XII

Le portrait de A.

Qu’il s’agisse de l’Atlantique, on dira: l’Océan! l’«Océan!» On roulera ses yeux intérieurs.

Cependant parut sur terre une vie chétive et près du sol, comme celle d’un rat dont à peine on a su un grignotement, et pas bien certain, et ses poils et sa fuite; et de nouveau le silence. La vie de A., une de ces vies insignifiantes, et pour-tant Océan, Océan, et qui chemine, et où vat-il? et mystère son moi.

Il se demande où est sa vie, parfois elle lui paraît en avant, rarement passée ou actuelle, plutôt à faire. Il la pelote, il l’oriente, il l’essaie; il ne la voit pas.

Toutefois c’est sa vie.

Plus limpide que vide, plus flèche que limpide et plus encore atmosphérique.

Il cherche la jeunesse à mesure qu’il vieillit. Il l’espérait. Il l’attend encore. Mais il va bientôt mourir.

Les autres ont tort. Cela est sûr. Mais lui, comment doitil vivre? Toujours agir avant de savoir . . .

Jusqu’au seuil de l’adolescence il formait une boule hermétique et suffisante, un univers dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence, à moins qu’on ne s’en servît avec violence contre lui. En effet on le détestait, on disait qu’il ne serait jamais homme.

Il était sans doute destiné à la sainteté. Son état était des plus rares déjà. Il se soutenait comme on dit avec rien, sans jamais faiblir, s’en tenant à son minimum mince mais ferme, et sentant passer en lui de grands trains d’une matière mystérieuse.

Mais les médecins à force de s’acharner contre lui par l’idée fixe qu’ils ont de la nécessité du manger et des besoins naturels, l’ayant envoyé au loin, dans la foule étrangère de petits gredins de paysans puants, réussirent un peu à le vaincre. Sa parfaite boule s’anastomosa et même se désagrégea sensiblement.

Son père avait ceci pour idéal: se retirer. Jamais il n’eut rien d’offrant. Il était prudent, très prudent, d’humeur égale et triste. Il s’effaçait parfois comme une tache. Il avait aussi de ces énervements terribles, douloureux, et extrêmement rares comme en ont les éléphants lorsque, quittant une tranquillité qui leur a coûté des années de surveillance, ils s’abandonnent à la colère pour une bagatelle.

Pour disloquer la boule, il y avait aussi le froid et le vent du nord qui est dur et souverain dans ce pays parfaitement plat où il passe comme un rasoir.

Jamais on ne s’adressa à la joie pour lui.

Une grande langueur, la boule. Une grande langueur, une grande lenteur; une rotation puissante. Une inertie, une maîtrise, une assurance. Ce quelque chose de particulièrement stable qu’on rencontre assez souvent, dans les vices, ou dans les états maladifs.

De grosses lèvres de Bouddha fermées au pain et à la parole.

La boule donc perdit sa perfection.

La perfection perdue, vient la nutrition, viennent la nutrition et la compréhension. A l’âge de sept ans, il apprit l’alphabet et mangea.

Ses premières pensées furent sur la personne de Dieu.

Dieu est boule. Dieu est. Il est naturel. Il doit être. La perfection est. C’est lui. Il est seul concevable. Il est. De plus, il est immense.

Il vécut pendant des années, l’œil sur le bassin intérieur.

Ce qui est divin est la nature. Les choses immédiates sont la nature. La transubstantiation est la nature. Les miracles sont la nature. Les miracles, la lévitation. La joie parfaite. La fusion dans l’amour est la nature. La libération de l’âme.

La chute de l’homme est notre histoire. La perte de la vue de Dieu est notre histoire. Notre châtiment est notre histoire. La croix, nos misères, nos efforts, nos difficultés à monter, nos espoirs.

Notre histoire et notre explication.

Comme les Espagnols ont besoin de l’idée du péché, et du Christ martyrisé, misérable, objet des traitements les plus injustes et les plus cruels qui furent jamais, et cette race faite pour le tragique n’eût pas été accomplie si ce compagnon bouleversant lui eut fait défaut; ainsi la notion du paradis perdu et de la chute de l’homme lui était profondément nécessaire.

A: l’homme après la chute.

Les choses sont une façade, une croûte. Dieu seul est. Mais dans les livres, il y a quelque chose de divin.

Le monde est mystère, les choses évidentes sont mystère, les pierres et les végétaux. Mais dans les livres peutêtre y a-t-il une explication, une clef.

Les choses sont dures, la matière, les gens, les gens sont durs, et inamovibles.

Le livre est souple, il est dégagé. Il n’est pas une croûte.

Il émane. Le plus sale, le plus épais émane. Il est pur. Il est d’âme. Il est divin. De plus il s’abandonne.

Dans l’ensemble, les livres furent son expérience.

Il manquait d’attention, et même intéressé, ne remarquait pas grand’chose, comme si seulement une couche extérieure d’attention s’ouvrait en lui, mais non son «moi». Il restait là, dodelinant. Il lisait énormément, très vite et très mal. C’était la forme que prenait l’attention chez lui. Car tant que son fond restait indécis et mystérieux et peu palpable, son attention consistait à trouver dans un livre ce même univers fuyant et sans contours. Lisant comme il faisait, même un manuel d’arithmétique, ou du François Coppée, devenait une nébuleuse.

Et s’il se mettait à lire lentement, voulant «retenir»: néant! c’était comme s’il regardait des pages blanches. Mais il pouvait très bien relire, du moment que ce fût vite. On conçoit cela aisément. Il formait ainsi une nouvelle, une autre nébuleuse. Et la sympathie venant du souvenir agréable le soutenait aussitôt.

Dans les livres, il cherche la révélation. Il les parcourt en flèche. Tout à coup, grand bonheur, une phrase . . . un incident . . . un je ne sais quoi, il y a là quelque chose . . . Alors il se met à léviter vers ce quelque chose avec le plus qu’il peut de lui-même, parfois s’y accole d’un coup comme le fer à l’aimant. Il y appelle ses autres notions «venez, venez». Il est là quelque temps dans les tourbillons et les serpentins et dans une clarté qui dit «c’est là». Après quelque intervalle, toutefois, par morceaux, petit à petit, le voilà qui se détache, retombe un peu, beaucoup, mais jamais si bas que là où il était précédemment. Il a gagné quelque chose. Il s’est fait un peu supérieur à lui-même.

Il a toujours pensé qu’une idée de plus n’est pas une addition. Non, un désordre ivre, une perte de sang-froid, une fusée, plusieurs et une ascension générale.

Les livres ont donné quelques révélations. En voici une: Les atomes. Les atomes, petits dieux. Le monde n’est pas une façade, n’est pas une croûte, n’est pas un faux. Une apparence. Il est: Ils sont. Ils sont, les innombrables petits dieux.

Ah! comprendre le monde cette fois, ou jamais!

Puis des années passent . . .

Chaînes infinies des atômes au monde.

Imagination infinie de la réflexion, de l’explication.

Des années passent.

Les yeux commencent à lui sortir de la tête.

Atomes décevants.

Science immense et monotone. Ficelé aux petits dieux. Comme la langue française intercepte le génie allemand et généralement tout ce qui n’est pas français . . .

Unilatéral, et toujours coffré par la perfection.

Un jour, à vingt ans, lui vint une brusque illumination. Il se rendit compte, enfin, de son anti-vie, et qu’il fallait essayer l’autre bout. Aller trouver la terre à domicile et prendre son départ du modeste. Il partit.

Ce n’était pas orienter sa vie C’était la déchirer. Si un contemplatif se jette à l’eau, il n’essayera pas de nager, il essaiera d’abord de comprendre l’eau. Et il se noiera.

(C’est pourquoi les donneurs de conseil doivent se méfier).

Pauvre A., que fais-tu en Amérique? Des mois passent; souffrir; souffrir. Que fais-tu à bord de ce bateau? Des mois passent; souffrir, souffrir. Professeur, que fais-tu? des mois passent, souffrir, souffrir. Journaliste, que fais-tu? Des mois passent. Souffrir, souffrir, apprends bien toutes les façons puisque ce sera ta vie. Non pas absolument toutes, les honteuses surtout, puisque ce sera là ta vie.

Il ne se surestime pas. Il a pris d’un coup pour toujours l’idée implacable de son insuffisance. Cela mange son dernier bien mental. Une semaine a suffi. Il est devenu extraordinairement petit.

La honte. Cela ne crie pas. C’est un refroidissement. Chez lui rien n’est momentané. Un sentiment est bientôt mûri, généralisé et s’il est du genre précédent, fait atterrir les autres immédiatement.

Quand on ne sait rien faire, il faut être prêt à tout. Il a cette sorte de courage. L’idée d’action le hante, comme le paradis impossible à sa nature, la cure invraisemblable.

Tous les matins il fait son examen de conscience et il tord sa journée entière dans le sens de sa méditation, et de ce qui lui paraît propre à être modifié, mais tantôt ce sont des erreurs, tantôt des progressions de détail.

Chaque matin il doit recommencer . . . et il médite. Mais la journée vient et toujours il se déborde.

Il voudrait agir. Mais la boule veut la perfection, le cercle, le repos.

Il se meut pourtant continuellement. De sa boule sort un muscle. Le voici heureux. Il va pouvoir marcher comme les autres, mais un muscle à lui seul ne peut créer la marche. Il se fatigue bientôt. Il ne fait plus un mouvement. C’est le soir de chaque jour.

Il a ainsi des milliers de départs de muscles. Ce n’est pas ça la marche. Il croit qu’ils vont engendrer la marche. Il n’est qu’une boule. Il s’entête. Il est à l’affût du mouvement. Il est le fœtus dans un ventre. Le fœtus ne marchera jamais, jamais. Il faut le sortir et ça c’est autre chose. Mais il s’entête, car c’est un être qui vit.

Océan! Océan! A. est nommé professeur! Sottise! L’Océan est au-dessous; se cache, se défend par les armes propres à l’Océan, qui sont couche sur couche et enveloppements, ne pas se déplacer, pourtant n’être jamais là où il était il y a un instant.

Mais il va bientôt mourir . . .