Tôt ce matin-là, François Valade avait attaché son canot à l’un des piquets qui servaient à l’amarrage sur la rive de Pointe-Olivier, le village qui faisait face à Chambly. Surplombant la crête, les maisons amalgamées au carrefour de la descente et d’un chemin formaient le village autour de l’église paroissiale bordée d’échafaudages, car des maçons travaillaient au clocher. De toute évidence, ici aussi, la prospérité était au rendez-vous.
— Fichtre! échappa-t-il, admirant les belles lignes des murs en moellons.
— Magnifique, n’est-ce pas? approuva un homme qui surveillait les travaux en cours.
Sans s’en rendre compte, François avait parlé à voix haute. L’homme qui venait de l’aborder sans façon était certainement un bourgeois de l’endroit, à en juger par le chic de son haut de forme. Des cheveux noués à l’ancienne mode et d’une incroyable blancheur évoquaient ceux d’un vieillard. Le visage aux traits agréables et à peine ridé annonçait plutôt les abords de la cinquantaine. Avec son large sourire venait un regard incroyablement bleu rempli d’amabilité. L’inconnu s’inclina en soulevant son chapeau.
— Pierre Ostiguy, dit Domingue, marguillier et capitaine de milice de Pointe-Olivier.
De sa canne en bois sculpté, il pointa l’église.
— Elle date de 1785, mais comme le nombre de paroissiens ne cesse d’augmenter et que les affaires vont plutôt bien, nous agrandissons! Il faut savoir profiter de l’essor dont jouit notre paroisse par les temps qui courent.
— À cause des militaires de Chambly?
— Il y a un peu de ça. La demande en bois de construction ou de chauffage, de même qu’en foin et en blé, profite bien sûr aux cultivateurs de la région. Toutefois, notre principale richesse consiste en terres fertiles et nombreuses. Sans compter qu’on défriche beaucoup dans Sainte-Marie, la paroisse voisine, dans la seigneurie de Ramezay, pour ouvrir de nouvelles terres à blé. Tout ce blé, il faut le transporter jusqu’à Québec et Pointe-Olivier est bigrement bien situé pour ce faire. Il faut voir marchands et négociants venus d’ailleurs installer leurs pénates chez nous. Les frères Franchère, par exemple, sont de Saint-Antoine, un village situé de l’autre côté de la rivière Chambly, en aval d’ici. Ils se préparent à construire un magasin-entrepôt et pourquoi, pensez-vous, sinon pour le blé!
— Il semble qu’un marchand canadien vient également d’arriver à Chambly, un certain monsieur Bruneau.
— Bruneau? Hum… Ce nom ne me dit rien.
Tout en parlant, monsieur Ostiguy faisait le tour de l’église et poursuivait:
— En plus de rénover l’extérieur, nous avons entrepris des travaux pour la décoration intérieure avec une équipe de sculpteurs provenant de l’atelier de Louis Quévillon.
— Vous ne pouviez trouver mieux, commenta le maître artisan. C’est le meilleur décorateur d’églises du Bas-Canada… et mon ancien maître.
— En effet, approuva le bourgeois, admiratif, en s’appuyant à deux mains sur sa canne. J’ajouterais même que mon père, le vieux Domingo, enterré sous le banc des marguilliers – et qui plus est, ancien premier marguillier – doit s’en réjouir dans sa tombe.
— Domingo? Votre père venait d’Espagne?
Le sieur Ostiguy sourit, habitué à cette méprise.
— Plutôt du Pays basque, dans le sud-ouest de la France, et parlait une langue que personne ne pouvait comprendre. Pas même nous, ses enfants. Son véritable nom était Harostéguy.
Le curieux patronyme fut prononcé avec un accent étrange, à la fois guttural et rocailleux, que Valade n’avait encore jamais entendu. L’autre s’amusa de son air sidéré.
— J’avoue que c’est une assez bonne imitation de mon père. Vous comprenez maintenant pourquoi nous sommes devenus Ostiguy par la force des choses, ajouta l’intéressant personnage. Et si, à votre tour, vous me disiez à qui j’ai l’honneur de causer? Valade? répéta-t-il, lorsque ce dernier se présenta en soulevant son chapeau. Voilà qui est bien canadien.
Gagné par la courtoisie de cet homme, le maître artisan entreprit de lui faire part de ses principales réalisations à Montréal, comme il l’avait fait pour le curé. Le bourgeois se montra vivement intéressé.
— J’ai pu admirer quelques-unes de ces belles bâtisses en pierre lors de mes séjours à Montréal. Des maisons solidement plantées, bien droites et comportant des ouvertures symétriques placées en parfaite harmonie, suivant les règles du style palladien tellement en vogue de nos jours. Me voici heureux de rendre hommage à votre talent, maître Valade, et j’ajouterais que je déplore fortement ne pas avoir de travaux à effectuer à ma demeure, car je m’empresserais de vous engager, illico presto. Et ça, ce n’est ni du basque ni du français!
Il riait de son bon mot.
— Monsieur, vos compliments me flattent, répondit Valade. Il est vrai que j’aime la belle ouvrage.
Le sieur Ostiguy reprit sa pose préférée, bien appuyé à deux mains sur sa canne.
— Ainsi donc, vous avez laissé votre clientèle huppée de Montréal pour les chantiers de Chambly? Mais cela n’explique pas votre présence à Pointe-Olivier, si tôt le matin.
— J’ai rendez-vous avec un certain Gabriel Papineau. Nous devons nous entendre pour la rénovation de son auberge. Pourriez-vous m’indiquer où je peux le trouver?
— Vous y êtes presque, c’est à cinq cents pieds d’ici à peine, en direction de Saint-Hilaire. Vous verrez à votre gauche un deuxième chemin de descente. La maison que Papineau veut transformer en auberge est à votre droite. S’il n’y est pas, allez à son quai, au bout de la descente. Sur ce, passez une bonne journée, maître Valade!
Le sieur Ostiguy souleva son chapeau et se dirigea vers l’église d’un pas solide qui n’avait nul besoin du soutien de la canne, objet voué à l’élégance de son propriétaire, et Valade s’éloigna dans la direction indiquée par l’énigmatique personnage.
Il atteignit facilement le chemin de descente et vit la fameuse maison que Gabriel Papineau voulait convertir en auberge. L’état de délabrement avancé exigerait d’importantes réparations, constata François. Ne trouvant personne, il redescendit vers la rivière. Près d’un quai se tenait un homme à la trentaine bien entamée, son corps robuste revêtu d’un long manteau retenu à la taille par une ceinture colorée, qui vérifiait la solidité de l’amarrage de trois larges barques tirées sur la grève. L’apercevant, l’aubergiste se détacha pour extirper de son gilet une montre de gousset et considéra l’artisan d’un œil circonspect.
— Maître Valade, je présume?
— Votre serviteur, monsieur, s’inclina l’artisan tout en soulevant son chapeau.
— J’admire votre ponctualité. Nous avions convenu huit heures de la matinée et il est moins cinq.
— En effet, je déteste être en retard. Mon ami Proteau, en me prêtant son embarcation, m’a assuré qu’un rameur vigoureux en avait pour une bonne demi-heure à traverser le bassin d’une rive à l’autre, sinon plus. Le canot était à l’eau avant sept heures.
— Voilà un début de relation qui augure bien, déclara l’aubergiste avec un air satisfait et une solide poignée de main. Est-ce à dire que vous arrivez à finir les travaux qu’on vous confie dans les temps prévus?
— J’ai toujours cette ambition à l’esprit. Mais vous devez savoir que le métier de bâtisseur exige de prendre en compte d’inévitables imprévus: retard dans la livraison du bois, ouvriers blessés, d’autres qui quittent le chantier avant la fin de leur engagement… Il y a toujours quelque événement fortuit qui entrave le travail, à commencer par les maçons. Comment se fier aux maçons? Eux-mêmes sont à la merci des intempéries. C’est un métier que je connais bien, mon père était maître maçon, de même que tous mes aïeux avant lui. Impossible d’entreprendre les fondations d’une bâtisse si la terre est encore gelée; le charpentier doit donc attendre pour bâtir. Pour ma part, j’utilise ce temps libre pour exécuter des travaux en atelier.
— Vous êtes issu d’une lignée de maçons, pourtant vous vous présentez comme menuisier et charpentier… Heu! Ces deux métiers ne sont pas du pareil au même?
Le maître artisan avait-il été offusqué d’une telle question? Si ce fut le cas, il n’en laissa rien paraître.
— Mon frère aîné a repris la profession de notre père. Pour ma part, j’ai toujours préféré travailler le bois, noble matériau dont j’ai voulu tout connaître, à commencer par la charpenterie qui est un art en soi. On croit, à tort, qu’il s’agit d’un simple travail manuel, mais le charpentier ne doit pas seulement être habile pour assembler les pièces de bois les unes aux autres. Il doit connaître parfaitement les règles de construction, c’est-à-dire savoir calculer les combinaisons et la force des corps de bois équarris pour composer un édifice. Il doit être tout aussi capable de maîtriser la création et, au préalable, de dessiner le bâtiment.
— Vous en parlez avec une réelle passion, admira Papineau qui n’avait jamais vraiment réfléchi à ces questions. Et en quoi la charpenterie diffère-t-elle de la menuiserie?
— Le menuisier débite et dresse les moulures, fait l’assemblage des murs, des cloisons, des lambris, des parquets, bref, il travaille tous les ouvrages en bois qui décorent l’appartement. Pour ma part, j’ai étudié la charpenterie et la menuiserie auprès de différents maîtres. Et… il m’arrive également de toucher à l’ébénisterie, surtout l’hiver. Il me plaît de fabriquer des meubles en faveur de mes meilleurs clients.
L’aubergiste émit un sifflement admiratif.
— Bigre! Maître Valade, vous possédez tous les talents!
Tandis que les deux hommes remontaient vers la maison, l’artisan resta silencieux. Il jaugeait Gabriel Papineau qui l’avait écouté avec attention. De prime abord, ce dernier offrait par certains traits du visage une ressemblance avec Antoine. Les cousins partageaient également un goût pour la belle vêture – son capot entrouvert laissant voir un habit sur un gilet à rayures. La comparaison s’arrêtait là. De toute évidence, ce Papineau-là se présentait comme un homme pondéré, fiable et sincère. L’autre, malgré son talent et son étonnante réputation à bâtir chez un homme aussi jeune, affichait un petit air goguenard et suffisant qui avait le don de l’irriter.
L’aubergiste décrivait à Valade les projets qui lui tenaient à cœur.
— Pour ma part, j’exploite une traverse. À Pointe-Olivier, le bassin de Chambly s’efface entièrement et la rivière reprend son cours normal. Mes barques sont amarrées exactement là où les deux rives sont les plus rapprochées. Il n’y a pas meilleur endroit! L’hiver, j’entretiens un pont de glace et assure un passage sans encombre.
Tout en devisant, les deux hommes s’étaient arrêtés devant la maison.
— Si la traverse se double d’une bonne auberge à proximité, l’affaire est bonne. À mon avis, l’une ne va pas sans l’autre. Seulement, cette maison est fort mal en point.
— On voit tout de suite que le lambris extérieur est très abîmé, observa Valade. Je l’ai examiné rapidement tout à l’heure. Il faudra tout enlever, mais on pourra peut-être récupérer les bonnes pièces. Voyons voir l’intérieur.
Papineau sortit une clé qui ouvrit la porte vétuste.
— Mieux vaut que l’endroit soit verrouillé, histoire de décourager les vagabonds, expliqua-t-il simplement.
— Hum! constata Valade après un examen approfondi des lieux. J’ai l’impression qu’il faudra entièrement déshabiller les murs et tout refaire.
Papineau approuva du chef. Il avait prévu des travaux considérables pour remettre la maison en état.
— Je souhaite augmenter le nombre de chambres à l’étage. Au rez-de-chaussée, j’imagine une vaste salle à manger meublée de fauteuils et d’une longue table autour de laquelle tiendraient aisément quatorze personnes.
— Qu’en est-il du toit? l’interrogea le maître.
L’aubergiste apporta une échelle. Valade en gravit prestement les échelons pour atteindre la toiture qu’il arpenta longuement.
— Qu’en dites-vous? demanda Gabriel Papineau, une fois le maître artisan revenu à terre.
— J’estime qu’avec une équipe de cinq hommes, deux bons ouvriers, un menuisier compagnon, de même qu’un ou deux apprentis, et en commençant demain, je pourrai livrer à la fin de l’été.
— Vous voulez vous y mettre dès demain?
— Nous allons commencer par arracher les bardeaux et refaire la sablière. J’ai déjà retenu les services du menuisier Prudent Baudriau dont on m’a assuré l’habileté et la rapidité. Il sera ici à la première heure.
— Eh bien! On peut dire que vous menez vos affaires rondement!
Valade eut un moment d’hésitation.
— Avant de conclure… je dois vous préciser certaines choses. La première est que je viens de signer un contrat avec un commis de l’armée, Thomas Whitehead, qui se fait construire une maison dans le canton de Chambly.
L’aubergiste ne put dissimuler sa déception.
— Ce qui signifie que vous ne pourrez être ici tous les jours. C’est dans vos habitudes que de superviser deux chantiers à la fois?
— Ce ne sera pas la première fois, le rassura Valade.
Il retira un instant son chapeau comme pour profiter du soleil qui se faisait caressant.
L’aubergiste Papineau considéra François Valade. L’homme présentait une personnalité hors du commun et, derrière son regard intense, on sentait que les plans étaient tirés et le travail, dûment planifié. Il se réjouissait de ne pas recourir aux services de son cousin Antoine, même si ce dernier tirait gloire de diriger le chantier de Salaberry.
Les membres de la nombreuse famille Papineau de la seigneurie de Chambly avaient pour principe de se serrer les coudes. Au nom de cette solidarité, Gabriel se serait vu dans l’obligation d’engager Antoine. Sauf qu’il se méfiait. Son cousin était un menteur. Et il était associé avec Louis.
Celui-ci était un des frères de Gabriel et il exerçait la profession de marchand de bois sur le chemin Sainte-Thérèse, du côté de Chambly. Il faisait d’assez bonnes affaires, mais… disons que chez Louis, l’honnêteté n’était pas une vertu cardinale. Il profitait du chantier militaire pour gonfler outrageusement les prix. Et comme c’était chez lui qu’on pouvait se procurer le meilleur bois de la région, il ne manquait pas de clientèle. Son frère n’oserait jamais le flouer, croyait Gabriel. Jusqu’à ce jour, du moins. Chaque fois qu’il avait eu besoin de bois, l’aubergiste avait obtenu satisfaction. Ce qui ne l’empêchait pas de rester à l’affût.
— Concernant la maison de monsieur Whitehead, je suis dans cette situation que je vous décrivais tout à l’heure, poursuivait pendant ce temps le maître artisan. Comme le dégel fait son œuvre, nous allons bientôt creuser. Je présiderai les débuts de ce chantier, et dès que ce sera possible, Duchâtel, le maître maçon avec qui je suis associé, sera sur place pour superviser. Et le temps qu’il termine la maçonnerie des fondations, ce chantier-ci sera passablement avancé. Vous voyez que j’aurai finalement beaucoup de temps à vous consacrer.
— C’est bon, maître Valade. J’ai confiance. Autre chose?
— À propos du bois de construction. Vous le fournissez ou je m’en occupe?
— C’est moi qui le fournirai.
— Je vous préviens. Pas question de bois vert ou tordu. Il doit être bien sec et bien droit.
— Vous n’aurez que de la première qualité, je vous le garantis.
Les deux hommes se mirent d’accord. Valade proposa aussi de fabriquer la grande table souhaitée par l’aubergiste. L’affaire fut conclue. Gabriel Papineau le tiendrait informé du moment où ils devraient se rendre chez le notaire pour signer leur entente.
En retournant au village, Valade espérait que le sieur Ostiguy fût encore à surveiller le chantier de l’église. On aurait dit que ce dernier l’attendait, curieux de voir comment s’étaient passées les tractations avec Papineau.
— Vous tombez à pic, monsieur Ostiguy. À l’occasion, j’aurai besoin de loger à Pointe-Olivier. Je me demandais si vous accepteriez de me louer une place à coucher.
— Maître Valade, vous êtes le bienvenu chez moi. Comme ma femme et moi n’avons point eu d’enfants, ma maison offre largement de quoi vous loger. Et comme l’angélus de midi est à la veille de sonner, je vous invite à dîner.
— Ce n’est pas de refus!
Décidément, cet homme lui plaisait. François était avant tout un solitaire, l’esprit constamment préoccupé par ses projets et il était rare qu’il puisse en parler avec quelqu’un. Pour la première fois depuis son arrivée dans la seigneurie de Chambly, il croyait pressentir le début d’une cordiale amitié.
Au milieu de l’après-dîner, François Valade était de retour chez lui, quoique sa journée fût loin d’être terminée. Il demanda à un apprenti de seller le cheval, puis il se rendit au chantier de monsieur Whitehead. L’homme qui faisait construire cette maison occupait le poste de clerc dans le département des baraques militaires, n’étant pas lui-même officier et, surtout, il ne comprenait pas grand-chose au bâtiment. Il se plaignait déjà de ne pas voir s’élever la fondation en pierre de sa future demeure. Whitehead ne parlait pas un mot de français et François, malgré une assez bonne connaissance de l’anglais, avait eu peine à lui expliquer les aléas de la construction.
C’est alors qu’il avisa un homme qui approchait de la quarantaine. Celui-ci dépassait d’une bonne tête la plupart des ouvriers et ses vêtements ne pouvaient cacher une forte musculature.
— Hé! Duchâtel!
Le maçon se retourna, un large sourire illuminant un visage taillé à la hache. C’était un homme débonnaire qui avait connu nombre d’épreuves, dont celles de perdre deux épouses. Cependant, le malheur ne semblait pas avoir de prise sur lui. Il venait d’épouser Caroline Monarque, veuve d’un tonnelier et mère de deux fils qu’il avait acceptés comme les siens. Lui-même avait des enfants d’un premier lit. Comme Valade, il venait de s’établir dans la région et les deux artisans s’appréciaient mutuellement.
— L’Anglais vient de partir, expliqua Louis Duchâtel qui avait l’air découragé. Et pas de bonne humeur, ça je peux te l’dire!
— Je crains que le sieur Whitehead ne soit pas facile à satisfaire, commenta Valade.
— Mouais! Surtout que le contrat du marché a été rédigé tout en anglais!
Même si, contrairement à François, le maître maçon était illettré, celui-ci savait tout de même distinguer le français de l’anglais sur papier.
— Tornon, Valade! C’est la faute aux saudites mesures à l’anglaise. Ton Anglais y tient! Thirty english feet long, twenty eight feet large… J’me suis même rendu jusqu’à Montréal pour acheter une toise en mesures anglaises. J’ai donc tracé le contour de sa demeure en suivant tes indications sur l’orientation de la maison par rapport au chemin. Mister Whitehead n’était pas content! Il voit que sa maison sera plus petite que celles des environs. Évidemment! Parce qu’elles sont en bonnes vieilles mesures françaises, ces maisons-là; parce qu’un pied français, c’est plus long qu’un pied anglais. Ça sera pas long avant que tu te ramasses avec un protêt sur le dos!
— Calme-toi, Duchâtel. C’est pas la première fois qu’on a affaire à un client impatient.
Le maçon se mit à rire.
— Et à ton tour, tu iras chez le notaire pour te plaindre de moi.
— C’est ainsi! On se relance à coup de protêts chez le notaire qui lui, empoche sa part… Si monsieur Whitehead tient à dépenser son argent en protêts pour se plaindre des inévitables retards, grand bien lui fasse! Ce qu’il ne sait pas, c’est que je prévois toujours l’éventualité d’avoir des frais juridiques supplémentaires en établissant mes devis.
Le protêt servait à protester lorsque les ententes entre deux parties ne semblaient pas respectées. C’était un moyen de se défendre ou de se protéger, pour démontrer sa bonne foi. Ces actes notariés pouvaient aussi servir à documenter un litige, si les parties en arrivaient à plaider leur cause devant un juge.
— Avant qu’on en soit rendu là, penses-tu creuser bientôt? demanda Valade à son maître maçon.
— Le sol est encore gelé, mais comme je viens de te le dire, je prépare le terrain. Quelques jours de beau temps et la chose sera entendue.
— Si tu as du temps libre, j’aimerais bien que tu viennes chez moi. Il faut refaire la cheminée de la chambre de compagnie.
— Dès que faire se peut, je suis ton homme! À part ça, ta femme vaut le détour à elle seule! ajouta-t-il avec un sourire qui montrait une dentition presque parfaite, ce qui était rare chez un homme de son âge.
— T’aimes ça, hein, faire le joli cœur, mon Duchâtel? Mais moi, j’ai rien à craindre avec Marie-Amable. Elle connaît sa place.
— T’inquiète pas, Valade. Ma Caroline me donne tout le contentement qu’un homme peut attendre de sa femme!
François fit ses adieux à son associé, qu’il aimait bien. La fatigue d’une journée épuisante qui avait débuté avant l’aube se faisait lourdement sentir. Sur le chemin du retour, il reconnut le notaire Boileau, en grande conversation avec le marchand Bruneau, celui qui venait de Québec, et le sieur Yule devant une modeste maison qui exigeait des réparations urgentes avant d’atteindre un état d’irréversible délabrement. Sa démarche pouvait sembler impolie, mais comme il voulait s’entendre avec le notaire, il n’hésita pas à aller les déranger.
— C’est une belle bête que vous avez là, reconnut René en caressant le cheval.
— Vous êtes connaisseur?
— Je préfère, et de loin, monter un cheval, plutôt que de me faire trimbaler en voiture. Je possède même un élevage de chevaux avec mon cousin, Joseph Lareau, qui habite sur le chemin de la Petite-Rivière. Si vous avez un jour besoin d’un animal fiable, vous saurez à qui vous adresser.
— Encore un cousin! s’étonna Pierre. Impossible de faire un pas dans Chambly sans tomber sur l’un de tes parents.
— C’est bien vrai, l’approuva René. Une famille nombreuse permet aussi d’avoir un expert sous la main en cas de besoin. Bon, ce n’est sûrement pas pour entendre parler de ma famille que maître Valade s’est arrêté pour nous saluer. Me trompé-je?
— Non, en effet, répondit Valade tout en examinant la maison de son œil expert. Voilà une belle dame qui a besoin de plus qu’un brin de toilette pour bien paraître, nota-t-il, simplement.
— J’allais justement proposer à monsieur Bruneau, mon ami ici présent qui désire louer cette maison à monsieur Yule, de faire estimer les travaux par Jean-Marie Proteau. Qu’en dites-vous, maître Valade?
— Que j’ai pleine confiance en son avis. C’est un homme de métier à qui l’on peut se fier. Et croyez-moi, je suis très difficile sur cette question.
Il s’arrêta là.
— Comme vous le disiez si bien tout à l’heure, notaire Boileau, je me suis arrêté pour profiter de l’occasion qui s’offrait. Je peux vous parler quelques minutes dans le particulier? Ça ne sera pas long.
René hocha la tête et les deux hommes se rangèrent à l’écart.
— J’ai besoin de vous voir à propos de contrats pour deux apprentis que j’engage. Quand puis-je vous rencontrer?
— Venez demain matin, à la première heure.
— Vous m’en voyez ravi. Et, si je peux encore abuser d’un peu de votre temps, ma femme cherche une servante. Mademoiselle Boileau, paraît-il, pourrait la renseigner à ce sujet.
René se mit à rire.
— Mon ami Pierre va encore me tirer la pipe sur mon cousinage, mais c’est exact. Emmélie vous rendra bien volontiers ce service. Il y a certainement, parmi nos nombreux cousins de la campagne, une vaillante jeune fille qui comblera les vœux de votre dame.
— Voilà des affaires menées promptement, déclara le maître artisan en remontant en selle. Je n’abuserai pas plus de votre temps. Je suis votre serviteur, messieurs! les salua-t-il à la volée.
— Alors? demanda Marie-Amable Valade à son mari en posant devant lui une assiettée d’une soupe épaisse et fumante.
Son intérêt pour les affaires de son époux était réel. Elle savait qu’il l’avait épousée parce qu’elle était instruite et possédait la dot dont il avait eu besoin pour s’établir à son compte, après ses années d’apprentissage. En guise de cadeau de mariage, un oncle à elle, veuf et sans enfants, leur avait fait la donation d’une maison située dans le faubourg Sainte-Marie, à Montréal. En échange, les jeunes mariés s’étaient engagés à l’entretenir et le garder avec eux jusqu’à sa mort. Ils avaient tenu parole. Une fois l’oncle décédé, ils avaient vendu la maison pour s’installer au faubourg Saint-Laurent, un quartier un peu plus aisé à l’ouest de la ville.
François était affamé. Le repas offert par le sieur Ostiguy de Pointe-Olivier, qui pourtant avait été copieux et arrosé d’une bière délectable, était déjà loin. Même avec l’estomac dans les talons, il prit le temps de faire son signe de croix et de réciter le bénédicité avant de plonger la cuillère d’étain dans le plat qui dégageait un doux fumet. C’était dans sa nature d’exécuter toute chose dans l’ordre et pour lui, l’heure du souper était celle où il fallait remercier le Grand Architecte de lui avoir offert une vie fructueuse qui le comblait.
Connaissant son mari, Marie-Amable attendit patiemment qu’il lui fasse le récit de la journée, autre rituel que François observait pour la tenir au courant de ses affaires.
— Pour l’auberge de Pointe-Olivier, le contrat sera signé dans quelques jours. En revenant de chez Whitehead, j’ai rencontré maître Boileau et nous nous sommes entendus pour un rendez-vous.
Madame Valade aurait bientôt de l’ouvrage plein les bras. Les apprentis de son mari logeraient chez eux pendant les trois années que durerait leur apprentissage, l’usage le voulait ainsi. Pendant ce temps, il faudrait les nourrir, les habiller et les blanchir, selon les ententes convenues avec les parents. Et, fait exceptionnel, ses apprentis auraient droit à des leçons de lecture, d’écriture et d’arithmétique. Cet enseignement serait prodigué par Marie-Amable. Cette dernière ayant été élevée par les dames de la congrégation de Notre-Dame, elle possédait toutes les capacités pour le dispenser. Entre autres avantages auxquels auraient droit ses apprentis, maître Valade fournissait également une paire de souliers français par année, c’est-à-dire des chaussures de confection. De plus, il promettait qu’au terme de leur contrat, les jeunes gens recevraient tous les outils nécessaires pour exercer leur métier: égoïne, rabot, masse, marteau, etc. En échange, ils travailleraient sous ses ordres six jours semaine, du lever du soleil jusqu’à sept heures du soir, excepté les dimanches et jours de fête.
— Le notaire m’a affirmé que sa sœur, mademoiselle Boileau, pourra te présenter une fille qui devrait faire l’affaire, expliqua François.
Sa femme le remercia d’un regard. Comme toujours, il avait pensé à tout. De son côté, il pouvait s’appuyer entièrement sur son épouse pour l’organisation du travail d’atelier. Ils étaient tous deux issus de cette même classe laborieuse d’artisans et chacun connaissait son rôle. Marie-Amable savait que son mari était un homme d’exception et elle avait toujours voulu contribuer à sa réussite. «Je bâtirai une église», lui avait-il affirmé un jour; elle le croyait et elle l’aiderait à atteindre son but. Il se félicitait d’avoir épousé une femme instruite et suffisamment élégante pour étaler leur réussite, quoique parfois un peu chipie. Mais ils étaient avant tout des associés, des partenaires liés par l’intérêt.
Plus tard, pendant que Marie-Amable vaquait à l’intérieur et vérifiait les devoirs qu’elle avait donnés à leur fils unique Xavier, François tira une chaise sur la galerie et s’y installa pour fumer sa pipe. Il songeait à la maison qu’il allait construire pour Thomas Whitehead.
Cette maison, il la voyait aussi bien que si quelqu’un l’avait reproduite en peinture. L’extérieur serait lambrissé en bois, des murs qu’il imaginait peints d’un joli bleu clair afin d’égayer la campagne environnante. Une maison bleue! Elle serait d’une forme presque carrée avec un toit à la française à deux versants et percé de lucarnes, une solide charpente, des chevrons assemblés selon les bonnes vieilles méthodes françaises. Monsieur Whitehead n’y verrait que du feu! De chaque côté de la maison, il ajouterait deux petites ailes symétriques, mais seulement à la hauteur du rez-de-chaussée, conférant un style particulier à la maison. Une des ailes abriterait la cuisine, ce qui pourrait rassurer le sieur Whitehead qui craignait déjà que sa maison soit trop petite.
«Qu’il se rassure, cet Anglais! songea-t-il. Sa maison sera belle et si solide que dans deux cents ans, on s’arrêtera encore pour l’admirer.»
François ne s’éternisa pas sur la galerie. Il faisait encore froid à cette époque de l’année, sauf que Marie-Amable ne supportait pas l’odeur du tabac. Cette dernière était déjà dans leur chambre, il ne tarda pas à la rejoindre.
— Tâche de te montrer sous ton meilleur jour, avec les gens du village, dit-il à sa femme qui lisait dans une bergère, à la lueur d’un petit chandelier.
Marie-Amable avait elle-même recouvert son fauteuil préféré de velours rose, parce que ça faisait chic, prétendait-elle.
— Mademoiselle Boileau va te trouver une servante. Sois aimable avec elle. Sa famille est en relation avec les Salaberry.
— Il a déjà choisi son entrepreneur! Ce Papineau qui t’agace!
— On ne sait jamais, ma femme! Et je n’aimerais pas apprendre que tu as déplu.
Il se rappelait trop bien l’impair commis chez le curé. Un peu plus, et elle aurait pu compromettre leurs chances de bien s’intégrer dans leur nouveau milieu.
— Tu devrais venir te coucher, laissa-t-il tomber au bout d’un moment.
Elle moucha les chandelles et vint s’allonger à ses côtés.
— T’es belle, tu sais, dit-il, avant de l’enlacer.
Marie-Amable rit doucement. Elle se montra fort consentante pour la suite des choses.