Chapitre 13

Rivalités

En apprenant que les Bédard venaient faire un tour, Julie les invita à dîner. Sans façon, avait-elle écrit dans son billet à Marie-Josèphe. Monsieur et madame de Rouville venaient de partir à la ville pour quelques jours et Ovide était à la chasse. D’ailleurs, son frère n’habitait plus la maison familiale depuis des années. La compagnie du curé et de sa sœur était donc la bienvenue. Pourtant, aussitôt son repas avalé, avant même que le dessert ne soit servi, Salaberry sortit de table.

— Je dois retrouver mon «architecte», se justifia-t-il, sans tenir compte de la réprobation de son épouse.

— D’officier, il est devenu ouvrier et n’en a plus que pour la maison, l’excusa Julie à ses invités. Vous allez bien prendre une part de gâteau, monsieur le curé?

La servante, qui attendait son signal, distribua le dessert et apporta le thé.

Une fois que Marie-Josèphe eut caressé le petit Alphonse et se fût informée des derniers détails de la santé de Julie, ayant compris que l’«architecte» mentionné par Salaberry était Antoine, elle rongeait son frein… Pour sa part, le curé s’ennuyait. Il n’était pas un de ces ecclésiastiques de salon qui se complaisaient dans les univers féminins à boire du thé ou siroter quelques liqueurs, tout en s’abreuvant de potins ou en pontifiant sur la dissolution des mœurs. Au bout d’une demi-heure, messire Bédard suggéra d’aller visiter le chantier et Marie-Josèphe s’empressa d’acquiescer.

— Nous avons besoin de nous dégourdir les jambes, approuva-t-elle, puisqu’ils étaient convenus qu’ils s’y rendent à pied.

— Alors, allons-y, conclut Julie. Même si, pour l’instant, il n’y a pas grand-chose à voir…

Trompettes et clairons s’étaient tus. Salaberry, qu’un défilé militaire émouvait toujours, s’était attardé pour le suivre des yeux avant de rejoindre son maître de chantier qui l’attendait, plans sous le bras, prêt à se mettre à l’ouvrage.

Pourtant, il était écrit qu’il devrait encore attendre pour déterminer précisément l’emplacement de la future maison sur le petit promontoire qui jouxtait les rapides. Car les enfants Talham accouraient! Et le héros de Châteauguay, réputé pour ses colères et son caractère difficile à contenter, était doux comme un agneau devant l’exubérance des enfants. De voir les jeunes Talham toujours ensemble lui rappelait non sans un pincement une autre bande, celle formée par ses frères et sœurs, autrefois. Bientôt, se disait Salaberry en songeant au bambin Alphonse et à l’enfant que portait Julie, ce serait sa progéniture qui viendrait l’égayer de leurs jeux.

— Tiens, si ce ne sont pas mes jeunes amis! les salua-t-il en soulevant Eugène pour l’embrasser, avant de tendre la main à Melchior et de pincer la joue rose d’Appoline.

— J’ai quelque chose pour toi, confia-t-il à Melchior en fouillant dans une poche de ses basques pour en retirer une sorte de disque métallique orné d’un éléphant en son centre. Je crois que ceci a sa place dans ta fameuse collection.

Les yeux de Melchior, tout comme ceux d’Eugène, s’écarquillèrent.

— L’insigne des Dragons!

Salaberry éclata de rire.

— Tu as raison, il s’agit bel et bien du badge de casque du 19th Light Dragoons. Tu ne me présentes pas ces gens qui t’accompagnent?

Pierre, qui se tenait à l’écart, allait s’avancer quand Xavier, très impressionné, s’empressa de faire lui-même les présentations.

— Xavier Valade, monseigneur, dit-il avec une petite flexion du torse comme le lui avait appris sa mère, ce qui arracha un sourire au militaire.

Antoine Papineau, qui s’efforçait de demeurer stoïque devant l’intrusion de ces enfants qui venaient interrompre son travail, dévisagea le garçon.

— Le fils du charpentier-menuisier?

— Le meilleur du pays! clama fièrement Xavier.

— Certains le prétendent! riposta le maître artisan, comme s’il laissait entendre que c’était faux.

— Mon père le dit également, avança Melchior pour défendre son ami. N’est-ce pas, Appoline?

— Il affirme aussi que maître Papineau est très habile, répondit diplomatiquement la fillette.

Elle était à un âge où sa féminité naissante ne restait plus insensible au charme masculin, d’autant qu’Antoine lui adressa un petit clin d’œil.

— Il est bien normal que ce garçon soit fier de son père, intervint alors Pierre, fort disposé à détester Antoine Papineau que d’emblée il jugea déplaisant.

Le marchand souleva plutôt son chapeau en direction de Salaberry.

— Permettez que je me rappelle à votre souvenir: Pierre Bruneau, de Québec. Monsieur votre père nous fait l’honneur, à l’occasion, d’une visite à notre boutique de la Basse-Ville et ma famille le tient en grande estime.

Salaberry le dévisagea. Cet homme, tout en longueur, lui était vaguement familier.

Goddam! En effet, je me rappelle, s’écria-t-il en s’avançant pour saluer Pierre d’une poigne solide qui faillit lui faire perdre l’équilibre. Les Bruneau de la place du Marché! Et comment se portent vos parents? Parbleu, il y a longtemps que je ne les ai vus.

— Ils étaient en bonne santé lorsque je les ai laissés.

— Surtout, transmettez-leur mes salutations.

— Je n’y manquerai pas, colonel. Quoique, je suis ici pour rester, annonça fièrement le marchand avec le ton décidé d’un conquérant.

Cette dernière déclaration attira l’attention d’Antoine. Il craignait la compétition, qui ne manquait pas dans la paroisse ces dernières années. Chambly profitait d’un tel essor économique qu’il devenait de plus en plus difficile de s’approvisionner en matériaux. Avec son cousin Louis Papineau, maître Antoine exploitait une petite affaire qui rapportait bien. Ce nouveau venu, dont il ne savait rien, allait-il s’immiscer dans le commerce du bois ou de la pierre?

— Vous vous installez chez nous? Et à quel titre, je vous prie? demanda-t-il à Pierre.

Son visage demeurait impassible, malgré sa méfiance.

— À titre de marchand, monsieur. À mon tour, puis-je savoir à qui j’ai l’honneur?

Si le ton restait courtois, sa froideur ressemblait à une provocation à tirer l’épée. L’autre ne s’y trompa pas.

— Maître Antoine Papineau, répondit-il en le toisant.

— Monsieur Bruneau, les interrompit alors Salaberry. J’aperçois mon épouse qui vient de notre côté. Venez que je vous présente.

À ces mots, les enfants se précipitèrent en direction de Julie qui les accueillit par des embrassades, de même que Marie-Josèphe. Puis, ils disparurent sur le chemin du retour, en riant et en envoyant des «au revoir» de la main.

— Que ces enfants sont grouillants! soupira le curé.

De son côté, Pierre s’était détourné dans la direction pointée par l’officier pour aussitôt sentir sa poitrine s’emballer. Auprès de la noble dame se tenaient le curé et sa sœur.

— Quelle chance! Madame est en compagnie de la charmante demoiselle Bédard, nota Papineau sur un ton admiratif qui eut le don d’agacer Pierre.

Il fut autrement choqué en surprenant son œillade furtive en direction de la jeune dame. Outré par ce manque de respect envers une demoiselle de qualité, une envie forte lui démangeait de remettre le malotru à sa place. Ce badinage avait échappé au curé. Pour une toute autre raison, ce dernier affichait un air découragé.

— Ne vous en déplaise, mon cher Salaberry, la discordance des clairons et des trompettes de vos anciens compagnons d’armes qu’on vient d’entendre offensent mes oreilles. Parmi ces gens, n’y a-t-il point de musicien qui pourrait leur enseigner l’art de la mélodie?

— C’est une épreuve que Dieu vous envoie, le taquina l’officier en s’amusant de la misère du curé.

— Il semble bien qu’on ne puisse être à la fois militaire et mélodiste, ajouta Marie-Josèphe en riant.

Pour sa part, Pierre tombait sous le charme de ses intonations cristallines, belles comme des perles sur le velours.

Aujourd’hui, mademoiselle Bédard lui paraissait d’humeur joyeuse et il lui offrit son meilleur sourire.

— Il suffirait que ces trompettes vous entendent pour tout comprendre à la musique, osa-t-il, plein d’audace.

— Voilà qui est bien envoyé! apprécia Salaberry.

— Un propos gracieux et galant, approuva Julie. Je suis heureuse de faire votre connaissance, dit-elle à Pierre, après que son mari lui eut expliqué qui il était. Et qu’allez-vous nous vendre, monsieur Bruneau? Du rhum et des clous, sans un colifichet pour plaire aux dames, comme le fait monsieur Yule?

— Tout cela et plus encore, madame, répondit fiévreusement le marchand, trop heureux de parler du futur magasin. Vous trouverez chez moi des provisions de base comme de la farine, du thé, du café, du sucre et du riz de la meilleure qualité. Nous tiendrons également de nombreux articles utiles, comme du fil, du ruban, divers tissus, des bonnets d’enfants, et même de la peinture. Nous aurons aussi des articles de luxe, comme de belles dentelles, et des gants en soie pour les dames.

— Quel enthousiasme! observa Julie. Qu’en dites-vous, Marie-Josèphe? Nous ne serons plus obligées de courir à Montréal pour le moindre bout de fil.

— Ou d’attendre le passage des colporteurs, qui n’ont d’ailleurs que de la camelote à vendre, renchérit cette dernière.

Le maître menuisier, prenant ombrage de voir la conversation tourner autour de ce Bruneau qui, de toute évidence, n’en avait que pour la sœur du curé, s’approcha de la demoiselle.

— Espérons que notre nouveau marchand n’offrira pas de pacotille à sa clientèle, glissa-t-il à l’oreille de Marie-Josèphe.

À ses propos moqueurs, elle répondit par un sourire espiègle, ravie d’attirer de nouveau son attention.

— Certes, non! répliqua Pierre, indigné, mais tout aussi peiné de constater que sa belle n’en avait que pour ce Papineau de malheur.

Madame de Salaberry, qui avait surpris l’échange de regards, s’étonnait de voir la sœur du curé s’intéresser à un individu d’une classe inférieure, et pour ridiculiser un jeune homme aimable, en plus! Le curé, venu expressément pour visiter le chantier, demanda à l’artisan:

— Maître Papineau, où en êtes-vous avec vos travaux? Ma foi, je ne vois rien qui vaut encore la peine d’être vu!

Il contemplait les amoncellements de pierres qui attendaient la venue des maçons. Julie dissimula son amusement. Messire Bédard possédait l’art de dire la vérité toute nue. Son mari aussi s’interrogeait sur ce retard, alors que le chantier avançait chez les Whitehead.

— C’est que nous n’avons pas encore commencé à creuser, ce qui ne saurait tarder, expliqua Antoine avec déférence tout en s’approchant du curé. Et dès la semaine prochaine, nous irons commander le bois.

Encore une fois, Julie constata que si ses réponses étaient destinées au curé, les belles mines du menuisier s’adressaient à Marie-Josèphe. Maître Papineau s’offrait l’audace de faire de l’œil à la sœur du curé et madame de Salaberry ne pouvait s’empêcher d’avoir un sentiment d’appréhension: il était beaucoup trop séduisant et savait user de son charme. Mais son mari s’était si fortement entiché du talentueux menuisier qu’il était impossible d’oser l’ombre d’une critique. Et à voir l’air du marchand Bruneau, elle n’était pas la seule à être irritée.

Salaberry faisait admirer les dessins au curé.

— Cette maison, monsieur le curé, je la vois en rêve depuis des années. J’ai travaillé à ces plans pendant tout l’hiver. Et monsieur Papineau m’a donné de précieux conseils.

Le maître menuisier, contrairement à son habitude, prit un air modeste en s’inclinant.

— Voyez, messire curé, indiqua Salaberry en désignant l’arrière de la bâtisse sur le plan, l’idée de cette rotonde. De plus, les murs de pierre seront recouverts d’un crépi blanc. C’est en me rappelant la splendeur des demeures des planteurs aux Antilles que j’en ai eu l’idée, précisa celui qui avait été en garnison à la Jamaïque.

— La proximité de la banlieue militaire, l’évocation des Antilles; si je comprends bien, votre maison racontera l’histoire de votre carrière, tout comme on pouvait lire dans les sculptures de pierre des cathédrales d’autrefois l’histoire de la sainte Bible.

— Quelle clairvoyance, messire curé! s’enthousiasma l’éminent paroissien.

Il se pencha vers lui, car la suite pouvait faire rougir les dames.

— Et j’ai prévu des cabinets d’aisances, comme il y en a en Angleterre.

— Oh! fit le curé. Vous voulez dire, un endroit retiré pour mettre une chaise percée?

— Ce n’est pas exactement ce à quoi je songe, voulut préciser Salaberry.

Il allait se lancer dans de longues explications sur la manière d’évacuer des eaux usées et la présence de cuvette, lorsque Julie coupa court.

— Maître Papineau, vous devez être pressé de vous mettre à l’ouvrage.

— Voir s’élever une telle demeure construite de vos propres mains, c’est tout simplement admirable, commenta Marie-Josèphe.

Antoine Papineau se rengorgea comme un paon.

— Comme vous avez raison, mademoiselle Bédard! Vous avez compris que, pour quelqu’un de ma profession, être le maître de chantier de monsieur de Salaberry constituera une carte de visite exceptionnelle.

— Votre carrière est pour ainsi dire assurée, s’emballa Marie-Josèphe.

Le curé, que cette proximité agaçait, s’approcha pour s’interposer entre sa sœur et le menuisier.

— J’espère surtout que cette maison embellira notre paroisse plus que tous ces horribles bâtiments de pierre qui attristent le paysage, confia-t-il à Salaberry, en accompagnant ces mots d’un large geste englobant l’ensemble des installations militaires voisines.

— Je vous l’ai dit, le rassura Salaberry en riant. Elle sera d’une éclatante blancheur.

Tout le monde semblait avoir oublié Pierre, sauf Julie qui s’était prise de sympathie pour le marchand un peu gauche.

— Et vous, monsieur Bruneau, quand ouvrira votre magasin?

— Si tout va bien, j’espère avant l’été, madame.

— Vous pourrez compter sur notre clientèle, dit-elle.

— Ce sera un privilège pour mon commerce, bredouilla Pierre en s’inclinant. Et croyez bien que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous plaire.

— Vous pourrez réaliser ce premier vœu. Nous donnons prochainement un grand dîner. Puis-je compter sur votre présence?

— Oh! Madame! C’est trop d’honneur! Et un bonheur que j’accepte volontiers.

— La chose est donc entendue.

Le maître menuisier eut un regard torve. Ce n’est pas à lui que madame de Salaberry adressait des sourires obligeants et des invitations à dîner. Et Pierre, qui aurait dû se louer de l’offre inattendue de madame de Salaberry, était malheureux. Il ne voyait que Marie-Josèphe qui minaudait avec son rival. Contrarié, il fit ses adieux à la compagnie.

— Vous allez vers le bassin? Montez donc avec nous, lui offrit le curé qui tenait les rênes de la petite calèche du presbytère. Ma sœur se tassera pour vous faire une place.

Marie-Josèphe, qui aurait pu reprendre poliment l’invitation formulée par son frère, resta muette. Elle avait même légèrement détourné la tête comme si son attention se portait ailleurs.

— Je ne voudrais pas obliger mademoiselle Bédard à froisser ses vêtements, déclina Pierre, attristé.

— Soyez sans crainte. Ma sœur n’est pas coquette au point de manquer de charité.

— Trop aimable, monsieur le curé, mais je préfère marcher pour me détendre, répondit le jeune homme en guise d’excuse.

La voiture s’ébranla et Pierre regretta aussitôt. «Un autre que moi aurait profité de l’occasion pour se rapprocher de la demoiselle, songea-t-il, se reprochant sa bêtise. Me voilà Gros-Jean comme devant.» Et d’un violent coup de pied, il envoya balader un pauvre caillou qui se trouvait sur le chemin.

Les nuages s’agglutinaient dans le ciel, annonçant une pluie prochaine. Pierre pressa le pas.

— Qu’est-ce qui t’as pris de vexer ce charmant jeune homme? demanda Jean-Baptiste.

— Je le trouve quelconque, laissa tomber Marie-Josèphe qui ne pensait qu’à la lueur pétillante dans les yeux d’Antoine.

— Il vient pourtant d’une famille irréprochable sous tout rapport. Je me demande à quoi tu penses ces jours-ci, nota-t-il, l’œil soupçonneux. Si tu crois que je ne t’ai pas vu t’épivarder devant ce menuisier prétentieux.

— M’épivarder? Que veux-tu dire?

— Il roucoulait comme un pigeon et toi, tu ne le quittais pas des yeux. Un homme qui n’est même pas de ta classe!

— Pas de ma classe? Il est maître menuisier. Et puis-je te rappeler que notre père était maître boulanger?

Le curé se tut pour tirer légèrement sur la bride du cheval qui n’avait pas vu une ornière sur le chemin.

— En attendant, monsieur Bruneau pourra mettre à profit son séjour chez les Boileau. Il fera un excellent mari pour ton amie Emmélie.

— Tu n’y penses pas, Jean-Baptiste? Tu oublies Louis-Joseph Papineau, l’orateur de la Chambre. Emmélie s’attend à une demande en mariage à sa prochaine visite.

— Pfft! Je ne crois pas une seconde à ce mariage, déclara Jean-Baptiste. Papineau, s’abaisser à épouser une demoiselle de Chambly? Il lui faudra une fille de la ville. Tous les membres de cette famille sont des orgueilleux, ils se croient plus fins que les autres.

— Emmélie et lui se fréquentent depuis trois ans!

— La belle affaire! Depuis qu’ils sont les seigneurs de Petite-Nation, Joseph, qui est notaire, et Louis-Joseph, son fils, l’orateur de la Chambre (il prononça ces derniers mots sur un ton sardonique), les Papineau de Montréal croient appartenir à la branche royale de cette famille. Quant à ceux de Chambly, ils n’en pensent pas moins. Comme ce menuisier qui se pavanait tout à l’heure.

— Comment peux-tu dire ça? Alors que notre propre frère a lui-même présidé la Chambre d’assemblée au Parlement! L’accuseras-tu également d’être vaniteux?

Elle s’indignait.

— Pauvre lui! soupira le curé en songeant à Pierre-Stanislas, leur frère aîné. Je le soupçonne surtout d’avoir fait de la politique pour se tenir loin de cette harpie de Luce, sa chère épouse! Tu sais qu’il n’aimait guère sa profession d’avocat, lui qui se passionnait surtout pour les formules mathématiques et les sciences.

Jean-Baptiste avait été proche de son aîné lorsqu’il étudiait au séminaire. Ce dernier voyait dans la politique un nouveau champ à explorer: réforme, démocratie, responsabilité ministérielle, il n’avait que ces mots à la bouche!

— Les Papineau ont toujours été des ennemis de notre frère, poursuivit le curé. Je parie ma soutane que le père et le fils se sont secrètement réjouis de le voir se faire jeter en prison par le gouverneur Craig. Louis-Joseph Papineau s’imagine prendre la place de Pierre-Stanislas Bédard à la tête du Parti canadien! Mais il ne lui arrive pas à la cheville. L’orgueil, te dis-je!

— Jean-Baptiste, tu prêtes des intentions mauvaises à des gens qui n’en ont jamais eu. Son père, le notaire Papineau, a plaidé en faveur de notre frère pour le faire sortir de prison.

— Mensonges! Il a surtout applaudi à sa nomination comme juge à Trois-Rivières, loin de Québec, laissant la voie libre à son fils.

— Pourtant, en agissant ainsi, le gouvernement reconnaissait l’erreur d’avoir emprisonné notre frère. Pierre-Stanislas l’a écrit dans une de ses lettres.

Dans un vague grognement, le curé voulut bien admettre avoir lu ce passage.

— Je n’en démordrai pas, jamais Louis-Joseph Papineau n’épousera mademoiselle Boileau. D’ailleurs, après tout ce temps, si j’étais le père, je le sommerais de se déclarer. Il faut dire qu’il ne fait guère d’efforts celui-là pour marier ses aînés. À son âge, le notaire devrait être père. Tout bon chrétien a le devoir de se marier pour fonder une famille afin de perpétuer notre race et notre religion!

— Si je suis bien ton raisonnement, insinua-t-elle, non sans malice, je dois me mettre immédiatement à la recherche d’un mari.

— Toi? Voyons, tu n’y penses pas sérieusement! Ta place est auprès de moi.

Elle allait répliquer, mais quelqu’un, sur le chemin, approchait en faisant de grands gestes. Marie-Josèphe reconnut Cyriac, un journalier de la paroisse. L’homme d’une quarantaine d’années, pauvrement habillé, avait la mine longue. Pourtant, elle savait qu’il ne manquait pas de travail, ces derniers temps.

— Que se passe-t-il, mon bon Cyriac?

— Le docteur Talham vous mande, messire curé, murmura-t-il en baissant des yeux tristes.

Aussitôt, une horrible pensée traversa l’esprit de la jeune femme.

— Votre épouse?

Elle avait appris le matin même que la femme de Cyriac venait d’accoucher, sans avoir eu d’autres nouvelles depuis.

— L’enfant est mort, ma bonne demoiselle. Et ma pauvre Marie n’a peut-être plus que quelques heures à vivre.

— Mon pauvre Cyriac, vous avez toute ma sympathie, compatit Marie-Josèphe, attristée. J’irai vous faire une visite, ajouta-t-elle en se disant qu’elle apporterait un panier de provisions à cette famille nombreuse.

— Montez, proposa le curé au journalier. Ma sœur poursuivra à pied, elle est presque rendue.

Ils venaient de passer la maison des Boileau et arrivaient devant celle des Bresse.

Contrariée par son frère autant que par les événements, Marie-Josèphe se retrouva seule sur le chemin tandis que quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Ramenant le capuchon de son manteau sur sa tête, elle se hâta en direction du presbytère.

Les beaux yeux d’Antoine se posant sur elle lui revinrent. Malgré la pluie, elle souriait.