V

La nuit des Bulgares

— Voilà, on était sur le chemin du retour. On s’est trompé de train. Alors comme on était là avec un tas de Bulgares, qui murmuraient entre eux on ne sait pas quoi, qui remuaient tout le temps, on a préféré en finir d’un coup. On a sorti nos revolvers et on a tiré. On a tiré précipitamment parce qu’on ne se fiait pas à eux. Il était préférable de les mettre avant tout hors de combat. Eux, dans l’ensemble, parurent étonnés, mais les Bulgares, il ne faut pas s’y fier.

— A la station prochaine montent quantité de voyageurs, dit le chef du convoi. Arrangez-vous avec ceux d’à côté (et il désigne les morts) pour n’occuper qu’un compartiment. Il n’y a plus aucun motif maintenant pour que vous et eux occupiez des compartiments distincts.

Et il les regarde d’un air sévère.

— Oui, oui, on s’arrangera! Comment donc! Bien sûr! Tout de suite!

Et vivement ils se placent auprès des morts et les soutiennent.

Ce n’est pas tellement facile. Sept morts et trois vivants. On se cale entre des corps froids et les têtes de ces «dormeurs» penchent tout le temps. Elles tombent dans le cou des trois jeunes hommes. Comme des urnes qu’on porte sur l’épaule, ces têtes froides. Comme des urnes grenues, contre les joues, ces barbes dures, qui se mettent à croître tout à coup à une vitesse redoublée.

La nuit à passer. Puis on tâchera de déguerpir au petit matin. Peut-être le chef du convoi aura-t-il oublié. Ce qu’il faut c’est rester bien tranquille. Tâcher de ne pas réveiller son attention. Rester serrés comme il a dit. Témoigner de la bonne volonté. Le matin on s’en ira en douce. Avant d’arriver à la frontière, le train ralentit ordinairement. La fuite sera plus facile, on passera un peu plus loin par la forêt avec un guide.

Et ils s’exhortent ainsi à la patience.

Dans le train les morts sont bien plus secoués que les vivants. La vitesse les inquiète. Ils ne peuvent rester tranquilles un instant, ils se penchent de plus en plus, ils viennent vous parler à l’estomac, ils n’en peuvent plus.

Il faut les mener durement et ne pas les lâcher un instant; il faut les aplatir contre les dossiers, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite, s’écraser dessus mais c’est leur tête alors qui cogne.

Il faut les tenir fermement, çà c’est le plus important.

— Un de ces Messieurs ne pourrait-il pas faire place à cette vieille dame que voici?

Impossible de refuser. Plume prend sur ses genoux un mort (il en a encore un autre à droite) et la dame vient s’asseoir à sa gauche. Maintenant la vieille dame s’est endormie et sa tête penche. Et sa tête et celle du mort se sont rencontrées. Mais seule la tête de la dame se réveille, et elle dit que l’autre est bien froide et elle a peur.

Mais ils disent vivement qu’il règne un grand froid.

Elle n’a qu’à toucher. Et des mains se tendent vers elle, des mains toutes froides. Peut-être ferait-elle mieux d’aller dans un compartiment plus chaud. Elle se lève. Elle revient ensuite avec le contrôleur. Le contrôleur veut vérifier si le chauffage fonctionne normalement. La dame lui dit: «Touchez donc ces mains.» Mais tous crient: «Non, non, c’est l’immobilité, ce sont des doigts endormis par l’immobilité, ce n’est rien. Nous avons tous assez chaud, ici. On transpire, tâtez ce front. A un endroit du corps, il y a transpiration, sur l’autre règne le froid, c’est l’immobilité qui veut ça, ce n’est rien d’autre que l’immobilité.

— Ceux qui ont froid, dit Plume, qu’ils se mettent la tête dans un journal. Ça tient chaud. Les autres comprennent. Bientôt tous les morts sont encapuchonnés dans des journaux, encapuchonnés dans du blanc, encapuchonnés bruissants. C’est plus commode, on les reconnaît tout de suite malgré l’obscurité. Et puis la dame ne risquera plus de toucher une tête froide.

Cependant monte une jeune fille. On a installé ses bagages dans le couloir. Elle ne cherche pas à s’asseoir, une jeune fille très réservée, la modestie et la fatigue pèsent sur ses paupières. Elle ne demande rien. Mais il faudra lui faire place. Ils le veulent absolument, alors ils songent à écouler leurs morts, les écouler petit à petit. Mais tout bien considéré, il vaudrait mieux essayer de les sortir immédiatement l’un après l’autre, car à la vieille dame on pourra peut-être cacher la chose, mais s’il y avait deux ou trois personnes étrangères cela deviendrait plutôt difficile.

Ils baissent la grande vitre avec précaution et l’opération commence. On les sort jusqu’à la ceinture, une fois là on les fait basculer. Mais il faut bien plier les genoux pour qu’ils n’accrochent pas—car pendant qu’ils restent suspendus, leur tête donne des coups sourds sur la portière, tout à fait comme si elle voulait rentrer.

Allons! Du courage! Bientôt on pourra respirer à nouveau convenablement. Encore un mort, et ce sera fini. Mais le froid de l’air qui est entré a réveillé la vieille dame.

Et entendant remuer, le contrôleur vient encore vérifier par acquit de conscience et affectation de galanterie, s’il n’y aurait pas à l’intérieur, quoiqu’il sache pertinemment le contraire, une place pour la jeune fille qui est dans le couloir.

— Mais certainement! Mais certainement! s’écrient-ils tous.

— C’est bien extraordinaire, fait le contrôleur, . . . j’aurais juré . . .

— C’est bien extraordinaire, dit aussi le regard de la vieille dame, mais le sommeil remet les questions à plus tard.

Pourvu que dorme maintenant la jeune fille! Un mort, il est vrai, ça s’expliquerait déjà plus aisément que cinq morts. Mais il vaut mieux éviter toutes les questions. Car quand on est questionné on s’embrouille facilement. La contradiction et les méfaits apparaissent de tous côtés. Il est toujours préférable de ne pas voyager avec un mort. Surtout quand il a été victime d’une balle de revolver, car le sang qui a coulé lui donne mauvaise mine.

Mais puisque la jeune fille dans sa grande prudence ne veut pas s’endormir avant eux, et qu’après tout la nuit est encore longue, et qu’avant 4 h. 1/2, il n’y a pas de station, ils ne s’inquiètent pas outre mesure, et cédant à la fatigue, ils s’endorment.

Et brusquement Plume s’aperçoit qu’il est quatre heures et quart, il réveille B . . . et ils sont d’accord pour s’affoler. Et sans s’occuper d’autre chose que du prochain arrêt et du jour implacable qui va tout révéler, ils jettent vivement le mort par la portière. Mais comme déjà ils s’épongent le front, ils sentent le mort à leurs pieds. Ce n’était donc pas lui qu’ils ont jeté. Comment est-ce possible? Il avait pour-tant la tête dans un journal. Enfin, à plus tard les interrogations! Ils empoignent le mort et le jettent dans la nuit. Ouf!

Que la vie est bonne aux vivants. Que ce compartiment est gai! Ils réveillent leur compagnon. Tiens c’est D . . . Ils réveillent les deux femmes.

—Réveillez-vous, nous approchons. Nous y serons bien-tôt. Tout s’est bien passé? Un train excellent, n’est-ce pas? Avez-vous bien dormi au moins?

Et ils aident la dame à descendre, et la jeune fille. La jeune fille qui les regarde, sans rien dire. Eux restent. Ils ne savent plus que faire. C’est comme s’ils avaient tout terminé.

Le chef du convoi apparaît et dit:

— Allons, faites vite. Descendez avec vos témoins!

— Mais nous n’avons pas de témoins, disent-ils.

— Eh bien, dit le chef du convoi, puisque vous voulez un témoin, comptez sur moi. Attendez un instant de l’autre côté de la gare, en face des guichets. Je reviens tout de suite, n’est-ce pas. Voici un laissez-passer. Je reviens dans un instant. Attendez-moi.

Ils arrivent, et une fois-là, ils s’enfuient, ils s’enfuient.

Oh! vivre maintenant, oh! vivre enfin!