Chapitre 4

La maison du bonheur

La rivière Chambly, réchauffée par le chaud soleil printanier, permettait une navigation sans encombre. Hippolithe Maugué, navigateur de Saint-Ours, une paroisse en aval de Chambly, cracha sa chique à l’eau en accostant au quai de pierre en face de l’église.

— Vous v’là rendu, vot’ seigneurie, fit le bonhomme avec une fausse grandiloquence dont il était coutumier tout en amarrant son embarcation qui, gréée d’une voile, ressemblait à une petite goélette.

Son sourire à l’unique passager dévoilait quelques chicots noircis par le tabac. Vêtu de son épais capot – il faisait encore un froid vif sur l’eau –, Pierre Bruneau retira prestement sa tuque de laine bleue, qu’il fourra dans une poche tout en s’ébouriffant les cheveux comme pour mieux savourer le plaisir de retrouver la terre ferme.

— Croyez-vous que la demeure des Boileau est bien éloignée d’ici, capitaine?

— J’en sais trop rien. Il vous faudra tout de même une charrette pour transporter tout ceci, vot’ seigneurie.

Il désignait d’un doigt noueux la malle et un vieux coffre qui encombraient le fond de la barque.

— Si vous m’aidiez à décharger mes bagages, je vous en serais bien reconnaissant.

— Pour cinq deniers, fit le bonhomme en frottant deux doigts de manière significative, j’vous fais ça en un rien de temps.

Et son rictus semblait dire: «Sûr que ce jeune bourgeois est incapable de déplacer seul tout son gréement!»

On pouvait dire que le capitaine Maugué savait monnayer ses services. Aux cinq chelins demandés pour la course s’étaient ajoutés dix deniers pour un arrêt à Saint-Charles, où Pierre avait laissé un message annonçant son arrivée dans la région à son oncle Robitaille, aumônier des milices et curé de Saint-Charles, une paroisse de la rivière Chambly.

– Vous les aurez, confirma le jeune marchand avec le douloureux sentiment de se faire escroquer.

Une fois les bagages sur le quai et le bonhomme dûment payé, il examina les alentours. À cet endroit, les rives du bassin formaient une haute crête.

— Où vais-je trouver une charrette?

— Si je le savais, j’vous l’dirais, monseigneur! lui cria Maugué.

Déjà, celui-ci hissait la voile de sa barque, désireux de retourner à Saint-Ours avant la fin de la journée. Déconcerté, Pierre examina les lieux. Un sentier escarpé menait sur le haut de la crête et permettait d’atteindre le chemin du Roi. Il s’empressa de l’escalader, juste à temps pour voir une dame qui venait du presbytère.

— Ohé, là-bas! Madame, s’il vous plaît, si vous pouviez m’indiquer…

La dame en question s’éloigna à pas vifs, sans se retourner. Il se mit à courir afin de la rattraper.

Une fois dehors, après son coup d’éclat dans le salon du presbytère, Marie-Josèphe se trouva bien embêtée. Que faisait-elle à ronger son frein au milieu du chemin du Roi, remplie de fureur et d’affliction? Elle n’était pas pour attendre que les Valade sortent de la maison pour y rentrer, l’air piteux. Soulevant légèrement ses jupes pour éviter les ornières boueuses, elle s’élança sur le chemin, en direction de la maison des Talham.

— Madame! Madame! Je vous en prie, arrêtez-vous…

Quelqu’un s’époumonait, mais elle n’avait nulle envie de savoir pourquoi et poursuivit sa route. Les appels se rapprochaient, si bien qu’elle fut bientôt abordée par un parfait étranger.

— Ah, madame, merci! souffla Pierre, haletant.

— Avez-vous l’habitude de héler les gens comme un vulgaire marchand ambulant? Personne ne nous a encore présentés, que je sache!

Elle le détailla sans curiosité. Il était si mince qu’on se demandait s’il n’allait pas se casser en deux pendant qu’il cherchait son souffle.

De son côté, Pierre s’étonna qu’une dame aussi jolie puisse se montrer aussi impolie… presque grossière.

— Je vous prie d’accepter mes plus humbles excuses, reprit-il doucement, dans l’espoir de l’amadouer. Permettez que je me présente: Pierre Bruneau. Et comme vous l’avez si justement deviné, je suis marchand. J’arrive de Québec.

Il s’interrompit net. Ses grands yeux, pourtant si beaux, le dévisageaient avec une telle froideur qu’il se sentit intimidé. Qu’avait-il fait pour mériter son courroux? Ne venait-il pas d’exprimer ses regrets?

— Je vois bien que vous êtes pressée, madame… ou mademoiselle, si vous aviez seulement l’extrême obligeance…

— Que puis-je faire pour vous? finit-elle par dire.

Il se mit à bafouiller tout en contemplant le bout de ses bottes salies par le voyage et la boue du sentier.

— Si… Si vous pouviez m’indiquer où je peux trouver une charrette, je vous en serais très reconnaissant. Je… Je dois me rendre chez monsieur Boileau, précisa-t-il en s’efforçant de redresser la tête.

Elle continuait de le regarder avec irritation, alors qu’il aurait aimé voir apparaître un sourire sur ce visage finement dessiné dont le teint nacré évoquait une image de la madone. Des yeux bleus le fixaient sous une capote, des boucles blondes, échappées de sa coiffure, virevoltaient dans le vent. Quelque chose accéléra dans sa poitrine. Elle était tout simplement ravissante, belle comme une princesse sortie tout droit d’un conte, mais une princesse capricieuse qui prit un certain temps avant de consentir à le renseigner:

— C’est facile. Il y a toujours un charretier avec son cabrouet qui se tient au quai voisin, celui de l’entrepôt de monsieur Lukin. Il vous conduira. La maison des Boileau est à deux pas.

Elle s’était un peu radoucie.

— Merci, mademoiselle… bredouilla-t-il, avec l’espoir qu’elle consente à lui révéler son nom.

Elle n’en avait apparemment pas l’intention.

— Je vous laisse avec vos bagages, déclara-t-elle plutôt, mettant ainsi fin à leur entretien avant de s’élancer sur le chemin.

Pierre demeura figé sur place, sans même avoir eu le temps de la saluer. Un peu plus loin, il la vit frapper à la porte d’une coquette maison blanche où elle s’engouffra.

Qui était-elle? Il finirait bien par l’apprendre. En attendant, il était épuisé après plus d’une semaine de voyage. Il lui tardait d’arriver chez les Boileau pour enfin déposer ses bagages et espérait que le notaire, seul membre de cette famille qu’il connaissait, soit chez lui. Il avait besoin de voir un visage amical. Et puis, il était curieux de faire la connaissance d’Emmélie, la demoiselle que Louis-Joseph Papineau courtisait. Toutefois, il repensa à la jolie blonde, curieux d’apprendre son nom.

Pierre se remit à la recherche d’un moyen de transport. Apercevant le quai Lukin, il héla le fameux charretier qui chargea ses bagages et le mena directement chez ses hôtes.

Marguerite inspecta soigneusement, et pour une dernière fois, l’ouvrage de couture qu’elle venait de terminer et coupa le fil avec ses petits ciseaux d’argent, qu’elle contempla en ressentant la joie intense de celle qui possède un trésor.

Le docteur Alexandre Talham avait célébré les trente ans de sa «chère petite fleur» – comme il surnommait souvent publiquement son épouse bien-aimée, sans d’ailleurs en ressentir aucune gêne – en lui offrant un nécessaire de couture. Émerveillée, Marguerite avait découvert, disposés avec élégance dans un charmant coffret gravé à ses initiales, des petits ciseaux, un dé, un passe-ruban, un porte-aiguilles et un poinçon; le tout en argent délicatement ouvragé. On ne pouvait recevoir plus somptueux cadeau. Imaginer une robe, en faire l’esquisse avant de couper dans le tissu vierge d’un geste assuré et sans aucun patron pour la guider lui procurait une intense satisfaction, au point que son habileté lui avait valu au village une belle réputation de couturière. Marguerite avait même eu une petite clientèle chez les bourgeoises de l’endroit. Puis sa maisonnée nombreuse l’avait obligée à diminuer ses pratiques.

Mère de cinq enfants, elle confectionnait presque tous les vêtements de sa famille: vestes, culottes pour les garçons et robes pour Marie-Anne et les tout-petits, refusant même que les chemises et les bonnets soient achetés dans les magasins de la ville, comme le suggérait parfois son mari lorsqu’il se rendait à Montréal. Pour sa part, Alexandre avait toujours fait confectionner ses habits par le tailleur montréaliste Gibb, même si sa belle épouse cousait autant par plaisir que par souci d’économie.

«Mon cher Alexandre», se dit-elle, émue. Ce mari que Dieu lui avait donné par un curieux destin s’était révélé un époux attentionné qui la comblait toujours, après dix ans de mariage. Évoquant les moments d’intimité et de tendresse secrètement partagés le soir, dans la maison endormie, elle ne pouvait toutefois y songer sans que ses joues ne rosissent, comme s’il y avait quelqu’un dans la pièce qui observait l’échange de caresses. La veille, son mari était rentré au milieu de la nuit; elle était profondément endormie lorsqu’il était venu la rejoindre sous les draps. Ce soir, peut-être…

En attendant l’heure des plaisirs partagés, elle profitait d’un moment d’accalmie, car tout le monde était occupé, pour avancer ses travaux de couture. Une culotte de son fils Charlot avait grandement besoin d’être reprisée. À peine avait-elle exécuté quelques points qu’elle fut aussitôt interrompue par sa servante qui entrait dans la chambre de compagnie en reniflant à petits coups.

— C’est mademoiselle Bédard qui est là, madame.

Lison arborait une mine chiffonnée qui faisait craindre un rhume et les cordonnets de sa coiffe, qui auraient dû être solidement noués sur le dessus de sa tête, pendouillaient tristement.

— Qu’y a-t-il, Lison? Tu ne te sens pas bien?

— Je n’ai rien, madame, je vous jure, protesta vivement la bonne.

— Tu demanderas un sirop au docteur à son retour, fit distraitement sa maîtresse, préoccupée par ce qui emmenait la sœur du curé chez elle à une heure où chacun vaquait chez soi.

Pour mieux l’accueillir, Marguerite déposa son ouvrage. À voir l’air défait de Marie-Josèphe, manifestement, quelque chose n’allait pas.

— Bonté divine! Le curé est-il malade?

— Mon frère se porte bien, laissa tomber Marie-Josèphe d’un ton morne qui laissa Marguerite perplexe.

— C’est donc toi qui ne vas pas. Je vais demander à Lison de préparer un peu de thé, proposa-t-elle, considérant que la sœur du curé avait besoin de réconfort. Tu me raconteras ce qui me vaut une visite aussi matinale.

— Surtout pas de thé! réagit la visiteuse.

Pour l’heure, toute idée de thé répugnait à Marie-Josèphe.

— Très bien, se résigna la maîtresse des lieux, de plus en plus intriguée. Tu viens m’aider à avancer dans ma couture? suggéra-t-elle afin de la mettre à l’aise. Ce n’est pas de refus. Je n’arrive pas à en venir à bout!

Marguerite désigna un grand panier posé près de son fauteuil préféré de la chambre de compagnie dans lequel s’empilaient des pièces de vêtement prêtes à être cousues ou raccommodées. Elle servait à son amie sa propre médecine, car les ouvrages de couture avaient toujours eu sur elle un effet apaisant.

Sans même un mot d’explication, Marie-Josèphe fourragea dans le contenu du panier pour en tirer une chemise de fillette à ourler et accepta le dé à coudre que lui tendait la mère de famille. Enfilant rapidement une première aiguillée, elle s’appliqua à faire de larges points en se repliant dans un silence pesant. Elle commençait à regretter de s’être précipitée chez les Talham, une maison pleine de monde alors qu’elle n’avait qu’une envie: se refermer comme une huître et pleurer tout son saoul.

— C’est pour ma petite Marie-Anne. Je songe à ajouter un rang de dentelle au col pour donner une petite touche de fantaisie, expliquait Marguerite en parlant du vêtement que sa visiteuse avait entre les mains.

Marie-Josèphe fit un effort pour répondre.

— Ce sera joli, apprécia-t-elle du bout des lèvres.

Mine de rien, Marguerite poursuivit son bavardage.

— Ma mère est à la cuisine avec les plus jeunes. Tu la connais! Sous prétexte de s’occuper des enfants, en fait, elle surveille Lison. Elle n’arrive toujours pas à lui faire confiance.

Son ton disait qu’elle voyait surtout là une lubie de sa mère, mais Marie-Josèphe ne se donna pas la peine de répondre.

Marguerite fit une dernière tentative pour engager la conversation.

— Emmélie devrait finir sa classe d’ici peu. Tu la verras certainement avant qu’elle ne retourne chez elle. Ses élèves l’adorent!

Puisqu’il n’y avait pas d’école au village, Emmélie Boileau, cousine et amie d’enfance de Marguerite, servait d’institutrice aux enfants de la maison Talham en âge d’être instruits: Appoline et Melchior, qui avaient onze ans, et Eugène, qui en avait huit.

— Nous lui sommes très reconnaissants. Le matin, pendant qu’Alexandre fait ses visites, l’apothicairerie se transforme en salle d’études.

Aucun commentaire sur ce bon arrangement ne sortit de la bouche de Marie-Josèphe. Coincée dans sa gorge, une boule de rage et de chagrin l’empêchait de parler.

Découragée de la voir s’emmurer ainsi dans le silence, Marguerite se concentra sur son point de couture et la conversation tomba à plat. L’atmosphère s’alourdit, comme si de sombres nuages annonçant l’orage s’étaient invités dans la chambre de compagnie des Talham.

Un bon quart d’heure se passa ainsi. Lorsqu’une jeune femme brune vint les rejoindre, Marguerite éprouva un grand soulagement. Emmélie, enfin! À deux, elles arriveraient peut-être à faire sortir Marie-Josèphe de son mutisme. Pour l’instant, l’institutrice se tenait dans l’embrasure de la porte et faisait grand éloge du progrès de ses élèves.

— Melchior m’a remis ses exercices de grammaire et Eugène, sa page d’écriture. Les garçons ont été bien attentifs et Charlot a même tracé des A maladroits sur l’ardoise. Ce petit chenapan s’est ensuite sauvé pour aller jouer.

Emmélie riait. Pour le bambin de quatre ans, assister à la classe était encore un jeu. Absorbée par son compte rendu, elle n’avait toujours pas aperçu la sœur du curé et elle poursuivit sur sa lancée:

— Appoline les dépasse tous. Elle a une telle soif d’apprendre! Sans compter qu’elle a un joli talent pour le dessin. Tu devrais voir sa carte géographique du Bas-Canada. Un véritable chef-d’œuvre!

Ce n’est qu’en se laissant choir sur un fauteuil qu’elle remarqua Marie-Josèphe, penchée sur son ouvrage.

— Eh bien, quelle surprise! Que fais-tu là, hors de ton presbytère à cette heure?

Marie-Josèphe murmura un vague bonjour.

Emmélie dévisagea Marguerite, l’interrogeant du regard. Celle-ci haussa les épaules pour montrer que l’attitude de Marie-Josèphe la déconcertait tout autant.

— On peut savoir ce que signifie ce comportement de sœur cloîtrée? À moins qu’un chat n’ait avalé ta langue?

Piquée au vif par cette dernière remarque, la sœur du curé éclata enfin.

— Eh bien! Je prends l’air, voilà.

— Encore une dispute avec notre cher curé? voulut plaisanter Emmélie.

Et Marie-Josèphe, hochant la tête, entreprit de relater la visite des Valade au presbytère, les commentaires désagréables de la femme et l’absence de réaction de son frère. Elle laissait échapper son trop-plein de fureur en refaisant avec un grand naturel les voix et les mimiques des différents protagonistes. Personne à Chambly – sauf peut-être le lieutenant-colonel de Salaberry – ne savait raconter une anecdote aussi bien que Marie-Josèphe, et Marguerite, soulagée de la voir s’ouvrir enfin, ne put s’empêcher d’éclater de rire à l’écoute de l’épisode du plateau.

— «Sans grand tralala…» Bien envoyé! J’aurais voulu voir la tête de cette prétentieuse.

— Pour des étrangers, la personne qui répond à la porte du presbytère est la servante du curé. Mais de là à recevoir des leçons d’une pimbêche… Oh, celle-là! Je me suis retenue de lui chanter pouilles!

— Cette Valade n’est qu’une sotte! décréta Emmélie.

— Le pire, continua Marie-Josèphe, la voix pleine d’amertume, c’est que la chipie a raison: je ne suis rien d’autre que la servante de mon frère. Lorsque j’ose suggérer d’engager une domestique, il me répond, avec ce ton de curé en chaire qui m’exaspère: «Ce sacrifice pèsera lourd dans la balance le jour de ton entrée au paradis.» Belle consolation!

Emmélie et Marguerite s’entre-regardèrent. Depuis longtemps, elles déploraient la pingrerie du curé sur cette épineuse question. Cette fois, à voir l’air chaviré de leur amie, il y avait certainement eu plus qu’une simple dispute d’intendance.

— Tu as pourtant l’habitude de vos petites chicanes, nota Emmélie.

La jeune femme essuya prestement quelques larmes et reprit son ouvrage, mais ses mains tremblaient et l’aiguille refusa de piquer le tissu.

— Marie-Josèphe, commença alors Marguerite d’une voix douce, tu devrais nous dire ce qui ne va pas.

Laissant enfin tomber ses défenses, la sœur du curé se confia:

— C’est que je ne sais plus quoi penser. Ces temps-ci, je ne me comprends plus moi-même. Il y a des jours où je me sens si morose que rien ne peut me contenter. J’éprouve alors un tel sentiment d’étouffement! D’autres jours, comme aujourd’hui, une colère venue je ne sais d’où ne demande qu’à éclater au moindre prétexte.

— Ma pauvrette! s’émut Marguerite devant ce désarroi.

Les larmes coulaient maintenant en abondance. Emmélie se leva pour enlacer leur amie de bras consolateurs.

— Allons, allons, ne t’en fais pas! Moi aussi, il m’arrive de vouloir sortir de mes gonds.

— Que dirait ma mère, si elle avait vécu? se lamenta Marie-Josèphe dans un grand reniflement avant de se tamponner les yeux. Me voir servante du curé!

— Tenir une maison aussi grande sans un seul domestique, ça n’a pas de bon sens, abonda Marguerite. Il y a trop à faire. Pour ma part, même avec l’aide de Lison et de ma mère, je suis occupée du matin au soir. Et puis, il faut le dire, en engageant une servante, on permet à une pauvre fille de vivre au chaud et d’être bien nourrie.

— Rien n’est plus vrai! renchérit Emmélie. Engager du personnel, c’est aussi faire preuve de charité chrétienne. Tu devrais rappeler cela à ton frère, conclut-elle avec ironie.

Un sourire se dessina lentement sur les traits défaits de Marie-Josèphe; les morceaux éparpillés de son âme se replaçaient un à un.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris, s’excusa-t-elle en séchant ses dernières larmes, avant de replier son mouchoir de linon pour l’enfouir dans sa manche.

— Tu avais grandement besoin de t’épancher sur une épaule amie, l’apaisa gentiment Emmélie. Et nous sommes là, toujours prêtes à t’écouter, n’est-ce pas, Marguerite?

Rassérénée, cette dernière acquiesça, au moment même où le clocher de l’église sonnait la demie de onze heures.

— Zut! s’exclama Emmélie. Je dois vous laisser. On m’attend à la maison.

— Reste donc manger avec nous, proposa Marguerite à Marie-Josèphe.

L’odeur à la fois délicieuse et enveloppante du dîner qui mijotait s’ajoutait au train-train de la maisonnée. C’était justement cette ambiance réconfortante que la sœur du curé était spontanément venue chercher en claquant la porte du presbytère. L’espace d’un instant, elle fut tentée par l’aimable invitation pour, finalement, préférer partir.

Les trois amies se dirent adieu avec effusion.

«Pauvre Marie-Josèphe!» Pour la sortir de son presbytère, Marguerite ne voyait qu’une solution: le mariage. Un brouhaha provenant de la cuisine et les pleurs du petit Norbert, qui avait à peine un an, la rappelèrent à son rôle de mère de famille.

— J’ai faim! se plaignit Melchior, lorsqu’elle vint rejoindre sa marmaille.

— Je n’arrive plus à les contenir, s’écria Victoire, submergée par l’exubérance des enfants.

Marguerite allait demander à Lison de commencer à servir lorsqu’elle remarqua que cette dernière avait retiré son tablier.

— Qu’est-ce qui se passe? Tu ne te sens pas bien?

Elle se rappelait son visage enchifrené du matin.

— Je vais mieux, madame, répondit la bonne. C’est ma tante Charlotte qui me demande d’aller dîner chez elle. Une affaire de famille, qu’elle a dit.

Lison était si gênée par son audace qu’elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, les yeux sur le plancher fraîchement balayé par ses soins, tout en triturant un cordon de sa coiffe.

La maîtresse de maison hésitait.

— C’est bien la première fois que tu demandes une telle permission.

— Soyez sans crainte, la rassura Lison précipitamment, je reviendrai aussitôt la dernière bouchée avalée.

— C’est bon. Mais veille à ce que cela ne se reproduise pas! Rappelle à Charlotte que si elle veut traiter d’affaires de famille, tu as déjà congé le dimanche, après la messe.

— Merci, madame! balbutia Lison en attrapant son manteau.

Et elle fila par la porte d’en arrière.

La servante n’avait pas loin à parcourir pour arriver chez Charlotte. Cette dernière, qui avait été la domestique du docteur Talham avant qu’il n’épouse Marguerite, s’était mariée avec Baptiste Ménard, l’homme engagé, oncle de Lison et Jeanne. Le docteur, qui avait pour ainsi dire élevé Charlotte, avait vendu au couple un petit lopin afin qu’il puisse y construire leur maison. Celle-ci était située de l’autre côté du chemin du Roi, à quelques arpents de la maison de la famille Talham. C’est par l’intermédiaire de Charlotte que Marguerite avait engagé Lison comme petite bonne, trois ans auparavant. Et plus tard, ce fut au tour de Jeanne d’être embauchée chez les Salaberry.

— L’enfant est né cette nuit, annonça d’emblée Charlotte lorsque Lison se présenta.

La femme d’une trentaine d’années avait l’air triste; elle essuya une larme furtive.

— Dès qu’elle ira mieux, Jeanne repartira.

— Mais vous allez le garder, hein, ma tante?

On aurait dit que celle-ci n’avait pas entendu la question. Charlotte ajouta:

— Jeanne semble avoir du lait à profusion. Elle nourrit en ce moment. Profites-en pour manger un peu, lui proposa-t-elle en l’invitant à s’asseoir devant une assiette de soupe.

Aussi affamée que curieuse, Lison avala rapidement le potage odorant accompagné d’un quignon de pain.

— Comment ça s’est passé? demanda-t-elle en déposant la cuillère d’étain.

— Misère! On a cru un moment qu’on allait la perdre. La sage-femme n’arrivait pas. Heureusement, le docteur n’était pas loin, chez Proteau. Il a aussi trouvé un parrain, quelqu’un que personne ne connaît dans le coin.

— C’est toi, Lison? appela alors une voix encore affaiblie provenant de la pièce d’à côté. Tu peux venir.

Lorsque la jeune fille poussa la porte de l’unique chambre, Jeanne accueillit sa sœur avec un sourire, contente de la revoir, même si elle était de toute évidence épuisée.

— Viens voir ton neveu s’il est beau! l’invita la jeune mère.

Émue, Lison s’approcha à pas lents du lit pour admirer une petite frimousse encore chiffonnée hérissée de cheveux noirs. Mais elle fut incapable d’embrasser Jeanne et son enfant. À voir sa sœur heureuse, malgré sa faute, des sentiments contradictoires se chamaillaient dans sa poitrine.

— Je vais le garder, affirma alors Jeanne.

— Tu ne peux pas faire ça, voyons. Tu avais pourtant promis à notre tante Charlotte de lui donner ton enfant.

— J’en suis incapable, avoua sa sœur, d’une voix blanche.

— Tu sais bien qu’elle veut l’adopter, elle est si triste de ne pas être mère. Et puis, ça te sauvera du déshonneur.

Jeanne fit la sourde oreille.

— Le docteur va trouver un moyen pour me ramener à Montréal dès que possible. Tu comprends, Charlotte ne pourra pas me garder cachée bien longtemps. Avec le beau temps, tout le monde sera dehors, les fenêtres s’ouvriront et on entendra les pleurs de mon petiot. J’ai pas le choix, Lison, faut que je reparte. C’est pour ça que je voulais te voir. Pour te dire adieu!

Cette fois, Lison éclata.

— Quand je pense à tout ce que le docteur a fait pour toi! Quand tu t’es sauvée, c’est lui qui t’a emmenée à Montréal «chez quelqu’un de confiance», disait-il. Pour ce que tu avais promis à Charlotte, et comme tu voulais accoucher dans ta famille, il t’a ramenée à Chambly. Puis, tout à coup, tu changes d’idée.

— Comprends-moi, Lison. Depuis que je l’ai tenu dans mes bras, mon petit François, je ne peux plus m’en séparer! La dame chez qui j’habite m’a offert de m’aider à l’élever, si tel était mon désir. Je vais accepter.

Jeanne considéra sa sœur qui était hors d’elle. Cette dernière n’avait pas encore dix-sept ans, comment pouvait-elle comprendre? Le fait d’avoir deux années de plus et un enfançon qui n’avait pour seul refuge que le creux de ses bras changeait les perspectives. Elle la laissa se libérer de sa colère.

— Tu déranges tout le monde, et le docteur encore une fois, par-dessus le marché! T’es rien qu’une égoïste. La honte de la famille! s’emporta Lison. Je ne veux plus jamais te voir.

Et sur ces paroles amères, bouleversée, la jeune fille s’enfuit. L’enfant qui s’était endormi se mit à pleurer. La dernière chose que Lison entendit en quittant la maison des Ménard fut une berceuse que chantonnait Jeanne.