Le caractère de Marie-Josèphe ne s’améliorait pas. Le vendredi, après les vêpres, le curé Bédard avait discrètement attiré dans la sacristie monsieur Boileau, un assidu des cérémonies du soir. Le bourgeois était venu seul à l’église, ce qui arrivait de plus en plus souvent depuis la maladie de sa femme, cette dernière ne se rendant plus que rarement à l’église.
Le curé voyait en son paroissien une sorte d’expert de la question féminine, qualité qui allait de soi chez un homme dont la vie se déroulait entouré d’une épouse issue de la noblesse et de trois filles, chacune ayant une personnalité bien différente: Emmélie, l’aînée, si sérieuse et attentive à son devoir filial; Sophie, la coquette, désormais bien mariée; et Zoé, jeune ingénue encore à parfaire son éducation au couvent.
À Boileau, il pouvait confier ses inquiétudes au sujet de sa sœur. Ces derniers jours, ses mouvements d’humeur revenaient trop souvent, plus rien n’était normal.
— Ce matin, par exemple, je n’étais pas aussitôt assis à table qu’elle m’a rabroué sans ménagement pour une peccadille, à croire que c’était péché de demander du café au lieu du thé. Comment pouvais-je savoir que notre provision était à sec et que la commande passée dans un magasin de Montréal retarde? Elle m’a gratifié d’yeux furibonds qui lui sont de plus en plus coutumiers.
Tout en se lamentant, le curé retirait ses vêtements de cérémonie et les rangeait soigneusement dans les tiroirs larges et plats destinés à cette fin. Son paroissien l’écoutait avec un air compassé, ce pour quoi le curé préféra taire la scène du matin.
— Une girouette! s’était-il écrié, horripilé. Une véritable girouette qui passe du nordet au suroît, sans avertissement. J’en ai assez! Une fois pour toutes, dis-moi ce qui ne va pas.
Au lieu de s’expliquer, Marie-Josèphe avait couru à sa chambre et il l’avait entendue maugréer, et finalement, pleurer de rage. C’est alors que le curé de Chambly avait commencé à s’alarmer sérieusement. Il craignait de plus en plus une de ces maladies féminines qu’il n’arrivait pas à identifier. Dans les traités de médecine, l’humeur était considérée comme le symptôme de ces maladies, il se rappelait l’avoir lu.
— Et depuis quand avez-vous remarqué ce caractère changeant? s’intéressa monsieur Boileau.
— Depuis la guerre, je dirais, répondit le curé, l’air défait. Je crains fort que cela n’ait perturbé ma pauvre Marie-Josèphe. Et avec tous ces militaires qui circulent sans cesse à Chambly! Tous les jours, on entend l’exercice, des tirs de fusils ou de canons, des parades qui défilent! Vous ne pensez pas qu’il y a de quoi être commotionné à vie?
Monsieur Boileau eut plutôt l’impression que c’était surtout messire Bédard qui souffrait de l’ambiance militaire, mais il se garda bien de le dire et hocha la tête pour l’encourager à poursuivre.
— Nul doute que ces horreurs lui ont échauffé le sang. Mon cher Boileau, dites-moi franchement votre opinion. Pour ma part, je ne sais plus à quel saint me vouer.
De prime abord plutôt surpris par ces confidences inattendues, monsieur Boileau se flatta que le curé ne trouverait pas meilleur conseiller que lui. Peu d’esprits dans la paroisse, sinon messieurs de Rouville et de Salaberry, pouvaient se targuer de connaître les grands auteurs et d’avoir fréquenté les philosophes du siècle autant que lui. Bien sûr, le fait que par deux fois au moins Marie-Josèphe s’était livrée à des sorties intempestives en autant de jours avait fait l’objet de quelques commentaires. Sa chère Falaise et Emmélie y voyaient surtout l’expression d’un malaise dont la première cause était peut-être l’ennui qu’éprouvait la sœur du curé à vivre au presbytère.
— Est-ce un déséquilibre des humeurs? s’inquiétait le prêtre. Comme vous le savez, vous qui côtoyez les savants au sein de votre bibliothèque, les traités de médecine affirment que la physiologie des personnes du sexe est d’une complexion plus fragile que celle de l’homme: «la nature féminine, baignant dans des humeurs froides, en est ainsi affaiblie», cita le curé.
— N’en croyez rien! intervint monsieur Boileau.
Pour sa part, il se disait que Marie-Josèphe était la proie d’une simple lubie. Mais à voir messire Bédard victime de craintes qui le bouleversaient et lui étreignaient le cœur, il prit le cher homme en pitié.
— On a dit tant de faussetés sur la nature des femmes, plaida le bourgeois. Et puisque vous me faites l’honneur de me consulter, permettez-moi de vous rassurer de suite: Dieu ne peut avoir fait de la moitié du genre humain une créature aussi imparfaite, les hommes de science en sont désormais persuadés.
Lui-même avait longtemps cru ces fables sur les faiblesses innées du beau sexe. Puis, il avait lu De l’admission des femmes au droit de cité, de Condorcet, ainsi que les écrits de madame de Staël, certes une femme d’exception, autant par son éducation que par son esprit. Tous ces ouvrages que son fils lui avait rapportés d’Europe et qu’évoquait tout à l’heure le curé – et que messire Bédard avait toujours refusé de lire – lui avaient permis d’imprégner sa pensée de la philosophie des Lumières.
— Comment expliquer ses sautes d’humeur de plus en plus nombreuses? riposta le prêtre. Selon de grands médecins, la matrice des femmes est source de bien des maux, continua-t-il au bout d’un moment. Je crains fort un accès de nerfs ou de mélancolie. Toutefois, j’hésite encore à faire appeler le docteur Talham.
Marie-Josèphe, qu’il avait crue solide comme un roc, la seule personne sur qui il pouvait s’appuyer, n’avait plus toute sa tête. Il semblait si abattu en prononçant ces dernières paroles que Boileau entoura les épaules du prêtre d’un bras bienveillant à la manière d’un vieux camarade.
— Je vous assure que d’autres savants esprits avancent que les malaises des femmes ne sont guère plus dérangeants qu’un mauvais rhume ou qu’une crise de goutte, s’empressa de dire le bourgeois pour le consoler.
Ce dernier argument ne fit aucun effet. Messire Bédard était toujours tiraillé par les affres du doute. Un mot lui venait de plus en plus souvent à l’esprit. Un mot évoquant un mal funeste qu’il redoutait comme le diable.
— J’appréhende…
Le mot terrible n’arrivait pas à franchir ses lèvres. Son paroissien le prit à nouveau en pitié.
— Si vous souhaitez que je vous aide, confiez-moi ce qui vous trouble si fortement, insista-t-il avec douceur.
— J’ai peur… Boileau. Je crains… Je crains que ma pauvre sœur ne soit hystérique! lâcha-t-il brusquement.
Il imaginait Marie-Josèphe plongée dans les pires tourments: convulsions, yeux révulsés, voire des dérèglements sexuels. Et pourtant, Boileau poussa un soupir de soulagement et son visage se détendit.
— Remerciez Dieu de vous être confié à moi, messire Bédard. Vous pourrez désormais dormir tranquille, car il y a un traitement à cette maladie.
— Vous parlez de bains froids? demanda le curé, horrifié.
La médecine des humeurs réprouvait les bains, réputés nocifs pour la santé.
Le bourgeois prit un air bienveillant.
— Oubliez les bains froids ou tièdes! Non, non! Il faut chercher ailleurs la nature de son mal.
— Et quel est donc le traitement qu’il lui faut? grogna le curé.
— Il lui faut un mari! N’est-ce pas Molière qui affirme qu’un mari est un emplâtre qui guérit tous les maux des filles?
— Que dites-vous là? éclata messire Bédard.
Loin d’éprouver du soulagement, il était franchement mécontent.
— Marie-Josèphe n’a nullement besoin d’un mari. Elle m’a, moi, son frère, et je lui suffis amplement, déclara-t-il sur un ton sans réplique, comme s’il voulait s’en convaincre lui-même.
En réalité, la seule pensée que Marie-Josèphe puisse convoler l’épouvantait. Les pans de sa soutane s’agitaient fortement, reflet des battements effrénés dans sa poitrine durant qu’il arpentait la sacristie.
— Je ne vous comprends pas, répliqua son paroissien. N’est-ce pas ce que nous souhaitons pour nos filles? Les faire instruire afin d’éviter qu’elles ne soient sottes et, par la suite, leur trouver un bon mari pour en faire d’excellentes mères de famille… chrétiennes. Prenez mon Emmélie. Elle se distrait en instruisant les enfants des Talham, tout comme elle l’a fait avec sa sœur Zoé, ce qui lui donne le sentiment de se rendre utile. C’est pourquoi je l’y encourage.
— Marie-Josèphe ne manque pas d’occupations. Elle tient un presbytère.
Boileau, qui n’était pas en mal de citations, l’approuva:
— La femme est née pour la vie intérieure, disait Mirabeau.
— Je ne veux rien entendre d’un révolutionnaire, pesta Jean-Baptiste Bédard.
Il est vrai que ce philosophe du xviiie siècle, réputé libertin, ne pouvait plaire au curé. Devant l’entêtement du pasteur, monsieur Boileau finit par suggérer:
— Mademoiselle votre sœur a peut-être simplement besoin de quelques distractions. C’est du moins l’opinion de ma femme.
Cette nouvelle idée eut l’heur de plaire au curé dont le visage s’illumina comme une percée de soleil dans un ciel obscurci.
— Enfin une parole sensée! Que n’y ai-je pensé plus tôt!
Il voulait si bien s’en convaincre qu’il s’accrocha farouchement à cette pensée: Marie-Josèphe avait besoin d’un désennui.
— Ce qui vous montre le chemin à prendre, continua monsieur Boileau. Sortez-la! Une promenade dans le voisinage à l’occasion, un petit voyage chez un parent de la ville et votre sœur retrouvera son excellent caractère.
Tout heureux d’entendre cette opinion qui le réconfortait et qui, finalement, rejoignait son idée, le curé hochait la tête en murmurant de vagues paroles d’approbation:
— Bien, très bien!
— Les dames, mon cher curé, sont plus faciles à contenter qu’on ne le croit, pontifia le bourgeois, en consultant subrepticement sa montre en or.
— Et maintenant, si vous le permettez, je dois partir. Mon épouse se fait du souci quand je tarde trop. Monsieur le curé, je demeure votre serviteur.
Monsieur Boileau s’éclipsa rapidement, et le curé replaça les derniers objets servant au culte, pressé de retrouver la chaleur du foyer.
Une fois la sacristie remise à l’ordre et son for intérieur investi d’un bienfaisant sentiment d’apaisement, messire Bédard réintégra le presbytère en évitant consciencieusement les plaques boueuses du sentier. Sa sœur, assise auprès du feu de la chambre de compagnie, raccommodait un chapeau à la lueur d’un candélabre.
— Ah! Te voilà, Jean-Baptiste, dit-elle en levant la tête. Je commençais à m’inquiéter.
À tout prendre, ces simples paroles procurèrent au curé plus de réconfort que toutes les théories de Boileau sur la nature féminine.
— Le sieur Papineau a entrepris le chantier de la maison des Salaberry, lui apprit-il d’un ton léger.
Subitement intéressée, Marie-Josèphe releva la tête.
— Je l’ignorais, dit-elle, pour encourager son frère à poursuivre.
— Il paraît que le lieutenant-colonel ne le quitte pas d’une semelle, ajouta-t-il en riant. J’aimerais bien voir ce fameux chantier de monts et merveilles! Que dirais-tu de m’accompagner? Madame de Salaberry manque certainement de compagnie, avec un mari qui se prend pour un ouvrier.
— Je dis que c’est une excellente idée! Il y a longtemps que je n’ai pas vu Julie.
Cette dernière avait été indisposée par les premiers mois de sa grossesse, mais elle avait repris du mieux. Et surtout, Marie-Josèphe se réjouissait à la perspective de retrouver le bel Antoine Papineau dans le sillage des Salaberry. Elle mit un dernier point au ruban soyeux que Marguerite lui avait proposé pour orner la capote qu’elle portait au printemps et brandit son œuvre à bout de bras pour en juger l’effet.
— Parfait, conclut-elle, satisfaite de son travail.
— C’est très joli, apprécia gentiment son frère, que son enthousiasme rassérénait encore plus.
Boileau avait raison. Sa sœur manquait de distractions.
— S’il fait beau, je le porterai demain, décida-t-elle en déposant soigneusement son chapeau sur la patère de l’entrée.
Content de la voir apaisée, Jean-Baptiste Bédard s’installa dans son fauteuil préféré après avoir choisi, sur une petite étagère garnie surtout de livres pieux, un des trois volumes des Fables choisies de Jean de La Fontaine. La lecture de la fable Le lion amoureux, dans laquelle le père d’une bergère rusait pour neutraliser l’amoureux de sa fille, acheva de lui rendre sa sérénité.