QUATRIÈME TEMPS
Plaisir du désir résolu : la constellation cynique
VII
DIOGÈNE
et « jouir du plaisir des philosophes »
1
Les aboiements du concept. Cyrénaïques et cyniques partagent nombre de positions idéologiques et philosophiques. Sur le fond antiplatonicien, comme sur la forme théâtrale, subversive, joyeuse et ludique, ils se trouvent indistinctement gratifiés de mêmes anecdotes qui prouvent leur parenté intime. La distinction entre les deux écoles paraît souvent arbitraire, schématique, plus à même de faciliter l’entrée d’une pensée vivante dans une case que de rendre compte honnêtement de sa saveur et de ses arabesques. La doxographie les montre se connaissant, se parlant, côtoyant les mêmes tables, fréquentant les mêmes cours ou les mêmes figures, sinon les mêmes anonymes : un efféminé, un bossu, un marchand de poisson, un débardeur, un chauve ou des pirates, et tout le petit monde d’Athènes.
L'ennemi commun reste Platon, le Commandeur aux velléités pyromanes. Et nombre d’histoires retenues sur le compte de tel ou tel s’éclairent à la lumière du contexte antiplatonicien. D’une certaine manière, le combat se mène contre l’idéalisme de Platon au nom de son prétendu maître, Socrate, l’homme libre, le magicien du verbe, le parleur fabuleux, le faune ironique qui arpente les rues de la cité en interrogateur facétieux et n’a cure de visiter les profondeurs de cavernes hypothétiques. Antisthène, Diogène et Aristippe communient dans la même exécration théorique et physique de Platon. Dès qu’ils le rencontrent, ils le critiquent, le moquent, le fustigent, l’agressent – ce à quoi ce dernier répond sur le même registre, quand ce n’est pas à lui que l’on doit la déclaration des hostilités... Diogène demande – et je me réjouis que pareil mot fût prononcé – à quoi peut bien servir un philosophe ayant passé toute sa vie dans cette activité sans jamais inquiéter personne...
Les protagonistes du triangle subversif partagent donc un antiplatonisme déconstruit par une geste qui comprend l’humour, l’ironie, les railleries, les jeux de mots et autres facéties verbales construites sur les homophonies. Antisthène le premier, le père fondateur de l’école cynique – dit « le Vrai Chien » –, affirmait en pur nominaliste qu’il voyait bien des chevaux, certes, mais pas de caballéité platonicienne. L'idée de cheval n’existe pas car seule sa réalité est. Plus tard, et sur le même principe, d’aucuns affirmeront que le concept de chien n’aboie pas. Car dans un monde d’idées pures, la vie manque quand triomphent fantômes, fantasmes et fictions...
Plus tard, le disciple Diogène – dit « le Chien Royal » –, effectue de semblables variations sur le même thème. D’où l’anecdote du philosophe à la lanterne qui a beaucoup fait pour – et contre! – la réputation du cynique! Chevelu, barbu, pieds nus, besace au côté et bâton à la main, le manteau double enveloppant son corps vaguement puant, non loin du tonneau – une amphore plutôt, le tonneau étant une invention gauloise... – où il passe toutes ses nuits, Diogène chemine dans les rues d’Athènes, en plein jour, une lanterne à bout de bras, effectuant des moulinets, braquant l’objet dans la direction des passants et ajoutant qu’il cherche un homme...
On sait Diogène capable de traîner un hareng au bout d’une ficelle pour mériter son statut de disciple d’Antisthène, d’élever un fromage à la dignité d’objet philosophique, de donner des leçons de détachement à l’aide d’une écuelle sortie de son sac puis jetée au fossé de l’histoire, d’en appeler à des cornes et au syllogisme pour se moquer des pratiques logiciennes du Grand Ennemi, de chausser des gants de boxe ou de sortir en marche arrière de la palestre pour prouver l’excellence d’une position philosophique, mais pour les cyniques comme pour leurs frères cyrénaïques, les contextes manquent souvent et l’on reste alors à l’écume de l’anecdote. Or tout ceci fait sens, l’histoire de la lanterne plus qu’une autre.
En effet, Diogène cherche moins un homme en particulier, tel qu’il pourrait le trouver ou le reconnaître dans la foule, qu’il ne quête ironiquement l’homme de Platon, l’humanité quintessenciée – car, bien sûr, on ne rencontre pas plus d’idée que de forme intelligible, on risque aussi peu de tomber nez à nez avec un concept qu’avec un hippogriffe ou un centaure! Pas plus que n’existe l’Homme digne de mériter ce nom grâce à ses qualités développées, travaillées et sublimées... L'idéal n’existe pas, on ne le trouve jamais – d’où la quête infructueuse à la lanterne. En revanche, celle-ci éclaire autant de particuliers et de singularités que possible : le menuisier, le rhéteur, le musicien, le sportif, le percepteur ou le sycophante.
Le même Platon fait les frais d’une autre facétie cynique un jour qu’il pérore en public et définit l’homme, encore lui, comme un bipède sans plumes. Sans se démonter, ni se départir de son sérieux, Diogène lui balance un poulet plumé dans les jambes, qu’il annonce comme son homme – obligeant le philosophe des idées pures à repréciser son concept, et à ajouter : aux ongles plats... N’empêche, l’ambiance philosophique ne manquait pas de piquant sur l’agora d’Athènes! On fustigeait alors les idées pures, l’idéalisme et l’intellectualisme platonicien avec de meilleurs arguments que des discours à n’en plus finir.
2
Eloge du poisson masturbateur. On imagine mal Platon se masturbant sur la place publique! Lui qui vantait les mérites de toutes les pruderies possibles et imaginables, n’aurait pas manqué, dans une cité gouvernée selon ses bons principes, de mettre Diogène au cachot, voire de lui offrir un cratère rempli de ciguë. Car le philosophe cynique, on le sait, l’anecdote a traversé les siècles, agissait ainsi en public et usait de son braquemart tel un objet philosophique. Mais qu’on se rassure, c’était pour la bonne cause : l’édification des citoyens!
La leçon aurait pu se donner avec moins de théâtre, d’emphase ou de rouerie ironique, mais les conclusions resteraient les mêmes : il s’agissait de faire l’éloge de la physis contre le nomos, de donner la voie à suivre pour pratiquer en bon philosophe à même de comprendre la nécessaire indexation de son comportement sur la nature, de récuser la culture, de prendre modèle sur les animaux et d’écarter les objurgations de la loi, de la morale, du bien et du mal, du vice et de la vertu promulguées par l’ordre social et reprises en chœur par le plus grand nombre. Un poisson en fit un jour la démonstration.
Dans le port d’Athènes, de Sinope ou de Corinthe, Diogène avisa en effet – un gode? une morue? une barbue? une raie? un mulet? – un poisson qui, tenaillé par le désir, se frottait contre une pierre; il s’en trouva aussitôt mieux, capable dès lors de reprendre le cours normal de ses activités philosophiques. (Renseignements pris, le poisson ne se masturbe pas, mais la femelle dépose un frai recouvert par la semence d’un mâle, donnant lieu à une fécondation, mais on n’est pas chez Aristote, il ne s’agit pas d’ichtyologie mais de métaphore...)
D’où, quelque temps plus tard, l’onanisme que l’on sait. Diogène déplore en effet qu’on ne puisse satisfaire son désir sexuel avec la même innocence et la même simplicité que l’animal marin. Ou que les hommes, ses congénères, qui apaisent leur faim ou leur soif en prélevant des olives sur l’arbre ou en se rafraîchissant à la fontaine quand l’envie les prend. Leçon de sagesse : là encore suivre la nature, refuser la culture, ne pas se soucier des convenances, mais surtout, se moquer du regard et du jugement d’autrui, première condition pour parvenir à une véritable sagesse. En bons disciples, Cratès et Hipparchia s’exécutent et, en guise de travaux pratiques, s’accouplent sur la place publique et contribuent à la geste cynique, déjà riche en événements...
Que dit l’anecdote, essentiellement? Qu’on ne saurait trouver son bonheur en suivant la voie tracée par le nomos, qu’il faut en revanche suivre les invites naturelles, et puis assumer la solitude du travail philosophique qui condamne au regard désapprobateur du plus grand nombre, incapable de comprendre pourquoi, comment tel ou tel geste surgit dans le cours habituel d’un monde où tous, en esclaves, se contentent d’obéir aux injonctions de la société. En citoyen du monde, mais plus encore en habitant de l’univers, du cosmos, Diogène révèle l’un de ses secrets hédonistes : le bonheur est affaire de solitude, et il se paie de la mécompréhension des spectateurs non engagés dans ce cheminement rude.
3
Un matérialisme cannibale. En revendiquant nettement la voie ardue, le cheminement raide et rapide pour parvenir à la vertu, le cynisme s’installe du côté de l’austérité et des philosophies qui usent de l’ascèse comme d’une méthode pour parvenir au vrai. L'ascèse n’est pas l’ascétisme : elle suppose l’effort, la tension, le travail, la volonté, de redoutables exercices pour parvenir à la maîtrise de soi. Et les belles âmes, pressées de confondre l’hédonisme et de l’identifier à la voie facile, à l’abandon, à la détente, aux avachissements, concluent que l’ascèse et l’hédonisme s’excluent, l’un rendant l’autre impossible. Erreur majeure, car l’hédonisme suppose l’ascèse, il y contraint. Le cynisme montre cette voie et affranchit tous ceux qui pensent obtenir le plaisir par l’abandon à ses désirs, quand il en est d’abord et surtout la maîtrise, la domination, la conduite. L'hédonisme oblige à la force et répugne à toutes les faiblesses.
Le corpus cynique reste flou. On dispose d’une poignée infime de fragments qui permettent des conclusions sur ce sujet. Tout juste des conjectures, des hypothèses, des suppositions. Un étrange texte de Diogène Laërce – écarté sans explication par la critique universitaire d’un revers de la main dans une note cursive comme ne relevant pas authentiquement du corpus... – met en scène un Diogène vantant les mérites de la consommation de chair humaine! L'anecdote pourrait passer : onaniste et pétomane, le philosophe ajouterait sans difficultés le cannibalisme à ses talents, mais la justification pose problème...
Car Diogène affirme dans ces quelques lignes un matérialisme mal vu dans la tradition philosophique : il soutient le principe, fort peu platonicien mais dans les cordes du matérialisme, que tout est dans tout et partout. De sorte que le pain, la viande et les légumes ne se distinguent pas aussi nettement qu’on pourrait le croire a priori, car dans le pain on trouve de la viande, dans les légumes du pain. Plus, et mieux : tous les corps s’interpénètrent par le biais des particules invisibles – l’expression s’y trouve... – qui empruntent des tracés et passages ouverts par les pores. L'ensemble s’unit sous forme de vapeur. Comment mieux professer un matérialisme dans les règles ?
Manger son prochain devient donc un exercice philosophique : rien d’impossible, d’abord parce que d’autres peuplades agissent de la sorte sur la planète, mais aussi parce que tout se retrouve et que l’économie générale du monde s’en trouve préservée. La matière du cadavre de mon prochain se trouve recyclée, pas perdue, modifiée, transformée et remise dans le grand jeu des particules en mouvement. Le cannibalisme – ou l’omophagie – devient un argument en faveur de l’atomisme; l’inverse étant d’ailleurs tout aussi vrai... Plus antiplatonicien, on ne fait pas !
De cette manière, Diogène raconte un corps, son corps, le corps. Pas d’âme, pas de chair séparée, une seule et même matière, celle qui supporte l’exercice philosophique et la pratique ascétique. Le corps est l’âme, agir sur l’un suppose solliciter l’autre. Se rouler dans le sable l’été, dans la neige l’hiver, voilà des pratiques qui visent à endurcir la carcasse, certes, mais également l’âme. En travaillant sur ses muscles, sa peau, son souffle, en agissant sur sa nourriture et en pratiquant de manière frugale, en s’exerçant à la dure à s’aligner sur les leçons d’endurance et de sobriété données par les animaux – les grenouilles et les souris, qui ont l’affection de Diogène... –, le philosophe se crée liberté, il se fabrique en démiurge de lui-même.
Dans cet ordre d’idées, Diogène se retrouve paradoxalement à faire l’éloge de Médée, habituellement mal vue et réduite au parangon de femme hystérique, aveuglée par la jalousie, vengeresse, capable, afin de laver l’affront d’un banal adultère, de tuer sa rivale et d’égorger ses propres enfants pour leur interdire l’héritage. Loin de la condamnation morale habituelle, Diogène célèbre la magicienne apparentée à Circé comme une femme sensée qui transfigure les corps faibles, usés et fatigués des hommes dont elle s’occupe en individus forts et vigoureux, par l’exercice de la palestre et de l’étuve. Là où d’aucuns voient dans ses activités les seuls chaudrons dans lesquels elle cuit certains hommes pour en rajeunir d’autres, Diogène célèbre l’empire sur soi via la sollicitation de son corps.
Corps et âme réconciliés dans, par et pour l’effort, le philosophe cynique invite à une maîtrise radicale de soi : ses désirs, ses instincts, ses pulsions, il s’agit chaque fois de parvenir à l’empire sur soi. Pour ce faire, il invite également à une purification des plaisirs : certains sont à bannir, à fuir comme la peste, d’autres surviennent très précisément à ce moment de l’opération qui consiste à se garder des passions mauvaises. D’où une diététique non pas des désirs, comme plus tard chez Epicure, mais des plaisirs eux-mêmes. De la négation de certains plaisirs surgit un autre plaisir, plus fin, plus subtil, plus dense : seul le philosophe peut le connaître.
4
Plaisirs de l’avoir, plaisirs de l’être. La mise en regard de certains textes permet de mieux comprendre le fonctionnement intérieur de la pensée cynique. Certes, Antisthène assimile le plaisir au souverain mal, il invite à se garder de toutes les jouissances quelles qu’elles soient, il stigmatise la volupté identifiée à la mollesse. Mais en même temps, il pratique le bordel et se justifie en disant que lorsqu’il ressent le besoin de plaisir sexuel, il résout le problème en prenant la première venue – pour le plus grand bonheur des laides et des disgracieuses habituellement négligées... Mettre en perspective ces deux informations évite le contresens, le malentendu ou l’incompréhension qui surgissent si l’on distingue bons et mauvais plaisirs.
Les mauvais plaisirs, ceux de l’homme du commun, procèdent de l’avoir : se marier, faire des enfants, fonder une famille, courir après l’argent, guigner les honneurs, aspirer aux richesses, viser des réputations, espérer des renommées, fréquenter des puissants ou des gens en vue, voyager, faire de la politique, autant de vices, de perversions et d’objectifs qui pourrissent l’existence. La recherche de ces fausses valeurs conduit à coup sûr au désenchantement, à la désillusion, aux regrets. Fictions, poudre aux yeux, plaisanteries, fariboles et compagnie...
En revanche, les bons plaisirs, ceux du philosophe, entretiennent une relation directe avec l’être. Lesdits philosophes, d’ailleurs, peuvent goûter aux mêmes plaisirs que les autres – ainsi des filles de joie flétries d’Antisthène, mais aussi des gâteaux ou des bonnes tables associés parfois à Diogène de Sinope – mais autrement, dans un autre état d’esprit que l’homme du commun. A ceux qui lui reprochent de passer du temps dans ces lieux, comme nombre de philosophes décidément grands consommateurs de maisons closes, Diogène rétorque que le soleil entre bien dans les latrines sans pour autant cesser d’être lui-même, et surtout en ne se souillant pas...
Le vrai plaisir consiste à se moquer du plaisir – disons-le autrement : le plaisir du philosophe implique le mépris de celui du quidam. L'authentique suppose la joie incessante, l’absence de chagrin, la paix de l’âme, la sérénité, l’esprit joyeux et autres preuves dynamiques de la jubilation en acte. Les frelatés augmentent la peine, creusent le désir et alimentent le besoin sur le principe de l’éternel retour du pire. A qui lui dit que vivre est un mal, Diogène répond : non, pas vivre, mais mal vivre. Puis il donne ses recettes pour une existence réussie.
Plaisirs triviaux contre plaisirs subtils, la distinction naît à cette époque, elle reste d’actualité : l’hédonisme renvoie à la construction des jubilations, il exige la fabrication délicate d’édifices élaborés pour parvenir à des émotions ouvragées. Doit-on préciser qu’il est le contraire de l’obéissance aux instincts les plus bas des animaux et suppose l’inverse de la soumission aux mots d’ordre grégaires du moment ? – les nôtres renvoyant au consumérisme qui traverse les siècles et se métamorphose selon les besoins. La philosophie seule permet de faire le tri, de distinguer les plaisirs qui aliènent de ceux qui libèrent et prouvent la signature joyeuse d’un travail réussi sur soi.