Chapitre 14

Ovide mène le jeu

— Emmélie? appela madame Boileau ce matin-là. Je ne sais plus où j’ai mis mon face-à-main. Ursule a déposé sur ma table un billet que je crois de Madeleine de Niverville. Même si j’arrive difficilement à lire sans mes lunettes, je crois reconnaître ses pattes de mouche.

Emmélie déposa le livre qu’elle avait apporté dans le petit boudoir pour en lire quelques pages à sa mère.

— Il est resté dans la chambre de compagnie hier soir. Je cours vous le chercher.

Elle revint avec l’objet en question, un petit manche d’argent surmonté de besicles, et sa mère put lire le billet.

Chère madame,

Votre santé vous permettra-t-elle d’accepter une invitation à venir prendre le thé cet après-midi? Notre cousine Stubinger y sera.

Votre très humble servante,

Madeleine de Niverville

— J’aimerais que tu t’y rendes à ma place.

Pour toute réponse, Emmélie fit la grimace.

— Je sais ce que tu penses. Elles ont parfois été offensantes à mon égard, tout en étant parfaitement ridicules. Seulement, les demoiselles me font pitié. Autrefois, si j’avais écouté tous les préjugés concernant la place de la noblesse dans la société et refusé d’épouser ton père parce qu’il était roturier, je serais exactement comme elles aujourd’hui: condamnée à vivre de la charité des autres. Leur père, le seigneur de Niverville, n’était en fait qu’un vieil entêté trop imbu des prérogatives de sa classe. Seule Louise, la fille cadette, lui a tenu tête pour épouser monsieur Lukin. Et encore, elle s’est arrangée pour fêter Pâques avant les Rameaux afin de forcer le mariage, ajouta la dame avec un petit rire.

— Je n’aime pas madame Lukin, lui révéla la jeune femme. Je la soupçonne d’être aussi venimeuse que sa sœur Thérèse.

— Et moi, je crois que Thérèse ne mérite pas cette comparaison, commenta sa mère. Sois-en assurée, tu ne verras pas madame Lukin chez ses sœurs, mais je te prie quand même de me rendre ce service. Et deux heures chez les demoiselles, ce n’est pas la fin du monde! Comprends que je préfère réserver mes forces pour assister au grand dîner des Rouville de la semaine prochaine.

— Ah, oui! soupira Emmélie. Ce fameux dîner en l’honneur de Salaberry… Une autre obligation à laquelle je ne pourrai me soustraire.

— C’est nouveau, ce goût de te cloîtrer? Peut-être que finalement le couvent te conviendrait? plaisanta madame Boileau.

— La présence du fils Rouville à ce dîner, qui sera suivi d’un bal, est le grand désagrément de cet événement.

— Tu ne peux pas passer ta vie à fuir cet individu, ma fille.

Emmélie poussa un soupir de résignation.

— Que ne ferais-je, pour l’amour de vous!

— Ne me fais surtout pas croire que tu es une martyre! s’exclama sa mère, en souriant.

Elle désigna le volume dans une couverture reliée qu’Emmélie avait apporté.

— Que tu es gentille! Tu as choisi La Princesse de Clèves.

La jeune femme connaissait la préférence de sa mère pour ce roman de madame de La Fayette. Madame Boileau s’installa confortablement et Emmélie commença la lecture:

La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second…

Bercée par la voix de sa fille, madame Boileau baissa les paupières pour mieux se laisser entraîner vers cette époque lointaine où les dames, portant le vertugadin, se faisaient courtiser par des messieurs au cou orné d’une collerette plissée appelée «fraise». En ce temps-là, la belle princesse de Clèves vécut des amours contrariées avec le duc de Nemours. Cette histoire était beaucoup plus captivante que l’idée de prendre le thé chez les augustes demoiselles.

La guerre avait amené à Chambly la famille du médecin militaire Georges Stubinger, un événement qui avait enchanté les demoiselles de Niverville. Enfin, elles avaient de la parenté au village puisque l’épouse du docteur, Charlotte Stubinger, était une cousine! Née de Labroquerie, cousine Charlotte était elle aussi une descendante du premier seigneur de Boucherville, Pierre Boucher. Anobli par le roi, ce dernier avait donné à ses fils des patronymes issus de sa Perche natale. Il n’y avait pas plus noble famille canadienne.

Maintenant que madame Stubinger s’était mise à fréquenter le manoir décrépit des Niverville, l’antique demeure revivait, retrouvant un peu de leur lustre d’antan. Les demoiselles recevaient plus souvent pour le thé et priaient parfois à souper lorsque des amis généreux offraient discrètement un bon morceau de viande.

Épouse d’un médecin militaire – c’est-à-dire plus qu’un simple médecin de campagne –, madame Stubinger était consciente de sa place dans la société et, chez elle, tout était mesuré. Elle avait atteint l’âge où une femme du monde renonce aux frivolités de la mode pour adopter une tenue digne et sobre comme en témoignait la robe de soie noire qu’elle portait tous les jours, ornée d’un col de dentelle d’une blancheur immaculée, tout comme sa coiffe de mousseline arachnéenne. Elle réservait sa robe violette, seule fantaisie qu’elle se permettait, pour les grandes occasions. Le curé pouvait compter sur elle pour soulager les pauvres de la paroisse, car derrière la froideur impassible de ses traits se cachait une âme empreinte de charité chrétienne.

Cousine Charlotte – les demoiselles ne l’appelaient plus autrement – ne se présentait jamais au vieux manoir les mains vides. C’était parfois une belle nappe accompagnée de ses serviettes brodées, ou une paire de gants de chevreau dont elle affirmait ne plus avoir besoin: «modestes cadeaux comme autant de témoignages d’amitié», disait-elle simplement aux demoiselles pleines de reconnaissance, car pour elles, tout luxe se tenait hors de portée de leur bourse.

Cet après-midi-là, Madeleine avait reçu un éventail en corne déniché dans une boutique de la rue Saint-Paul, à Montréal, orné d’une soie couleur crème sur laquelle était peinte une ravissante scène champêtre. Thérèse avait eu droit à un de ces irrésistibles et minuscules sacs féminins appelés «réticule». Les deux sœurs auraient volontiers pleuré de joie à la douceur de ces petites attentions, mais cousine Charlotte faisait taire l’afflux de gratitude avant même qu’il ne commence. «Rien de plus naturel», les assurait-elle simplement, et les chères bessonnes n’avaient plus qu’à ranger précieusement leurs trésors et à faire servir le thé.

Madame Stubinger était accompagnée d’une nièce de Boucherville qui séjournait chez elle, Anne de Labroquerie, dont les mains modestement croisées sur son giron rappelaient sa récente sortie du couvent. Ces dames n’étaient pas aussitôt installées dans la chambre de compagnie du vieux manoir, dont les murs défraîchis s’ornaient d’un très beau crucifix et de quelques gravures de Châtelet représentant le Petit Trianon et les jardins de la reine Marie-Antoinette, que la servante annonça un visiteur:

— C’est… m’sieur de Rouville, mesdemoiselles.

— Il faut le faire entrer, Marie-Desneiges! lui ordonna Thérèse.

La domestique, effarée comme si elle avait croisé le diable en personne, s’effaça devant le visiteur en tremblant. Rien d’étonnant, puisque ce dernier avait tenté de la prendre de force. Même si c’était il y a longtemps, la servante ne pouvait l’oublier. C’est alors qu’Ovide de Rouville fit son entrée au milieu de la petite assemblée de dames, jetant un coup d’œil furtif sur Anne. Il venait de déposer dans la cuisine du manoir Niverville des canards qu’il avait tués à la chasse le matin même.

— Je suis allé tirer quelques coups de fusil du côté d’un de nos fiefs de Pointe-Olivier où ces volatiles foisonnent, expliqua-t-il. J’ai pensé qu’ils agrémenteraient votre souper.

— Capitaine, c’est trop de bonté, roucoula la demoiselle Thérèse en lui donnant son titre militaire.

— Si mon modeste présent vous apporte du bonheur, je m’en réjouis, répondit Ovide avec déférence.

Il remit sa canne entre les mains de la domestique effrayée qui s’empressa de quitter la pièce. Thérèse se tourna vers madame Stubinger avec un air extasié.

— Vous vous rappelez sans doute le fils du seigneur de Rouville et beau-frère du lieutenant-colonel de Salaberry, n’est-ce pas, chère cousine?

— Bien sûr, confirma cette dernière en tendant une main qu’elle retira précipitamment. Voici ma nièce, mademoiselle de Labroquerie.

— Mes hommages, s’inclina galamment Ovide avant de s’installer sur le sofa fané.

La jeune fille soutint son regard plutôt que de baisser modestement le menton, admirative de l’épaisse chevelure bien entretenue et de la carrure acquise par l’exercice pendant ses deux années de service militaire. Son habit à longues basques, taillé dans un sergé de lainage bleu foncé, laissait voir un gilet de soie rayé tout en soulignant une taille bien prise. Un mouchoir de col noir noué sur une chemise de fin coton, une culotte beige et des bottes bien cirées complétaient sa tenue.

— Vous arrivez à temps pour le thé, lui indiqua Madeleine, tandis que la servante déposait un lourd plateau sur un guéridon.

Par sa nouvelle attitude empreinte de courtoisie, Ovide voulait faire oublier le cynisme et les sarcasmes dont il faisait son ordinaire autrefois. Ce qui enchantait la demoiselle Thérèse qui avait un faible pour lui. Le fils Rouville était devenu charmant, elle était formelle sur ce point. «La vie militaire a fait de lui un homme!» affirmait-elle à qui voulait l’entendre. Depuis qu’il avait servi son pays comme capitaine d’une compagnie de Voltigeurs sous les ordres de son célèbre beau-frère, Ovide profitait de la bonne influence de Salaberry. N’était-il pas avec lui l’un des héros de Châteauguay? Ovide s’en vantait. En fait, Thérèse ignorait que le capitaine de Rouville était arrivé sur les lieux de la célèbre bataille le lendemain de la victoire.

D’ailleurs, elle aurait été renversée d’apprendre à quel point Ovide avait détesté ses années à l’armée sous l’autorité tyrannique de son beau-frère. Par contre, en dépit de ses côtés rudes, la vie militaire lui avait procuré des avantages non négligeables. Après qu’il eut démissionné de son poste de capitaine dans le régiment des Voltigeurs, on l’avait nommé major dans la milice d’élite et on lui versait une solde régulière. De plus, il était rentré dans les bonnes grâces de son père, le colonel de Rouville. Ce dernier, trop heureux de voir enfin son fils embrasser une carrière militaire, avait ajouté à ses revenus une petite rente. Désormais indépendant de fortune, Ovide avait enfin tourné la page sur ces années où sa mère payait ses dettes et le loyer de la petite maison qu’il louait dans le faubourg Saint-Jean-Baptiste.

Ovide estimait donc être rentré dans le droit chemin. Après avoir confessé ce qu’il appelait ses péchés de jeunesse au curé Bédard qui l’y avait contraint – en fait, il n’en avait avoué qu’un seul, celui du viol de Marguerite Lareau –, il calculait le profit de son salut en fréquentant, avec une assiduité de tartuffe, l’office divin. Il lui arrivait même de lire une page ou deux de L’Imitation de Jésus-Christ, ce qui lui permettait d’agrémenter la conversation de citations pieuses. Assuré que son âme n’avait plus rien à craindre des flammes de l’enfer, Ovide estimait avoir mis son passé derrière lui. Un peu à la manière d’un gamin chapardant régulièrement des bonbons et pris la main dans le sac, il avait accepté sa punition, promettant de ne plus recommencer.

Aujourd’hui, par exemple, n’était-il pas en train de pratiquer la charité en offrant les produits de sa chasse aux pauvres demoiselles? Il s’en flattait lui-même en dégustant une gorgée de thé avec un air satisfait, la conscience légère, omettant avec une déconcertante facilité que c’était sur l’insistance de sa mère, la seigneuresse de Rouville, qu’il rendait visite aux demoiselles.

À propos de l’amélioration du caractère du fils Rouville, Madeleine avait un avis plus nuancé que celui de sa jumelle. Elle se rappelait le mauvais sort qu’il avait failli faire subir à leur servante, Marie-Desneiges, autrefois. Elle frémissait à la pensée de ce qui aurait pu survenir si elle n’était pas arrivée à temps dans la cuisine cette fois-là. Elle en avait bien parlé avec Thérèse, or cette dernière avait balayé la question d’un revers de main. Avec pour résultat que la petite bonne était restée craintive à l’excès et sursautait chaque fois que le heurtoir de la porte d’entrée se faisait entendre.

Anne versait le thé avec toute la grâce que lui conférait sa bonne éducation, exhibant des mains blanches et délicates, entretenues soigneusement avec une pommade appropriée. Les dames servies, elle demanda timidement:

— Lait et sucre, monsieur de Rouville?

— Une larme de lait, répondit Ovide en notant la jolie teinte rosée sur ses pommettes rondes.

Elle n’était pas désagréable avec son visage au museau pointu, petite souris aux yeux gris insolents. Dix-huit ou dix-neuf ans tout au plus, supputa-t-il en la remerciant.

— C’est un plaisir pour un gentilhomme que d’être servi par une demoiselle aussi aimable que votre nièce, madame Stubinger, dit-il en coulant un nouveau regard appréciateur à ladite demoiselle.

Les yeux d’Anne papillotèrent. Ovide savoura son pouvoir de séduction en caressant distraitement ses longs favoris entretenus avec soin par son coiffeur personnel, sa dernière coquetterie.

— À propos, j’ai une invitation à vous transmettre, enchaîna-t-il, tout sourire, à madame Stubinger et Anne. Mes parents donnent un banquet en l’honneur de mon beau-frère Salaberry. L’invitation s’adresse également à votre charmante nièce.

La jeune fille battit des cils en direction d’Ovide, qui conserva un flegme diplomatique.

— Une belle idée! intervint sèchement Madeleine, croyant qu’elle et sa sœur n’étaient pas priées elles aussi.

Thérèse, lèvres crispées, cherchait ses mots pour formuler une question qu’elle n’osait énoncer.

— Est-ce que?… Oserais-je?…

— Mais bien sûr que vous êtes des nôtres, s’empressa de confirmer Ovide qui s’amusait de son embarras.

Il lisait dans ses pensées comme dans un livre ouvert.

— Chères amies, vous êtes, pour ainsi dire, de la famille. Une fête sans vous ne serait plus une fête.

— C’est si aimable, susurra Thérèse d’une voix fondante. Nous acceptons avec joie.

Madeleine de Niverville, elle, lissait consciencieusement la jupe de sa robe dans un silence signifiant qu’elle n’était pas dupe de cette petite plaisanterie mesquine.

Pour sa part, Thérèse soupira d’aise. Depuis quelque temps, l’idée qu’Ovide épouse Anne de Labroquerie lui trottait dans la tête. La présence inopinée du jeune homme convenait admirablement à ses plans. Et tout était si parfait! Les jeunes gens se plaisaient déjà, croyait-elle, ayant surpris regards et sourires engageants.

Mais Ovide tenait loin de lui toute idée de mariage! Sa vertu toute neuve réclamait un répit. Tout en restant poli, il se méfiait. La Stubinger avait marié ses filles les unes après les autres. Restait encore la nièce. Derrière la façade digne de cette femme, il voyait la marieuse épingler la noblesse à son tableau de chasse. Et comme pour mieux cerner le gibier, la mère faisait étalage des prouesses de ses aînés.

Henry (la mère prononçait à l’anglaise) a fait ses études de médecine en Angleterre, rappelait-elle, soulignant au passage à quel point les études à l’étranger coûtaient cher. Notre fille la plus vieille est mariée depuis une dizaine d’années. Malheureusement, elle vit assez loin de nous, à Saint-Vincent-de-Paul de l’île Jésus, le village qui fait face à Sault-au-Récollet, au nord de l’île de Montréal.

— Et que fait son mari? s’informa Ovide.

— Joseph Pépin est maître menuisier et sculpteur.

Thérèse retint difficilement une grimace à l’idée qu’une descendante du grand Pierre Boucher était l’épouse d’un menuisier! Madame Stubinger s’empressa de spécifier que son gendre était loin d’être un vulgaire bâtisseur de granges.

— Il est l’associé du célèbre sculpteur Louis Quévillon qui dirige un atelier prospère, spécialisé en ornementation des églises. Il s’agit de véritables artistes, appréciés par notre clergé! Joseph Pépin a rencontré notre fille lorsque Quévillon a été invité à décorer l’église Sainte-Famille, à Boucherville, notre paroisse d’origine.

Thérèse s’étouffa avec son thé.

— Quelle belle histoire d’amour! commenta vivement Madeleine, avec suffisamment d’enthousiasme pour excuser sa sœur.

Sa tentative fut couronnée de succès. Madame Stubinger esquissa un fin sourire et tous portèrent leur tasse à leurs lèvres pour savourer la finesse du thé.

La servante fit de nouveau irruption dans la pièce.

— Mademoiselle Boileau est là, mesdemoiselles.

— À quoi penses-tu, Marie-Desneiges? la semonça Madeleine. Dépêche-toi de la faire entrer. On ne laisse pas mademoiselle Boileau sur le seuil.

Et la demoiselle se leva joyeusement pour accueillir Emmélie.

Avant la guerre, la jeune femme tenait des soirées très courues, un peu à la manière des salons des grandes dames de Québec et de Montréal. Loin de tenir la dragée haute aux demoiselles – qui n’avaient pas toujours été aimables à l’égard de sa famille –, Emmélie les avait toujours invitées. Reconnaissante depuis ce temps, Madeleine avait appris à apprécier la générosité de mademoiselle Boileau. Cette dernière avait depuis renoncé à ses réceptions à cause de la guerre: le manque de logement dans Chambly avait obligé les grandes maisons de la région à héberger des gens de passage. Madeleine lui avait néanmoins conservé son affection.

La demoiselle de Niverville n’était pas la seule à apprécier la jeune femme. En entendant prononcer le nom d’Emmélie, Ovide faillit laisser tomber sa tasse. Un peu de thé mouilla son pantalon. Pris d’une chaleur soudaine, il se mourait d’envie de dénouer son mouchoir et de dégager son col de chemise.

Depuis le refus dédaigneux de sa demande en mariage, deux ans auparavant, il l’évitait, tant par orgueil que pour soigner sa blessure. Ses occupations l’avaient tenu loin d’Emmélie. Avec la fin de la guerre, Chambly n’était plus assez grand pour ne jamais s’y rencontrer et aujourd’hui, confiné dans cette pièce exiguë, il n’aurait d’autre choix que d’échanger avec elle des propos polis.

Et Emmélie apparut. Elle était vêtue comme toujours d’une de ces robes de couleur prune qu’elle affectionnait et qui accentuait la finesse de sa silhouette élancée; avec ses cheveux sombres encadrant son visage au teint mat, elle offrait l’image d’un élégant papillon de nuit qui l’envoûtait. Déjà bouleversé par sa présence, il nota son léger mouvement de recul, lorsqu’elle s’aperçut qu’il était là.

— Ma mère a bien reçu votre invitation, expliqua Emmélie aux demoiselles. Comme elle est souffrante, elle m’a priée de la remplacer en me faisant promettre de rapporter de vos nouvelles.

— Ma chère enfant, nous sommes si inquiètes à son sujet! compatit Madeleine en serrant ses mains dans les siennes.

— Saviez-vous que la mère de mademoiselle Boileau est une de Gannes de Falaise? souffla Thérèse à madame Stubinger comme pour expliquer l’entrée impromptue d’Emmélie chez elle. Une amie de notre famille…

En vérité, son bec pincé disait tout le contraire de ses paroles. Les demoiselles de Niverville avaient toujours nourri des sentiments mitigés envers les divers membres de la famille Boileau, accusant l’un d’entre eux d’avoir acculé à la ruine leur cher père, le dernier seigneur français de Chambly. Par contre, difficile d’ignorer madame Boileau, née de Gannes de Falaise, vieille noblesse de France, même si, en épousant un roturier, celle-ci avait renoncé à son rang. Funeste erreur, estimait Thérèse de Niverville! Mais depuis qu’elle savait la mère d’Emmélie malade, Madeleine s’informait régulièrement de sa santé. Elle affirmait même que les histoires anciennes n’avaient plus cours. Ce qui leur valait aujourd’hui l’arrivée importune d’Emmélie, alors que tout allait si bien. Car Ovide avait remarqué Anne. Pour Thérèse, il était évident que mademoiselle Boileau manœuvrait afin d’attirer le fils Rouville dans ses filets, même si ce dernier la fuyait. Elle avait bien vu la panique du pauvre jeune homme tout à l’heure. Et dans sa naïveté, sa sœur faisait le jeu d’Emmélie Boileau!

— Ma chère, asseyez-vous là pendant qu’on vous sert, lui disait justement Madeleine en désignant la causeuse… à côté d’Ovide.

Ce dernier, qui n’attendait que ça, ne fit aucun effort pour lui céder un peu plus d’espace et Emmélie s’installa sur le bout du sofa en acceptant la tasse qu’Anne lui tendait. Il sentait bien que cette proximité la rendait mal à l’aise, sauf que tous les sièges étaient pris dans ce petit salon où madame Stubinger et sa nièce occupaient un premier sofa, les demoiselles, chacune un fauteuil en noyer garni d’une tapisserie représentant une scène de la mythologie grecque.

— Mère va mieux, répondait Emmélie aux questions pressantes de Madeleine. La fièvre qui l’avait reprise est tombée. Le docteur Talham croit que le retour des beaux jours sera bénéfique, elle pourra sortir et respirer de l’air sain.

— Pourtant, mon oncle, le docteur Stubinger, affirme que les personnes fragiles sont sensibles aux miasmes qui se propagent dans l’air. Mieux vaut rester chez soi pour éviter toute contagion, la contredit Anne.

Avec cette acuité particulière aux jeunes filles, celle-ci avait deviné l’existence d’une ancienne intrigue et conclu d’emblée qu’elle n’aurait aucune sympathie pour mademoiselle Boileau.

— Il est certain que l’état de santé de ma mère ne me permet pas de m’attarder, prévint Emmélie.

— Arrêtez donc de vous agiter et buvez votre thé, mon enfant, ordonna Madeleine d’une voix affectueuse qui contraignit Emmélie à rester là.

— Oui, insista Ovide en se tournant vers elle. Vous qui êtes si dévouée, vous avez besoin de reprendre des forces.

— Figurez-vous que ce thé exquis nous a été offert par notre chère cousine, madame Stubinger, confia la demoiselle à Emmélie. Elle affirme qu’il est excellent pour la santé, n’est-ce pas Charlotte?

— Que ne disais-je? approuva Ovide.

Emmélie resterait assise à quelques pouces de lui suffisamment longtemps pour qu’il puisse s’enivrer de l’odeur délicieuse d’une eau de senteur au parfum de violettes. Il se surprit à souhaiter que l’instant se prolonge indéfiniment.

— Vous me voyez désolé d’apprendre que votre mère a été malade, dit-il en mettant de la sincérité dans sa voix.

— Trop aimable, monsieur de Rouville, répondit-elle vivement, peu encline à lui faire la conversation.

Il lui sourit. La connaissant, il savait qu’elle ne tenait pas à être malséante devant les demoiselles et qu’elle dissimulerait la répugnance qu’il lui inspirait.

— Emmélie est fort méritante, vanta Madeleine à sa cousine.

— Notre amie a raison, mademoiselle Boileau. Vous êtes admirable, rajouta Ovide avec malice.

Il retrouvait sa vieille assurance, celle dont il usait pour la pousser dans ses derniers retranchements, sa manière de la courtiser. Cette femme, il la voulait. Il s’armerait de patience, mais il ne la lâcherait plus, et un jour, elle lui tomberait dans les bras. Même si, pour l’instant, elle détournait la tête sans répondre.

— N’est-ce pas normal qu’une fille prenne soin de sa mère? s’interposa alors Anne, agacée par l’intérêt du jeune monsieur de Rouville pour une fille qui, de toute évidence, avait coiffé sainte Catherine. Après tout, vous n’êtes pas mariée, continua-t-elle, d’un air de dire qu’à son âge, Emmélie ne pouvait espérer rien d’autre que de s’occuper de ses vieux parents.

«Tiens donc! s’amusa Ovide. La petite est jalouse.» Finalement, cette visite qui s’annonçait pénible était tout sauf ennuyeuse.

— Vous êtes une véritable sainte, chère mademoiselle Boileau, renchérit Ovide en lui tapotant familièrement l’avant-bras.

— Cessez donc d’exagérer, monsieur de Rouville! le coupa Thérèse. Figurez-vous que notre cousine ici présente a bel et bien connu une véritable sainte.

— Oh! Vraiment? Quelle merveille! Une sainte! La connaissons-nous?

— Il s’agit de ma grand-tante, mère d’Youville, déclara madame Stubinger.

— Votre grand-tante? Ma mère éprouve une grande admiration pour mère d’Youville, précisa Emmélie. Je lui mentionnerai votre parenté.

Comme tout le monde, madame Boileau avait entendu parler de Marguerite Dufrost de Lajemmerais, devenue mère d’Youville après son veuvage. Fondatrice d’une communauté religieuse consacrée aux soins des malades, celle des Sœurs grises, on la disait morte en odeur de sainteté, depuis sa disparition en 1771.

— Bien sûr! s’exclama Ovide, faussement contrit. J’aurais dû deviner que vous parliez de cette vénérable femme.

— Mère d’Youville a même été seigneuresse du «fief des pauvres» dans la seigneurie de Chambly-Est, rapporta Madeleine qui connaissait tous les détails de la vie des nobles qui avaient vécu dans la région. Elle possédait également des fermes dans Chambly-Ouest, destinées à fournir les vivres à l’Hôpital général de Montréal.

— Plus tard, ce fief a été racheté par notre famille, précisa Ovide à madame Stubinger.

Il avait adopté un ton respectueux, même s’il ne croyait guère à cette histoire de sainteté. Pour lui, mère d’Youville avait fait de mauvaises affaires et les Rouville en avaient ramassé les miettes.

— Allez-y, chère cousine, insista Thérèse. Racontez donc à nos amis les événements dont vous avez été témoin.

Madame Stubinger, qui n’attendait qu’un signal pour narrer l’histoire de famille, s’empressa de satisfaire sa cousine.

— Je n’avais que onze ans et j’étais allée visiter ma grand-tante avec mon cousin, Jean-François de Bleury. Notre sainte parente a posé sa main sur l’épaule de mon cousin. «Toi, lui a-t-elle prédit, tu mourras prêtre, mon petit homme.» Ce sont ses paroles exactes, je ne les ai jamais oubliées.

Ovide cherchait à comprendre ce qu’il y avait de si extraordinaire dans cette scène. Un léger mouvement oblique de la tête en direction d’Emmélie lui apprit qu’elle aussi dissimulait ses pensées. «Mon adorable coquine! pensa-t-il. L’histoire de la Stubinger, elle s’en moque tout autant que moi!» Il se composa toutefois un visage empreint de piété.

— Dites-nous encore ce qui est arrivé par la suite, implora Thérèse.

— Mon cousin a été ordonné prêtre à Québec, le 20 mars 1790. Il est mort il y a treize ans.

— N’est-ce pas prodigieux! s’exclama Madeleine en cherchant l’approbation d’Emmélie. Notre propre cousine, témoin d’une prédiction authentique. C’est à peine croyable!

— Prodigieux est le mot, admit la jeune femme pour lui faire plaisir.

— Et plus tard, s’est-il passé autre chose d’aussi édifiant? interrogea Ovide, tout aussi hypocrite.

Cette fois, Charlotte Stubinger préféra se taire. Elle frémissait encore en évoquant les paroles de sa grand-tante: «Toi, ma petite fille, tu viendras mourir chez les Sœurs grises.»

— C’est la première fois que j’entends ce récit fabuleux, ma tante, osa alors Anne, impressionnée. Vous avez vécu des moments extraordinaires.

— C’est vrai, j’ai eu cette chance, confirma la dame avec modestie. Je n’étais encore qu’une enfant et mère d’Youville m’impressionnait avec sa haute taille, mais lorsque son regard empreint de tendresse se posait sur nous, il me bouleversait. À Boucherville, nous étions tous convaincus que Dieu l’attendait dans son saint paradis.

À l’instar de nombreux contemporains, elle croyait fermement que mère d’Youville était une sainte.

— Votre témoignage prouve que tous ces gens ont raison, clama Thérèse.

— Certains la comparent à la très sainte mère Jeanne de Chantal, la fondatrice des Sœurs de la Visitation, qui a consacré sa vie aux pauvres, compléta Madeleine.

— Il est certain qu’un jour, elle sera sanctifiée par un pape, déclara sa sœur, pour clore l’histoire.

Le récit de madame Stubinger terminé, Emmélie crut que c’était le bon moment pour s’éclipser.

— Je me ferai un plaisir de rapporter votre histoire à ma mère, lui promit-elle en esquissant un mouvement pour se lever.

Aussitôt, Ovide l’obligea à se rasseoir en appuyant d’une main ferme sur son bras et s’empressa de relancer la conversation.

— Il paraît que vous avez un nouveau pensionnaire qui remplace le cher monsieur Papineau?

— Je l’ai entendu également, renchérit Madeleine tout en remplissant de nouveau la tasse d’Emmélie.

— Qui est donc cet imprudent, arrivé en canot l’autre jour, alors que la rivière est instable et inonde encore les chemins? demanda Ovide à Emmélie, qui fut bien obligée de répondre.

— Il s’agit de monsieur Pierre Bruneau, le fils d’un marchand de Québec.

Il la sentait mécontente de son insistance, mais il n’en avait cure: il voulait prolonger le moment et la sentir encore près de lui.

— Et que fait ce monsieur à Chambly?

— Monsieur Bruneau songe à ouvrir un magasin général.

— Quelle idée merveilleuse! se réjouit Madeleine. Il était temps que nous ayons un marchand français à Chambly!

Cette fois, Emmélie se leva de son siège en s’excusant, bien décidée à partir. Pendant ce temps, Thérèse et Anne semblaient se dire: «Enfin, nous aurons pour nous toute l’attention d’Ovide.» Elles furent, hélas, déçues, car ce dernier se leva d’un bond.

— Monsieur de Rouville, vous n’allez pas nous quitter vous aussi? supplia Thérèse.

— La pluie menace. Puisque mademoiselle Boileau est à pied, je lui offre ma voiture. Sinon, dit-il en se tournant vers Emmélie, vous risquez d’arriver trempée et d’attraper du mal.

— Je vous assure que j’ai largement le temps d’arriver chez moi avant l’averse.

— J’insiste, s’obstina Ovide, ridiculement chevaleresque.

— Il est vrai, ma chère petite, qu’une demoiselle de votre rang ne va pas seule par les chemins, approuva Madeleine du bout des lèvres.

Ovide ne lui apparaissait pas comme le meilleur gardien de la vertu d’une jeune fille, mais comment faire autrement?

Une fois dehors, Emmélie repoussa Ovide.

— Allez, montez, s’acharna-t-il. Ne soyez pas stupide.

— Et vous, vous m’agacez. Je préfère marcher.

— Pardieu, il y a bien une lieue d’ici à votre maison!

— Je n’ai pas besoin de vos services, monsieur de Rouville.

— Ne me refusez pas ce plaisir, ma biche!

Il la dévisagea longuement, mais sans sa suffisance habituelle. Simplement, il l’aimait toujours.

— Vous n’allez tout de même pas recommencer? lui reprocha-t-elle, impatiente, se rappelant avec ennui l’époque où il la poursuivait de ses avances.

— Qui sait, belle Emmélie, si un jour vous n’aurez pas besoin de moi?

Emmélie commençait à avoir les nerfs à vif.

— Jamais, dussé-je plutôt me faire couper la tête!

— Comme il vous plaira, ma charmante.

Et il monta dans sa voiture, empoignant solidement les rênes d’une main, se réservant l’autre pour soulever son chapeau.

— Je vous salue bien bas, lança-t-il avant que ne s’ébranle le véhicule dans un nuage de poussière.

Haussant les épaules, Emmélie s’engagea sur le chemin du retour sans se retourner. Marcher lui ferait le plus grand bien.

Ovide de Rouville! Comble de malheur, impossible d’échapper au grand dîner donné au manoir en l’honneur de Salaberry sous prétexte d’une migraine ou d’une autre indisposition féminine; ses parents accepteraient difficilement cette excuse cousue de fil blanc, vu l’importance de l’événement: un souper élégant, suivi d’un bal! Elle n’avait qu’à prendre exemple sur Marguerite, qui y serait également. Depuis que cette dernière avait courageusement fait face à son agresseur qui avait osé se présenter chez elle pour obtenir son pardon, elle avait vaincu sa peur et acceptait les rares invitations provenant du manoir des Rouville, du moins celles qui étaient du fait de Julie.

Remontant l’allée d’ormes qui menait à la maison rouge des Boileau, malgré l’espoir du renouveau annoncé par le bourgeonnement des arbres qui commençait à poindre, elle n’avait toujours pas recouvré son habituelle sérénité quand la pluie commença à tomber.

Quelqu’un cria son nom.

— Emmélie, Emmélie!

C’était Pierre, brandissant un parapluie, qui courait pour la rejoindre.

— Comment était ce thé?

— Ne m’en parlez pas! Tout ce que je puis dire, c’est que je suis heureuse de revoir un visage amical.

— C’était si terrible?

Elle chassa Ovide de son esprit.

— Et vous, tout va comme vous le souhaitez?

— Il ne manque qu’une jolie blonde pour mon bonheur.

Sans mot dire, elle lui prit le bras pour se rapprocher de lui, afin de mieux s’abriter de la pluie. C’est en riant qu’ils rentrèrent dans la maison où tous les feux étaient allumés pour réchauffer les cœurs et sécher les vêtements humides.