XVI

Le drame des constructeurs
(Acte unique)

SCÈNE I.

Cet acte se passe à la promenade des fous, dans les allées du jardin entourant l’asile. Des fous traversent plusieurs fois la scène sans que les quatre fous a. b. c. et d. y prêtent attention.

Les fous parlent en partie pour eux-mêmes, en partie pour les autres fous présents, en partie à l’Univers.

Leur apparence extérieure: Adultes, penseurs, persécutés.

On voit les gardiens dans le lointain. Chaque fois qu’ils approchent, les fous se dispersent.

A. (orgueilleusement). — Souvent, jouant au dés, tout à coup, je me dis: «Avec ce dé, je ferais une ville» et je ne termine pas la partie, tant que je n’ai pas construit une ville.

Et pourtant c’est bien difficile . . . et quand il faut loger des Anglais dans un dé, avec le square qu’ils veulent à tout prix et leur terrain de golf, eh bien, celui qui dit que c’est facile, qu’il le fasse. Et que ne l’a-t-il déjà fait? Ce n’est pas les dés qui manquent, je suppose.

B. (avec bonté). — Écoutez-moi. Faites-vous d’abord la main sur des puces. Non seulement petite, délicate, mais par-dessus tout, sauteuse, la puce. (S’adressant à tous.) Avouez-le, voyons. Ne faites pas la mauvaise tête, vous savez bien tous qu’une puce vit de sauts.

A. (véhément). — Vous avez logé des Anglais dans une puce?

(coupant). On peut les voir? et intacts, hein?

B. — Intacts . . . pourquoi pas? Ils ne sont pas plus fragiles que d’autres; tenez Manchester, c’est pourri d’Anglais . . .

C. (avec douceur, rêvant). — Moi, je construisis une ville où on pouvait, . . . où on aurait pu espérer vivre tranquille . . . et pourtant! . . .

Enfin, je la construisis, . . . avec des rues tellement étroites que même un chat n’y pouvait passer que difficilement . . . Les voleurs n’essayaient même pas de s’échapper. D’avance, ils étaient pris, c’était fatal. Ils restaient là, figés, avec le regard de l’angoisse . . .

E. (en passant). — . . . Vous avez avoir des ennuis, hein, avec votre ville. (Il s’est arrêté un instant pour écouter.) Oh! Elles sont mauvaises... (Il repart.)

C. (poursuivant son rêve). — Dans mes théâtres, pas de public.

Au balcon, j’asseyais des télescopes. Ils restaient là pendant des heures aux écoutes . . . furetant le drame, . . . et les petites lunettes aux galeries, penchées les unes sur les autres avec sympathie . . . et regardant . . . regardant . . .

B. (réfléchissant). — Oui, un télescope on doit pouvoir compter là-dessus.

C. (vivement). — Oh! les petites lunettes aussi . . . (Puis de nouveau lentement et rêveur.)

. . . Mes maisons exténuées les soirs de Septembre qui s’affaissaient tout à coup, ouvrant leurs portes et fenêtres, tandis que leur cheminée s’allongeait, émanant comme un pistil . . . comme un clocher . . .

. . . Et ma ville d’icebergs! Des icebergs à garde-fou et plantés où le dernier des morses a son champ, et le laboure lui-même, avec la masse de son corps pour tracer la sillon...

Les baleines pochées, qui échouent au petit matin dans les rues, obstruant tout, répandant une odeur de...

A. (furieux). — Des baleines! Des baleines! Je n’en veux pas. On est déjà assez à l’étroit. Il n’a qu’à s’occuper à du plus petit. Je travaille dans les dés, je me force, je me rends myope et voilà qu’on veut nous amener des baleines, il n’a qu’à les réduire. Qu’il en fasse des têtards! (D’une voix terrible.) Des têtards!

B. à C. (conciliant). — C’est juste, tu comprends, on est trop surveillé ici. On est enlevé pour un rien. Tu partirais. Et puis tu nous vois restant avec des baleines. Nous ne les connaissons pas. Ça profite d’un rien d’eau ces bêtes-là, pour bousculer, culbuter, épouvanter. Ce ne serait dû pas pittoresque, hein, grand frère, grand constructeur. (Paternel, après une courte réflexion.) — Tu pourrais peut-être faire de fausses baleines, et quand arrivent les espions, tu les piques, tes baleines, et elles leur pètent au nez. Si lui t’embête (Désignant A.) même chose . . . pètent au nez. Baleine? Pas vu! pas de baleine! (Riant.) Elle a plongé la baleine!

(On voit approcher les gardiens.)

A., B. et C. font pst . . . pst . . . (Ils se taisent, font quelques pas vers l’extrémité de la scène.)

D. (qui est resté assis, larmoyant). — Fainéants! Fainéants! Usurpateurs!

(Sanglotant.) Moi qui ai tellement construit dans mon œil que je vais bientôt perdre la vue. (Silence.)

. . . Il ne faudrait tout de même pas, qu’après avoir souffert ce que j’ai souffert, on vienne encore m’enlever mon bien.

SCÈNE II.

Personnages: F., G., I., J.

F. (assis, réfléchissant profondément, scandant les mots). — Une ville . . . le plus bênet peut construire une ville. Moi, je veux construire «courir», et puisque ça court . . . toujours . . . courir quoi. Et ne serait-ce que courir 25 ans d’affilée, ce n’est pas commode. Cela conduit à un épuisement certain. Mais je vais stabiliser tout ça. Courir, vous verrez comme ça deviendra facile et . . . enchaîné.

G. — Il y a erreur, je ne fais pas de ville. Je suis le constructeur de l’obus pour aller à la lune. Et non seulement il y alla, mais il la traversa de part en part. Ce n’est rien, çà?

DIEU LE PÈRE. — Non, courir vingt ans de suite, nous ne voulons pas de ça. Ce n’est pas bon pour l’homme, il fait assez d’excès sans cela.

B. (s’adressant à dieu le père). — Vous n’auriez pas dû permettre non plus qu’un obus atteignît la lune.

DIEU LE PÈRE. — La lune n’a rien senti, mon ami, je la tenais.

J. (accourt affolé en pleurant). — Dieu le Père, je vous supplie, enlevez-moi la Ville qu’ils m’ont mise dans le ventre. Dieu le Père, je vous en supplie.

(Mais les gardiens arrivent. Les fous se dispersent pour se regrouper dès que les gardiens s’en vont.)

SCÈNE III.

Personnages: DIEU LE PERE et H.

H. (avec suffisance). — Mon ami, œil de Cade, construisit une mouche de la taille d’un cheval. Avec cette monture il pouvait aller loin. Bien! Mais qu’est-ce qu’une mouche-cheval comparée aux cent mille choses que j’ai construites, qui peuplent l’univers et en bien des endroits le constituent uniquement.

DIEU LE PÈRE. — Qu’on aille me chercher œil de Cade. Il y a assez longtemps qu’il empeste ma création.

H. — Oh, il n’avait pas tellement de talent.

DIEU LE PÈRE. — Suffit! Je vous ai reconnu. Il n’y a pas deux barbes comme ça sur le Globe. Un exemple tout de suite! Qu’on prépare la marmite de l’enfer! Allons!

Mais comment diable avez-vous pu gaspiller ainsi des mouches? N’avez-vous donc pas senti des remords en voyant tous ces chevaux affolés. Des chevaux que moi j’étais ensuite obligé de nourrir et d’instruire? Car ils ne savaient rien. Ça ne savait même pas poser ses sabots convenablement. Et qui devait leur fournir des juments? Moi, toujours moi. Qui me donnera un instant de repos? (Les gardes apparaissent.—Les fous se dispersent.)

SCÈNE IV.

L. (revenu sur scène avec d’autres fous; se laissant aller à un souvenir heureux). — Autrefois je bâtissais sur Jupiter . . . mais les femmes n’arrivent pas à se plaire à l’étranger. La mienne s’est tellement plainte à tout le monde. Elle m’a relégué ici. Bon, mais, cela va prendre fin. J’ai retrouvé un peu de poudre HDZ. (Il roule du sable dans sa main.) Avec ça on part tout seul. (Désignant les gardiens.) Ils auront beau regarder, pft . . . adieu. (S’adressant aux fous.) Venez sur Jupiter, venez, il y a du travail pour tous. On partira cet après-midi.

(Quelques-uns répètent avec égarement.) On partira cet après-midi! On partira cet après-midi! (Les gardes approchent et les fous se dispersent.)

F. (reste seul assis, pensant gravement en regardant les gardes, comme s’il allait les envoûter, et, hochant la tête d’un air de conviction définitive). — Il n’y a pas d’erreur, ce qu’il faut, c’est les changer en statues . . . tout simplement.

SCÈNE V.

(D’autres fous étant survenus, f. se lève brusquement, exécute une série de passes pour hypnotiser les gardiens qui ont le dos tourné et prend les fous à témoin.)

F. — Là! Là! Ce sera bientôt fini, là, bien lisses . . . bien durs . . . (Brusquement les gardiens se déplacent.)

Les malins! juste à temps!

B. (riant). — Et si on les changeait en cheminées pfi . . . pfi, en cheminées de locomotives pfi pfi . . . pfi pfi pfi . . . pfi pfi pfi pfi pfi pfi pfi (imitant le bruit d’un train qui s’éloigne et faisant de la main le geste des adieux). Adios! Adios!

E. (doucement à B.). — Laisse-les, c’est moi qui veux partir . . .

A. (qui jusqu’ici marchait nerveusement de long en large, se campant au milieu d’eux).

Ne vous inquiétez plus. Mes Tartares sont là de l’autre côté. A deux heures tapant cet après-midi, je vous le promets. A deux heures tapant . . . (Gesticulant comme pour indiquer qu’ils vont détruire tout, il s’en va brusquement.) Exterminés nos petits mouchards!

DIEU LE PÈRE (s’énervant aussi et se tournant vers les gardiens). — Pécheurs enracinés dans votre mauvaise conduite à mon égard. Vous l’aurez voulu. (S’adressant aux fous.) Je vous les livre. (Il s’en va-d’un air de juge.)

SCÈNE VI.

C. (regardant au loin). Tous ceux que j’ai changés en plaines! Voyez cette étendue. Tout ça c’était des gardiens autrefois. Cet arbre-là c’était un gardien. Un vieux malin. Je l’ai saisi pendant qu’il dormait. Je n’ai eu qu’à le relever . . .

Ça consomme des gardiens, allez, un horizon comme cela. Je vais faire encore quelques collines par là (désignant un point éloigné de l’horizon) avec ceux qui restent. Cet après-midi . . . je vous montrerai mon pays dans le détail. Un pays uniquement construit avec des gardiens!

SCÈNE VII.

A. (revenant en scène, l’air mauvais, balançant la tête de gauche à droite, aborde e. lui prenant une oreille puis l’autre, les examinant rapidement). — Bien! donne m’en une. Celle-ci ou celle-là, comme tu veux. Je te la rendrai. Je rendrai l’ouïe à tous les sourds. (E. s’enfuit en criant. Prenant l’oreille de C.) Viens, toi. Donne voir. Donne. Je te la rends tout de suite, et aménagée royalement. Je construirai une ville dans ton oreille. Une sacrée ville, va. Une ville à moi, avec des trains, des trains, des métropolitains, des baleines aussi, puisque tu en voulais. Des baleines. Des baleines à détente. (S’exaltant.) Des baleines en l’air, plonger, filer, voler; Garez-vous, les dirigeables. (Pendant que C. crie à cause de son oreille que A. ne lâche pas.) Quel remous ça va faire. Plus rien que des baleines. Plus de refuge. Les voilà. Qui parle de reculer? (Les gardiens arrivent.)

(Déclamant.) Alors résolument il se jeta dans la baleine. (Il fonce sur les gardiens; on le maintient, cependant il fonce dessus rythmiquement après chacune de ses phrases.)

Alors, la mort dans l’âme, il plongea dans la baleine. (Il se retire un peu, puis se précipite encore contre eux, grâce à la force de sa rage.)

Alors éperdu, il se jeta dans la baleine!

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Alors fermant les yeux, il plongea dans la baleine.

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Alors, écartant les montagnes de corps arides . . . . (Mais on l’emporte.)

C. (qui n’a pas bougé et qui a compté les gardiens, réfléchissant posément). — Sept saules encore à planter! Ce sera pour demain après-midi . . . Ou sept bosquets, . . . ou sept . . . collines; décidément, oui, des collines, c’est encore le plus sûr.

(Rideau).