Chambly, décembre 1814
Quinze jours avant Noël, dans leur grande maison de Chambly tenue au chaud par cinq âtres ronflants et un poêle à tuyau, monsieur et madame de Rouville se réjouissaient de l’arrivée de leur fille Julie, accompagnée de son mari Charles de Salaberry et de leur petit-fils, Alphonse. Le froid s’était bien installé, la neige était tombée en quantité suffisante pour faciliter le passage des carrioles et la petite famille était arrivée sans encombre pour les fêtes. Les Rouville espéraient les avoir avec eux pour un séjour de quelques semaines, mais les Salaberry leur réservaient une bien meilleure nouvelle.
— Charles a résilié le bail de notre logement de Montréal, annonça Julie en déposant son petit garçon entre les bras de sa mère.
Ce dernier, reconnaissant sa grand-mère, manifesta sa joie pour le plus grand plaisir de madame de Rouville.
— Ce qui signifie? interrogea monsieur de Rouville.
— Ce qui signifie que Julie et le petit resteront auprès de vous quand je ferai les allers-retours à Montréal que nécessitera mon service d’inspecteur des milices, précisa Salaberry.
Le visage de son beau-père s’illumina.
— Voilà qui me réjouit!
La voix de monsieur de Rouville n’avait plus la force qui la caractérisait autrefois, même si personne ne pouvait se méprendre sur sa joie d’apprendre que sa fille et son gendre allaient s’établir définitivement à Chambly.
Les époux Rouville se consultèrent. Charles et Julie savaient-ils à quel point ils répondaient à leur vœu le plus cher? Madame de Rouville, qui ne s’était jamais montrée très maternelle avec Julie, manifestait d’autres dispositions depuis la naissance de son petit-fils – qu’elle gâtait outrageusement –, cependant que son mari considérait Salaberry comme son propre fils. Le vieux colonel, la voix remplie d’émotion, annonça:
— Dans ce cas, mes chers enfants, il nous sied de vous offrir en avancement d’hoirie un lopin de terre. Vous pourrez y faire construire une demeure digne du héros de Châteauguay, mon cher gendre.
Le ton de sa voix montrait à quel point il admirait son beau-fils.
— Il s’agit du terrain adjacent au nôtre, borné par la banlieue militaire et donnant sur les rapides de la rivière Chambly, précisa-t-il. Et en attendant, il est entendu que notre toit est aussi le vôtre.
— Vous nous comblez! le remercia Julie en se jetant dans les bras de son père. Rien ne pouvait nous faire plus plaisir. N’est-ce pas, Charles?
— Je sais à quel point tu aimes cet endroit! C’est aussi le berceau de nos amours, et personnellement, je préfère cent fois être ici qu’à Beauport.
Salaberry avait repoussé l’idée de s’installer dans sa paroisse natale. Ses parents et ses sœurs habitaient toujours la maison familiale où il avait passé son enfance, mais ils étaient consumés par un incommensurable chagrin. Pas question d’imposer à Julie une vie de tristesse à pleurer ses trois frères morts. Le cadeau inattendu de ses beaux-parents offrait la meilleure excuse pour s’établir à Chambly.
Devant l’air ému et heureux des Salaberry, monsieur de Rouville toussota pour recouvrer un peu de prestance avant d’ajouter:
— Si le voisinage des constructions militaires vous gêne, nous pouvons facilement vous trouver un autre site, suggéra-t-il encore, sachant les vexations infligées à son gendre par l’armée britannique.
— Je reconnais là l’affection attentionnée d’un père, répondit Salaberry, touché par l’aimable attention de monsieur de Rouville. Seulement, le site plaît à Julie, alors il me convient également, conclut-il tout en prenant la main de sa femme pour y déposer un baiser.
Une fois qu’ils furent tous remis de leurs émotions, madame de Rouville posa sur sa fille un œil intrigué.
— Tu es bien pâle.
— De quoi vous inquiétez-vous? demanda son époux, le ton légèrement moqueur. Ces traits tirés ne sont dus qu’à la fatigue du voyage.
— Hum! fit la mère avec un sourire complice à sa fille. À mon avis, cette petite mine pâle annonce une autre bonne nouvelle. Me trompé-je?
Julie opina de la tête et Salaberry confirma les soupçons de la dame.
— Nous attendons du nouveau pour juillet, chère mère, déclara-t-il fièrement en adressant un regard tendre à sa femme, ce qui la fit rougir comme une jeune fille.
— Mes enfants! Mon vieux cœur est au comble du bonheur! J’espère que tu nous feras une belle petite, cette fois! se réjouit le père de Julie, avec un clin d’œil à sa fille.
Plus tard, après que les Salaberry eurent réintégré leurs appartements du manoir de Rouville, et tandis que le sieur Alphonse faisait sa sieste et que ces dames prenaient un peu de repos avant l’heure du repas, Salaberry se confia à son beau-père. Lui aussi avait pour ce dernier la réelle affection d’un fils.
— Cette fois, c’est vrai, je quitte l’armée.
— Votre décision a été longuement mûrie, approuva monsieur de Rouville.
Lui-même ancien militaire, il n’arrivait pas à comprendre le traitement que l’armée britannique réservait à un officier de la valeur de Salaberry. Aucune récompense n’était encore venue souligner l’exploit de Châteauguay par les Voltigeurs et George Prévost y était pour quelque chose.
Gouverneur du pays et commandant en chef de l’armée britannique au Canada, Prévost n’avait cessé de jouer double jeu. Non content de s’être octroyé la victoire de Châteauguay auprès du prince régent, il avait minimisé le rôle de Salaberry – pourtant déterminant – à tel point que son gendre s’était vu refuser une promotion à laquelle il avait droit. Ce dernier avait reçu cette décision comme une gifle. L’armée britannique, qu’il avait fidèlement servie pendant plus de vingt ans, l’avait trahi. Rempli d’amertume, il s’était résolu à vendre sa commission de commandant du régiment des Voltigeurs. Depuis, il avait appris que son ancien régiment serait démobilisé, ce qui avait achevé de le désillusionner. Il se contentait désormais d’un poste d’inspecteur des milices d’infanterie légère et attendait la fin de la guerre pour mettre un terme définitif à sa carrière militaire.
— J’admets qu’après la dernière humiliation que vous a fait subir Prévost…
La phrase de monsieur de Rouville demeura en suspens. Le seul nom du gouverneur général suffisait à faire sortir de ses gonds Salaberry. Comme de fait…
— Le fourbe! Il me recommande pour le poste d’inspecteur des milices, mais par-derrière, il écrit en Angleterre pour me dénigrer et il en profite pour m’enlever encore une fois tout le crédit de Châteauguay. Infâme, abject, méprisable personnage, choisissez dans la liste, tous ces qualificatifs s’appliquent.
— Que diriez-vous de faux-cul? proposa Rouville en ricanant. Autrefois, nous n’avions pas peur des mots, alors qu’aujourd’hui, le moindre vent de travers offusque les beaux esprits, ajouta ce digne fils des Lumières qui avait connu le Paris de Louis XV et de Voltaire dans sa jeunesse.
— Dire qu’à Québec, mon propre père se laisse éblouir par les belles manières du gouverneur et lui fait des ronds de jambe, déplora Salaberry sans relever le trait d’humour de son interlocuteur.
— Providentiellement, un haut personnage veille à vos intérêts. Il est rare de voir un prince d’Angleterre être le «plénipotentiaire» d’un officier canadien, et catholique de surcroît.
Monsieur de Rouville faisait allusion au duc de Kent, frère du prince régent, et donc, prince d’Angleterre. Le protecteur et ami de Salaberry était régulièrement intervenu en sa faveur en mettant un frein aux vives réactions de l’officier: par exemple, en interceptant une lettre de démission envoyée à Londres sur un simple mouvement d’humeur. Un geste qui l’aurait privé d’une pension non négligeable, et son gendre n’avait pas les moyens de cracher sur l’argent, même par orgueil!
— Nous sommes plusieurs à reconnaître vos mérites. Votre ami le général de Rottenburg, par exemple, de qui vous fûtes l’aide de camp, fait partie de vos admirateurs, tout comme votre serviteur, le consola monsieur de Rouville, en levant son verre en sa direction.
Comme la plupart des Canadiens, il prononçait Rottembourg, à la française, en évoquant le nom de l’ancien supérieur de Salaberry.
— Fi de ma carrière militaire! s’exclama ce dernier. Je serai trop heureux de mettre un point final à cette comédie, d’autant que vous venez de m’offrir de quoi occuper largement mon esprit.
Cette fois, monsieur de Rouville crut discerner une lueur malicieuse chez le vainqueur de Châteauguay, car malgré l’évocation de ses déboires, celui-ci lissait consciencieusement son sourcil droit, signe d’un état de grande satisfaction.
— Dès l’arrivée des beaux jours, j’entreprendrai la construction de notre future demeure. La vente de ma commission de commandant des Voltigeurs m’a rapporté la belle somme de neuf cents livres. Désormais, dear sir, ce projet occupera tout mon temps libre.
Dans les jours qui suivirent, Salaberry se mit à rêver d’une maison élégante, pareille à nulle autre dans les deux Canada réunis. Dès que ses responsabilités lui laissaient un peu de liberté, il passait de longues heures à travailler les plans de sa future demeure.
Fort d’un talent pour le dessin, il avait déjà produit plusieurs esquisses qu’il montrait fièrement à Julie.
— C’est merveilleux, Charles! Je suis certaine que c’est aussi beau que le palais de Kensington!
Dans sa jeunesse, son mari avait eu la chance de séjourner dans la prestigieuse demeure du duc de Kent. Ne restait plus qu’à engager un maître de chantier. Les heures de repas au manoir de Rouville étaient désormais ponctuées de discussions enthousiastes et animées. Le nom d’Antoine Papineau revenait fréquemment. On disait de lui qu’il était le bâtisseur le plus habile de la région.
Julie décida de prendre les choses en main. Trois jours avant Noël, les joues rougies par le froid, elle rentrait de chez les Bresse, où la maîtresse de maison l’avait invitée à visiter sa demeure nouvellement restaurée.
— Tu sais à quel point ils étaient découragés par l’état de délabrement de leur maison, transformée en hôpital pendant la guerre? rappela-t-elle à son mari en retirant sa lourde pelisse d’hiver. Ils ne savaient plus quoi en faire après le départ des militaires.
— En effet, intervint monsieur de Rouville qui devisait tranquillement avec son épouse et son gendre au coin du feu. Ils ont fait appel à ce Papineau et, ma foi, le résultat est surprenant.
— Madame Bresse en est si heureuse qu’elle affirme que le maître menuisier a changé sa vie, enchaîna Julie en riant. Depuis, elle a entièrement redécoré sa maison avec ce goût sûr qu’on lui connaît.
Elle entreprit de décrire la belle dimension des pièces, ainsi que le pianoforte et la somptueuse cheminée du «salon», mot prononcé avec distinction par madame Bresse voulant donner le nom moderne à la pièce qu’on appelait généralement chambre de compagnie.
— Un peu comme si la belle Françoise possédait enfin un écrin convenant à sa beauté brune, fit remarquer le père de Julie.
— Hum! Madame de Rouville décocha un regard oblique à son mari. On croirait entendre monsieur Boileau qui frémit chaque fois que la femme de Joseph Bresse s’approche de lui.
— Il est vrai que mon vieil ami est sensible aux charmes de cette chère madame Bresse, plaisanta son époux sur un ton platonique, sans danger pour la quiétude de sa femme. Trêve de galanteries! Salaberry, faites venir ce Papineau pour lui montrer vos plans. Vous pourrez juger par vous-même si tous les mérites qu’on lui prête sont réels!
Le lendemain, dans la matinée, Julie convoqua Jeanne, sa domestique qui lui servait aussi de femme de chambre. Elle s’était attachée à sa servante, qui était à son service depuis le début de son mariage, et lui faisait pleinement confiance.
— J’aimerais que tu serves le thé à quatre heures. Et surtout, veille à ce que les domestiques du manoir ne s’en mêlent pas. Elles oublient toujours quelque chose. Toi seule sais comment le préparer selon les indications de mon mari.
— Je fais toujours de mon mieux, madame.
Jeanne allait quitter la pièce lorsque sa maîtresse ajouta:
— Au fait, monsieur de Salaberry attend un visiteur. Il s’agit de maître Papineau.
— Le… maître menuisier?
— Celui dont on ne cesse de chanter les louanges. Tu le connais?
— Comme tout le monde au village, répondit la servante en s’étranglant.
— Enfin, il devrait être bientôt là. Tu comprends que monsieur est impatient de le voir, continua Julie en souriant. Il entend lui confier le chantier de notre maison. Lorsqu’il arrivera, conduis-le immédiatement dans la bibliothèque. Mais… qu’as-tu, ma fille?
Le visage de sa servante était devenu subitement pâle.
— Tu ne te sens pas bien?
— Non non, madame. Un malaise soudain, aussitôt reparti.
Julie la dévisagea.
— Tu es certaine? Je te trouve les traits tirés.
— Je vous assure, madame, que je vais bien.
Mais un peu plus tard, lorsque le fameux maître Papineau se présenta chez les Rouville, ce fut plutôt Joseph, un grand gaillard au teint sombre, qui le conduisit auprès du lieutenant-colonel de Salaberry.
L’air réjoui, ce dernier s’approcha pour lui tendre la main.
— Je ne vous imaginais pas si jeune, commenta le militaire.
— Pourtant, mon colonel, il y a au moins cinq ans que j’ai terminé mon apprentissage chez Jean-Marie Proteau. Par la suite, j’ai travaillé pour lui – et pour d’autres – comme compagnon, avant de diriger moi-même des chantiers. Ce que je fais depuis deux ans avec succès, si vous permettez.
Pendant qu’il parlait, Salaberry passa à l’inspection celui qu’il comptait embaucher comme maître de chantier. Antoine Papineau, vingt-sept ans, était d’une taille un peu plus grande que la moyenne et affichait un visage avenant sous d’épais cheveux bruns, coupés très court. Le militaire nota avec plaisir qu’il portait un habit légèrement usé, mais bien coupé et brossé soigneusement, tout comme ses bottes noires qui reluisaient. L’homme lui plaisait.
— La maison sera construite le plus près possible de la rive, là où les rapides courent entre les îlets avant de se jeter dans le bassin de la rivière.
— Merveilleuse idée! le complimenta Papineau. Le site est magnifique.
— Ma femme adore entendre le bruissement des cascades d’eau vive, expliqua Salaberry. C’est une musique qui la berce depuis toujours, ajouta-t-il en déployant un grand document enroulé: les plans de sa future maison.
— C’est vous qui les avez dessinés? demanda le maître menuisier, admiratif.
— J’ai quelques connaissances en architecture, fit modestement son futur employeur avant de poursuivre. Notre demeure s’élèvera sur deux étages lorsqu’on la verra du côté du chemin, mais la bâtisse suivra la déclivité du terrain vers la rivière, il y aura donc trois étages du côté de l’eau, indiqua Salaberry en montrant ces détails sur le plan.
Antoine examina attentivement les dessins. Il était prêt à tout pour obtenir ce contrat. Il aurait entièrement refait les plans si cela avait été nécessaire, car généralement, la plupart des gens n’y connaissaient rien. Visiblement, ce n’était pas le cas de monsieur de Salaberry. Les proportions, les mesures, les calculs, tout y était détaillé.
— Je n’ai jamais rien vu de tel!
Le ton d’Antoine était flatteur… et sincère.
— Je veux une maison exceptionnelle, s’enthousiasma Salaberry. Lucarnes, fenêtres et portes disposées en symétrie suivront le style palladien si cher aux Britanniques, et le toit à quatre versants se prolongera en larmier sur de longues galeries qui ceindront entièrement la maison sur les deux étages. Quant aux murs extérieurs, ils seront recouverts de crépi blanc.
— L’effet en sera saisissant! approuva Papineau. Et cette rotonde de forme octogonale, quelle idée originale! Cela aurait pour effet de rompre la monotonie de la ligne droite du mur qui donne sur la rivière. Le détail charmera l’œil de vos invités lorsque vous recevrez au jardin, l’été.
Flatté, Salaberry considéra le maître menuisier.
— Monsieur Papineau, considérez que vous êtes engagé!
Antoine se retint de crier sa joie en sautant au plafond. Le chantier Salaberry était à lui! L’avenir s’annonçait radieux.
Les deux hommes continuèrent à discuter jusqu’à la brunante, moment où Julie vint chercher son mari.
— Que je te présente notre nouveau maître de chantier! s’écria ce dernier. Ma femme fait servir un copieux thé à l’anglaise. Soyez notre invité, maître Papineau.
— Avec joie!
Les parents de Julie les attendaient dans la chambre de compagnie. En les voyant arriver, monsieur de Rouville comprit sur-le-champ que Salaberry était déjà entiché de l’homme.
— Master Papineau est exactement celui que je recherchais!
Madame de Rouville n’était pas aussi heureuse de voir qu’il avait convié l’artisan pour le thé. Parfois, son gendre avait des idées saugrenues qui la surprenaient… désagréablement. Comme prendre le thé avec un inférieur! Elle décida toutefois de faire bonne figure:
— Maître, une question me hante. Êtes-vous apparenté avec le député Papineau de la Chambre d’assemblée?
Madame de Rouville faisait allusion à Louis-Joseph Papineau, un ami de la famille Boileau. Depuis deux ans, le député fréquentait mademoiselle Emmélie Boileau, une amie de Julie, par ailleurs, et certains parlaient même de fiançailles à venir.
— Certes, madame, c’est un cousin du troisième degré.
— Il faut que vous m’expliquiez comment, car je m’y perds entre tous ces gens qui portent un même nom de famille.
— Les Papineau de Chambly et ceux de Montréal forment deux branches séparées, mais cousines. Notre ancêtre commun est Samuel Papineau, dit Montigny. L’un de ses fils, mon grand-père François, est venu s’établir dans la seigneurie de Chambly en 1735. Un autre fils de Samuel, prénommé Joseph, est le père du notaire de Montréal et donc, le grand-père de Louis-Joseph Papineau.
Monsieur de Rouville opina.
— J’ajoute que les familles Papineau de la seigneurie de Chambly réussissent très bien dans les métiers et que vous êtes entre bonnes mains, confia-t-il à son gendre. Cela dit, à moins que ces dames ne veuillent me faire mourir de faim, il est temps de se restaurer. Julie, il faudrait sonner Jeanne.
— J’ai déjà fait appeler, répondit sa fille, s’étonnant de voir qu’ils n’étaient toujours pas servis. Elle ne semblait pas bien, ce matin. Si vous voulez m’excuser, je cours voir à la cuisine ce qui s’y passe.
Elle revint au bout de quinze longues minutes, l’air consterné.
— Jeanne n’est pas là. Personne ne l’a vue depuis que je lui ai parlé. Joseph est allé voir dehors. Il a eu beau s’égosiller à l’appeler, elle ne semble nulle part. J’ai envoyé la vieille Rose, votre servante, voir dans les chambres des serviteurs.
— La petite effrontée! s’offusqua Salaberry, que toute forme d’indiscipline rendait furieux.
— Calme-toi, Charles. Jeanne est une fille sérieuse et il y a certainement une explication toute simple à son absence. Si elle est partie sans prévenir, c’est qu’elle avait une bonne raison.
Madame de Salaberry tentait de s’en convaincre. Puis, lorsque Rose rapporta que la jeune servante avait emporté presque tous ses effets personnels, elle fut confondue.
— Peut-être a-t-elle appris une nouvelle navrante concernant sa famille et sera-t-elle de retour dans quelques jours?
— Et moi, je dis que si elle ne s’est pas présentée demain… et avec un motif valable, elle peut dire au revoir à sa place chez nous, tonna Salaberry, fâché, et appuyé en cela par madame de Rouville qui hochait la tête.
— Monsieur Papineau, peut-être l’avez-vous croisée en venant chez nous? insista tout de même Julie. Il s’agit de Jeanne Ménard. Elle affirmait vous connaître.
Antoine, qui depuis le début de cet échange contemplait les motifs du tapis de Bruxelles – sans doute par discrétion –, ne parut pas voir de qui il s’agissait.
— Ce nom ne me dit rien.
— C’est vraiment curieux, nota madame de Salaberry, de plus en plus préoccupée. En attendant, j’ai demandé à Joseph d’apporter le thé.
— La petite mam’zelle est servie, annonça en effet le domestique en entrant dans la pièce chargé d’un lourd plateau chargé de la théière et des pâtisseries.
Le serviteur noir, né esclave dans la famille Hervieux, c’est-à-dire celle de madame de Rouville, était très attaché à Julie, sa «petite mam’zelle», qu’il connaissait depuis son enfance et à qui il vouait une affection sans bornes. Son arrivée déclenchait toujours quelques sourires en coin. Joseph arborait dignement une perruque poudrée, car il voyait dans cette coiffure un symbole de noblesse. Cette fois, son air sérieux reflétait l’inquiétude causée par la disparition de Jeanne. Lui aussi affectionnait la jeune femme: elle ne s’était jamais moquée de sa couleur de peau.
— Merci, Joseph, dit madame de Salaberry lorsqu’il déposa son fardeau sur une petite table de la chambre de compagnie. Elle ne s’est confiée à personne, pas même à toi? insista-t-elle à nouveau.
— Jeanne, fille secrète, expliqua gravement Joseph. Peut-être malade? Elle pâle, frottait ses yeux. Rouges qu’ils étaient.
— Ces servantes, s’impatienta madame de Rouville, on ne peut jamais s’y fier! Eh bien, ma fille! Il ne te reste plus qu’à en chercher une autre.
— Je n’y comprends rien, répéta Julie en commençant à verser le thé pendant que son père s’emparait d’un morceau de gâteau. Vous prenez du sucre, monsieur Papineau?
Le menuisier s’était déjà servi sans attendre l’offre de la maîtresse de maison. Cette dernière ne releva pas l’impolitesse, préoccupée du sort de Jeanne.
«Si je n’ai pas de nouvelles demain, je me rendrai chez Marguerite Talham, songea-t-elle. Lison, sa servante, est la sœur de Jeanne. Et si je n’obtiens rien de ce côté, j’irai alors au presbytère consulter mademoiselle Bédard. Qui sait si la sœur du curé ne m’apprendra pas quelque chose qui m’échappe?»
Le lendemain, Jeanne manquait toujours à l’appel. Après le dîner, Julie se rendit jusqu’à la maison des Talham.
— Demandons à Lison, suggéra Marguerite, la femme du docteur.
Sa servante fut tout aussi étonnée, gênée même, d’apprendre une telle chose.
— Je vous assure, madame, que je n’ai eu aucune nouvelle de ma sœur depuis qu’elle est de retour à Chambly, affirma-t-elle à madame de Salaberry en faisant une petite révérence. Et si je peux me permettre, c’est honteux qu’elle parte de chez vous, une aussi grande dame, sans mot dire.
Lison en rougissait sous son bonnet festonné.
— Voyons, tu n’es pas responsable, la rassura Julie.
— Moi aussi, je suis confuse, s’excusa Marguerite. C’est tout de même moi qui vous l’ai recommandée.
— Ma chère Marguerite, ne vous en faites pas. Nous finirons bien par savoir ce qui s’est passé. Je vais aller faire un tour au presbytère.
— Vous croyez que Marie-Josèphe aurait eu vent de quelque chose?
— Toutes les nouvelles finissent toujours par aboutir au presbytère, répondit madame de Salaberry, pour ne pas avouer qu’elle commençait à perdre espoir.
La sœur du curé n’avait entendu parler de rien, comme elle le constata une fois arrivée au presbytère.
— Pourquoi ne pas demander à Charlotte, l’ancienne domestique des Talham, qui est la tante des deux filles Ménard? proposa mademoiselle Bédard.
— Je viens justement de chez les Talham, raconta Julie, et Lison n’avait pas vu sa sœur depuis longtemps. Je crois bien que Charlotte sera dans le même cas. Et auparavant, je me suis même arrêtée chez les Boileau dans l’espoir qu’Emmélie, qui connaît bien nos gens de la campagne, ait entendu une rumeur qui pourrait m’éclairer.
— Étrange, murmura Marie-Josèphe.
— C’est à n’y rien comprendre! soupira Julie.
— Vous m’en voyez désolée, fit la sœur du curé, feignant de compatir.
Difficile, pour elle, d’imaginer les inconvénients causés par le brusque départ de Jeanne alors qu’elle-même ne disposait pas des services d’une domestique.
— Je dois vous laisser. Vous vous doutez que j’ai beaucoup à faire d’ici Noël, à commencer par trouver une nouvelle servante, se désola Julie, déjà prête à repartir.
Madame de Salaberry n’avait pas pris la peine de retirer sa lourde pelisse d’hiver et avait gardé avec elle son manchon de fourrure. Une carriole l’attendait dehors.
— Nous nous reverrons pour le souper de Noël? s’informa-t-elle toutefois, avant de franchir le seuil.
— Mon frère et moi acceptons votre invitation avec plaisir, confirma aimablement Marie-Josèphe, toujours heureuse de passer la soirée du 25 décembre chez les Rouville.
— Nous confierons notre cher curé aux soins des demoiselles de Niverville. Quant à vous, je vous propose d’être la cavalière de mon frère pour l’occasion. Ovide s’est dit ravi de l’arrangement.
— Je le suis tout autant, répondit Marie-Josèphe.
Madame de Salaberry repartie, la sœur du curé reprit son ouvrage. La nouvelle de la disparition de Jeanne Ménard fut aussitôt chassée de son esprit.
Il n’y avait pas que Julie qui avait fort à faire avant la fin de décembre.
En attendant de réviser les comptes de la fabrique – tâche qui soulageait son frère, lui qui détestait les chiffres à s’en confesser –, Marie-Josèphe devait finir de raccommoder l’aube qu’il porterait pour la messe de minuit. Le curé en possédait deux en simple coton, ainsi qu’une fabriquée dans un léger lainage pour l’hiver, car il faisait froid dans l’église à peine chauffée. L’aube qui faisait l’objet de son attention était la plus belle parmi celles que Jean-Baptiste Bédard possédait. Coupée dans un fin tissu de lin, elle était richement brodée et ornée de dentelle. Marie-Josèphe en était très fière, car c’était là son œuvre. Son frère refusait farouchement de faire coudre ses aubes par des dames de la congrégation de Notre-Dame ou des ursulines. Certes, la chape, les chasubles et les étoles provenaient des ateliers des religieuses, merveilleusement habiles pour confectionner les vêtements sacerdotaux. Mais le curé de Chambly, considérant les aubes comme un vêtement plus intime, demandait à sa sœur de les fabriquer pour lui.
La dentelle de l’ourlet était décousue en partie. Marie-Josèphe avait d’abord procédé à plusieurs petits raccommodages pour cacher l’usure du vêtement, puis elle s’était appliquée à repriser la dentelle. Dans un mouvement maladroit, elle se piqua. Une gouttelette de sang marqua le fin tissu blanc qu’elle venait de laver et de repasser.
— Oh, non!
En plus de la réparation, elle devrait nettoyer la tache. Cette journée n’en finissait plus. Et par-dessus le marché, madame de Salaberry qui venait la déranger pour se plaindre d’avoir perdu sa servante! Cette Jeanne – qui sans doute en avait eu assez et était partie sans demander son reste – serait remplacée en moins de deux jours! Les familles nobles ne manquaient jamais de personnel domestique pour les servir. Tandis qu’elle, Marie-Josèphe Bédard, demoiselle de bonne famille éduquée au couvent, devait se passer de servante pour la simple raison que son frère curé ne voulait absolument pas en entendre parler. «Pas d’étrangère dans la maison», arguait-il lorsqu’elle osait en réclamer une.
Découragée, elle s’enfonça dans le fauteuil pour soulager son dos douloureux à force d’être restée penchée. À cette époque de l’année, aussi près du solstice d’hiver, les journées étaient courtes et même en plein jour, le peu de lumière pénétrant à l’intérieur des maisons procurait un éclairage parcimonieux. Il fallait donc allumer des chandeliers pour réussir à travailler. Que diraient ses parents, s’ils vivaient encore, à la voir ainsi ravauder le linge de son frère?
Sur son lit de mort, la mère avait fait promettre à son mari de l’inscrire parmi les pensionnaires des religieuses, croyant qu’avec une belle éducation, elle aurait toutes les chances de faire un beau mariage. Dès sa sortie du couvent, leur père, le boulanger Stanislas Bédard, avait pris sa retraite et était alors venu vivre chez son fils, le curé de Chambly, traînant dans son sillage la benjamine de la famille. Jean-Baptiste, son aîné de douze ans, était le seul qui pouvait les accueillir.
Les autres frères étaient tous mariés, sauf un qui était sulpicien. Le plus âgé, prénommé Pierre-Stanislas, comme leur père, s’était lancé en politique. Chef du Parti canadien, il avait même fondé un journal, Le Canadien, et était entré en lutte ouverte contre le gouverneur de l’époque, ce qui lui avait valu la prison. Un épisode que Jean-Baptiste souhaitait oublier, non parce qu’il en avait honte, car leur frère était dans son droit et le gouverneur Craig avait agi de façon inique. Mais à la même époque, le curé de Chambly était pris avec une église incendiée et réclamait désespérément les autorisations épiscopales et civiles nécessaires pour la reconstruction. Marie-Josèphe et Jean-Baptiste s’étaient souvent demandé si le fait d’avoir un frère proscrit n’avait pas nui à la cause. Tout s’était finalement bien terminé: l’église de Chambly avait été reconstruite et Pierre-Stanislas était sorti de prison. Depuis, ce dernier avait été nommé juge à la cour du banc du Roi à Trois-Rivières. Aux prises avec une vie conjugale orageuse, il ne pouvait s’embarrasser d’une jeune sœur que, d’ailleurs, il connaissait à peine. Joseph, un autre de ses frères, avocat réputé de Montréal, de surcroît, député à la Chambre et également père de famille, se disait entièrement accaparé par sa profession. Si bien que personne chez les Bédard n’avait pu prendre en charge la petite dernière après la mort du père.
Jean-Baptiste l’avait volontiers gardée avec lui. Elle lui serait éternellement reconnaissante de lui avoir évité l’indigence, sauf que sans une servante, toute sa belle éducation ne servait à rien.
Soudain, des larmes venues sans prévenir mouillèrent ses yeux et sa poitrine se gonfla d’un incommensurable sentiment de solitude. Elle avait bien sûr des amies à Chambly, mais comme elle aurait aimé avoir une sœur ou une mère près d’elle à qui confier ses petites misères de femme. Pas même une servante!
Une servante qui lui aurait également permis de porter de véritables toilettes de demoiselle, comme il convenait à son rang. Le plus souvent, elle devait se contenter de robes semblables à celles des habitantes qui n’avaient pas d’aide pour s’habiller, s’attachant devant plutôt que derrière. Elle n’allait tout de même pas demander à son frère curé de nouer les fines cordelettes servant à fermer une robe élégante dans le dos. Non! Même pour cela, elle devait s’arranger toute seule. Pour sortir, elle ne disposait que d’une unique robe de mousseline, qu’elle avait habilement modifiée afin de pouvoir l’enfiler sans aide, et sous laquelle elle portait invariablement une chemisette qu’elle avait conçue de manière à ce que le col de dentelle dissimule les ouvertures de la robe.
Elle entendit alors la porte de la cuisine s’ouvrir. Jean-Baptiste était de retour. Lui aussi avait eu une grosse journée. Ce jour-là, il y avait d’abord eu deux baptêmes, puis le curé était parti donner les derniers sacrements à la pauvre Angélique Monty, la femme de Gélinot qui n’avait que vingt ans. À son retour, il aurait à peine le temps d’avaler son repas qu’il devrait retourner au faubourg des artisans où l’épouse d’un ouvrier journalier se mourait elle aussi. Au presbytère, les moments d’accalmie étaient rarissimes. On pouvait en dire autant des divertissements. Ce pour quoi Marie-Josèphe se réjouissait à l’avance de cette soirée chez les Rouville. Elle tira vivement son mouchoir dissimulé dans une manche pour se tamponner les paupières.
— Ah! constata son frère en la voyant faire, toi aussi tu as attrapé ce vilain rhume qui court.
Depuis quelques jours, il souffrait d’un mal de gorge et se mouchait continuellement, le nez rougi, l’œil larmoyant.
— Après ton repas, je vais te préparer une tisane avec la potion du docteur Talham, promit Marie-Josèphe.
— Que ferais-je sans toi? la remercia-t-il en soupirant d’aise, tout en s’assoyant à table.
— Il te faudrait prendre une servante, déclara-t-elle.
— Je croyais le sujet clos! grogna le curé.
Ignorant la désapprobation de son frère, Marie-Josèphe déposa devant lui une assiette de bouilli et du pain sans ajouter un mot, puis se dirigea vers la fenêtre. Évoquant la soirée de Noël, elle se rappela les paroles de Julie qui l’invitait à être la cavalière de son frère Ovide.
Même si ce n’était pas le compagnon idéal – la plupart de ses amies fuyaient Ovide de Rouville, mais elle ignorait pourquoi –, la perspective d’une compagnie masculine autre que son frère curé n’était pas pour lui déplaire. Encore une fois, cela ne durerait que le temps d’une soirée. Allait-elle donc toute sa vie servir de bouche-trou?