Les nourritures de l’âme
La philosophie diététique
La philosophie diététique s’applique à tous les aspects de l’existence : on peut chercher à retirer de la joie de chaque expérience (trajets quotidiens, habitudes vestimentaires, premières pensées au réveil…). Les occasions qui recèlent un potentiel de bonheur sont fort nombreuses. Les Chinois, les maîtres en « alimentation médicinale », pensent que celui qui veut prendre soin de sa santé doit être modéré dans ses goûts, bannir ses inquiétudes, tempérer ses désirs, réfréner ses émotions, prendre soin de sa force vitale, épargner ses paroles, considérer avec légèreté le succès ou l’insuccès, ignorer la tristesse ou les difficultés, éviter les grandes affections et les grandes haines, calmer ses yeux et ses oreilles, et être fidèle à son régime intérieur ; comment peut-il être malade, celui qui ne se fatigue pas l’esprit, ni ne trouble son âme ?
Ermites et mystiques
« Chaque bouchée est un moyen matériel de conduire la vie à l’esprit, car nous absorbons avec la nourriture ce que l’œil ne peut voir, les éléments de la santé, de la force et de la tranquillité. »
Mulford, A Selection from the Essays of Prentice Mulford
Pour certains, se nourrir de pain, de tomates et d’eau fraîche peut constituer un véritable festin. D’autres ne peuvent passer une heure sans se demander ce qu’ils vont préparer pour le repas suivant.
Manger est donc plus qu’une fonction corporelle, une fonction appartenant au domaine du sacré. Chez les taoïstes tels que nous les décrivait John Blofeld dans Yogas, portes de la sagesse, la première règle alimentaire était de manger frugalement : des aliments de base accompagnés par des plats de légumes cuits avec du jus de haricots et un peu de viande ou de poisson, assaisonnés avec des plantes aromatiques cueillies dans la montagne (champignons, pousses de bambou, châtaignes, baies, noix…). Aucun aliment n’était, pour les disciples, spécialement interdit, mais comme beaucoup de ces sages étaient versés en médecine chinoise traditionnelle, ils connaissaient les éléments nourrissants et ce qu’il vaut mieux éviter de manger. Tous leurs objectifs allaient de pair avec la recherche d’une existence très longue en jouissant d’une santé parfaite et en conservant une vigueur quasi juvénile, cela, afin d’aiguiser leur esprit jusqu’à devenir des « immortels » et abandonner leur corps comme une vieille loque encombrante pour le moment où ils seraient prêts à aller dans des châteaux de jade construits sur les nuages.
Ils évitaient soigneusement tout excès, y compris l’ascétisme.
Il devrait en être de même pour nous face à l’intérêt exagéré que l’on porte à la nourriture aujourd’hui. Cela ne fait que mener à l’anxiété, un mal physique et mental nuisible comme un lent poison.
L’ermite de Tailaoshan
« Mes pouvoirs surnaturels, mes pouvoirs merveilleux ? C’est puiser de l’eau et porter du bois. »
P’ang Yun (780-811), extrait de Contes zen, Henri Brunel
Un jour de 1989, sur une piste de montagne chinoise, un homme conduit Bill Porter, l’auteur de La Route céleste, parti à la recherche des ermites vivant toujours de nos jours à Taïwan, à la cave d’un moine de quatre-vingt-cinq ans. Le moine avait emménagé dans son ermitage en 1939, après avoir rêvé que les esprits de la montagne lui avaient demandé de devenir leur protecteur. Villageois et disciples lui apportaient le peu dont il avait besoin. Il n’était pas descendu de sa montagne pendant cinquante ans et ignorait jusqu’au nom du président Mao que Bill ne cessait de mentionner. Il expliqua à Bill ce dont il avait besoin.
« Pas beaucoup :
Un peu de farine
Un peu d’huile
Du sel
Une fois tous les cinq ans à peu près une nouvelle couverture et quelques vêtements », dit-il.
Peter Matthiessen (né en 1927)
Naturaliste et romancier américain, cofondateur de la Revue de Paris, quelquefois pêcheur de profession et capitaine de bateaux charter puis ordonné prêtre zen bouddhiste, Peter Matthiessen, lorsqu’il eut fait le deuil de sa femme, se mit en route pour un trekking de deux cent cinquante miles dans le haut Himalaya. Il prit la direction de Shey Gompa, un monastère bouddhiste de la secte de Kagyu, perché sur un plateau tibétain en espérant y apercevoir un jour l’élusif léopard des neiges et trouver le maître encore plus élusif dont son âme était à la recherche. Il dit s’être nourri, sur la montagne de Cristal, pendant un mois de trekking de :
saucisses,
crackers,
café.
Puis, ses réserves épuisées, de :
sucre,
chocolat,
fromage en conserve,
beurre de cacahuètes,
sardines.
Quand ceci fut presque fini, il fut réduit à :
du riz amer,
de la farine épaisse,
des lentilles,
des oignons,
quelques pommes de terre, sans beurre.
Mais il était, disait-il, le bénéficiaire de bienfaits quotidiens :
le murmure d’amis le soir,
des feux de bois de plantes odorantes,
une nourriture grossière et sans goût,
faire une chose à la fois.
Raymond Carver (1938-1998)
Poète et écrivain de nouvelles, souvent appelé le Tchekhov de l’Amérique, il était l’ami et compagnon de la poétesse Nancy Gallagher qui rapporte de lui ce qu’il appelait la « loi de Carver » : « Ne pas préserver les choses pour un avenir lointain, mais utiliser au mieux ce qu’il y a en soi chaque jour. » À l’âge de cinquante ans, son docteur lui annonce qu’il va bientôt mourir d’un cancer. Dans l’un de ses derniers poèmes, Carver se demande s’il a obtenu de la vie tout ce qu’il désirait. « Oui, se répond-il, je me suis senti aimé sur terre. » Il continue à écrire et à faire des projets, à espérer. Après sa mort, Gallagher trouve une « liste d’emplettes » dans la poche de sa chemise.
« Des œufs,
Du beurre de cacahuète,
Du chocolat chaud,
L’Australie ?
L’Antarctique ? »
Rykkyu et la cuisine kaiseki
Kaiseki signifie en japonais « pierre chaude » et vient de l’habitude des moines bouddhistes japonais à se placer autrefois des pierres chaudes sur le ventre pour calmer leur faim. Cette pratique, qui devint plus tard un genre de cuisine extrêmement frugal et réservé aux élites, n’était pas faite pour calmer parfaitement la faim mais pour rappeler aux participants le rôle de la nourriture dans leur vie et le simple plaisir de manger.
La vie semble nous écarter de plus en plus de nos aspirations spirituelles. Les soucis, les contraintes, le travail nous plongent excessivement dans le monde matériel. La vie nous paraît alors lourde à porter. Elle l’est effectivement lorsque les obligations prennent le dessus sur nos espoirs, notre idéal, notre soif d’exister. Ce que l’on mange, on le réalise alors, a relativement peu d’importance. Il s’agit avant tout, au cours d’un repas, de donner au corps les « vitamines de l’âme », les matières stimulantes d’une disposition d’esprit joyeuse. Ne comptent-elles pas, finalement, bien plus pour la digestion que les vitamines ?
La shojin ryori, cuisine du corps et de l’âme
Shojin ryori signifie en japonais « cuisine pour l’avancement spirituel et la dévotion ». Elle a pour but de faire progresser spirituellement ses adeptes à travers l’acte de préparer et de consommer les repas.
L’entraînement à ce genre de cuisine exige de la part de celui qui la pratique un sens de l’effort total ainsi qu’un parfait contrôle de soi, deux qualités élémentaires et essentielles dans le bouddhisme zen. Elles impliquent le choix d’aliments de saison, des préparations variées, le respect et le goût des ingrédients, l’économie dans les gestes, l’exactitude et à travers tout cela l’appréciation de la vie en général, la recherche d’encore plus d’harmonie avec le reste du monde et un parfait accord avec soi-même.
C’est un véritable entraînement à la simplicité et à la frugalité (même les épluchures, dans les temples zen, doivent être utilisées), une activité de caractère sacré. Mais c’est aussi faire de l’ordinaire une expérience extraordinaire, ce dont on retire une volupté certaine. Dans la pratique de cet entraînement, couper un navet n’est pas moins important que lire ou méditer. Esthétique, morale, éthique, santé, économie, tout y a trait.
Les principes de la cuisine shojin
— La qualité des ingrédients
— L’arrangement de la nourriture par couleurs selon les saisons
— Le gâchis interdit
Ces principes ont eu une grande influence sur la cuisine japonaise en général. La nourriture, et tout ce qui s’y rapporte, doit être aussi respectée que notre vie. Cette cuisine est préparée dans le but de purifier le corps et l’esprit. Équilibrer les qualités de l’aliment selon les saisons, inclure dans la préparation de chaque repas les cinq techniques de cuisson – faire bouillir, griller, frire, cuire à la vapeur et mijoter –, servir les cinq couleurs – vert, jaune, rouge, blanc et noir –, les cinq goûts – salé, sucré, acide, amer et épicé –, s’appliquer aux cinq vertus – foi, mémoire, méditation, énergie et sagesse – voilà ce qu’acheter, préparer, cuisiner, servir et manger devraient représenter pour toute personne soucieuse de sa famille et d’elle-même, et cherchant à honorer de son mieux la vie qui lui a été donnée.
Quoique nos vies modernes soient devenues très confortables, explique le zen, nous nous sommes graduellement éloignés de notre environnement naturel et de l’appréciation des saisons. Nous oublions peu à peu la brise soufflant dans la cime des arbres et les doux rayons du soleil. Regarder la verdeur d’un bois, la couleur d’une fleur ou le vol d’un oiseau ne requiert aucune attention spéciale et, pourtant, ce n’est pas perdre son temps : on recouvre ainsi la santé qui est le fondement de tous les autres biens qu’on peut avoir en cette vie. C’est nourrir, en fin de compte, son « équilibre ».
Nourrir le spirituel
« La chose la plus importante dans la pratique spirituelle est la nourriture : quand vous mangez, comment vous mangez, pourquoi vous mangez. »
Un maître bouddhiste
Contrairement à ce que l’on pense, nourrir sa forme physique ne suffit pas à maintenir sa vitalité. Ce n’est pas tant son corps qu’il faut nourrir, mais son énergie, son dynamisme intérieur. La maladie est un étiolement de l’énergie. C’est souvent la peur de tomber malade qui crée une obstruction intérieure. On ne peut obtenir du jour au lendemain l’accès à la sérénité, dont dépendent santé et longévité. Le stress, mot récent, exprimant, sous l’excès de l’excitation, ce qui trouble et désorganise notre vitalité, est exactement le contraire de « nourrir sa vie ». La nourriture (plus largement le régime) devrait avoir pour but de se concentrer en premier sur sa capacité à déployer et à conserver son potentiel vital. Pour cela, il ne faut plus s’embarrasser du monde entier, des choses, des soucis. Il faut devenir d’une indépendance absolue où le tumulte fait place à la placidité. Car c’est la placidité qui préserve et « nourrit » la vie.