considère jamais ce corps objectif en lui-même, mais seulement dans sa relation synthétique à l’âme, dans l’esprit. C’est au regard de ce dernier, disons-nous (même s’il n’y a là aucun regard), que le corps avec ses configurations surprenantes et sa différence sexuelle est absurde. Ce qui suppose assurément que ce corps « diffère » de l’esprit mais encore que, de son côté, en lui-même, l’esprit ne soit rien d’absurde mais son contraire : le domaine d’une justification et d’une légitimation absolue, d’une auto-légitimation. Cette condition dernière, seule la désignation de l’esprit comme vie nous permettra de la comprendre.

Notre seconde remarque est une question. Si deux explications se proposent successivement dans l’analyse de l’angoisse, ne convient-il pas de demander : celles-ci sont-elles véritablement hétérogènes au même titre que les deux modes fondamentaux de phénoménalisation auxquels elles font référence ? Comment comprendre en tout cas leur rapport ? Pourquoi celui-ci aboutirait-il à un « redoublement » de l’angoisse ? Si, comme le déclare Kierkegaard à la fin de sa recherche, « le possible est la plus lourde des catégories », et encore que « dans la possibilité tout est possible » (op. cit., p. 224-225), ne serait-ce point parce que ces deux tentatives d’explication se recouvrent de quelque façon, renvoient à un même « possible », en sorte que l’angoisse liée à celui-ci se redouble en effet au point de s’intensifier jusqu’à cet état paroxystique d’où surgit l’irrépressible désir qui va conduire à la faute – à ce que Kierkegaard appelle le saut dans le péché ?

§ 39. Le désir et le « saut dans le péché ».

Que notre propre corps objectif n’existe jamais à l’état séparé, mais seulement à l’intérieur de cette synthèse avec l’âme qu’est l’esprit, voilà qui implique réciproquement que l’esprit habite chacun des termes de cette synthèse qu’il est lui-même : non seulement notre âme, mais aussi bien notre corps objectif. C’est à cette seule condition qu’il peut unir en lui chacun des deux termes irréductibles et inconciliables de la synthèse – à la condition d’être en eux l’élément commun en lequel ils s’unissent. La question est donc de savoir ce que signifie exactement cette présence de l’esprit dans notre propre corps lorsque celui-ci est défini par un ensemble de propriétés objectives et, singulièrement, par la différence sexuelle.

Nous le comprendrons mieux si nous n’oublions pas le vrai nom de cet « esprit », celui de la vie transcendantale. L’éclaircissement demandé à la phénoménologie de la vie ne se retourne-t-il pas plutôt contre elle ? Sa thèse principale n’est-elle pas qu’il n’y a de vie que dans la Vie, dans son auto-révélation pathétique, jamais dans l’apparaître du monde. Comment alors notre corps objectif pourrait-il contenir en lui la Vie qui échappe dans le principe à un tel apparaître ?

La phénoménologie de la chair a répondu avec précision à cette question. Notre corps objectif mondain est animé de significations qui font précisément de lui ce corps vivant (Leibkörper) dont les yeux sont des yeux qui voient, les oreilles des oreilles qui entendent, les membres des membres mobiles se mouvant par eux-mêmes librement – toutes significations empruntées à notre chair originaire, en la réalité de laquelle seulement les opérations visées à travers ces diverses significations puisent leur réalité. Un tel corps est bien vu dans le monde, les significations qui lui confèrent son caractère d’être vivant sont visées elles aussi, à titre de corrélats noématiques irréels toutefois. Mais la réalité à laquelle elles renvoient, celle de notre chair vivante avec toutes ses opérations réelles – de voir, de se mouvoir, etc. –, cette réalité appartient à la sphère d’immanence absolue de la vie transcendantale ; comme elle, elle est invisible.

Ainsi, disions-nous, l’homme qui se regarde dans une glace ne voit son visage, sa tristesse, le mouvement de ses lèvres, que dans la mesure où, conjointement à cette perception, s’actualise phénoménologiquement en lui la capacité d’éprouver des sensations ou d’accomplir des mouvements. Notre corps mondain ne renvoie pas seulement à une subjectivité invisible : sous ses espèces visibles se cache, toujours présente et toujours vivante, une chair qui ne cesse de s’auto-impressionner dans le pathos de sa nuit.

Et cela, ajoutions-nous, vaut du corps objectif d’autrui aussi bien que du nôtre. Lui aussi cache en lui une capacité de sentir, de se mouvoir, de souffrir et de jouir, qui se dérobe il est vrai à moi dans le temps même où ce corps se présente comme investi de cette double potentialité pathétique et dynamique. C’est là, dira-t-on, la différence qui sépare la connaissance que j’ai de moi-même et de mon propre corps de celle que j’ai d’autrui et de son corps à lui. Moi, tandis que je perçois mon propre corps dans le monde, je suis cette chair cachée, sentant, se mouvant et souffrant, qui confère à mon corps objectif les caractères qu’il a pour moi aussi bien que pour les autres. Le corps objectif d’autrui porte également en lui ces pouvoirs invisibles de ses sens et de ses mouvements – plus profondément, cette chair originaire en laquelle tous ces pouvoirs sont donnés à eux-mêmes dans le « je peux » qu’il est aussi bien que moi-même. Pour moi, il est vrai, ce « je peux », cette chair qui lui appartiennent ne sont que des significations irréelles, différenciant son corps objectif d’un corps quelconque. N’empêche : ce « je peux », cette chair, cette Vie originaire sont réellement en lui. C’est uniquement parce que cette Vie vit effectivement en lui que de telles significations sont « vraies », signifiant une vie réelle, une chair réelle – que son corps objectif est et peut être, pour lui comme pour moi, un corps « vivant ».

Parce que le corps propre objectif – qu’il s’agisse de celui d’autrui ou du mien – porte et cache à la fois à travers la déclinaison de ses apparitions mondaines une chair vivante, il se trouve a priori constitué comme un objet magique – un objet double, visible et invisible, inerte et mobile, insensible et sensible. D’un côté chose opaque, aveugle, « matérielle », susceptible d’être éclairée du dehors par la lumière, jamais de l’accueillir et de la recevoir en elle, d’être illuminée intérieurement par elle, de devenir elle-même lumière, foyer d’intelligibilité, pur cristal d’apparaître. De l’autre, une chose dont toute l’essence est de s’auto-apparaître à la manière dont une auto-révélation est possible : dans le pathos de la vie.

Nous reconnaissons sans peine l’ambiguïté du « sensible » rencontrée dès le début de notre recherche : sensible au sens de ce que nous pouvons sentir – le lisse de cette étoffe –, mais qui lui-même ne sent rien ; sensible au sens de ce qui possède cette capacité de sentir et se trouve défini par elle. Notre corps objectif reçoit la signification de pouvoir sentir, mais en lui-même, réduit à sa condition de « chose », à son caractère « chosique », il ne sent rien. L’œil ne voit pas. Seule notre chair, notre « âme » disait Descartes, voit. Dans l’expérience ordinaire, les deux sens de « sensible » sont constamment superposés et confondus. Que notre corps chosique soit au contraire explicitement intuitionné comme une chair, investi comme tel de la capacité de sentir, alors une modification essentielle se produit : le sensible devient le sensuel, la sensibilité se nomme désormais sensualité.

Parce que notre corps objectif est un objet magique, constitutivement double, et que sous sa surface offerte à la lumière, sous la plage visible de sa peau, collé à elle et inséparable d’elle, se déploie l’invisible de notre corps organique, lui-même tenu dans le « je peux » de notre chair originaire qui ne cesse de l’habiter, de le retenir et de le mouvoir, alors ce corps objectif qui est le nôtre n’est jamais un corps sensible, il est déterminé de fond en comble par une sensualité primordiale dont la réalité et l’essence véritable ne sont rien d’autre que notre chair originaire, que la vie.

C’est ainsi que s’accomplit la synthèse kierkegaardienne de l’âme et du corps dans l’esprit, de telle façon que celui-ci est présent en celui-là, la vie invisible en notre corps objectif. En sorte que notre corps objectif n’est pas un corps chosique dont le caractère d’être vivant se réduirait à un réseau de significations intentionnelles lui conférant la capacité idéale de sentir et de se mouvoir, mais qu’il est cela en vérité – qu’il porte réellement en lui cette capacité réelle de pouvoir et ces pouvoirs réels.

De là vient que ce corps capable d’éprouver des sensations, qui peut souffrir et jouir si je le touche ou se mouvoir sous l’effet de ces sensations, fait se lever, chez qui en a maintenant l’expérience non plus sensible mais sensuelle, une formidable angoisse. C’est l’angoisse de celui qui ne touche plus une chose, un corps semblable à une chose, mais un corps de chair, habité par une vie réelle. Et qui peut en effet produire dans ce corps, dans le corps sensuel de l’autre par exemple, le plaisir ou la douleur et ainsi l’ensemble des mouvements qui en résulteront très vraisemblablement. Qui peut en caresser la peau de telle façon que lui qui caresse n’éprouvera pas seulement, sur sa propre main tandis qu’elle se déplace, l’impression de lisse, de fraîcheur ou de tiédeur que lui communiquera la peau de l’autre. Sur celle-ci aussi, déplaçant sur elle la main, il provoquera une série d’impressions – de fraîcheur, de tiédeur, de plaisir ou d’effroi. Sur cette peau de l’autre, c’est-à-dire sous elle, à cette limite mouvante du corps organique de l’autre tandis que, respirant plus lentement, celui-ci la soulèvera, l’immobilisera ou la retiendra dans le « je peux » de sa chair originaire. Ce corps sensuel, se mouvant, souffrant ou jouissant en soi-même, c’est le corps de l’autre pour autant qu’il porte en lui son esprit. C’est cette synthèse inconcevable d’un corps et d’un esprit qui prend place devant le regard, sous la main, de celui qui s’interroge : va-t-il tendre la main en effet vers l’objet magique, la poser sur cette chair vivante qui se tient là à côté de lui et semble offerte à sa prise, tenter de la sentir là où elle se sent elle-même, où sa sensualité est la plus vive, dans sa différence sexuelle – la « prendre », la tenir en son pouvoir ?

Son angoisse, dès lors, s’accroît vertigineusement. Ce pouvoir d’atteindre l’« esprit » de l’autre en son corps n’est pas seulement celui d’étendre la main jusqu’à lui, de le toucher là où sa sensualité est la plus accessible, en attente peut-être. Ce que la phénoménologie de la chair a établi, c’est qu’un tel pouvoir n’est pas un simple pouvoir factice, que toute chair éprouve en elle à chaque moment. Ce qu’elle éprouve constamment en réalité, c’est la capacité de pouvoir, de pouvoir mettre en œuvre en elle-même, d’elle-même, à partir d’elle-même son pouvoir de toucher et de prendre – c’est la possibilité de pouvoir, son pouvoir pouvoir. C’est de cette possibilité de pouvoir, Kierkegaard nous l’a appris, que monte la formidable angoisse de celui qui pourrait se jeter dans l’abîme, sous les roues du train, saisir la main de la jeune femme posée près de la sienne. Or, si le pouvoir d’étendre la main, de la refermer sur celle d’autrui, n’est encore qu’un possible irréel, un objet-de-pensée – ce à quoi pense en effet notre danseur –, la possibilité de pouvoir, elle, est une possibilité réelle et toujours effective, elle est constitutive du Soi transcendantal en l’ipséité duquel notre chair est placée en elle-même, en chacun des pouvoirs qui sont désormais les siens – en la possibilité de pouvoir les exercer. L’angoisse monte de ce Soi, seul un instant avec lui-même, se demandant « s’il va le faire ». Mais la question qu’il s’adresse à lui-même n’est pas un acte de pensée, elle n’a ni sujet ni objet, elle ne concerne pas le pouvoir d’étendre la main, lequel n’a lui-même jamais concerné la pensée et, depuis toujours, « va de soi ». La question s’élève de la possibilité abyssale de pouvoir, elle est cette possibilité constitutive de la réalité du Soi et inséparable d’elle : elle est sa révélation dans l’angoisse, l’angoisse de sa liberté. « Le possible de la liberté, dit Kierkegaard, s’annonce dans l’angoisse » (op. cit., p. 109).

C’est alors que se produit le redoublement de l’angoisse : lorsque les deux « explications » que la problématique a proposées tour à tour de son surgissement se recouvrent. Lorsque, sur le plan de la réalité, les deux sources de l’angoisse se rejoignent, comme deux torrents mêlent leurs eaux dans un seul flot qui va tout submerger. Lorsque l’angoisse issue de la contradiction énorme de l’esprit posé comme corps avec sa spécificité sexuelle s’accroît démesurément de l’angoisse issue de la possibilité de pouvoir toucher le premier dans le second – cet esprit dans ce corps, là où ils s’unissent l’un à l’autre, dans cette inimaginable synthèse en laquelle l’esprit semble accessible dans ce corps sexué qui est son être-là. Là où toucher ce corps, ce sexe, voudrait dire toucher l’esprit lui-même là où il est l’esprit, toucher la vie là où elle s’éprouve soi-même dans son propre Soi irréductible à tout autre.

Le moment du redoublement de l’angoisse est celui de la naissance du désir. Le désir n’a rien à voir avec un phénomène naturel, quelque processus matériel – biologique ou chimique. Le désir n’est possible que dans l’angoisse. Le monde du désir est le monde de l’angoisse. Les caractères, les motivations, l’histoire, le destin du désir sont les motivations et le destin de l’angoisse. Si l’angoisse prend naissance devant la présence affolante de l’esprit dans l’être-là d’un objet sensuel, pourvu de tous ses attributs sexuels qui portent cette sensualité à sa limite, en sorte qu’on pourrait toucher chacun d’eux là où il est susceptible non seulement d’être-touché, d’être senti, mais de sentir lui-même – et si cette angoisse se redouble dans l’angoisse qui monte de la possibilité vertigineuse de pouvoir accomplir tous ces gestes, ces attouchements et ces caresses –, ne faut-il pas demander alors : le désir est-il autre chose que le désir de faire tout cela ?

Il ne suffit pas, toutefois, au désir de désirer, quand bien même celui qui en fait l’épreuve peut en retirer quelque agrément, car l’angoisse inhérente à tout désir n’est pas elle-même exempte de charme. Ce désir n’est encore que désir, un « état » réel certes – modalité effective de la vie, tonalité fondamentale de la chair –, mais qui ne porte pas sa satisfaction en lui-même7. Comment le désir, non content d’être le désir, veut et peut se satisfaire, comment, en d’autres termes, l’angoisse succombe au péché, c’est, selon Kierkegaard, ce qu’il n’est jamais possible d’expliquer. À tout le moins, l’accomplissement du désir, le saut dans le péché, doivent-ils être possibles. Et la phénoménologie de la vie, sans prétendre rendre compte d’aucune façon de chaque acte particulier en lequel advient la faute, est en mesure de mettre au jour sa possibilité. La relation au terme de laquelle angoisse et désir vont basculer dans la faute, rendant celle-ci effective, n’est en effet qu’un cas particulier de la relation absolument générale et essentielle qui lie dans le principe Affectivité et Action. Une telle relation n’est rien d’autre que notre propre chair. La phénoménologie de la chair en a donc beaucoup parlé. Les problématiques de l’angoisse, du désir, du « saut » en sont des parties intégrantes. Voici donc ce que nous savons.

Quand une modalité quelconque de notre vie toujours donnée à soi dans son propre pathos, s’éprouvant et se supportant soi-même en lui, s’éprouve soudain comme trop lourde à porter et ainsi ne se supporte plus (les diverses tonalités de notre vie n’étant rien d’autre à vrai dire que les diverses façons de se supporter ou de ne plus se supporter soi-même), alors, dans cet insupportable, surgit le vouloir irrépressible de s’en débarrasser. Or un tel pouvoir n’est rien d’abstrait : donné à soi dans le pathos de l’angoisse ou du désir, mis en possession de lui-même dans ce pathos qui est celui de notre propre chair, de notre chair souffrante et désirante, il est un pouvoir de celle-ci, bien plus il est sa capacité de pouvoir, le « je peux » originaire qu’elle tient de la vie. Parce que, la donnant à elle-même, l’Affectivité est l’essence de la Force, ses diverses tonalités affectives – cette angoisse, ce désir – ne sont pas seulement les motifs de toutes les actions que notre chair est susceptible d’accomplir : elles portent en elles et constituent identiquement la possibilité originaire de pouvoir les accomplir et ainsi la réalité de toutes ces actions.

Quand donc, devant le corps magique de l’autre, le désir angoissé de rejoindre la vie en lui éveille l’angoissante possibilité de pouvoir le faire, les deux fleuves noirs de l’angoisse ont réuni leurs flots, en effet. Leur force balaie tout, élimine tout repère. L’angoisse revêt alors sa forme féminine, celle de la faiblesse : bien qu’elle provienne du Soi, elle l’anéantit, le laisse sans pouvoir, parti à la dérive dans cette angoisse où il se noie. Le « saut » l’en délivrera, croit-on. « Le maximum ici c’est cette chose terrible que l’angoisse du péché produit le péché » (op. cit., p. 108, souligné par Kierkegaard).

À ce monde angoissant du désir et de la faute, on donne souvent le nom d’érotisme. Or l’érotisme est complexe, son élucidation exige de nouvelles analyses.

§ 40. Les deux chairs transcendantales de la relation érotique. L’ego de la description.

Le saut, la faute, ne délivrent pas de l’angoisse, bien au contraire. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, l’origine, disons plus précisément l’agent de la faute, le Soi et ses constituants, sa capacité de pouvoir, sa liberté, l’angoisse qui monte d’elle précisément, sont toujours là. En conséquence, l’acte réel une fois accompli, ce réel se présente de nouveau comme un possible sous la figure de l’avenir, il est ce que je pourrai accomplir de nouveau et toujours de nouveau puisque la capacité de l’accomplir, ce je peux fondamental que je suis, demeure en moi. Et avec la liberté vertigineuse de cette capacité de pouvoir, l’angoisse qu’elle suscite inexorablement. À cet égard, on peut dire que le sexuel entendu ici comme le péché a créé le temps. Que le temps véritable existe désormais comme celui du possible, de la possibilité de la répétition de la faute. Et l’on voit bien comment, au lieu d’avoir été supprimée, l’angoisse liée au possible, à cette capacité réelle de pouvoir, s’accroît dans l’histoire de chacun comme elle s’est accrue dans l’histoire du monde, de génération en génération, depuis la faute d’Adam. C’est un accroissement quantitatif de ce que Kierkegaard appelle l’angoisse objective, non que l’angoisse soit en elle-même quelque chose d’objectif, mais parce qu’elle est impliquée dans cette temporalité mondaine, dans l’objectivité nouvelle qu’elle a créée.

Et c’est la deuxième raison pour laquelle, loin de mettre un terme à l’angoisse, la faute la prolonge et l’exaspère : cette modification de l’objectivité, de notre propre corps objectif dont la sensualité latente ne cesse d’accroître son pouvoir de fascination. D’une certaine façon notre corps est toujours marqué par la différence sexuelle et pourtant, pour des raisons profondes sur lesquelles nous reviendrons longuement, cette marque reste longtemps implicite : dans l’innocence par exemple, la différence est vécue dans l’ignorance. Notre corps sensible a beau être déterminé par la sensualité primordiale d’une chair susceptible de sentir, la prise en vue de cette sensualité en tant que telle et pour elle-même, bien plus son utilisation afin de produire dans un corps objectif, celui-là ou un autre, certaines sensations ou certains mouvements, par exemple des sensations ou des motions sexuelles, ne sont pas présentes d’entrée de jeu à l’esprit. C’est cette mise en œuvre, cette utilisation spontanée ou réfléchie de la sensualité qui se produit dans le péché, en sorte que la sensualité qui n’est primitivement que l’expression phénoménologique de la synthèse de ce corps avec l’âme dans l’esprit, subit un bouleversement radical qui fait d’elle ce que Kierkegaard appelle la « peccabilité ». « Nous ne disons pas que la sensualité est peccabilité mais que le péché fait d’elle la peccabilité » (op. cit., p. 109).

La peccabilité n’est pas le péché, elle n’est pas non plus sa possibilité immédiate et réelle, laquelle réside dans l’acte de la liberté, c’est-à-dire dans le péché lui-même, dans son auto-position. Mais elle crée ce « milieu historique » qui s’est construit depuis Adam jusqu’à atteindre un état paroxystique dans lequel la répétition du péché développe des conditions générales, une « peccabilité » de principe qui rend l’incitation au péché omniprésente. Celui-ci, dès lors, semble appartenir à l’objectivité de ce milieu au point de devenir lui-même quelque chose d’objectif, un comportement naturel dont la désignation sous le titre de « péché » ou de « faute » ne relèverait plus que de préjugés surannés.

Avant de revenir sur le devenir de la sensualité, de la peccabilité, du péché – de ce qu’on appelle globalement et dans la plus extrême confusion « sexualité » –, dans le monde d’aujourd’hui, il convient donc d’approfondir l’étude de l’érotisme tel qu’il vient d’être saisi dans l’angoisse du désir, et notamment dans la transformation de la sensualité qu’il suscite. C’est la sensualité de l’autre, c’est-à-dire de son corps objectif, qui servira momentanément de fil conducteur à notre recherche, puisque aussi bien, si l’on en croit la philosophie traditionnelle aussi bien que la phénoménologie contemporaine, ce serait par son corps que nous aurions accès à autrui. Accès qui n’est pas d’abord un accès théorique, quelque raisonnement, un raisonnement par analogie ou encore une « apprésentation passive », mais le désir sous sa forme spontanée, charnelle et concrète.

L’infléchissement de la thématique ici proposé est motivé par le fait que, dans l’analyse de l’angoisse, du désir et enfin du « saut », nous nous en sommes tenu au point de vue de l’ego de notre description, portant notre attention sur la façon dont les choses se passaient en lui – sur notre danseur donc plutôt que sur sa compagne. C’est en lui, dans le « je peux » de sa chair originaire, que nous lisions la montée de l’angoisse, sa transformation immanente en la force pulsionnelle du désir éprouvé devant le corps objectif de l’autre dont la sensualité – la présence en lui de sa chair – était alors exacerbée.

Comment méconnaître plus longtemps le caractère unilatéral d’une telle présentation ? Scinder au départ la relation érotique entre l’ego et ce qui n’est, pour celui-ci, que l’« autre », c’est s’exposer au danger de retomber dans la dichotomie classique du sujet et de l’objet, l’ego jouant tout naturellement le rôle du premier, tandis que l’« autre » – l’autre ego – est identifié à l’objet, d’autant que c’est précisément sous l’aspect de son corps objectif qu’il se présente au regard de l’ego posé au principe de la description – de l’« ego-sujet ». N’est-ce point cette dichotomie classique qui sert de substrat aux dialectiques fameuses qui prétendent rendre compte de l’expérience d’autrui, que ce soit la dialectique hégélienne de la lutte des consciences pour la reconnaissance – du maître et de l’esclave –, ou sa transposition simplificatrice dans la dialectique sartrienne du regard ? Mais n’est-ce pas elle aussi, elle encore, qui détermine le non moins fameux chiasme du touchant et du touché, sur lequel le dernier Merleau-Ponty fonde toute son analyse du « Sensible » ?

Or la critique du chiasme a montré qu’il n’est pas légitime d’instaurer une dissymétrie entre les deux termes qu’il dissocie lors même qu’il fait de leur unité – leur entrelacs – une réalité unique, celle du Sensible compris à partir de ce couple Voyant/visible, Touchant/tangible, qui renvoie à la structure même de notre corps et prétend la définir. À cette structure singulière dont un terme, une main, touche l’autre, la première recevant de cette capacité de toucher une sorte de maîtrise qui lui confère le statut en surplomb, dominateur, d’un « sujet », tandis que l’autre, soumise à ce pouvoir, touchée et sentie par lui, déchoit au rang d’une chose ordinaire, d’un « corps chosique » – d’un objet. Mais dans la relation érotique, lorsque pour surmonter et fuir son angoisse, le danseur accomplit le « saut », s’empare de la main de la jeune femme, celle-ci – sa main – n’est nullement réduite à la condition inférieure d’un objet. Aucun objet n’a jamais fait l’expérience d’être touché. La possibilité d’être-touché est une possibilité transcendantale absolument symétrique à celle de prendre et de toucher : ce qui est désigné dans le chiasme sous le terme de tangible, de touché, a même statut phénoménologique, même dignité que ce qui est décrit comme le « touchant ». La main de la jeune femme appartient à une chair originaire, c’est seulement dans cette appartenance à celle-ci, jamais à titre d’objet, de corps chosique, qu’elle est susceptible d’être touchée, d’entrer dans la relation érotique. Tout comme la main du danseur ne la touche que dans sa propre chair à lui, non pas sur la rampe du balcon, dans le monde, où aucun objet n’a jamais touché un autre objet, pas plus qu’il n’a été touché par lui.

L’analyse de l’ensemble des conditions phénoménologiques fondamentales immanentes au « touchant » et le rendant possible – la chair originaire du Soi donné à soi dans le pathos de la vie, le « je peux » qui résulte de cette auto-donation, de l’auto-donation en lui de chacun des pouvoirs constitutifs de cette chair, le corps organique qu’il déploie, la limite sur laquelle son effort vient se briser, le contenu réel du monde qui est cette limite invisible –, cette analyse, tous ses éléments doivent être reproduits du côté de la capacité d’être touchée, inscrite dans la chair originaire de la jeune femme dont la main – sur laquelle son cavalier pose la sienne – n’est, au même titre que cette dernière, qu’une apparition objective. La seule différence entre les deux chairs transcendantales – dont les deux mains posées côte à côte sont ainsi à la fois la manifestation et la dissimulation – est que l’une est « active » et l’autre « passive », deux modalités d’une seule et même capacité de pouvoir, en sorte qu’elles sont échangeables, que l’homme et la femme peuvent échanger leurs rôles.

Parce que, tout comme celle de l’homme, la main de la femme n’est qu’une apparition objective de sa capacité charnelle de pouvoir – de celle-ci aussi monte l’angoisse vertigineuse d’une liberté, liberté de laisser sa main là, de la neutraliser ou de la retirer, ou de quitter le balcon. Et cette angoisse n’est pas moindre que celle de son partenaire. Comme cette dernière, elle se double de l’angoisse d’avoir un corps. Or le corps de la femme est bien davantage marqué par la détermination sexuelle. Le paradoxe de la synthèse du corps et de l’âme dans l’esprit revêt ainsi chez elle une tension infiniment plus grande. Elle est plus sensuelle que l’homme, et parce qu’elle est plus sensuelle, elle est plus angoissée. Son angoisse est plus « féminine » encore que celle de l’homme, si le caractère féminin de l’angoisse désigne non le fait qu’elle est celle d’une femme mais le moment propre à toute angoisse où, submergé par celle-ci, le Soi perd toute initiative, part à la dérive et s’abandonne à la tentation. C’est pourquoi Kierkegaard loue le récit de la Genèse pour avoir « contre toute analogie fait séduire l’homme par la femme » (op. cit., p. 98). Ce qui ne signifie pas qu’elle est plus coupable que l’homme, mais plus angoissée. Ce qui ne signifie pas non plus qu’elle est inférieure mais au contraire, ici, spirituellement supérieure – si l’angoisse est le signe de l’esprit –, le signe de notre hétérogénéité.

On voit en tout cas combien sont superficielles les thèses qui interprètent la relation touchant/touché – pour autant que le touché n’est pas un corps chosique mais un corps sensuel – comme provoquant entre les deux termes une disparité dont la signification serait de renvoyer chacun d’eux à un niveau phénoménologique différent : le touchant portant en lui la capacité de rendre manifeste, de « faire voir » (en touchant), capacité dont le second, le touché, serait dans le principe démuni. Même si, dans un second temps et de manière totalement incohérente, c’est le second – le touché –, promu soudain au rang de touchant qui se trouve investi de ce pouvoir phénoménologique décisif de montrer, dont le premier – le touchant –, frappé d’une cécité non moins soudaine, rejeté au rang d’un « sensible » quelconque, se voit tout à coup privé. Mais si dans la relation analysée l’interversion des termes et des rôles ne modifie en rien le statut transcendantal de chacun d’eux, si « être-touché » est une modalité de notre chair originaire et lui appartient au même titre que « prendre », « saisir » ou « caresser », il faut reconnaître alors que la relation érotique est une relation dynamique et pathétique s’accomplissant sur un plan d’immanence absolue, qu’elle a son site dans la vie.

Dirons-nous alors que dans cette relation immanente à la vie, c’est la vie qui connaît la vie ? Seulement, nous le savons, la vie n’est rien d’anonyme ou d’universel. D’ailleurs dans une vie de ce genre, sur le mode romantique ou schopenhauérien – et qui plus est aveugle ou inconsciente –, aucune expérience d’autrui n’est même concevable. Parce que la vie est un « s’éprouver soi-même », elle est chaque fois celle d’un Soi. Dans la relation érotique, il y a bien deux Soi transcendantaux en communication l’un avec l’autre. En raison de l’appartenance de chacun à la vie, de l’immanence de celle-ci en chacun, la question se pose de savoir si, dans une telle communication, chaque Soi atteint l’autre dans sa propre vie, s’il la touche là où elle touche à elle-même. Une telle question n’est rien de moins que celle de la portée métaphysique de l’expérience d’autrui. Elle demande : l’érotisme est-il ce qui nous donne accès à la vie de l’autre ? Compte tenu de l’implication de la différence sexuelle dans la compréhension de l’érotisme – de son angoisse, du désir qui s’y noue –, la demande se reporte sur la sexualité. La sexualité a-t-elle ceci d’extraordinaire de nous permettre d’atteindre l’autre en lui-même dans ce qu’il est pour lui-même en quelque sorte ? L’observation de Merleau-Ponty : « Le sexe est pour la plupart des gens le seul accès à l’extraordinaire », devrait alors être dépouillée de toute nuance péjorative, prise au sérieux.

À la question décisive du contenu effectif de l’expérience d’autrui où se joue en effet le destin de l’homme pour autant qu’il s’agit pour lui d’échapper à une solitude insupportable, deux réponses seront apportées. La première, dont l’exposition suit, relève d’une phénoménologie de la chair. Dans la mesure toutefois où une phénoménologie de la chair renvoie à une phénoménologie de l’Incarnation, une deuxième problématique prenant à titre de présupposition non plus la chair elle-même mais notre venue en elle dans la vie absolue devra nécessairement être esquissée.

À s’en tenir aux présuppositions limitées et provisoires d’une phénoménologie de la chair entendue au sens strict, la réponse échappe à toute équivoque. Dans la sexualité, le désir érotique d’atteindre l’autre dans sa vie même se heurte à un échec insurmontable.