Chapitre 5

Le jeune homme aux yeux rieurs

En sortant de chez Marguerite, gagnées par la douceur de ce début d’avril, les jeunes femmes n’avaient plus envie de se presser. Elles ressentaient toutes les deux un besoin de réconfort. Remontant le chemin du Roi, Emmélie glissa son bras sous celui de son amie. Marie-Josèphe se laissait rarement aller aux confidences. Cette discrétion venait peut-être du fait de vivre dans un presbytère, un endroit qui conservait en son sein bien des secrets, croyait Emmélie.

— Parfois, j’ai la vive impression d’être seule au monde et ce sentiment me rend triste. Peut-être parce que je suis orpheline? Pourtant, je partage la vie de mon frère, nous entretenons de nombreuses relations dans la société, et j’ai quelques amies sincères. Comme toi, Emmélie, ajouta-t-elle en lui pressant le bras en signe d’affection. Alors, dis-moi pourquoi j’éprouve pareil désarroi?

— Comme je te comprends! sympathisa Emmélie. Même si je suis entourée par ma famille, il m’arrive aussi de ressentir un sentiment qui me laisse désemparée. Mes chères sœurs me manquent. Sophie habite Saint-Marc, une paroisse qui, je sais, n’est pas très éloignée de Chambly, mais elle est mariée depuis trois ans et toute son attention va désormais à sa famille. Quant à Zoé, elle est pensionnaire chez les dames de la congrégation de Notre-Dame. Oh, elle ne le sera pas indéfiniment! D’ailleurs, ce n’est pas leur seule absence qui est en cause. La solitude est une chose bizarre, quand on y songe.

— Que veux-tu dire?

— Ce sentiment ne tient pas uniquement au fait qu’on soit isolé physiquement! Il est aussi le reflet d’un état d’âme.

— Comme se sentir seule au milieu d’une foule, enchaîna Marie-Josèphe, pensive. Comment expliquer ce mouvement qui s’empare de notre être et peut nous rendre si malheureux?

Emmélie réfléchit avant d’avancer:

— Je crois que cela vient de notre impuissance à décider de ce qu’il adviendra de nous. Pauvres femmes que nous sommes! Nous n’avons guère le choix de notre destinée.

— N’est-ce pas pourtant la volonté de Dieu que de nous indiquer notre place et d’éprouver notre âme pour notre salut? interrogea Marie-Josèphe.

— Et encore faut-il Le remercier de ne pas être à la rue! railla Emmélie. Il m’apparaît cependant qu’il y a un traitement différent des individus selon le sexe. Prenons nos frères. Le mien a décidé d’être notaire, tout comme le tien est entré dans les ordres de son plein gré. On leur a permis de choisir leur chemin. Pour ma part, je ne veux pas mener une vie qui me laissera regrets et amertume.

Elles firent quelques pas, chacune méditant ces paroles. Marie-Josèphe fut celle qui rompit le silence.

— Je sais que ce n’est guère charitable de penser ainsi, mais, parfois, le bonheur des autres me fait mal, surtout lorsque ce bonheur me fait envie. Moi aussi, j’aimerais bien avoir un gentil mari comme le docteur Talham. Malheureusement, plus le temps passe et plus je me dis que je vais finir comme les demoiselles de Niverville. Desséchée comme un épouvantail!

Les demoiselles de Niverville, filles jumelles du dernier seigneur français de Chambly, ne s’étaient jamais mariées. Était-ce parce que la famille, trop pauvre, n’avait pu offrir une dot suffisante aux bessonnes? À moins que ces dernières, en aucune façon, n’aient pu se résoudre à vivre séparées l’une de l’autre? Au village, personne n’avait résolu la question.

Marie-Josèphe venait d’avoir trente et un ans, âge cruel où l’espoir de se marier s’amenuisait comme une peau de chagrin; âge impitoyable condamnant les femmes célibataires à demeurer à la merci de leur famille. De son côté, Emmélie atteindrait la trentaine l’été prochain.

— L’éventualité de demeurer vieille fille se précise un peu plus chaque jour, même si nous appartenons à d’excellentes familles, constata non sans un brin de cynisme Emmélie.

— Marguerite a bien de la chance, soupira Marie-Josèphe. As-tu remarqué? Lorsque le docteur Talham la regarde, le monde autour d’eux n’existe plus.

— Il l’aime.

— Être aimée! Quelle délicieuse sensation cela doit être! Mon Dieu! fit Marie-Josèphe en joignant les mains vers le ciel, entendez ma prière: j’exige de connaître l’amour!

Elle avait accompagné ces mots d’un grand geste pour que son vœu s’envole vers le ciel. Une déclaration qu’Emmélie accueillit avec un éclat de rire. Chère Marie-Josèphe! Emmélie examina son amie comme si elle la voyait pour la première fois. Un visage délicat, finement dessiné, animé d’yeux d’un joli bleu qui pétillaient lorsqu’elle riait, ce qui arrivait d’ailleurs souvent, car elle avait généralement bon caractère. Sa silhouette élancée se mouvait avec grâce, et si ce n’était de sa robe tristounette, tous les regards seraient pour elle. Blonde au teint de porcelaine, même si Marie-Josèphe ne correspondait pas à l’idéal de ce siècle, qui préférait les brunes, son amie était belle comme un ange!

— Avenante comme tu es, je refuse de te condamner au célibat!

— Ça ne me sert pas à grand-chose, riposta Marie-Josèphe.

— Tu devrais commencer par mettre un peu plus de fantaisie dans ta toilette.

— Qu’est-ce qu’elle a, ma toilette?

— Cette robe grise… J’ai toujours été d’avis qu’autant de beauté confinée dans un presbytère était un affreux gaspillage! souligna Emmélie avec le plus grand sérieux. Il te faut de la couleur, des teintes joyeuses.

— Tu veux donc éprouver ma modestie? répondit Marie-Josèphe, en riant. Tu sais que je n’ai guère les moyens d’avoir une nouvelle robe.

— Les beaux jours s’en viennent. Tu devrais en profiter pour avoir une tenue d’été plus gaie. Demande à Marguerite, elle t’aidera. Car, si tu veux trouver un mari, tu dois utiliser tous tes atouts. Être belle, c’est aussi un don de Dieu. Tu veux te marier? Tu dois en tirer profit, sans hésitation. Surtout avec un frère curé.

— C’est vrai qu’il a l’air sévère! Personne n’osera demander ma main!

— Exactement! Celui qui t’aimera devra affronter ton frère.

Marie-Josèphe demeura silencieuse avant de reprendre:

— Il devra aussi m’accepter sans dot, dit-elle au bout d’un moment. En fait, Emmélie, je te donne raison sur ce point. Si un jour un homme souhaite m’épouser, il devra se contenter de ma belle figure!

Son visage redevint sérieux.

— À la vérité, les prétendants convenables ne courent pas les rues à Chambly.

— À moins de jeter son dévolu sur un officier anglais.

— Un Anglais? Non merci!

Marie-Josèphe frémissait à cette perspective.

— La plus jeune des filles Stubinger vient d’épouser François Bourgeois, un officier du régiment de Meuron, un Suisse. Ce n’est pas un mauvais choix.

— Sauf qu’il est protestant, Emmélie! Imagine la réaction de mon frère! C’est la crise d’apoplexie assurée. D’ailleurs, je n’arrive toujours pas à m’imaginer au bras d’un militaire. Vois la triste situation d’Agathe, la sœur de madame Bresse. Son beau lieutenant est mort, la laissant sans le sou. Plutôt, je prendrais volontiers un de tes amants! Tu en as deux. C’est un de trop, plaisanta-t-elle.

— Que veux-tu dire, deux amants?

— Voyons voir, fit Marie-Josèphe, un tantinet malicieuse, en faisant mine de compter sur ses doigts. Il y a monsieur Papineau, l’orateur de la Chambre, que nous avons beaucoup vu à Chambly l’année dernière. Une rumeur affirme également qu’Ovide de Rouville t’aurait offert le mariage. Si je compte bien, cela fait deux! Eh bien, qu’as-tu à dire pour ta défense?

— Si tu veux savoir, mes relations avec monsieur Papineau sont tout à fait amicales…

— Et monsieur de Rouville n’a jamais fait une demande en mariage?

— Je l’ai éconduit, admit Emmélie avec franchise.

— Tu as repoussé un fils de la noblesse?

Dans la voix stupéfaite de Marie-Josèphe se glissa même un soupçon d’envie.

— Comment as-tu pu dire non à un si beau parti?

— Si un jour je me marie, ce sera avec un homme pour qui j’ai de l’inclination. Et je n’ai aucune attirance pour le fils Rouville, laissa tomber Emmélie qui souhaitait effacer de sa vie le jour où Ovide lui avait avoué son amour.

Compliments, rencontres furtives et cadeaux; contre toute attente, Ovide avait entrepris de lui faire la cour. Mais comment aurait-elle pu aimer celui qui avait agressé autrefois sa cousine Marguerite et lui avait fait un enfant? Cela aurait été une impensable trahison, ce qu’elle ne pouvait expliquer à Marie-Josèphe.

— Ton cœur va donc à l’élégant monsieur Papineau, affirma cette dernière, devenue impitoyable au chapitre des amours d’Emmélie. Inutile de nier, tout le village a remarqué à quel point il te plaît.

— Je le confesse, avoua son amie.

Elle avait fait la rencontre de l’avocat de Montréal et député du comté de Kent, dans lequel était le village de Chambly, peu de temps avant la guerre. Les jeunes gens avaient engagé une relation épistolaire. Devenu officier de la milice d’élite, Papineau avait été cantonné à Coteau-du-Lac, sur l’Outaouais, loin d’Emmélie. Par contre, lorsqu’on l’avait nommé juge-avocat des milices, sa fonction l’avait amené à faire de longs séjours à Chambly, pour le plus grand bonheur de la jeune femme. Son frère René avait même convaincu leurs parents de lui offrir l’hospitalité dans ce village où les logements étaient rares, d’autant qu’à ses yeux, le député constituait un excellent parti pour sa sœur.

Pour Emmélie, ce fut un été merveilleux! Pendant qu’au village défilaient les soldats au son du clairon et du tambour, son cœur battait la chamade. Les longues promenades dans le jardin au bras de Louis-Joseph avec pour tout chaperon un frère qui savait se faire discret, les balades en canot sur le bassin; tout était prétexte à de doux échanges et les beaux jours s’écoulaient, la gavant de tendres souvenirs. Elle était conquise par ce compagnon plein d’esprit, curieux et cultivé, qui éveillait chez elle de troublants émois. Sans compter qu’il était séduisant avec sa haute stature et son esprit hors du commun. Était-elle amoureuse? Emmélie s’interrogeait encore sur la profondeur de ses sentiments.

— Il t’a déjà embrassée, n’est-ce pas? fit Marie-Josèphe, curieuse.

La question la fit rougir.

— Plus d’une fois. Et c’était très agréable. Voilà, tu sais tout!

— A-t-il parlé de mariage? hasarda son amie.

Le visage d’Emmélie s’assombrit. Pendant ces jours heureux, il n’avait jamais été question de mariage. Avant son départ, Papineau avait même suggéré qu’ils rompent. «Emmélie, je ne peux rien vous promettre, s’était-il justifié. Mes fonctions actuelles m’empêchent de prendre soin de vous comme vous le méritez. Je suis toujours par monts et par vaux, entre Québec et Montréal. Le temps qui reste me permet à peine de m’occuper de mon étude d’avocat.»

«Je sais être patiente», avait-elle simplement répondu.

Ils avaient donc continué d’échanger de longues lettres. Néanmoins, ces derniers mois, Papineau se montrait moins intime dans sa correspondance et ses confidences s’articulaient surtout autour de sa pensée politique.

Que pouvait dire Emmélie à son amie? Que malgré tout, elle se nourrissait d’espoir?

— Ses occupations lui prennent tout son temps, déclara-t-elle, bien qu’il ait promis de revenir à Chambly dès que possible.

— Mais s’il t’a embrassée, c’est dire que vous êtes fiancés, non? insista la sœur du curé.

Emmélie baissa les yeux.

— Non, chuchota-t-elle tristement, prenant finalement conscience qu’elle attendait une demande en mariage qui ne venait pas.

Les jeunes femmes marchèrent un moment en silence. Elles approchaient du carrefour du chemin du Roi et d’une petite rue qui se prolongeait à l’intérieur des terres et qu’on appelait simplement la «rue du Faubourg».

C’était en effet un véritable faubourg d’artisans que ce carrefour où étaient regroupées, avec leurs ateliers adjacents, nombre de demeures de charpentiers, de menuisiers ou de maçons, quelques forges et même la boutique d’un ferblantier. Du lever du jour jusqu’à sept heures du soir, il fallait voir ces hommes, pour la plupart fortement charpentés par le travail manuel, maîtres artisans ou compagnons et leurs apprentis, maniant le marteau, la scie ou le soufflet de forge des profondeurs de leur boutique. Partout régnait une activité fébrile à laquelle s’ajoutait le va-et-vient incessant des charrettes livrant du charbon, du bois de chauffage ou du foin, quand ce n’était pas des cages de bois transportées par flottage sur la rivière et venues s’échouer sur les grèves du bassin. Dans la rue du Faubourg, où se trouvaient surtout les petites maisons des familles de journaliers, ces hommes qui louaient leurs services à la journée, régnait la même effervescence à laquelle se mêlaient les cris des enfants qui jouaient. Le notaire René Boileau, le frère d’Emmélie, était propriétaire de petits emplacements d’à peine un arpent de longueur sur soixante pieds de largeur, qu’il vendait ou louait pour permettre l’établissement de ces familles.

Emmélie et Marie-Josèphe arrivaient devant une coquette maison blanche aux murs lambrissés, coiffée d’un toit à deux versants percé de lucarnes, ceinte d’une longue galerie, l’une des plus jolies propriétés du faubourg derrière laquelle on apercevait un jardin avec quelques arbres fruitiers et un bâtiment qui servait à la fois d’écurie et de hangar. Deux charrettes immobilisées étaient remplies à ras bord de meubles divers: sofas, tables, chaises, armoires ou commodes, et de coffres de bois volumineux qu’un groupe de joyeux compagnons s’affairaient à vider.

— Tiens, quelqu’un emménage chez Édouard Vincelet, remarqua Marie-Josèphe.

— En effet. J’ai appris récemment que le frère de notre aubergiste a enfin vendu sa maison du faubourg.

— Hé, Papineau! Viens donc nous aider! s’écria alors quelqu’un.

Papineau?

Le cœur d’Emmélie fit un bond prodigieux. Son cher Louis-Joseph, ici? L’espace d’un instant, elle le crut farouchement, avant de comprendre que ces mots s’adressaient à un homme qui s’approchait sur le chemin du Roi. Elle reconnut alors Antoine Papineau, un des maîtres menuisiers les plus prisés à Chambly. Monsieur de Salaberry l’avait d’ailleurs engagé pour faire construire sa maison.

Marie-Josèphe s’arrêta tout net d’avancer.

— Les Valade!

— Allons, ne fais pas la sotte, cette femme ne peut rien contre toi. Viens, insista Emmélie en entraînant par le bras son amie qui voulait faire demi-tour.

À la manière d’une petite fille boudeuse, Marie-Josèphe secoua vivement la tête et ce faisant, le ruban de son chapeau se dénoua et glissa, dévoilant des cheveux dorés et brillants dans la lumière d’avril. Dans sa tentative de le rattraper pour éviter qu’il ne tombe, elle trébucha et faillit elle-même s’affaler au sol quand un bras solide l’empoigna.

— Permettez que je vous aide, mademoiselle Bédard, s’offrit Antoine Papineau en lui tendant la main.

Marie-Josèphe eut un regard de reconnaissance.

— Vous êtes bien aimable, monsieur.

— Et vous… jolie comme une fleur du printemps!

Flattée par cet hommage inattendu, la sœur du curé rougit comme une jeunette de quinze ans.

— Eh bien, maître Papineau, vous ne manquez pas d’audace, ne put s’empêcher de dire Emmélie, un tantinet choquée par la familiarité du maître artisan.

Mais à voir l’air ravi de Marie-Josèphe, il était évident que cette dernière n’était pas du même avis.

— Méfiez-vous, mesdemoiselles, blagua Jean-Marie Proteau, un menuisier d’environ cinquante ans qui ne pouvait être d’une grande aide, avec une main bandée. Depuis que mon ancien apprenti fait affaire avec monsieur de Salaberry, il se croit tout droit sorti de la cuisse de Jupiter!

— Mesdemoiselles, ne les écoutez pas, protesta Papineau. Ce sont tous des jaloux.

— Entendez donc ce coq de village qui fait le faraud! railla Proteau, provoquant le rire des autres.

Il faut dire que tout réussissait au maître menuisier. «Le bel Antoine», comme on disait. Habile… et toujours célibataire. Loin d’être vexé, Papineau riait avec eux. Entre gens de métier, la franche camaraderie l’emportait, une solidarité qui rappelait à Marie-Josèphe l’ambiance qui régnait dans la boutique de son père, le maître boulanger de Charlesbourg.

Il y avait là Louis Duchâtel, un habile maçon récemment établi à Chambly, vaguement apparenté à madame Bresse, dont les larges mains s’emparaient des caisses avec facilité, et David Vincelet, qui venait d’hériter de l’auberge de son père après avoir pratiqué la menuiserie. Pourtant, quelques-uns de ces visages étaient étrangers aux jeunes femmes qui, pourtant, connaissaient tout le monde au village. Ces hommes prêtaient main-forte aux Valade, car c’étaient bien à eux qu’appartenait le contenu des charrettes.

— Vous tombez bien, mesdemoiselles, continua Proteau, puisque ça me donne l’occasion de vous présenter un maître parmi les maîtres: sieur François Valade.

— Je suis votre serviteur, mesdames, les salua l’artisan en retirant son chapeau. J’ai d’ailleurs eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Bédard ce matin, et lui dois même des excuses pour… heu… l’avoir confondue avec quelqu’un d’autre.

— Qui donc peut confondre une aussi gente dame avec… quelqu’un d’autre? crâna Papineau.

Valade grimaça, dissimulant mal son agacement devant le ton hâbleur d’un collègue qui visiblement le narguait. Nouveau au pays, il n’avait nulle envie de provoquer qui que ce soit et se remit rapidement au travail. Les autres devinaient pourtant qu’une rude compétition les opposerait désormais.

Emmélie, ayant perçu la tension entre les deux hommes, demanda, pour faire diversion:

— Comment ça va chez vous, monsieur Proteau? J’ai su par madame Bresse qu’Henriette, votre aînée, avait un cavalier.

— Rien de plus vrai, mademoiselle Boileau. Et je peux vous le présenter à l’instant en chair et en os, sourit le menuisier en désignant un homme qui se tenait près de lui. Voici mon futur gendre: Alexandre Darville.

Une physionomie agréable et des yeux intelligents rendaient immédiatement sympathique l’homme d’une trentaine d’années. Il portait le pantalon gris réglementaire, démontrant qu’il appartenait à un régiment militaire, mais il travaillait en bras de chemise, révélant une impressionnante musculature.

— Pour vous servir! fit-il en s’inclinant bien bas. Soldat du régiment de Meuron qui n’attend que le jour de la démobilisation pour épouser mademoiselle Proteau, parmi les plus jolies filles de ce beau pays, si je puis me permettre, conclut-il, plein de galanterie.

Il s’exprimait avec un accent charmant, différent de celui des Canadiens. Les soldats du régiment de Meuron avaient appartenu à la grande armée de Napoléon. Prisonniers des Anglais en Espagne, ils avaient accepté de s’engager dans ce régiment suisse dont l’Angleterre avait loué les services pour soutenir son armée au Canada. On leur avait donné l’assurance qu’ils iraient combattre en Amérique, et non pas sur le continent européen où ils auraient eu à affronter leurs anciens camarades.

— Vous venez de France? le questionna Marie-Josèphe.

— Je suis de Meaux, capitale de la province de la Brie. On fabrique chez nous un fameux fromage et une moutarde… divine!

Il disait cela avec des gestes exprimant à quel point ces délices étaient extraordinaires.

— Aurons-nous le plaisir de goûter à d’aussi bonnes choses si vous vous installez chez nous?

— Peut-être aurai-je un jour la possibilité de vous offrir ce bonheur. Par contre, je suis armurier de métier et songe plutôt à ouvrir une boutique de forge, conclut Darville dans un demi-sourire.

Les demoiselles devaient partir. Le bel Antoine, qui se sentait relégué au second rang, proposa immédiatement de les accompagner pour un bout de chemin.

— Avec joie, accepta Marie-Josèphe, dans un battement de cils. Offrez-moi donc votre bras, maître Papineau, sinon, je risque encore de trébucher.

Médusée de la voir s’afficher avec un homme qui n’était ni un parent ni un fiancé, Emmélie fut incapable de contrarier son amie qui découvrait l’enivrant plaisir de plaire et les laissa s’éloigner.

Une femme venait de sortir sur la galerie.

«Voici donc la fameuse madame Valade», déduisit Emmélie.

— Bonjour, dit-elle en s’avançant pour tendre la main dans un geste amical. Je tiens à vous souhaiter la bienvenue chez nous.

— Mademoiselle est la sœur du notaire, s’empressa de préciser maître Valade.

— Enchantée, mademoiselle Boileau, répondit la femme du bout des lèvres, s’efforçant d’être aimable.

Un garçon surgit à sa suite des profondeurs de la maison.

— Mon jeune cousin Melchior, l’aîné des enfants du docteur, a le même âge que toi, lui apprit Emmélie. Il habite tout près et sera certainement très heureux de faire ta connaissance.

— Nous verrons cela, la coupa la Valade. Xavier, tu rentres, ordonna-t-elle. Si vous voulez bien m’excuser, mademoiselle, nous avons beaucoup à faire.

Le ton était sec. «Quelle mégère! s’offusqua Emmélie en s’éclipsant rapidement. Marie-Josèphe a bien raison.»

Elle s’empressa d’aller rejoindre son amie qui était arrivée chez elle, son cavalier étant retourné aider au déménagement des Valade.

— Eh bien! C’est ce qui s’appelle ne pas perdre son temps! la taquina Emmélie. Dire qu’il y a à peine une heure, tu te croyais destinée à rester vieille fille pour l’éternité, et voilà que tu reviens au bras d’un beau jeune homme!

— Oh! Emmélie, tu crois que j’ai agi sans discernement? Qu’à cela ne tienne, désormais, moi aussi j’ai mon Papineau!

Emmélie éclata de rire. Après avoir enlacé une dernière fois son amie qui, à son grand soulagement, avait retrouvé sa belle humeur, elle continua sa route en s’éloignant d’un pas vif.

Pour sa part, Marie-Josèphe n’avait guère envie de rentrer et d’essuyer les reproches de Jean-Baptiste dès qu’elle aurait franchi le pas de la porte. Elle avait besoin de s’accorder un moment de répit, seule avec elle-même.

Cet Antoine Papineau avait un charme fou avec ses yeux rieurs! Lui plaisait-elle vraiment ou n’était-ce qu’un jeu? Le simple fait de prendre son bras et de sentir la chaleur de son corps contre le sien avait éveillé chez elle des sensations ô combien délicieuses. Que de questions intrigantes et troublantes cela provoquait! Que se passait-il, exactement, entre les amants? Aimerait-elle partager son lit avec lui? Certains soirs, avant de s’endormir, comme prise d’un irrésistible besoin de soulager une étrange tension nerveuse qui la prenait parfois, elle laissait ses doigts glisser entre ses cuisses jusqu’au cœur de son intimité. Une fois apaisée, la lassitude s’installait pourtant, laissant son corps et son âme désenchantés. Mais dormir auprès d’un mari qui nous aime et nous comble de douces caresses était certainement un gage de félicité.

Qu’avait donc dit Emmélie à propos des regrets? Dans le tréfonds de son âme, Marie-Josèphe découvrait des rêves enfouis, des désirs jamais formulés. Elle voulait connaître la fièvre qui illuminait le teint d’Emmélie lorsqu’elle parlait de celui qu’elle aimait. Quoi qu’elle en dise, Emmélie Boileau était amoureuse de Louis-Joseph Papineau.

Plus loin sur le chemin du Roi, quelqu’un brandissait un chapeau dans sa direction. C’était Antoine Papineau qui s’était retourné une dernière fois pour la saluer à nouveau. Elle lui rendit la politesse en agitant joyeusement la main. Pendant qu’il la raccompagnait, il lui avait confié ce que représentait pour lui le chantier Salaberry. Captivée, elle avait écouté cet homme talentueux et ambitieux qui semblait s’intéresser à elle. Pleinement rassérénée, elle grimpa joyeusement la volée de marches qui menait à la longue galerie.

Derrière une fenêtre, le rideau avait bougé. Mais, accoudée à la rampe blanche, Marie-Josèphe rêvait. Elle se perdait dans la contemplation de l’eau sillonnée par le passage des premières goélettes et des canots, et l’air printanier lui sembla exquis.

«Il me faudra un nouveau ruban pour orner ma capote de paille de l’année dernière,» décida-t-elle, devenant coquette. Elle l’imagina très large, d’un bleu semblable à la couleur du ciel de ce jour de printemps. Elle le nouerait en une large boucle sur le côté du menton. L’effet serait ravissant. Les yeux d’Antoine sauraient le lui dire.

Antoine… Elle aimait beaucoup ce prénom.