Seule une petite pluie fine et glacée troublait le silence d’une nuit sans lune dans la paroisse Saint-Joseph-de-Chambly. Au presbytère, Marie-Josèphe Bédard était plongée dans un sommeil profond, lorsqu’un bruit répété et confus mit fin à sa bienheureuse léthargie. Tout son corps protestait, bien enfoui sous les couvertures et le moelleux du matelas de plumes, refusant obstinément d’abandonner cette chaleur bienfaisante. La dormeuse repoussa le traversin et glissa ses bras sous l’oreiller dans l’espoir de se rendormir, quand le bruit reprit.
— Josette! On frappe!
La voix impérieuse provenant de la pièce voisine acheva de la réveiller. Elle gémit: «Pas déjà le matin?»
De fait, quelqu’un tambourinait à la porte. «Calamité!» soupira Marie-Josèphe. La veille, la réunion des marguilliers, avec ses habituels éclats de voix et de rires intempestifs, s’était terminée tard. Quelle heure pouvait-il bien être? Aux premiers jours du printemps, le soleil ne se levait pas avant la demie de cinq heures. Les brumes du sommeil s’éclaircissant, elle songea que c’était le premier jour d’avril. La jeune femme s’extirpa finalement de son refuge pour enfiler des pantoufles et une vieille robe de chambre en grelottant dans la maison refroidie. À tâtons, elle chercha la couverture de laine grise qui devait être sur le pied du lit pour s’en couvrir les épaules et conserva son bonnet de nuit.
— Je viens, je viens, grommela-t-elle en allumant le bougeoir posé sur la commode.
Se faire réveiller avant l’aube n’avait rien d’inhabituel pour les occupants du presbytère.
C’était bien pour un baptême qu’on l’avait réveillée dans cette aube terne, comprit Marie-Josèphe en ouvrant la porte sur un homme demandant le curé. Sans doute le père, un parfait inconnu pour elle. Ce qui ne l’étonna pas outre mesure; il y avait tant de nouveaux venus à Chambly ces derniers temps que même son frère le curé n’arrivait plus à retenir tous les noms. La fraîcheur du petit matin la rappela à la réalité. Elle resserra la couverture sur ses épaules frissonnantes en invitant l’homme à entrer.
— Monsieur le curé arrive à l’instant.
Marie-Josèphe allait refermer la porte lorsqu’elle remarqua une charrette immobilisée devant le presbytère. Une femme tenant serré tout contre elle un enfant chaudement emmailloté en descendit; la sœur du curé reconnut une des sages-femmes de la paroisse.
— Venez vite, madame Stébenne, ne restez pas dehors! cria-t-elle à son intention. Et vous, dépêchez-vous d’entrer! signifia-t-elle au père qui se tenait toujours sur le seuil. Je vais ranimer le feu. Je suppose que la marraine ne devrait pas tarder…
Toutefois, l’individu secoua la tête et tint à préciser, en désignant la sage-femme qui passait la porte:
— Je ne suis pas le père, seulement le parrain, et c’est elle qui servira de marraine.
— Encore un enfant illégitime, n’est-ce pas? demanda alors le curé qui venait de faire son apparition, dépeigné, une soutane enfilée à la hâte sur sa chemise de nuit.
Un coup d’œil à la bonne femme Stébenne confirma ses craintes. Le prêtre scruta sévèrement les visiteurs sans être autrement surpris. Il détailla le futur parrain d’un air suspicieux.
— Puis-je savoir à qui j’ai affaire? Je ne vous ai même jamais vu dans ma paroisse.
Bien que le ton fût sec, l’homme ne s’en formalisa pas. Coiffé d’un haut chapeau de feutre rond et à large bord, il semblait avoir trente-cinq ans. Sa manière de s’exprimer ainsi que ses vêtements propres et bien taillés démontraient qu’il possédait de l’éducation et une certaine aisance pécuniaire. Il se présenta simplement:
— François Valade, maître artisan de Montréal. Je suis arrivé hier à Chambly et je loge temporairement chez des amis pour la nuit. Disons… que c’est arrivé chez eux, expliqua-t-il en désignant l’enfant qui vagissait dans les bras de la Stébenne. On m’a proposé d’être le parrain, j’ai accepté.
— Très charitable de votre part, souligna le curé, sarcastique. Puisque vous étiez sur place, vous pouvez me dire qui est la mère?
— Je ne la connais pas. Je ne fais que rendre service.
Puis il demeura impassible et silencieux. Voyant qu’il n’obtiendrait rien de ce côté, messire Bédard se tourna vers la sage-femme.
— Madame Stébenne, vous qui êtes mes yeux et mes oreilles dans ces cas-là, la malheureuse vous a certainement avoué le nom de son séducteur? demanda-t-il d’un ton sévère.
Les sages-femmes étaient choisies par les femmes de la paroisse autant pour leur habileté que pour leur moralité. Et ces «bonnes femmes», comme les gens les désignaient respectueusement, avaient également le privilège d’ondoyer les nouveau-nés en cas d’urgence, car elles étaient dûment assermentées par le curé pour ce faire.
— J’saurais pas vous dire, m’sieur le curé!
— Vous ne connaissiez pas la mère?
La bonne femme s’obstina à demeurer muette. Pourtant, les filles avouaient facilement lors de l’accouchement, tenaillées par la crainte de mourir dans le péché.
— Comme vous le voyez, monsieur le curé, la mère s’en est bien sortie, répondit à sa place l’homme, d’un ton neutre. Pourquoi ne pas aller baptiser cet enfant avant qu’il ne réclame son lait à grands cris?
Messire Bédard dut se contenter de ces explications sommaires.
— S’il en est ainsi, pressons. Nous passerons par-derrière.
La sage-femme, qui, de toute évidence, connaissait le chemin, traversait déjà le presbytère jusqu’à la cuisine.
— Heu! Inutile d’apporter les registres à la sacristie, dit en passant le curé à sa sœur qui s’activait à ranimer le feu dans le poêle à deux ponts, je les remplirai plus tard.
— Si vous le permettez, monsieur le curé, je tiens à signer l’acte de naissance, s’opposa dignement le menuisier.
— Voilà bien des manières pour un enfant de parents inconnus qui ne causera que des ennuis! grommela l’homme d’Église. Au fait, sieur Valade, si vous vous installez dans ma paroisse, j’entends bien que vous veniez me présenter votre femme et vos enfants sans tarder, exigea messire Bédard d’un ton sévère.
— Je n’y manquerai pas, répondit l’artisan un tantinet frondeur, même s’il avait l’intention de se conformer à ce qui était bel et bien un ordre formel du curé, tout comme la demande qui suivit:
— Marie-Josèphe, va donc quérir les registres dans mon cabinet de travail!
Cette dernière sursauta à ce ton péremptoire, retenant sur le bord des lèvres une réplique bien sentie. Son frère pourrait mettre un peu plus de manières en lui demandant un service, surtout devant un étranger! Elle s’exécuta sans un mot, puis remonta à sa chambre pour s’habiller. Le prêtre, les registres coincés sous le bras et une lanterne à la main, éclairait la petite troupe afin que chacun puisse suivre sans trop patauger dans la boue le sentier qui menait du presbytère à l’église.
Le baptême fut rapidement expédié et tous ses protagonistes repartirent sans demander leur reste. La pluie avait cessé. Le soleil prenait de la vigueur et toute trace de glace avait maintenant disparu. Insensible au spectacle d’une volée de canards malards se posant sur les eaux enfin libres du bassin, Jean-Baptiste Bédard regagna le presbytère dans un état de profonde perplexité.
L’attitude de Valade était plutôt singulière. Pourquoi protégeait-il la mère? L’homme ne semblait pas bavard. La malheureuse serait-elle la fille d’une famille d’artisans de la paroisse? Le curé n’avait pourtant pas entendu parler de grossesse malencontreuse. Et pourquoi la bonne femme Stébenne refusait-elle de parler?
Il laissa échapper un soupir. Par quel mystère un nombre effarant d’écervelées ne pouvaient résister à la vue d’un uniforme? Il se rappelait trop bien ce qui était arrivé à Agathe Sabatté, la jeune sœur de madame Bresse. La demoiselle de seize ans appartenait à l’une des familles les plus distinguées de la paroisse, ce qui ne l’avait pas empêchée d’organiser elle-même son enlèvement par un officier britannique afin de se faire épouser. Et c’était bien entendu à lui qu’on avait fait appel pour faire la demande de dispense auprès de l’évêque, avec pour conséquence que ce dernier s’était empressé de lui faire des remontrances sur la moralité de la paroisse.
Et voilà qu’encore une fois ce matin, il était témoin d’une autre de ces tristes histoires. À partir de ce jour de juin 1812 où la guerre avait été déclarée, tous les régiments militaires du Bas-Canada avaient défilé dans sa paroisse et, chaque semaine, immanquablement, naissait un de ces enfants du péché. Après trois ans de tumulte, cette stupide guerre avait cessé, par contre, l’armée était à Chambly pour de bon; le gouvernement construisait un grand nombre de bâtisses pour les loger, ce qui attirait beaucoup de monde. Dire qu’il y en avait pour louer cette manne économique! Pour messire Bédard, la présence de militaires dans sa chère paroisse n’était rien de plus qu’un fléau qui finirait par anéantir douze années d’évangélisation.
À son arrivée à Saint-Joseph-de-Chambly, nombreux étaient les pères de famille qui négligeaient même de faire leurs pâques! Ils désertaient l’église et refusaient de se confesser, sauf à l’ultime instant où Dieu les rappelait à lui. La famille s’empressait alors de le faire venir pour secourir l’âme du mourant et gare à lui s’il n’arrivait pas à temps. Comble de duplicité, certains avaient même le culot de s’en plaindre à monseigneur l’évêque!
Fort de sa vocation, l’abbé Bédard avait pourtant réussi à rétablir un climat de bonne moralité même chez les pires mécréants. Prêtre intransigeant au chapitre des sacrements, mais pasteur dévoué à ses ouailles, il prêtait une oreille compatissante aux pauvres et aux malheureux. Le travail inlassable du curé de Chambly avait donné des résultats probants: le nombre de confessés avait augmenté et les jeunes gens reprenaient le chemin de l’abstinence avant le mariage.
Restaient les séducteurs impénitents cherchant à soumettre de pauvres filles à leur volonté. Une dizaine d’années auparavant, la famille de Marguerite Lareau l’avait appelé au secours. Cette fille d’habitants prospères, victime d’une odieuse agression, était enceinte des œuvres de son bourreau. En implorant les lumières du Seigneur, la solution lui était apparue: il avait convaincu le docteur Talham, un veuf sans enfant, d’épouser la demoiselle et d’endosser la paternité de l’enfant à naître; le scandale fut promptement étouffé. Le curé avait même obligé le responsable du drame à se confesser et cette âme perdue était rentrée dans le droit chemin. Preuve que le repentir pouvait blanchir la plus noire des âmes! Et chaque fois qu’il croisait la belle famille du docteur Talham, le pasteur se réjouissait.
Quelle était l’histoire de cet enfant né cette nuit? Le père était-il un officier? Ce Valade, qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, était sans doute venu travailler pour les chantiers du roi et savait peut-être quelque chose.
La journée venait à peine de commencer et il était déjà accablé. Depuis des années, il réclamait un vicaire pour l’aider; chaque fois, il se heurtait à un évêque souffrant de surdité devant ses multiples appels. Et ce soir, harassé par sa tâche, il s’effondrerait sur son lit.
Heureusement, il pouvait compter sur l’affection de Marie-Josèphe, sa chère sœur, dont la présence à ses côtés lui permettait d’affronter toutes les épreuves. Le prêtre rêvait d’un temps immuable où seules la sagesse et la religion guideraient les hommes. Lui-même pourrait retourner à ses méditations… et à sa petite épinette, ce vieil instrument de musique sur lequel il aimait composer des psaumes. Qui sait si ce soir, ils ne pourraient pas tous les deux faire un peu de musique, un plaisir abandonné depuis la guerre. Marie-Josèphe avait une si belle voix! Ainsi plongé dans ses pensées, messire Bédard poussa la porte de la maison presbytérale.
La pluie avait cessé, mais la boue était restée.
— Retire immédiatement tes chaussures crottées! s’impatienta Marie-Josèphe.
— Laisse-moi au moins le temps d’entrer, grogna-t-il tout en se laissant choir sur un banc placé près de la porte.
— Jean-Baptiste Bédard, nous sommes samedi et chaque samedi, je lave le plancher de la cuisine. Et toi, comme toujours, tu ignores que nous nageons dans la boue à ce temps-ci de l’année! Une vraie tête de linotte!
— Et toi, une vraie mégère! s’écria-t-il, exaspéré. Et puis, tu m’énerves! Donne-moi une guenille que je l’essuie, ton diable de plancher.
De mauvaise grâce, Jean-Baptiste s’exécuta, la voyant encore maussade. Ces derniers temps, il avait l’impression que tout était prétexte à le rabrouer. Marie-Josèphe avait pourtant bon caractère, il fallait la voir écouter avec une patience à toute épreuve les doléances des paroissiens. Il ne reconnaissait plus sa petite sœur sur laquelle il veillait depuis toujours. Ses sautes d’humeur de plus en plus nombreuses commençaient à l’agacer. À croire qu’elle souffrait d’une de ces maladies nerveuses dont les femmes étaient parfois victimes…
Le curé repoussa cette idée avec horreur. «Non! Pas Marie-Josèphe!» se convainquit-il en s’attablant devant son petit déjeuner. Il faisait bon dans la cuisine et le poêle ronronnait. Sur la petite table de bois usée où ils prenaient le plus souvent leurs repas en tête à tête, sa sœur avait disposé pour lui du beurre frais provenant d’une ferme de la région, une théière fumante, ainsi qu’une assiette garnie de larges tranches de pain, du sucre et même un pot de confiture, puisque la période de pénitence était terminée.
Tandis qu’elle faisait la navette entre la salle à manger et la cuisine, débarrassant les restes de la veille, il s’appliqua à tartiner copieusement son pain de beurre et de confiture. La fin du carême le laissait affamé – quarante jours, c’était long! – et par la suite, il dévorait tout ce qu’elle lui présentait. Ce matin, il savourait ses tartines avec bonheur.
— Si tu arrêtais de servir du rhum les soirs de réunion, je gage que ces messieurs partiraient plus tôt, lança Marie-Josèphe qui attendait après lui pour finir de balayer la cuisine.
Le curé eut un soupir de soulagement. Il tenait enfin l’explication toute simple de sa mauvaise humeur: elle n’avait pas suffisamment dormi.
— Ils ont pris un seul verre, ma Josette, se défendit-il d’une voix douce en lui donnant ce surnom qui lui venait de l’enfance, espérant l’attendrir. Si je les traite à l’eau, ils iront directement au cabaret en sortant d’ici.
— Mon pauvre frère! Es-tu si naïf? Avec ou sans ton rhum, ils s’arrêtent quand même au cabaret.
— Heu! La tourte à la viande d’hier était délicieuse, la complimenta-t-il. J’en prendrais bien un morceau.
Flatterie inutile puisque Marie-Josèphe le servit en arborant un air boudeur.
— Cesse de bourrasser! Qu’as-tu à la fin?
— Ce que j’ai? C’est simple. J’en ai assez d’être la servante!
— Par tous les saints, de quoi te plains-tu? Tu ne manques de rien.
— Nous avons besoin d’une domestique! rétorqua-t-elle vivement.
— Pas question! répliqua sèchement Jean-Baptiste.
Puis, il avala en vitesse les dernières bouchées et repoussa bruyamment son assiette avant de s’enfuir dans son cabinet.
De nouveau seule dans la cuisine, Marie-Josèphe débarrassa la vaisselle, donna un dernier coup de balai, puis entreprit de faire une petite lessive: des mouchoirs qu’elle avait laissé tremper depuis la veille, les aubes de Jean-Baptiste, deux chemises, une chemisette et un vieux bonnet de coton festonné. Elle frottait et tordait avec plus de vigueur que de coutume, comme si sa vie en dépendait. Le linge se devait d’être d’une blancheur éclatante, sinon les mauvaises langues du village s’empresseraient de colporter que la sœur du curé était malpropre.
Après le dîner, le calme était revenu au presbytère et le curé dépouillait le courrier que l’homme engagé avait rapporté de l’auberge de la famille Vincelet. C’était toujours là que la malle-poste livrait les sacs de courrier. Il y avait une lettre provenant de l’évêché qu’il s’empressa de décacheter. Lorsqu’il en eut terminé la lecture, il poussa un soupir découragé.
— Voilà encore autre chose. Monseigneur a décrété une journée d’Action de grâces afin de remercier Notre-Seigneur d’avoir mis fin à la guerre.
— Comme si nous n’avions pas suffisamment d’ouvrage! Nous venons à peine de célébrer Pâques. En plus des cérémonies de la semaine sainte, il y a les confessions, les messes, les vêpres, les célébrations des jours saints! Il fallait que monseigneur ajoute encore une messe d’Action de grâces! On voit bien qu’il ne repasse pas lui-même ses aubes, celui-là, gras et bien au chaud dans son palais épiscopal!
— Prends garde, ma sœur! Tu blasphèmes en parlant ainsi de notre évêque. Monseigneur Plessis n’est pas si bien logé. Il est contraint de partager son gîte depuis des années avec les députés, puisque les assemblées du Parlement se tiennent toujours dans la chapelle de l’évêché.
Elle lui décocha un regard désapprobateur.
— Si tu crois que je vais le plaindre! C’est bien la première fois, Jean-Baptiste Bédard, que je te vois prendre la défense de monseigneur, lui qui a le don de te contrarier continuellement.
Marie-Josèphe allait en rajouter lorsqu’elle le vit en train de bourrer sa pipe. Son frère n’était pas un grand adepte du tabac. Contrairement aux gens bien élevés qui exhibaient leurs riches tabatières pour prendre entre leurs doigts délicats une prise avant d’éternuer avec élégance, le curé de Chambly, à l’instar des habitants, préférait allumer une pipe, lorsque quelque chose le tracassait. La veille, les marguilliers devaient prendre une décision concernant la décoration de l’église. Mais le curé avait demandé à réfléchir encore.
— Qu’avez-vous finalement décidé hier soir? le questionna-t-elle, subitement intéressée.
Le curé souhaitait engager le menuisier-sculpteur, Joseph Pépin, pour terminer la décoration de l’église. Il tira quelques bouffées avant de répondre.
— Heu! J’ai réservé mon opinion pour la prochaine rencontre.
Marie-Josèphe devina qu’il voulait d’abord connaître son avis. Plus tôt, elle avait réagi par esprit de contrariété. En réalité, elle avait pris goût aux affaires de la paroisse. C’était toujours elle qui vérifiait les additions du grand livre des comptes au point de s’en user les yeux et, un jour, d’être obligée de coiffer son nez de besicles. Malgré cela, elle en tirait une certaine fierté. Oh! c’était une aide très discrète, cela s’entend, mais elle permettait d’éviter que les marguilliers, ou l’évêque dans ses tournées pastorales, ne découvrent la moindre erreur ou qu’ils aient quoi que ce soit à redire.
Elle dissimula sa satisfaction et vint s’asseoir près de lui. Il faisait confiance à son esprit pratique, puisque lui-même en était totalement dépourvu.
— Joseph Pépin compte parmi les meilleurs menuisiers-sculpteurs d’église du Bas-Canada. Du moins, c’est ce qu’on dit. Je comprends ton hésitation: les dernières années ont été mauvaises à cause de la guerre et du manque de main-d’œuvre agricole.
— Des récoltes gâchées signifient une dîme moindre pour la paroisse. C’est pourquoi je pèse encore le pour et le contre. J’en connais qui nous reprocheront de faire une telle dépense.
Le curé était ennuyé.
— Par contre, ils seront encore plus nombreux à t’en vouloir de retarder à nouveau la décoration de l’église, observa-t-elle avec justesse. Il y a déjà plus de quatre ans qu’elle a été rebâtie. Et puis, nous avons des réserves. Par exemple, le dédommagement obtenu par le lieutenant-colonel de Salaberry pour les services religieux supplémentaires donnés aux Voltigeurs et aux soldats des milices d’élite. Cet argent, nous l’avons soigneusement mis de côté, rappela-t-elle avant d’ajouter, avec quelques hésitations: il y en a suffisamment d’ailleurs… pour prendre une servante.
Le curé leva les yeux au plafond.
— Tu ne vas pas recommencer!
— Je refuse d’aller une fois de plus courir chez mes amies au prochain séjour d’un officier chez nous!
— J’avoue que les deux dernières années ont été pénibles pour toi, la plaignit le curé qui voulait bien être compréhensif, tout en refusant catégoriquement de discuter de ce sujet.
— Ça, tu peux le dire!
Marie-Josèphe bondit de sa chaise, laissant le curé bouche bée devant ce brusque changement d’humeur. L’instant d’avant, elle était dans son état normal, bienveillante à son égard, pour déverser juste après un flot de propos excessifs.
— Tu ne te rends pas compte de l’ouvrage que j’ai! Chaque fois qu’un officier important vient à Chambly, il s’installe au presbytère. L’été dernier, le gouverneur Prévost a encore logé chez nous pendant des semaines, avec sa suite par-dessus le marché! Des aides de camp dormaient un peu partout dans la maison, sans compter les domestiques de Son Excellence. Il y avait des soldats plein la cour et je ne sais combien de chevaux. Ce n’était plus un presbytère, mais une caserne!
Sa colère explosait. Elle le toisait, les mains sur ses hanches, l’air furibond.
— Satané gouverneur! Il avait les mains bien longues, celui-là! En plus de tout le travail supplémentaire, il me fallait continuellement l’éviter. Et bien entendu, toi, Jean-Baptiste Bédard, tu ne voyais rien. Bien contente d’apprendre qu’il retourne en Angleterre, maugréa-t-elle entre deux sanglots. On raconte même qu’il passera en cour martiale à cause de la défaite de Plattsburgh. Bien fait pour lui!
— Josette! se scandalisa le curé. Tu devras confesser ton manque de charité chrétienne!
— Oh, toi! Cesse de m’appeler Josette! Je n’ai plus cinq ans. Et puis, fiche-moi la paix.
Décontenancé, Jean-Baptiste courut se réfugier dans son cabinet de travail sans demander son reste.
Dans la cuisine, Marie-Josèphe n’arrivait plus à contenir ses larmes. Elle aimait sincèrement son frère à qui elle devait tout. Aujourd’hui, elle avait l’impression terrible d’être prise dans un étau. D’où pouvait bien venir le profond sentiment de désespoir qui la submergeait? «Que m’arrive-t-il?» Jamais encore elle n’avait ressenti pareille lassitude.
Le lendemain, dans la quiétude de son cabinet de travail, le curé composait son prochain sermon. De son côté, Marie-Josèphe, installée dans la cuisine, repassait le linge lavé la veille jusqu’à ce que trois coups secs frappés à la porte interrompent son travail. Elle retira vivement son tablier pour le suspendre à un clou au mur et s’empressa d’aller répondre.
Le heurtoir se fit de nouveau entendre. De petits coups impatients, désagréables. Le temps d’une profonde respiration, elle se composa un visage aimable avant d’ouvrir.
À son large chapeau, elle reconnut immédiatement Valade.
— Mademoiselle, me revoici avec ma famille, comme monsieur le curé l’a exigé.
Le menuisier s’exprimait avec une élégance que l’on rencontrait rarement chez les gens de sa classe, remarqua alors Marie-Josèphe. Le ton courtois et le regard franc achevèrent de la conquérir et elle esquissa un sourire de bienvenue. Une femme l’accompagnait, pleine d’assurance. Elle portait un spencer à la hussarde – appelé ainsi à cause de ses brandebourgs en guise de boutonnières –, et ses boucles brunes étaient recouvertes d’un de ces extravagants chapeaux ornés d’un plumet. Marie-Amable Valade franchit le seuil du presbytère avant qu’on l’y invite, passa devant la sœur du curé comme si cette dernière n’était rien de plus qu’un meuble avant de donner ses ordres d’un ton autoritaire:
— Ma fille, faites savoir à monsieur le curé que le sieur François Valade, maître charpentier et maître menuisier de Montréal, désire lui parler.
La femme de l’artisan posa alors des yeux dédaigneux sur les mains rougies de Marie-Josèphe que celle-ci s’empressa de dissimuler, sentant sourdre la colère. À l’évidence, cette femme la prenait pour la servante! Elle réprima une forte envie de lui tourner le dos sans façon. Pire encore, le garçon qui la suivait, bien engoncé dans ses habits du dimanche et âgé tout au plus d’une douzaine d’années, la gratifia d’une moue dédaigneuse. Furieuse, Marie-Josèphe décida de les laisser poireauter sur le seuil, sans les faire passer dans la chambre de compagnie.
— Je vais voir s’il est là, dit-elle en ravalant péniblement sa fierté devant cette morgue insolente.
— Quelle fille grossière! J’espère qu’on trouve mieux comme domestique dans le pays que cette rustaude, soupira Marie-Amable, agacée, en regardant son mari.
— C’est pour cela que vous n’aimez pas les gens de la campagne? lui demanda l’enfant.
— Je n’ai jamais dit ça, Xavier, le reprit sa mère.
— Mais, maman…
— Tais-toi, te dis-je!
C’est vrai qu’elle détestait la campagne. Marie-Amable était une fille de la ville et elle en voulait farouchement à son mari qui avait décidé de venir s’enrichir à Chambly alors qu’il était le meilleur charpentier-menuisier de Montréal. Mais elle ne voulait pas lui nuire pour autant!
Maître Valade semblait ailleurs, comme s’il n’avait rien entendu des propos désobligeants tenus par sa femme. En attendant le curé, son œil exercé remarquait la beauté du plancher en lattes de chêne que Marie-Josèphe venait de cirer ainsi que la rampe de l’escalier lustrée par le temps.
Messire Bédard était là. En voyant ses futurs paroissiens bêtement plantés devant la porte, il adressa à Marie-Josèphe un air chargé de reproches. En dépit des tracas qu’apportaient les continuels va-et-vient au presbytère, le curé de Chambly demeurait intransigeant à propos de l’hospitalité, vertu qu’il élevait au titre de devoir sacré.
— Apporte du thé, ordonna le prêtre à sa sœur, avant de se retourner vers les visiteurs. Si vous voulez bien me suivre dans la chambre de compagnie, les invita-t-il en désignant la première pièce à leur gauche.
— Vous êtes trop aimable, monsieur le curé, répondit la dame en pénétrant dans la plus belle pièce du presbytère pour s’installer dans une bergère de pur style Louis XV, le fauteuil préféré de Marie-Josèphe.
Interprétant à son avantage le mécontentement du curé, elle se permit un commentaire:
— Il est toujours difficile de bien se faire servir, releva-t-elle, le ton rempli de compréhension.
Le curé sourcilla, ce que madame Valade prit pour un encouragement.
— Des servantes comme celles-là, j’en ai maté quelques-unes. Voyez-vous, avec le métier de mon mari – vous savez que de riches marchands de Montréal lui ont confié la charge de construire leurs belles demeures –, avoir une telle domestique serait très mauvais pour les affaires. Si je peux me permettre, monsieur le curé, votre tolérance, tout à fait digne d’un homme d’Église, ne peut que vous nuire. Vous ne pouvez garder une fille à l’humeur irascible chez vous.
Aux propos de cette femme suffisante, le curé ne se donna pas la peine de rectifier les faits. Le quiproquo l’amusait et ce soir, avec Marie-Josèphe, ils en riraient ensemble. Il flirta avec l’idée pendant que Valade chuchotait mollement à sa femme:
— Voyons, ma chère. Cela ne nous concerne en rien.
Puis, reprenant un ton normal:
— Monsieur le curé, ces dix dernières années, j’ai acquis une expérience enviable dans le bâtiment, à Montréal.
— Apprenez qu’à ses débuts, mon mari a travaillé à la maison du célèbre artiste Louis Dulongpré, intervint madame Valade qui ne manquait jamais une chance de faire valoir son mari.
— Il s’agit de ce peintre dont les tableaux de sainteté ornent nombre d’églises? N’est-il pas aussi musicien?
— C’est bien lui, confirma Valade.
— Et ce n’est pas tout, enchaîna l’épouse. Le sieur Del Veccio, tout comme l’avait fait auparavant le marchand Berthelet, a également réclamé ses services.
— Vous parlez du magasin de deux étages sur la place du Marché, à l’angle de la rue Saint-Paul?
— C’est exact.
— Avec une telle réputation, qu’est-ce qui vous attire à Chambly?
— La beauté de votre paroisse, monsieur le curé. Je souhaite mettre mon talent au service de ce décor magnifique façonné par le Créateur.
— Je m’en réjouis, monsieur Valade! Les bâtisses militaires sont d’une telle tristesse…
— J’ai entendu dire que le vainqueur de Châteauguay allait faire construire une maison.
— Malheureusement pour vous, il a déjà engagé son entrepreneur.
— Dommage! se désola Valade, cachant mal sa déception. Par contre, je ne doute pas que d’autres occasions de ce genre se présenteront.
Puis, laissant sa femme répondre aux questions d’usage du curé – à savoir le nom de leur ancienne paroisse, depuis quand ils étaient mariés, à quel moment leur fils avait reçu le sacrement de confirmation –, le maître artisan continua de s’intéresser au décor. Notant au passage le sofa et le fauteuil à oreilles du curé posés sur un tapis fleuri usé, il remarqua soudain un meuble imposant adossé à un mur.
— Magnifique! apprécia-t-il en se levant pour l’examiner de plus près.
C’était une armoire à deux vantaux, aux panneaux chantournés, ornée d’une modeste frise horizontale. On ne pouvait s’empêcher de l’admirer tant elle conférait à la pièce une atmosphère chaleureuse. En connaisseur, il caressa lentement le bois patiné.
— Une armoire à la bourguignonne! On la reconnaît à ses pieds en balustre aplati. Et cette moulure à la base d’inspiration Renaissance, une splendeur! Les spirales décorées de feuillage dans l’ornementation des portes sont typiques. Cette armoire provient des ateliers de Liébert et Quévillon, j’en mettrais ma main au feu.
— Vous avez raison, marmonna le curé. Heu! Elle appartient à ma sœur.
— Votre sœur? sursauta madame Valade, soudainement mal à l’aise.
— La demoiselle qui nous a ouvert la porte, précisa son mari, impassible.
— Marie-Josèphe Bédard, pour vous servir! annonça sèchement ladite demoiselle, de retour avec un large plateau contenant une théière et ses tasses. Voici le thé, Jean-Baptiste, avec tout ce qu’il faut. Vous m’excuserez, mais je suis attendue.
— Mais il est à peine dix heures du matin! observa son frère, interloqué.
— Tu sais parfaitement Jean-Baptiste que chez nous, il n’y a pas d’heure pour les visites, comme le prouve d’ailleurs la présence de ces bonnes gens. À la campagne, les gens sont très simples, sans grand tralala, précisa-t-elle, sarcastique, à l’intention de madame Valade.
Le curé soupira, visiblement contrarié. La moutarde commençait à lui monter sérieusement au nez, tant il était exaspéré par l’attitude désinvolte de sa sœur – elle avait même usé de son prénom en public, ce qu’il lui avait toujours formellement interdit.
— Et qui va servir le thé? demanda-t-il d’un ton sévère.
— Tu n’as qu’à le faire toi-même!
Sur ces mots, attrapant son manteau et son chapeau suspendus à la patère, elle disparut, faisant claquer la porte derrière elle.