PREMIER TEMPS
Traces d’atomes dans un rai de lumière : le matérialisme abdéritain
I
LEUCIPPE
et « la joie authentique »
1
Sortis des limbes du temps. Jouer la carte du premier philosophe hédoniste, de l’origine d’une pensée du plaisir, de la généalogie d’un tropisme eudémoniste, nommer l’initiateur de ce courant ne va pas sans risque. D’abord, parce que l’histoire trouve ses limites dans la géographie : car cette proposition encyclopédique, outre son caractère subjectif revendiqué, pèche par incomplétude caractérisée, elle s’énonce, s’annonce et doit avouer déjà ses bornes... En l’occurrence, elle laisse dans l’ombre l’Inde, la Chine, l’Afrique et autres continents géologiques tout autant qu’idéologiques. Pourtant, les voyages des philosophes les plus anciens vers la mer Rouge, en direction de l’Orient, en compagnie des conquérants et des marchands, ne manquent pas de produire des effets sur la pensée.
L'astronomie chaldéenne, la médecine chinoise, les mathématiques égyptiennes, l’enseignement des gymnosophistes indiens, toutes les connexions avec les sages grecs interdisent de considérer leur pays d’origine et le Bassin méditerranéen refermés en un vase clos que n’auraient traversé ni les marchandises, ni les épices, ni les idées, ni les hommes, ni les chiffres, ni les techniques. Les philosophes grecs de l’origine ne procèdent pas d’eux-mêmes et l’idée sotte, bien que longtemps colportée, d’un miracle grec, en appelle trop à l’irrationnel du génie d’un peuple pour qu’on ne voie pas dans cette hypothèse une volonté d’éviter de reconnaître des sources, des influences, des impressions marquantes et déterminantes.
Une histoire des idées sumériennes, babyloniennes, égyptiennes, africaines donc, montrerait à l’envi que les Grecs n’inventent pas le dualisme, l’opposition entre le corps tombeau et l’âme chance, la croyance à une vie après la mort, la transmigration des âmes, la métensomatose. Tout cela ne germe pas dans le cerveau d’un Pythagore planant dans l’éther des idées pures où il suffirait de se servir. Derrière ces figures de la sagesse grecque primitive s’entend l’écho de voix anciennes, plus anciennes encore, voix de peuples peut-être sans écriture, sans archives ou sans traces.
Avant les débuts, il existe toujours un autre commencement pour qui cherche bien. Et affubler Leucippe de Milet (vers 460-370 av. J.-C.) du titre de premier philosophe hédoniste expose à s’entendre rétorquer qu’ailleurs il existe un autre nom, une autre figure qui, etc. La première trace apparemment cohérente, oui, mais le penseur inaugural? voire... Les savants pourraient avancer le nom de Mochos, un Phénicien dont on ignore tout et qu’on connaît par la seule allusion de Sextus Empiricus qui lui prête l’invention de l’atome, une position physique à laquelle on peut vraisemblablement associer, en vertu du principe transcrit chez les suivants, de Leucippe à Lucrèce en passant par Epicure, une éthique hédoniste.
2
Fiction, femme ou philosophe? En l’absence de plus amples renseignements sur le père phénicien des atomes, convenons qu’avec Leucippe le Milésien nous disposons d’un nom et de fragments qui permettent quelques hypothèses, et avançons cette idée qu’avec lui s’initie le courant philosophique qui envisage la joie, le bonheur, et pourquoi pas une certaine conception du plaisir, comme des objectifs désirables pour le sage. Avec lui, ou elle, car Jean-Paul Dumont, et lui seul, formule cette hypothèse que le premier philosophe pourrait tout aussi bien être une femme et qu’après tout, l’onomastique témoignant, le premier penseur soit une penseuse... Si rien ne permet de l’affirmer, rien ne l’interdit, le mot convenant aussi bien à l’un et à l’autre sexe. Il me plairait qu’à l’aube de cette génération de philosophes subversifs, joyeux, charnels et terrestres se trouve une femme !
Selon Diogène Laërce – dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres –, Epicure, langue de vipère de première classe si l’on en juge par les propos rapportés sur son compte, a douté de l’existence de Leucippe – Hermarque reprenant ce bobard. On sait que le philosophe du Jardin aimait se présenter comme le seul et unique inventeur, solitaire et génial, de son système. A ce titre il ne reconnaissait aucune influence, surtout pas celles qui sont déterminantes, comme toujours en pareil cas. Saluer Démocrite suffisait, l’ombre de Leucippe n’était pas nécessaire...
Personnage indiscernable, figure impossible à dessiner, Leucippe a pourtant bien existé et on lui doit une œuvre philosophiquement d’importance puisque d’elle procèdent toutes les théories atomistes de l’Antiquité et des périodes qui s’en réclament ensuite – songeons au libertinage érudit du XVIIe siècle, qui réacclimate ces positions philosophiques en se contentant souvent d’une pure et simple démarque des options du premier des matérialistes. Dans ce vivier puiseront tous les penseurs en quête d’une pensée capable de résister au christianisme dualiste, idéaliste et spiritualiste. Sans visage, Leucippe n’est donc pas sans œuvre, notamment une Grande Cosmologie dans laquelle se trouve exposé son système.
3
Réalitédes simulacres. Dans le monde de Leucippe, il n’existe que des atomes, du vide et des mouvements effectués par les premiers dans le second. Rien d’autre. Cette seule formule contient tout le radicalisme d’une pensée qui, soit congédie les dieux, dépourvus de potentialités spirituelles, interdit les âmes défaites de leurs prétentions éthérées et immortelles et rend impossible l’existence des arrière-mondes, au-delà, à côté ou ailleurs, soit transforme les dieux, les âmes et les autres mondes en réalités tangibles, perceptibles, concrètes et rien de moins qu’immanentes. Avec cette seule option, simple, claire et nette, Leucippe arrime les hommes au réel immanent et à sa seule dimension matérielle. Cette date de naissance de la philosophie coïncide avec le congé donné aux mythes, aux fables et aux religions.
Ces atomes s’agencent d’une certaine manière et produisent des simulacres. Ils existent en nombres illimités et, dans des associations relatives à leur forme, leur ordre et leur disposition, ils constituent la matière et la substance de toute réalité, sans exclusive. L'ensemble se meut dans le vide identifié par les atomistes au non-être – car le mouvement ne saurait s’effectuer dans du plein. Chez eux, donc, le non-être est, et il coïncide avec le vide. Dans cet ordre d’idées, la nécessité s’identifie au destin, lui-même réductible aux forces qui constituent la matière. Cet appareillage physique ne varie pas pendant des siècles : des particules insécables, leur mouvement dans le vide, leur agrégation comme cause et condition du réel – les trouvailles les plus récentes de la physique nucléaire n’invalident pas les intuitions de ces philosophes...
Mais qu’en est-il de ces simulacres ? Ils sont composés de pellicules imperceptibles qui émanent des objets et pénètrent dans le corps par ses orifices. Les atomes en suspension dans l’air entrent à l’intérieur du corps par le nez, la bouche, les yeux, les pores ou les oreilles. Les odeurs, les saveurs, les images, les impressions tactiles, les sons, autant de perceptions qui appellent ces structures en mouvement dans l’air et leur trajet de l’objet vers le sujet. La vérité se trouve donc dans les phénomènes et nulle part ailleurs. Le simulacre rend compte des modalités multiples d’un réel unique.
La tradition affirme que cette option physique, cette métaphysique immanente et matérielle, procède d’une observation simple et poétique : la danse des particules en suspension dans un rai de lumière. Dans l’été grec, à la faveur d’une pièce sombre gardant la fraîcheur autant que faire se peut, un jet de lumière blanche trace par l’entrebâillement d’une porte ou d’une fenêtre ; il faut imaginer le philosophe méditant, pensant, réfléchissant devant les grains de poussière dans un rayon de soleil – puis posant les bases d’un matérialisme atomiste qui résiste aux découvertes scientifiques grâce auxquelles on force de plus en plus et de mieux en mieux les secrets de la matière.
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Ethique de la joie authentique. Dans la logique de Leucippe, la physique induit une éthique. En effet, la réduction de toute réalité à la matière confine les dieux dans un espace étroit : ils ne peuvent exister que sous forme matérielle. Comment dès lors ne pas les assimiler à des simulacres? Simulacres parmi les simulacres. Faits de la même étoffe que les songes nocturnes ou les parfums d’olivier, les couleurs du soleil couchant sur la mer ou le chant des cigales, la beauté d’une passante dans les rues du port ou la chaleur sur l’agora en plein midi, les dieux côtoient les hommes de la même manière que les sensations, les émotions, les perceptions, les rêves, les idées. En aucun cas ils n’échappent à la matérialité du réel.
Relégués dans le royaume intermédiaire des phénomènes psychiques matérialisés, ils ne sauraient s’occuper des humains et montrer leur courroux, leur colère, leur jalousie, ils ne peuvent structurellement pas se venger des hommes, les juger, leur envoyer des peines, des souffrances, des catastrophes. Pas de relation possible entre d’éventuelles divinités douées d’extraordinaires pouvoirs et de misérables humains penchés sur leur champ, occupés à leur étal ou travaillant sur le chantier de construction d’un stade. Les dieux s’effacent doucement et laissent la place aux hommes : le matérialisme de Leucippe prépare l’éviction du divin et rend possible le sacre de l’humain.
La physique des atomes et le matérialisme des particules débouchent sur une éthique hédoniste, en l’occurrence une morale de la joie. Certes les fragments sont rares, le contexte de production du livre inexistant, les termes grecs difficiles à rendre dans la langue française, la distinction n’est pas nette, franche et tranchée entre hédonisme et eudémonisme, philosophie du plaisir et logique du souverain bien, l’un et l’autre pouvant d’ailleurs se superposer. De même la joie païenne se lit difficilement, indépendamment de ce que le christianisme a fait de ce terme, confisqué, nimbé d’encens et arrosé d’eau bénite. Mais tout de même on peut avancer qu’une pareille sensibilité procède plus de la célébration de la vie que de sa détestation.
Précaution d’emploi : l’hédonisme fait du plaisir le souverain bien, ce vers quoi on doit tendre, l’objectif à même de fédérer la réflexion et l’action; l’eudémonisme, lui, affirme la nécessité de viser le bien-être, la sérénité, le bonheur. Les deux termes existent et signifient deux choses distinctes, le plaisir et le bonheur ne superposant pas très exactement les mêmes sensations, les mêmes émotions, le même état physique et psychique. Pour ma part, je vois moins deux mondes séparés que deux façons de signifier une réalité identique. Le plaisir peut procurer du bonheur ; le bonheur n’exclut pas le plaisir.
Les deux états diffèrent moins sur la nature que sur l’intensité, voire sur le moment de l’expérimentation. L'individu concerné évolue dans un même monde qui suppose la capacité d’entretenir une relation intelligente avec soi, placée sous le signe de la pulsion de vie et radicalement hostile à toute pulsion de mort. Le plaisir procure une sensation assez violente pour qu’elle court-circuite la conscience : au moment de la jouissance, il n’y a qu’elle et aucune place pour la raison, l’intelligence ou le travail intellectuel utile pour savoir qu’on vit dans ce moment émotionnel spécifique. Son être anéantit la capacité d’une conscience de soi comme sujet ému.
En revanche, le bonheur se situe en amont ou en aval : avant le plaisir espéré ou après celui qu’on a eu, dans tous les cas de figure il se manifeste avec la conscience, grâce à elle et à son intercession. L'état de bonheur, moins violent que celui de plaisir, appelle la douceur, la paix, la sérénité, le calme afférent aux certitudes qu’un événement joyeux va advenir ou vient d’avoir lieu. Avec lui, le corps connaît des transports plus voluptueux qu’avec le plaisir, générateur de forces plus terribles, d’énergies augmentées et considérables.
Mais imaginer l’hédonisme et l’eudémonisme comme deux mondes séparés relève de l’erreur. Aucun instrument de mesure physique ou métaphysique ne permet de qualifier ni de quantifier les intensités utiles pour décider lequel, du bonheur ou du plaisir, tient le rôle principal. D’autant qu’une définition du plaisir s’impose, car deux millénaires de christianisme contribuent singulièrement à diaboliser ce terme et à le rendre inaudible, chargé de miasmes et parfumé aux gaz putrides de l’enfer catholique. Car il ne signifie l’abandon pur et simple à ses instincts que pour ses détracteurs : aucun hédoniste n’a jamais proposé pour idéal les pleins pouvoirs aux instincts, aux pulsions, aux forces nocturnes qui apparentent l’homme à l’animal le plus sauvage, le plus brutal.
L'éthique grecque est eudémoniste. Quelles que soient les écoles, elles invitent l’homme qui pratique la philosophie à se débarrasser de ce qui empêche son bonheur, à travailler sur ses désirs pour les raréfier et les rendre inoffensifs, à se défaire de toutes les attaches qui rendent difficile voire impossible un travail de purification sur soi-même. Le but est l’autonomie, l’indépendance, l’absence de souffrance, de troubles, l’existence heureuse et la vie philosophique qui la permet. Les exercices spirituels, les réflexions, les dialogues, les méditations, les relations de maître à disciple, tout cela vise la construction d’une subjectivité radieuse, solaire, indépendante et libre. Et de la fabrication de cette individualité naît un plaisir, le plaisir pris à soi-même. L'eudémonisme, alors, rend possible l’hédonisme – que définit la capacité à jouir de soi comme d’un être en paix avec soi, le monde et les autres.
Ces précautions d’usage étant prises, revenons à la joie chez Leucippe. Le fragment dans lequel on trouve ce mot – et cette expression : joie authentique – est de Clément d’Alexandrie (vers 140-150 ap. J.-C.) ; il renvoie au propos d’un aristotélicien, Lykos, dont on apprend que, comme Leucime (sic) – dont Jean-Paul Dumont nous dit qu’il peut s’agir de Leucippe (le classement du fragment dans la doxographie leucippienne en fait foi...), il pense que la joie authentique est le but de l’âme et qu’on l’obtient dans la relation et la contemplation des choses belles. Plus de cinq siècles après, le jugement de Clément paraît bien... platonicien! Le butin est maigre... On ne sait rien de cette joie, comment elle peut être authentique, et ce que peuvent recouvrir les belles choses... Que serait d’ailleurs une joie inauthentique? Voire une chose laide? Avant Platon et sa théorie des idées, à quoi peut bien ressembler une théorie de la beauté ?
Du terme joie, on peut déjà affirmer qu’il équivaut à celui de plaisir. Bailly nous apprend que charis et hédoné se superposent la plupart du temps et recouvrent la même signification. Ainsi chez Sophocle, Platon – le Gorgias et le Sophiste –, mais aussi Plutarque. Dans l’acception sensuelle et sexuelle, Homère, dans L'Iliade, Xénophon et Platon confirment cette thèse. Difficile, dans ce cas, de démêler un écheveau où hédonisme et eudémonisme se confondent... Par ailleurs, la beauté envisagée par le même fragment renvoie probablement à l’excellence, à la vertu, à la noblesse et à tout ce qui définit l’idéal de l’époque : le kalos kagathos – beau et bon constituant l’alliage d’une même matière.
Avertis par ces précautions d’usage, prudents sur le sens des traductions qui obligent à utiliser des mots que le christianisme a rendus inaudibles, déroutés par l’absence de contexte et d’éléments plus consistants permettant plus de précisions sur cette question, on conclura tout de même, en ce qui concerne Leucippe de Milet, qu’il invente une physique à l’aide de laquelle il donne à l’homme une place prépondérante, centrale, et qu’il rend ainsi possible une éthique immanente, concrète, à l’aide de laquelle l’existence de tout un chacun se déroule sous ses yeux propres et non sous ceux de la divinité. Puis qu’en ligne de mire de toute vie réussie on peut élire la joie, elle-même parente intime du plaisir.
II
DÉMOCRITE
et « le plaisir pris à soi-même »
1
Fautivement présocratique. Contraindre un philosophe à rentrer dans une case de l’histoire des idées contribue à le dévitaliser, voire à désamorcer son originalité. La réputation se réduit toujours à la somme des malentendus accumulés sur son compte : ainsi d’un Démocrite présocratique. L'affaire semble entendue, car les encyclopédies, histoires et autres instruments normatifs témoignent : le philosophe apparaît dans la catégorie des présocratiques, terme dont l’étymologie suppose sans ambages des penseurs qui exercent avant Socrate...
Le même effet pervers se remarque avec le concept de petits socratiques, voire de socratiques mineurs par lequel cohabitent sous une même rubrique des gens qui ne disposent pas de grand-chose en commun, sinon de donner l’impression qu’ils sont élèves, disciples ou fascinés par la figure et la présence du prétendu maître de Platon. Ainsi d’Eschine, Antisthène, Aristippe, Euclide, Phédon et quelques rhéteurs, cyniques, cyrénaïques, mégariques, difficiles à ranger sous une même rubrique si ce n’est l’écriture d’une histoire de la philosophie sur le principe christique qui fait de Socrate son messie, un genre de Jésus-Christ païen à partir duquel le temps s’ouvre en deux : avant lui, après lui. Les qualifications de présocratiques et de socratiques mineurs procèdent de cette coupure idéologique. Avec cette opération, on gomme la subtilité, les différences, les propriétés singulières et relatives des écoles, des individus, de leurs évolutions propres, pour créer de l’ordre de manière artificielle et se débarrasser plus facilement du divers. Le paquetage présente une utilité certaine : dès qu’il s’agit de s’en défaire, la chose devient plus aisée...
Démocrite, donc. Le fort volume de la Pléiade qui contient l’ensemble des écrits et fragments de philosophes réunis sous la rubrique « présocratiques » propose le corpus qui subsiste du philosophe d’Abdère. Le bon sens voudrait que soit compris sous cette rubrique quiconque a pensé, écrit, travaillé avant Socrate – sa date de naissance, son acmé ou sa mort, c’est selon. Voici les dates de Socrate : naissance en 469 av. J.-C., décès en 399, par l’abus de ciguë démocratique que l’on sait. Celles de Démocrite? vers 460 pour l’arrivée au monde, vers 356 pour son départ. Le calcul paraît simple : dans la fourchette de dates même approximatives, Démocrite est le cadet de Socrate, mais de dix ans seulement, et quand ce dernier succombe, il lui reste entre trente et quarante années à vivre. Pour un présocratique, quelle gageure !
2
Sous le règne des vainqueurs. Que signifie donc cette erreur? Elle paraît d’autant plus scandaleuse que Jean-Paul Dumont lui-même – évidemment – la signale, la remarque et ne déroge pas à la règle en installant Démocrite dans cette relation de soumission à Socrate. Tous ceux qui travaillent sur le philosophe matérialiste constatent la falsification, bien sûr, mais aucun ne répare en extrayant Démocrite de ce corpus où on le noie pour lui interdire de voguer à son compte. Perdu dans la masse, il semble plus facile à éviter. Car voici la raison de cet escamotage : les adversaires du philosophe ont intérêt à ne pas le mettre en évidence, à tout faire pour le dissimuler, à éviter sa popularisation, son existence en plein jour. Pour mieux échapper au débat, à la discussion, à la confrontation des thèses, mieux vaut l’évitement pur et simple...
Nous vivons en effet sous le règne des vainqueurs : l’histoire de la philosophie est écrite par des gens nettement juges et parties. La tradition platonicienne, puissamment relayée par le christianisme, domine l’Occident depuis des siècles. Tout ce qui n’entre pas dans cet ordre est minimisé, négligé, caricaturé, oublié. Démocrite, en figure tutélaire du matérialisme antique, passe à la trappe des idéalistes qui peuvent dès lors laisser croire à la toute-puissance de Platon et de son clergé.
La même plume tenue par les vainqueurs vaut à Socrate – le pauvre Socrate, encore une fois assassiné ! – la réputation que lui fait Platon, et lui seul : platonisé à outrance, il apparaît difficilement dans la majesté de ce qu’il fut, vraisemblablement plus ironiste, plus drôle, plus mystérieux, moins dévot de la cause intelligible que la tradition ne le laisse croire. Un étrange trio de contemporains associe en effet Socrate l’Athénien, Aristippe le Cyrénaïque et Diogène le Cynique dans une figure de style subversif qui gagne à être dissociée du magnétisme platonicien.
A la manière du Crucifié, Socrate fonctionne en point de référence et de rupture. Avant lui, dans un même panier, on installe Empédocle, Héraclite, Anaxagore, Parménide, Démocrite, au mépris de leurs différences et de la richesse de leurs visions du monde. Puis, pour faire bonne mesure, on les affuble d’une pensée magique, thaumaturgique, mythologique, encore embuée de religieux, de fables, qui plus est poétique – ah ! déjà le vilain défaut de l’expression élégante préférée à l’exposition obscure et laborieuse! Avant la raison raisonnable et raisonnante, avant la déduction, l’éristique, la dialectique, le dialogue, la rhétorique, il n’existait bien sûr que discours de sorciers, de mages, de poètes, de prêtres – en un mot, de mineurs et d’enfants fascinés par les histoires...
Or, avant Socrate, on pense. Et comment! Mais pas dans les formes inventées par ses suivants, ses épigones. On embrasse la totalité du monde, on ne vit pas encore sous le règne des oppositions qui structurent la pensée occidentale, on ne se spécialise pas, la totalité du réel vaut comme un terrain d’investigation : on se fait tour à tour et méthodiquement astronome, physicien, mathématicien, médecin, moraliste, logicien, historien, géographe, météorologue, chroniqueur, mais le même homme pratique tous ces savoirs car le philosophe ne doit négliger aucun domaine s’il entend mener à bien sa tâche. En vertu de quelles raisons s’intéresser aux vents, aux volcans, aux comètes, aux étoiles? Dans le dessein de rationaliser, dépasser la causalité théologique et inventer la causalité phénoménale. Pourquoi penser les atomes, le vide, la matière? Afin de ne plus laisser aucune place aux divinités et d’offrir à l’homme un espace magnifique pour ses œuvres. Dans quel but s’occuper des us et coutumes des populations du bout du monde? Pour promouvoir un perspectivisme, envisager la question de l’universalisme, traiter du relativisme.
Chaque domaine abordé vise la constitution d’une vision du monde globalisante et cohérente. La plupart des penseurs avant Socrate n’avaient rien de moins que lui, peut-être même disposaient-ils de quelque chose en plus : l’aspiration à la totalité. Les présocratiques ne sont pas des préphilosophes, mais d’autres philosophes que les suivants de Platon. Bon nombre d’entre eux pensent le réel à partir de lui-même et ne cherchent pas son principe ailleurs. Le feu, l’air, l’eau, le souffle, l’éther, autant de principes physiques qui s’opposent aux options pythagoriciennes du chiffre et du nombre ou de la logique platonicienne des idées.
3
Brûler Démocrite? Démocrite n’est pas plus présocratique que Platon lui-même. Au regard des dates, il mérite d’ailleurs plutôt l’épithète de postsocratique! Son activité coïncide très exactement avec celle de Platon (427-347 av. J.-C). Son œuvre s’épanouit d’ailleurs dans un temps semblable et sur des positions théoriques radicalement opposées : Démocrite ne croit qu’aux atomes et au vide, il congédie doucement les dieux puis fait place nette pour les hommes, il célèbre le réel concret et immanent, il invite à une existence jubilatoire; pour sa part, Platon enseigne les idées, les concepts purs évoluant dans un monde céleste, il sacrifie à une puissance démiurgique et donne aux dieux le pouvoir architectonique sur le monde, il enseigne à se détourner du sensible au profit du seul intelligible, enfin il transforme l’existence en perpétuelle occasion de renoncement. Deux hommes, deux mondes, deux lignages s’opposent terme à terme.
Ces deux manières d’être au monde, de le voir et de le penser sont tellement irréductibles qu’elles produisent deux courants imperméables, celui des vainqueurs et celui des vaincus, le premier déniant même à l’autre le droit de se prévaloir du nom et de la qualité de philosophe. Le combat date, et une anecdote le résume superbement : l’histoire est rapportée par Aristoxène dans ses Mémoires historiques, où l’on apprend que Platon a envisagé de collecter les œuvres de Démocrite afin d’y mettre le feu! Un philosophe auteur d’un autodafé contre un autre philosophe, le fait mérite d’être souligné...
Deux pythagoriciens – les options métaphysiques n’interdisaient pas la proximité des hommes... –, Amyclas et Clinias, l’en ont dissuadé. Non pas qu’ils trouvaient l’idée impensable, le geste indéfendable ou le projet détestable, mais ils estimaient que les livres de Démocrite existaient en un trop grand nombre d’exemplaires pour envisager réellement de rayer son nom de la planète philosophique... Platon, qui voulait exclure les poètes de sa société idéale, ne manquait pas de cohérence et de suite dans les idées en poursuivant de sa vindicte un philosophe dont le tort consistait à ne pas penser comme lui !
Pour réaliser d’une autre manière son dessein déplorable, il s’y prend avec une petitesse qui ne l’honore pas : dans les deux mille pages de ses dialogues, le nom même de Démocrite n’apparaît pas une seule fois – encore moins ses thèses ou leur discussion conséquente. Précisons que dans les oublis notables du philosophe passionné de justice – plutôt idéale qu’effective... – on remarque les patronymes d’Antisthène, Diogène et autres cyniques, tout autant que ceux d’Aristippe de Cyrène (sauf une mention signalant son absence au moment de la mort de Socrate...) et des autres cyrénaïques... Brave Platon !
Indépendamment de tout cela, Démocrite a survécu. Même en morceaux, dispersé, explosé, il demeure. Abondamment diffusé de son vivant, donc vraisemblablement tout autant lu, critiqué et commenté de son temps, sa pensée classée dans le fourre-tout présocratique peut toutefois se lire d’une manière attentive et précise. Ses soixante-dix titres, l’étendue encyclopédique de ses domaines d’intervention, l’abondance des références et renvois dont il a fait l’objet, un peu de chance également, nous permettent de travailler aujourd’hui avec une réelle efficacité – même si, dans les fragments, l’éthique apparaît comme le parent pauvre alors que la physique tient une place importante.
Les incendiaires n’ayant pu œuvrer selon leur souhait, le corpus démocritéen est d’importance puisqu’il équivaut à vingt pour cent de la totalité des fragments présocratiques, quand Héraclite pèse six pour cent et Parménide trois. Pour autant, la bibliographie des travaux qui lui sont consacrés reste désespérément maigre. (Ne parlons pas de Leucippe, sur qui aucun ouvrage en propre n’a jamais été écrit en langue française.) On ne vit pas impunément sous le régime philosophique platonicien, d’autant qu’il a été renforcé par Heidegger et ses suivants, acharnés à redorer le blason d’Héraclite et de Parménide, suivis en cela par des poètes assistés de quelques autres ennemis du matérialisme...
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L'odeur des vierges. Natif d’Abdère, une ville d’Asie mineure – la Turquie d’aujourd’hui –, Démocrite a beaucoup voyagé, plus et mieux que nous qui profitons d’autant moins des nouvelles géographies et des nouvelles histoires que la modernité technologique, si elle compense les écarts de distance en des temps records, abolit désormais le temps du voyage. Le Bassin méditerranéen, à l’époque, ne manque pas de commerçants, de voyageurs, de savants, de curieux ou de philosophes qui cinglent en direction du soleil levant et se mélangent, au bénéfice de la circulation des idées, des savoirs et des cultures.
Démocrite traverse donc la mer, puis une partie de l’Afrique de l’Est. Sorte de Rimbaud préchrétien, il se rend sur les bords de la mer Rouge, traversant ou frôlant le Harar que nous savons... En plus des leçons de Leucippe, il apprend également la théologie et l’astronomie avec des mages chaldéens, les prêtres égyptiens l’initient aux arcanes de la géométrie, pendant que les gymnosophistes indiens – ces contemplatifs végétariens auxquels, via Pythagore et Platon, nous devons certainement plus que nous ne le croyons – lui révèlent probablement l’idéal ascétique et une batterie d’exercices spirituels de méditation.
Ses voyages lui permettent de flamber l’héritage familial partagé avec ses trois frères. Le pécule disparu, il revient au bercail et se consacre à la mise au point de sa vision du monde. L'argent ne l’intéresse guère, ou comme moyen de se simplifier l’existence et de se procurer une vie heureuse. Ainsi, un jour faste, il démontre sa capacité d’amasser une fortune considérable en spéculant sur le blé – avant de renoncer à sa plus-value, se contentant de vanter les méthodes de réflexion qui, par un bon usage de la raison, de la déduction, de la supposition et autres opérations philosophiques ont permis ce prodige devant lequel tous se prosternent...
Son goût le portait plutôt à la vie solitaire et méditative. Au fond de son jardin, il avait aménagé une petite cabane dans laquelle il s’enfermait pour réfléchir et écrire ses ouvrages. Parfois on le voyait également marcher dans les cimetières, lieu par excellence propice aux méditations métaphysiques! La discrétion lui tenait à cœur : on prétend en effet qu’il s’était rendu à Athènes pour assister à un happening de Socrate – pour un présocratique, on mesure la performance... – sur l’agora sans se faire reconnaître, repartant comme il était arrivé, dans l’anonymat le plus complet malgré son immense réputation.
En effet, la lecture publique de son Grand système du monde avait valu un succès considérable au penseur matérialiste. A quoi il faut ajouter, dues à sa rhétorique fameuse et à son évidente habileté pour les causalités inattendues, des prédictions tous azimuts effectuées par jeu mais qui sidéraient les badauds. L'admiration des citoyens grecs lui amenait des sommes d’argent importantes, et des statues à son effigie furent même érigées dans les rues de la cité. Epoque formidable pour les philosophes !
En compagnie d’Hippocrate, le médecin fameux que l’on sait, il rencontre un soir une jeune fille qu’il salue en demoiselle puis interpelle le lendemain en dame. La nuit avait en effet permis à la jeune femme nubile de devenir une femme accomplie. D’où une modification des simulacres qui l’accompagnaient comme son ombre ! Démocrite cumule alors le talent de l’ironiste, du médecin et du philosophe doué pour le jeu des causalités rationnelles...
Le même devint aveugle on ne sait véritablement comment. D’aucuns – Tertullien en l’occurrence, mais on connaît la perfidie chrétienne à l’endroit du philosophe atomiste... – soutiennent qu’il a brûlé ses yeux avec un bouclier dirigé vers le soleil. Mutilation volontaire, donc, motivée par le désir du sage d’en finir avec l’image des femmes qui déclenchaient en lui un désir impossible à satisfaire l’âge venu.
On peut aussi émettre l’hypothèse que la perte de la vue physique signifie l’augmentation de l’acuité intellectuelle. De manière symbolique, en effet, l’aveugle – Homère par exemple... – augmente d’autant sa capacité d’intelligence, au sens étymologique, qu’il évite les distractions afférentes aux visions quotidiennes, banales et triviales. La concentration sur son intériorité permet d’accéder aux vérités admirables interdites au commun des mortels. Et puis, pour percevoir l’enterrement d’une vie de jeune fille, le nez suffit, car les atomes concernent autant l’olfaction que la vision – les formes et les agencements décident.
On prétend également, et l’anecdote compte pour établir les filiations philosophiques (en l’occurrence entre le matérialisme atomiste et la sophistique athénienne), que Démocrite a remarqué dans un port de la Méditerranée l’intelligence, ou l’aura, ou la sagacité d’un porteur particulièrement avisé. Il achète le portefaix, puis le promeut secrétaire. Plus tard, celui-ci deviendra un philosophe de renom répondant au nom de Protagoras, l’affirmateur de l’homme mesure de toute chose...
Enfin, de vierges en portefaix, d’aveuglements en prophéties, Démocrite accumule les années au point que, les dates divergent, mais toutes confirment l’âge très avancé auquel il parvint – sans nul doute il put souffler cent bougies. Mais, sage jusqu’au bout, doué sans discontinuer et maîtrisant sa mort comme sa vie, il accède à la demande de sa sœur et, suprême élégance, diffère son trépas de quelques jours pour permettre à la pieuse dame de sacrifier aux dieux selon le calendrier.
Pour ce faire, Démocrite, qui ne croyait probablement guère aux fictions de sa sœur... se contente du parfum de quelques petits pains placés à portée de nez. L'exploit olfactif lui permet de survivre trois jours, le temps nécessaire aux ablutions familiales et à la mise en règle de sa sœur avec le ciel. Appétit modeste mais sagesse immense, il rend son dernier souffle non sans avoir précisé ses dernières volontés : que son cadavre soit conservé dans du miel...
5
Les anecdotes atomiques. Les anecdotes saturent la doxographie antique. Diogène Laërce – qu’il faut lire ! – en livre des milliers dont les professionnels de la philosophie ne goûtent guère la saveur. Ils ont tort là-dessus comme chaque fois qu’ils se privent du plaisir d’être intelligents, voire de l’intelligence d’un plaisir. Car souvent l’anecdote ramasse le sens de toute une philosophie. La petite histoire n’est pas là une fin en soi, procédant du potin, de l’écume des jours ou de la surface des choses : elle enseigne la profondeur, elle conduit directement à l’épicentre quiconque prête l’oreille à ces sagas miniatures. Souvent l’histoire sera mise indûment sur le compte de l’un ou de l’autre, tel trait d’esprit pouvant caractériser plusieurs philosophes. Peu importe : l’esprit est commun, les philosophes de l’Antiquité, dans leur quasi-totalité, ne mettent rien au-dessus de leur liberté, et mille faits divers attribués aux uns comme aux autres rappellent en raccourci les grandes idées ou les thèses essentielles d’un philosophe.
Hegel avait tort de réduire la philosophie cynique à un ramassis d’anecdotes dépourvues d’intérêt et de sens. Car chez Diogène, comme chez Démocrite, on ne mange pas de la chair crue, on n’est pas pétomane agoraphile, on ne se masturbe pas sur la place publique sans signifier plus que le cannibalisme, l’onanisme et la pétomanie simples : le philosophe affirme de la sorte une théorie de la nature, une position quant à la culture et l’artifice, une thèse sur la pudeur et les convenances sociales.
Démocrite, avec ses parfums de vierge, sa survie aux petits pains et sa momie mielleuse, exprime plus et au-delà de la petite histoire. En l’occurrence, il synthétise dans des figures faciles à mémoriser, donc à expérimenter puis à transmettre, un contenu philosophique. Ces saillies mnémotechniques, ces photographies grecques, voire ces chromos de l’Antiquité, exposent les principes du matérialisme abdéritain et le rendent visible. En ce sens, elles sont des anecdotes atomiques.
Le problème consiste moins dans leur authenticité anecdotique qu’en leur vérité philosophique. Peu importe que Démocrite croise effectivement dans la rue une jeune fille à qui il inflige une leçon de philosophie atomique, l’important est qu’il aurait pu le faire. Mieux : que ce fait divers arraché aux hypothèses des rues d’Abdère permet un vade-mecum du matérialisme abdéritain. Car que dit cette histoire ? La même chose que celle des pâtisseries ou des petits pains ; elle enseigne une semblable vérité que celle du philosophe s’aveuglant à dessein; elle affirme une leçon identique à celle du désir de passer son éternité dans le miel : le réel se réduit aux combinaisons atomiques et aux simulacres qui s’en détachent et circulent librement dans le vide.
On peut professer un cours sur les simulacres et raconter la pellicule écorchée des choses, les atomes qui flottent puis constituent et reconstituent la forme à laquelle ils sont empruntés, on dispose de toute latitude, bien sûr, pour disserter sur la carte d’identité d’un atome, celle de ses agencements avec d’autres molécules insécables, on sait gloser sur le cheminement de ces constructions jusqu’à l’œil, le nez, la bouche, les oreilles, les pores et au-delà, de telle sorte qu’elles contribuent à des images, des sensations, des émotions, des passions, des perceptions, donc des compréhensions, du sens.
Mais on peut aussi se servir de cette très ancienne vierge qui ne le reste pas longtemps en expliquant de quelle manière les simulacres de la virginité, en contradiction avec ceux de l’initiation sexuelle, permettent à Démocrite de briller par un trait d’esprit et de pratiquer ses fameuses prédictions – en fait, des déductions obtenues d’une manière causale rationnelle et classique –, validant ainsi ses hypothèses philosophiques sérieuses. En racontant les aventures du simulacre d’une manière ludique – voire hédoniste! – le philosophe enseigne à des degrés divers, pour des publics différents.
Voilà pour quelles raisons, en se rendant aveugle, le vieil homme pratique une sagesse paradoxale. Bien sûr il peut agir sur ses désirs, en proposer une diététique, à quoi s’ajoute possiblement une arithmétique des plaisirs lui permettant d’accéder à une sérénité identifiable au souverain bien. Mais l’anecdote peut aussi témoigner pour une autre thèse : mettre à distance en ne regardant pas, en se forçant à ne pas voir; identifier le réel à ce qu’il est : une pure et simple conjonction de simulacres à quoi l’on peut se soustraire; affirmer son pouvoir sur l’être via les perceptions; autant d’invites au volontarisme philosophique hédoniste qui permet, en évitant les occasions de déplaisir ou de trouble, de se construire comme une individualité sereine et radieuse.
6
Epiphanie du corps matériel. Sur le terrain philosophique, Démocrite reprend purement et simplement Leucippe : le réel se constitue d’atomes agencés dans le vide; la causalité est immanente et matérielle; il n’existe pas de raison divine; tout passe, l’éternité est une fiction – ou alors seul le changement est éternel; les dieux n’existent pas, la fortune comme modalité de la transcendance non plus; le travail sur soi rend possible une modification de soi. Autant de thèses qui, reprises à Leucippe, ne varient pas et constituent le fonds de toute pensée matérialiste.
D’où un monisme philosophique qui conduit à l’invention du corps un et matériel dès cette époque de la philosophie grecque. Contre le corps schizophrène issu du pythagorisme, Démocrite affirme l’intégrité du seul bien dont nous disposons : pas d’âme séparée du corps, pas de discrédit de la chair et de valorisation de l’esprit, pas d’immatériel prisonnier dans le matériel, enfermé, clos, enclos dans la viande, pas de principe nous reliant au divin, au céleste, opposé à un autre nous rattachant au trivial terrestre, pas d’immortel lié au divin contre un mortel sensible, mais une entité constituée d’atomes et digne en tant que telle.
Pour autant, et loin des dualismes réducteurs, Démocrite utilise les expressions « âme » et « corps » : l’âme et le corps relèvent d’artifices de langage qui permettent tout bonnement de signifier, désigner et caractériser deux instances corporelles, de la même manière que la tête et le corps expriment deux parties d’un même tout, indépendantes dans leurs définitions mais dépendantes dans leurs fonctions. On pourrait écrire : l’âme est le corps ou bien, tout autant, le corps est l’âme. Car, dans l’un et l’autre cas, seule existe la matière, la matière agencée de manière distincte mais obéissant aux mêmes règles, aux mêmes lois atomiques.
L'âme meurt donc en même temps que le reste du corps. Les deux se défont, se désagrègent, se décomposent sous l’action d’une force identique : la mort. Même génération, même corruption. Seuls les atomes se distinguent : l’âme se constitue de particules lisses et sphériques, pour cette raison elles ne sont arrêtées ni freinées par rien. Leur agitation les chauffe et permet ainsi une vitesse aux fonctions psychiques de motricité, de sensibilité et de pensée. Les opérations de mouvement, de perception et de réflexion procèdent donc de ces atomes spécifiques, alors que les atomes spécifiquement somatiques relèvent d’une forme et d’une configuration autres. La psychologie ressortit donc de la physique qui dispose du fin mot de toute chose.
Dans l’agencement, la structure semble pareille à un damier : un atome psychique fonctionne toujours de conserve avec un autre de nature somatique. Les deux agissent et interagissent. L'alternance de corps et d’âme dans la matière rend donc impossible une localisation de l’âme : elle ne réside pas dans un endroit spécifique du corps, comme le cerveau ou la tête, mais partout et nulle part, disséminée, en tout endroit où se trouve la matière. La répartition dans la nature des quantités d’atomes psychiques et leurs relations quantitatives avec les atomes somatiques génèrent une plus ou moins grande vitalité. Force, santé, vigueur et énergie découlent de la proportion de particules ignées contenues dans les entités concernées.
La mort décompose ces agencements. Les atomes les plus chauds se raréfient, alors que le squelette, composé d’atomes somatiques froids, prend les pleins pouvoirs au fur et à mesure. Démocrite dans son bain de miel, une fois mort, laisse croire à un genre de sensibilité post mortem, car la conservation dans cette matière empêche la décomposition et laisse envisageable une permanence de sensations, au sens étymologique : une capacité d’enregistrer encore des modifications vitales – assimilables au rêve et autres simulacres immortels...
Dans un étrange texte, Démocrite propose une allégorie que je dirai « du tribunal ». Elle suppose que, via le philosophe, le corps intente un procès à l’âme et lui demande de rendre des comptes sur ce qu’il subit à cause d’elle. Au motif que l’âme travaille le corps, par la voie des atomes incandescents, et lui inflige des pulsions, des passions, des désirs, autant de blessures, de douleurs et de souffrances, la chair obtiendrait inévitablement réparation, affirme Démocrite. L'ivresse, les plaisirs, la volupté causent la dégradation psychique et physique du corps. Seule une éthique volontariste permet de remettre l’individu au centre de lui-même afin qu’il cesse d’être un objet soumis aux nécessités extérieures. Cette éthique vise la joie.
7
Du plaisir pris à soi-même. S'il existe une éthique hédoniste chez Démocrite, elle réside dans cette désignation de la joie comme finalité de la morale, à quoi s’ajoute l’utilité comme critère du bien. La philosophie atomiste des abdéritains laisse le champ libre aux hommes pour construire leur destin sur terre. Affranchis par la physique qu’on ne saurait craindre les dieux, la nature ni la mort, qu’on peut agir sur les choses pour infléchir leur cours et qu’il existe une puissance du vouloir, il reste à donner le mode d’emploi du processus qui permet de se construire comme un sage et de réaliser un projet d’existence sereine, débarrassée de toutes les craintes, les angoisses, les fictions et autres illusions qui empêchent la tranquillité de l’âme.
Singulièrement, le philosophe d’Abdère pose les bases d’une pensée utilitariste aux effets visibles beaucoup plus tard – en l’occurrence chez quelques Anglo-Saxons du XIXe siècle, tels Jeremy Bentham et John Stuart Mill. En effet, chez Démocrite, le contentement puis l’agréable individuels et subjectifs définissent l’utile. Conséquemment, le mécontentement et le désagréable caractérisent l’inutile. Le projet qui vise la joie et le bonheur suppose chez le sage averti de la méthode hédoniste qu’il est la mesure de l’action et de la morale – les sophistes s’en souviendront. Le plaisir ne se confond pas au bien en tant que tel, il se contente d’en être le signe, la trace et la preuve.
La méthode hédoniste de Démocrite passe par trois moments spécifiques : le premier implique une théorie de la connaissance qui débouche sur un perspectivisme ou un relativisme à même de donner à l’individu une puissance de feu cardinale; le deuxième demande une forme d’athéisme tranquille, du moins un genre d’indifférence à l’endroit des dieux que rend possible la propre indifférence des dieux envers les hommes; le troisième moment en appelle à une diététique des désirs qui génère une authentique pratique du plaisir entendu comme jubilation d’être libre, indépendant, autonome, affranchi de toute crainte, de toute peur ou angoisse.
Premier moment : la théorie démocritéenne de la connaissance identifie le vrai et la représentation d’un objet. Position antiplatonicienne à souhait – les sophistes, dont Protagoras, l’esclave acheté par Démocrite, la recycleront – : la vérité n’entretient aucun rapport avec les idées en soi, le monde intelligible ou un quelconque arrière-monde, elle est immanente, matérielle, concrète et révoque toute transcendance. Là où est le monde se trouve le vrai. Le phénomène et la sensation, voilà les prémisses de tout accès à la vérité. Le simulacre manifeste la dynamique du monde, il existe indépendamment de toute forme a priori.
Puisque la forme des atomes détermine la nature de la sensation, on se trouve en présence – le terme n’existe pas à cette époque, bien sûr, mais l’idée correspond – d’un sensualisme avant l’heure : la connaissance procède des sens et de ce qu’ils appréhendent. Aucune essence ne hante le monde atomique des matérialistes, car il n’existe que des combinaisons de particules en mouvement et arrachées aux objets. Le monisme, le sensualisme appellent le perspectivisme et le relativisme : l’être, c’est d’abord le perçu. En l’occurrence par un individu. En dehors de ce processus simple – un sujet, un objet et une liaison d’un type particulier via les simulacres –, rien de possible.
Deuxième moment : la machinerie antiplatonicienne mise en place par Démocrite fonctionne donc contre le vrai, les dieux, l’âme immatérielle et dépasse les fables pythagoriciennes recyclées par Platon. L'idée de fortune qui renvoie à une transcendance n’a pas de sens; si fortune il y a, c’est relativement à une série de causalités matérielles réductibles à un processus de connaissance. Démocrite en appelle à la raison, qu’il considère comme un instrument fiable et oppose aux croyances – notamment celle à un arrière-monde. Les dieux n’existent pas et il n’y a rien à craindre de ce qui n’existe pas. De ce côté-là, les hommes peuvent se dispenser d’une occasion de déplaisir.
Troisième moment : seul à l’origine du vrai, indépendant de toute tutelle transcendante, l’individu soucieux de parvenir à la sérénité se préoccupera du bon usage de ses désirs et plaisirs. Car ces puissances ne représentent aucun danger en elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où elles troublent l’âme du sage. Il s’agit donc de ne pas désirer n’importe quoi ni n’importe comment et de ne pas viser n’importe quel type de plaisir. Ceux qui aliènent, momentanément ou durablement, sont à éviter. Pas d’intempérance, pas d’excès, pas de démesure, pas d’abandon aux pulsions animales, le plaisir ne se réduit pas à la trivialité d’une animalité débridée, mais à la sculpture de soi et à la construction de son autonomie. Seule et authentique jubilation : prendre plaisir à soi-même.
Car la joie que vise l’entreprise de Démocrite – elle traduit le terme euthymia – renvoie à la tranquillité de l’âme, à son bon ordre, mais aussi à la gaieté, à la bonne humeur, à la bonne disposition tout autant qu’à la santé morale. Non loin se trouvent l’absence de trouble, l’harmonie avec soi, l’équilibre, le bien-être, la congruence, la quiétude, le bonheur. Toutes les traductions évoluent dans ces eaux et confirment l’eudémonisme et l’hédonisme de la position abdéritaine. La fermeté d’âme – une autre acception possible – à laquelle invite Démocrite définit en fait le plaisir subtil du commerce pris à soi-même par un individu qui ne craint rien et peut donc, dans l’indifférence absolue à l’endroit des lois, n’obéir qu’à soi-même et vivre librement.
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Stratégies de l’hédonisme. L'hédonisme comporte une partie bien souvent oubliée. L'aspect positif de recherche du plaisir éclipse la plupart du temps son corrélat : l’évitement du déplaisir. Or peut-être même existe-t-il plus de satisfactions induites par l’évitement d’une occasion de souffrir, d’avoir de la peine, de craindre ou d’être angoissé, que par la quête positive d’une jubilation identifiée comme telle. Ce plaisir négatif suppose la possibilité de ressentir une réelle satisfaction à ne pas souffrir. L'absence de trouble comme génération de joie compte pour beaucoup dans les éthiques eudémonistes et hédonistes grecques.
Démocrite assigne à l’augmentation du savoir une fonction thérapeutique. Son travail encyclopédique – on le surnommait « la Science » – ne visait pas l’accumulation des connaissances pour elles-mêmes mais dans le but de parvenir à produire des causalités rationalistes et immanentes afin que les inquiétudes et les craintes disparaissent. Ecarter les dieux et leurs colères, leurs damnations et autres punitions suppose un travail sur la laïcisation de la pensée : voir dans les enchaînements de causes et d’effets immanents la raison de ce qui advient, permet d’éviter nombre de déplaisirs. Ne plus avoir peur de la foudre, du tonnerre, des orages, des éclairs, des tremblements de terre, des raz de marée, des éruptions volcaniques et autres passages de comètes exige une réduction scientifique et positive de ces événements : le savoir y contribue, la science également.
On évite également les occasions de trouble en se tenant le plus loin possible des affaires publiques et privées. Loin de Démocrite l’idée qu’il faudrait être un bon époux, un bon père et un bon citoyen pour parvenir à la jouissance de soi ! Au contraire : s’occuper des affaires de la cité, s’investir dans la politique, se préoccuper des choses de l’administration, mais aussi faire des enfants, définissent autant d’activités qui conduisent indéfectiblement au désagrément, aux ennuis, au trouble. Le sage se dispensera de tous ces colifichets sociaux et trouvera sa raison d’être en lui-même.
Partisan d’une franche et nette métaphysique de la stérilité, Démocrite invite à ne pas procréer : l’éducation est impossible à réussir. C'est une tâche au-dessus des forces de quiconque. Aucun ne peut s’en acquitter correctement. Or une éducation ratée, plus encore lorsqu’il s’agit de ses propres enfants, voilà une véritable raison de désagréments! Les enfants sont la source d’ennuis, de craintes, de peurs et d’angoisses pour les parents. Leur santé, leur avenir, leur vie, tout devient poids sur les épaules du père ou de la mère.
Faut-il lire, en regard de cette profession de foi célibataire, le fragment dans lequel Démocrite met en perspective la masturbation et la relation amoureuse ? Car le philosophe des simulacres conclut à l’égalité d’effets de l’une et de l’autre pratique. Les conséquences de cette théorie de la désillusion restent à la discrétion de chacun. Pour ceux que démange trop le prurit familial, le philosophe invite à adopter l’enfant d’un autre et conclut que de la sorte on connaîtra le plaisir de choisir l’individu qui convient le mieux à nos fantasmes génétiques...
De même, l’aspirant philosophe tiendra à la plus grande distance les passions qui travaillent le corps et l’âme puis génèrent des troubles considérables comme l’envie, la jalousie ou le ressentiment. Autrui ne constitue pas la mesure de soi, il s’agit de viser des objectifs plus élevés. Un quidam vaut moins, en termes d’idéal, qu’un objectif haut placé comme la vie bienheureuse. Démocrite définit l’idéal : passer sa vie de façon la plus heureuse possible et la moins morose. Sans se mesurer à l’autre, mais toujours à l’aune de cet idéal.
9
Et puis rire... Ne rien craindre ni personne – ni dieux ni maîtres; ne pas entreprendre au-dessus de ses forces et de ses moyens; connaître ses limites et viser le réalisable; ne pas perdre son âme dans des plaisirs dont la satisfaction entraîne sûrement l’insatisfaction; désirer le plaisir de la communauté heureuse avec soi-même; ne pas procréer, ni engendrer; ne jamais s’engager dans les affaires de la cité; ne pas laisser prise aux passions, aux pulsions qui déséquilibrent; ne pas désirer plus que ce qu’on a, ni s’abîmer dans l’envie impossible à satisfaire; consentir aux joies offertes par l’existence tant qu’elles augmentent l’adhésion avec son être; définir l’utile et le nuisible par le contentement et la gêne; s’exercer à chasser de soi les peines rebelles; viser la joie... voilà le mode d’emploi d’un hédonisme qui propose un plaisir fin, subtil, élégant : celui, suprême, de l’autonomie – au sens étymologique.
Alors le rire peut advenir. Le grand rire libérateur de qui comprend que la joie appelle l’adhésion au réel, la célébration du corps, l’amour du vivant immanent et concret, la passion pour ce monde, le seul. Sur le théâtre de Démocrite, les jeunes vierges rient, les anciennes aussi, les philosophes et les portefaix, les boulangers et leurs petits pains, les apiculteurs et leur miel à embaumer également. Rire des enfants et des esclaves, du philosophe incarnant l’antithèse d’Héraclite qui, dit-on, répondait au spectacle du monde par les pleurs.
L'iconographie occidentale a abondamment opposé le rire de Démocrite, le poète à l’écriture claire, aux larmes d’Héraclite, l’acariâtre surnommé « l’Obscur ». Et, de Diogène de Sinope à Frédéric Nietzsche, d’Aristippe de Cyrène à Michel Foucault, on retrouve, comme un trait commun aux matérialistes, hédonistes et autres grands subversifs de l’histoire des idées, cette capacité de rire du monde comme il va. Seuls rient ceux qui prennent le monde au sérieux, justement parce qu’ils le prennent au sérieux. Gardons-nous comme de la peste des philosophes incapables de rire...
III
HIPPARQUE
et « la vie la plus plaisante »
1
Un disciple atypique. En théorie, les philosophes abdéritains se distinguent par un certain nombre de traits caractéristiques, dont le matérialisme atomiste. Rien ne permet de classer Hipparque dans les disciples de Démocrite, ce qu’avance pourtant l’édition Diels-Kranz reprise par Jean-Paul Dumont. Car la méconnaissance dans laquelle nous nous trouvons à l’endroit de cet homme ne permet pas de savoir qui il était, ce qu’il a fait et quels rapports il entretenait avec le philosophe d’Abdère. Les seuls détails dont nous disposons se trouvent dans une mention de Diogène Laërce qui permet de conjecturer sa présence auprès de Démocrite lors de sa mort, sa qualité de pythagoricien et son écriture d’un traité intitulé Sur la joie ou le bien-être.
Toutefois, cela suffit pour qu’une apparente contradiction surgisse : comment un pythagoricien pourrait-il être également un abdéritain? Car Pythagore enseigne très exactement le contraire de Démocrite : le dualisme, la déconsidération du corps, l’idéalisme, le spiritualisme, l’ésotérisme, l’immortalité de l’âme, la métempsycose, la métensomatose, l’idéal ascétique, le renoncement et autres vertus qui rapetissent. Comment un disciple du philosophe du Nombre pourrait-il aussi sacrifier au penseur de l’Atome? On n’en saura rien puisque seul demeure un texte qui, effectivement, permet d’intégrer Hipparque au corpus des auteurs hédonistes et vaut à son auteur un classement dans les disciples de Démocrite.
Le traité d’Hipparque pourrait procéder des imitations, un genre extrêmement pratiqué à l’époque antique où l’on n’entretient pas le culte de la propriété littéraire, la passion du droit d’auteur ou la religion de la nouveauté, qui ont amené l’usage contemporain des citations entre guillemets. En ces temps où se reconnaissait l’autorité d’un maître, on s’autorisait volontiers de ses thèses pour écrire un ouvrage à sa manière tout en le signant de son nom sans encourir l’accusation de plagiat. Les pseudos abondent et il faut démêler l’écheveau : un texte signé Platon n’est pas forcément de lui mais procède sûrement de son inspiration, malgré l’ensemble des distorsions effectuées par la subjectivité de l’épigone.
2
Vade-mecum hédoniste. Le bref texte d’Hipparque semble plus proche de la sagesse populaire que de la philosophie à proprement parler. Des sentences nous parviennent, signées de Démocrate (sic) et habituellement présentées comme de la main de Démocrite. J’ai peine à croire que la hauteur de vues philosophiques du penseur d’Abdère se double d’un exercice sentencieux de morale moralisatrice. Un à la manière de Démocrite, mais avec moins de talent, me semble plus probable qu’un texte signé de lui : les aphorismes dispensent un catéchisme à l’usage du plus grand nombre dans lequel on invite à dire le vrai plutôt qu’à mentir, à préférer le bien au mal, à se méfier des méchants, à obéir aux lois, à dédaigner les biens de ce monde, à penser avant d’agir, à pratiquer le repentir, à chérir l’amitié, et autres petites maximes au service des grandes vertus.
Démocrite? Peu probable... D’autant que ces aphorismes pourraient tout aussi bien être signés par un homme de la rue, un quidam sans formation philosophique ou l’une de ces belles âmes qui font que l’on intronise les prêtres doués pour le sermon. L'éthique abdéritaine mérite mieux, et l’absence de fragments essentiels sur ce sujet ne doit pas conduire à prendre pour des lanternes philosophiques ces vessies antiques sans grand intérêt. Dans ce contexte d’imitation, de manque éthique, d’épigone maladroit, de sagesse populaire présentée comme une morale en bonne et due forme, les pages d’Hipparque se doivent lire à la manière d’un pense-bête hédoniste consignant ce qu’il faut faire, penser et croire pour parvenir à la vie la plus plaisante.
D’abord, envisager l’existence tel un grand voyage. Quiconque connaît tant soit peu les conditions du voyage dans l’Antiquité mesure la métaphore à sa juste valeur! Les bateaux sont mal calfatés, les côtes jamais lointaines, les vagues dangereuses, le cabotage offre la meilleure assurance en cas de naufrage, certes, car on ne sait guère nager, mais les embarcations transformées en planches flottant au gré des flots semblent chose fréquente... Sur terre, ça n’est guère mieux : il faut compter avec les voleurs, les pillards, les détrousseurs de bourse. Dans tous les cas de figure, l’aventure guette...
Comme dans un périple, on doit donc s’attendre à tout : l’existence ne coïncide pas toujours avec un voyage d’agrément. Hipparque donne les détails : le corps est périssable, les maladies menacent, et elles sont nombreuses; l’âme aussi connaît ses affections, et pas des moindres. Entre dysenterie et impiété, rétention urinaire et illégalité, le chemin paraît étroit pour qui s’aventure dans la vie avec le désir d’éviter la vallée de larmes ! Les désirs et les pulsions assaillent la chair; certains relèvent de l’exaction pure et simple, du crime, ainsi de l’inceste, du parricide, sinon de l’infanticide. Quand on ne risque pas ces périls, les catastrophes naturelles nous guettent : les inondations et les sécheresses, la peste et la famine...
Face à ce tableau, les biens paraissent rares et qui plus est périssables, passagers. De la même manière, les hommes vivent une existence limitée dans le temps, finalement très courte en regard de l’éternité. Autant transformer ce moment passé sur la planète en occasions de jubilation. Comment? Par exemple en jubilant de tout ce qui nous arrive et se place sous le signe du bien, en jouissant de ce moment, en adhérant à cet instant. Prendre conscience de la richesse d’un instant précaire mais heureux, savoir qu’il est une grâce dans une existence majoritaire-ment placée sous le signe de la négativité, voilà une recette facilement applicable et directement pourvoyeuse de joie. Cette énergie positive permet de supporter plus facilement les mauvaises surprises de l’existence.
Le souci de ce qui est doit se doubler d’un refus de ce qui pourrait être. Ne pas se contenter d’être et envisager l’avenir, parier et tabler sur les potentialités d’un futur possiblement extraordinaire génère trop de déconvenues. Le désespoir advient si l’on a espéré, la déception surgit parce que l’on a attendu; leçon de sagesse : ne pas espérer, ne pas attendre, faire avec... Toute philosophie hédoniste invite à une concentration sur la seule modalité présente du temps : elle invite à ne pas laisser à la nostalgie ou à la futurition un quelconque pouvoir sur soi.
Autre leçon à même de générer la joie : dans le négatif, chercher et savoir trouver les raisons de découvrir une positivité : les coups du sort nous privent de notre fortune? très bien, voilà autant de soucis en moins, d’inquiétudes évitées, de craintes épargnées. Ils nous enlèvent notre pouvoir? parfait, la situation nouvelle nous dispensera de fréquenter des parasites, considérables dans les lieux de puissance et d’argent. Ils nous enlèvent des amis? excellent, qui sait en effet si ce n’étaient pas de futurs ennemis ainsi heureusement hors jeu...
On tâchera également de ne pas se prendre pour le centre du monde. Eviter la paranoïa, dirait-on dans les termes d’aujourd’hui. Car on se plaint souvent que des catastrophes nous arrivent à nous seuls, or elles s’abattent sur tout le monde et de toute éternité. La mort, la vieillesse, la trahison, les revers de fortune encombrent les récits d’historiens et les annales depuis la plus haute Antiquité. Pour quelles raisons s’imaginer que le pire élit prioritairement notre domicile et épargne celui des autres ? Car le négatif se partage inéquitablement, mais personne n’y échappe. On gagnera de la sorte à mesurer sa douleur à une douleur plus grande que la nôtre.
Se plaindre ne sert à rien, pleurer non plus, gémir encore moins. La joie procède également du spectacle de la misère d’autrui – Lucrèce s’en souviendra – : il existe une satisfaction à voir que le mal agit ailleurs que chez soi et nous épargne. Passion mauvaise, certes, mais efficace : il ne s’agit pas de se réjouir de ces misères accablant autrui, mais de constater le mouvement du monde et la nécessité qu’un jour il en aille de nous comme des autres. Mais en attendant la catastrophe, puisqu’elle tarde, sachons nous réjouir de la paix, du calme avant la tempête.
Hipparque fournit donc réellement un vade-mecum de la pensée hédoniste : aimer ce qui advient; ne pas se perdre dans le passé ou le futur; jouir de l’instant présent; transformer le négatif en occasion de positivité; éviter la vision égocentrée du monde et des choses ; mesurer sa peine à celle d’autrui. A quoi il ajoute la pratique de la philosophie comme occasion de purification, de sagesse et de réconciliation de soi avec soi, avec les autres et avec le monde. En nous souciant des splendeurs de la philosophie, nous établissons avec la trivialité du monde une distance utile et nécessaire pour créer une vie heureuse et joyeuse.
IV
ANAXARQUE
et sa « nature éprise de jouissance »
1
Couper et cracher sa langue... De la même manière qu’Hipparque le pythagoricien tient des propos vaguement inspirés du matérialisme de Démocrite, Anaxarque, surnommé le Bienheureux, se trouve classé dans les disciples du philosophe d’Abdère bien qu’on en fasse également un sophiste, un cynique, un pyrrhonien... A l’époque, il est vrai, la manie classificatrice n’est pas la même qu’aujourd’hui et un philosophe se fabrique sans problème sa petite pensée personnelle en effectuant des copiés-collés à l’aide de morceaux empruntés à différentes doctrines. On prélève ce qui présente de l’intérêt pour soi sans se soucier de mériter l’étiquette de disciple orthodoxe : la pensée appartient à tout le monde et le syncrétisme, s’il conduit à la sagesse, mérite le respect.
Même remarque pour bon nombre de philosophes de l’Antiquité, les zones d’ombre et les interrogations paraissent plus nombreuses que les savoirs clairs et précis, les informations certaines et les vérités sur Anaxarque. On le sait natif d’Abdère, lui aussi. Il a vraisemblablement été le disciple de Démocrite – encore un présocratique d’occasion! De même il a accompagné Alexandre dans sa conquête de l’Asie et a rencontré, lui aussi – mais qui écrira un jour l’histoire de ces philosophes inconnus? –, les gymnosophistes indiens auprès de qui il a pris des leçons. Pour le reste, à part deux ou trois anecdotes, rien n’a subsisté. Anaxarque le Bienheureux a emporté dans sa tombe, elle aussi inconnue, les secrets de ce surnom désirable !
Une fois encore l’anecdote ramasse la philosophie du personnage, du moins son tempérament, sa nature. Deux d’entre elles racontent un homme qui ne s’en laisse pas compter et préfère, à la manière de Diogène, sa liberté à la compagnie ou à l’affection des grands, son autonomie à la proximité complice des gens de pouvoir et d’autorité. Le trait de caractère entretient peut-être de manière très lointaine un rapport avec le désir abdéritain de se libérer des craintes et des angoisses, conjecturons donc un désir d’une thérapie matérialiste de se créer une souveraineté inoxydable, fût-ce au prix de l’insolence cynique.
Ainsi, en présence de Nicocréon de Salamine, un tyran de Chypre qui menace de le punir de ses frasques en le faisant broyer dans un pilon, Anaxarque répond que le satrape peut bien lui infliger ce châtiment, mais qu’il ne punira que le corps, la matière du philosophe, pas lui-même, ni sa réalité, ni sa vérité. Au même qui lui cherche des noises et menace de lui couper la langue, il se la tranche avec les dents et la lui crache au visage. Même si l’on prête également l’anecdote à Zénon d’Elée, retenons que l’histoire fait d’Anaxarque un homme que le pouvoir n’effraie pas, que les puissants n’impressionnent pas, qui ne craint pas l’autorité et qui, autonome, jouit de sa liberté comme du bien le plus précieux.
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Le philosophe bienheureux. Seuls les personnages béatifiés par l’Eglise méritent habituellement cette qualité, en attendant les délices de la sainteté catholique, apostolique et romaine. Mais d’Anaxarque d’Abdère il paraît difficile aujourd’hui de dire en quoi, comment et pourquoi il fut nommé Bienheureux. Certes il jouit de lui-même en électron libre, ce qui, à l’évidence, procure une réelle jouissance, mais les preuves manquent de son activité hédoniste. Le surnom suppose vraisemblablement la rédaction d’un traité sur le sujet, ou des propos et saillies allant dans ce sens, ou encore des reparties échangées sur ce sujet avec des comparses, mais rien n’est certain. Une anecdote laisse pourtant entrevoir une ébauche de réponse et permet de conjecturer que cet homme qui transfigure le monde en un vaste théâtre produit par les songes et la folie faisait résider le bonheur – ou la joie, ou le plaisir – dans la capacité de ne se laisser affecter par rien qui provienne de l’extérieur.
Ainsi – car on le présente également comme le maître de Pyrrhon, figure emblématique du scepticisme –, Anaxarque se serait un jour perdu puis enfoncé dans un marécage alors que Pyrrhon passait par là. Le philosophe de la suspension du jugement, du doute, fidèle à son indolence philosophique et à son indifférence existentielle, aurait laissé Anaxarque à sa mésaventure, passant son chemin comme si de rien n’était... Au lieu de se fâcher, se vexer ou d’en prendre ombrage, le Bienheureux loue l’impassibilité, le flegme et la grande sagesse de Pyrrhon parti ailleurs – brosser ses petits cochons, comme il le faisait volontiers.
Posons donc que l’hédonisme d’Anaxarque, comme de nombreux eudémonismes grecs – ceux d’Apollodore de Cyzique, de Nausiphane de Théos ou Diotime de Tyr par exemple, mais sur lesquels rien ne subsiste sinon un souffle, une phrase, un souvenir... –, faisait résider le souverain bien dans l’impassibilité, la capacité de ne pas se laisser affecter par le monde, ses petitesses et ses mesquineries. Très probablement, la joie philosophique consiste à vivre au-dessus des contingences habituelles, à côté des préoccupations du plus grand nombre, dans un autre endroit que sur la scène triviale du quotidien de l’homme de la rue. Plaisir d’être et d’exister comme une individualité solaire, libre, indépendante, autonome, inaccessible aux violences venues d’ailleurs : un tyran, le corps, le désir, le social, la nature ou la famille. Le plaisir définit dès lors la jouissance de soi comme une souveraineté réalisée, conquise et radieuse.