Chapitre 6

Une lettre de Louis-Joseph Papineau

À peine Emmélie avait-elle retiré chapeau et manteau que son père la réprimandait.

— Enfin, te voilà! Sacrelotte, si les petits Talham te font des misères, rien ne t’oblige…

— Que dites-vous là, père? Vous savez bien que j’ai de bons élèves. C’est plutôt Marie-Josèphe qui était chez Marguerite, et…

Elle se tut. À l’air mécontent du maître de la maison, toute explication devenait inutile.

— Pendant ton absence, ta mère a été obligée de se mêler de la cuisine, la critiqua encore monsieur Boileau d’un ton irrité.

Emmélie en avait presque les larmes aux yeux. Elle ne méritait nullement ces reproches. Certes, elle comprenait l’angoisse de son père. Madame Boileau se relevait difficilement d’une mauvaise grippe contractée aux environs de Noël qui l’avait clouée au lit une grande partie de l’hiver, la laissant faible et tousseuse, en dépit des potions prescrites par le docteur Talham.

Devant la gravité de l’état de la malade, l’homme de l’Art ne lui avait d’ailleurs rien caché de ses inquiétudes.

— Je n’aime pas cette toux qui s’incruste et lui use le cœur, avait un jour confié le médecin à Emmélie. Ma crainte est que cela dégénère en phtisie pulmonaire. Il lui faut du calme et beaucoup de repos. Et si cela est en votre pouvoir, éloignez le plus possible votre père du chevet de la malade. Vous le connaissez: lui et son tempérament fantasque risquent de nuire à la guérison de ma malade.

La jeune femme avait donc renoncé à son enseignement pendant plusieurs semaines pour soigner sa mère avec tout le dévouement auquel on pouvait s’attendre d’une fille. Ce n’est qu’aux premiers jours de mars qu’elle était retournée chez les Talham.

Malgré cela, son père ne laissait passer aucune occasion de lui rappeler ses obligations envers les siens, ce qui incluait de veiller aussi au confort de la maisonnée tout entière.

Il la dévisageait d’un air réprobateur et sentencieux.

— Hum! Hum! Le fils Bruneau est arrivé tout à l’heure, annonça-t-il en sourcillant.

«Voilà donc l’explication de sa mauvaise humeur! comprit alors Emmélie. Il a été obligé d’accueillir lui-même notre invité.»

— Pourtant, j’avais donné des ordres. Augustin devait préparer la chambre d’invité, se défendit-elle.

— Augustin avait autre chose à faire, déclara monsieur Boileau. D’ailleurs, tu n’as pas à commander mon domestique. C’est pourquoi j’ai demandé à Ursule de s’en occuper.

«Et Ursule est allée se plaindre à mère de ce surcroît de travail, d’autant que ce sacripant d’Augustin avait du temps plein ses poches», conclut Emmélie, contrariée de voir son père s’employer à défaire l’organisation domestique qu’elle s’évertuait à maintenir en place.

— Évidemment, nous ne t’avons pas attendu pour passer à table. Ursule avait préparé un dîner froid; elle s’est chargée de faire servir un plateau à ta mère. Et comme je la connais, elle a certainement eu pitié de toi en te conservant une assiette.

Satisfait d’avoir exercé son autorité, monsieur Boileau coiffa son chapeau. Il s’était promis d’aller faire un tour au verger afin d’inspecter le travail de son jardinier, s’inquiétant de la taille des pommiers retardée par un printemps tardif. Dehors, sa calèche l’attendait.

— Allons-y, ordonna-t-il à Augustin.

Emmélie laissa échapper un soupir en entendant le bruit de l’attelage qui s’éloignait. Elle se rendit en tout premier lieu à la cuisine pour calmer Ursule qui était certainement dans tous ses états.

Comme de fait.

— Ah! Mademoiselle, je vous jure qu’un jour ou l’autre, je finirai par lui tordre le cou, à l’Augustin! Il se donne des grands airs parce qu’il est le favori de monsieur.

— Et vous vous êtes empressée de lui rappeler que nous l’avions quasiment ramassé au bord du chemin.

— Il le faut bien, mademoiselle Emmélie. Sinon, le coquin oublie quelle est sa place. Vous verrez, il finira par débaucher une servante et c’est vous qui serez dans le pétrin.

Emmélie retint un sourire. Ursule était à leur service depuis si longtemps qu’elle avait fait siens les intérêts de la famille Boileau.

— Dieu nous en préserve! lança Emmélie. Merci, Ursule. Vous pouvez retourner à votre cuisine. Je vous promets d’avoir l’œil sur Augustin.

Un peu plus tard, Emmélie frappa à la porte de la chambre de leur nouveau pensionnaire.

— Mademoiselle Boileau! s’exclama Pierre Bruneau, se doutant bien que c’était elle. Entrez donc!

Immédiatement, le jeune homme plut à Emmélie. Il possédait un visage agréable, éclairé par des yeux gris qui vous regardaient avec bienveillance du haut de sa taille, car il était plus grand que la moyenne. Il était si mince que ses vêtements semblaient flotter autour de lui, accentuant une allure un peu pataude, ce qui contribuait à le rendre encore plus sympathique. D’emblée, elle lui offrit son amitié.

— Je vous en prie, pas de cérémonie entre nous, dit-elle simplement en lui tendant la main. Usons de nos prénoms, qu’en dites-vous?

— Avec plaisir, mademoiselle Emmélie.

Il fut immédiatement à l’aise avec elle, lui qui était généralement maladroit avec les demoiselles comme l’avait prouvé sa rencontre du matin.

— Êtes-vous bien installé, monsieur Bruneau?

— Vous voulez dire Pierre, la reprit-il d’un air amusé.

Elle se mit à rire.

— Pierre, répéta-t-elle, avant de se diriger vers la fenêtre. La chambre est petite, mais la vue sur le bassin est superbe. Certains matins, au lever du soleil, par temps calme, on dirait un immense miroir tant il est lisse.

— La chambre me convient parfaitement.

— C’est ce que disait aussi monsieur Papineau, l’été dernier, soupira Emmélie avec nostalgie, constatant qu’elle se languissait de lui plus qu’elle ne voulait se l’avouer.

— N’est-ce pas la montagne de Rouville qu’on aperçoit là-bas?

— Oui, confirma Emmélie, se concentrant sur son invité. Il s’agit de la plus massive des trois montagnes que vous pouvez apercevoir de Chambly. De l’autre côté, vous voyez cette forme plus allongée? C’est la montagne de Boucherville. D’ici, on ne peut voir la montagne de Saint-Jean-Baptiste, mais lorsqu’on se tient devant l’église, c’est elle qui nous apparaît. Elles sont amusantes, ces montagnes. On dirait qu’elles ont été semées comme les cailloux du Petit Poucet pour briser le paysage uni de la région. Ce ne sont en fait que des collines, mais vous entendrez toujours les gens d’ici les désigner comme des montagnes.

— Je prendrai garde de ne pas froisser mes nouveaux voisins, assura Pierre en riant. Oh! J’allais oublier. Parlant de Papineau, il m’a demandé un service.

Il sortit une lettre cachetée d’une grosse malle posée sur le sol dans un coin de la chambre.

— Notre ami m’a bien recommandé de vous la remettre en main propre, murmura-t-il dignement, comme s’il venait d’accomplir une mission d’importance.

Enfin! Une lettre de Louis-Joseph. L’épaisse missive contenait plusieurs feuillets remplis de l’écriture familière qu’elle lirait plus tard, un bonheur qu’elle se réservait lorsqu’elle serait seule, avant de se coucher. Incapable de cacher sa joie devant Pierre, Emmélie lui sut gré de la lui avoir remise de manière discrète. Elle n’aurait pas besoin d’en faire mention devant la famille, son père ne réclamerait pas qu’elle lui en lise des passages. Elle garderait les mots de Papineau pour elle seule. Pierre l’observait, simplement heureux de lui avoir fait plaisir; elle se dit qu’il ne manquait ni de bon sens ni d’intelligence.

— Je vous laisse vous installer, finit-elle par dire. Nous nous reverrons au souper.

— À tout à l’heure, mademoiselle Emmélie.

Pierre referma la porte avec un soupir content. Cette jeune femme lui faisait penser à ses sœurs.

À voir le teint ravivé de sa mère, à l’heure du souper, Emmélie éprouva un grand soulagement. Assise à sa place habituelle au bout de la grande table, madame Boileau affichait une forme qu’on ne lui avait pas vue depuis longtemps et s’informait du voyage de leur invité.

— Avec les chemins aussi mauvais qu’ils peuvent l’être à ce temps-ci de l’année, il m’a fallu deux jours pour me rendre de Québec à Trois-Rivières, expliqua Pierre Bruneau à son hôtesse. J’ai couché dans une de ces auberges malséantes où il n’y avait presque rien à manger. Fort heureusement, j’avais prévu une visite chez mon oncle René Kimber, marchand du lieu. C’est un homme de bon conseil à qui j’ai confié mes projets. Il ne m’a prodigué que des encouragements.

— L’oncle chez qui je t’ai conduit autrefois? se rappela le notaire.

À son retour d’Europe, en 1803, la famille Bruneau avait hébergé quelques jours René à Québec. Par la suite, on lui avait confié Pierre, un adolescent à l’époque, pour le mener à bon port jusqu’à Trois-Rivières.

— Et chez qui j’ai fait mon apprentissage, ajouta ce dernier, d’un ton enjoué. Le temps de revoir tous mes cousins et cousines et d’apprendre les dernières nouvelles, j’en ai eu pour deux bons jours à être bien nourri et à me remettre des inconforts de la malle-poste.

— Ah! Il y a bien longtemps que je n’ai revu Trois-Rivières, soupira madame Boileau, rêveuse. C’est le pays de ma jeunesse.

— Et le berceau des amours de nos parents, expliqua René avec attendrissement. Lorsque l’un ou l’autre mentionne Trois-Rivières, il a des étoiles dans les yeux.

Encouragée, la dame entreprit de raconter:

— C’était en 1777, à l’époque de la première guerre contre les Bostonnais – aujourd’hui, on les désigne sous le nom de «Yankee» – et ce jeune homme faisait partie des milices du pays, relatait-elle en désignant son mari qui se rengorgea sous sa perruque.

— J’accomplissais une mission dans la région. C’est ainsi que nous nous sommes connus, ma chère Falaise et moi.

Monsieur Boileau avait fait du nom de jeune fille de sa femme un surnom affectueux. Il ne la désignait jamais autrement, rappelant chaque fois la haute noblesse de ses origines. Pour ajouter à leur romance, il lui envoya un baiser du bout des doigts. Habitués à voir leurs parents fleureter, même à leur âge, Emmélie et René levèrent les yeux au ciel.

— J’aurais bien voulu profiter davantage de mon séjour à Trois-Rivières et vous en parler plus longuement, dit Pierre à madame Boileau. Mais je souhaitais arriver le plus tôt possible à Chambly. C’est ainsi qu’hier, j’étais à Saint-Ours, à l’auberge Maugué, et je dois dire que j’ai rarement été aussi mal logé. L’endroit m’avait pourtant été recommandé.

— Qui donc vous a donné ce mauvais conseil? s’étonna madame Boileau.

— Monsieur Yule, madame.

— Yule? répéta monsieur Boileau, dubitatif. Il est vrai que Maugué est le plus habile pour naviguer sans danger sur la rivière Chambly, surtout à cette époque de l’année. Par endroit, elle est aussi large que le lac Saint-Pierre.

— Impossible de distinguer les hauts-fonds et les abords des rives, confirma Pierre. Il fallait un homme habile pour me conduire jusqu’ici.

— C’est que nous sommes encore dans les crues printanières, expliqua Emmélie en faisant signe à Ursule qui attendait pour servir la soupe.

— Cela dit, ce Maugué, malgré son habileté à naviguer, est quelqu’un dont on doit se méfier! le prévint René en nouant une serviette autour de son cou. Malheureusement, mon cher Pierre, tu n’auras d’autre choix que de faire encore appel à ses services, car c’est l’un des rares navigateurs à offrir le transport entre Sorel et Chambly.

— Quel ennui! Les marchandises destinées à mon futur magasin seront expédiées de Québec et devront cheminer obligatoirement par Sorel. Que faire?

— Mettre par écrit les conditions précises de toute entente avec lui. Cette précaution évite bien des problèmes. C’est ce que je fais avec ce bonhomme pour qu’il sache que je le poursuivrai sans relâche s’il se dérobe à ses obligations.

— Et c’est ce que je n’hésiterai pas à faire, la prochaine fois, déclara Pierre qui avait compris la leçon.

— Passons aux choses sérieuses, suggéra alors René. Yule t’a parlé de l’ancienne maison du forgeron Racicot. Je propose que demain, à la première heure de relevée, nous allions visiter cette bâtisse.

— Voilà qui est parlé comme un notaire, se réjouit Pierre, en notant que René employait le terme de «relevée» pour désigner les heures passées midi. Si l’endroit convient, il ne me restera plus qu’à louer les services d’un bon menuisier pour construire des armoires et des étagères.

— Ce n’est pas ce qui manque ces jours-ci à Chambly, lui apprit Emmélie. Ce matin, j’ai encore fait la connaissance d’un dénommé Valade.

— Avec le chantier militaire, les maîtres artisans se comptent par dizaines et les ouvriers, compagnons ou apprentis de tout acabit, par centaines, l’informa René.

— Je n’aurai donc que l’embarras du choix, s’enhardit Pierre à ces nouvelles prometteuses.

Pour sa part, monsieur Boileau applaudissait le projet de Pierre.

— Il était temps qu’un Canadien établisse un magasin chez nous!

— Ce sera bien commode, approuva madame Boileau.

— Comme vous le dites, mère! Fini le temps où il fallait se rendre à Montréal pour faire des emplettes.

Emmélie en voyait déjà sa vie simplifiée. Plutôt que de se rendre à la ville ou d’écrire à des marchands inconnus pour commander des produits de première utilité, elle achèterait enfin tout sur place: sel, épices, sucre, café, thé, vin, rhum, fils, aiguilles, tissus, carreaux de vitre, peinture… La liste pouvait s’allonger à l’infini. Désormais, on pourra juger de la qualité de la marchandise sur place.

— Et quel plaisir que de se faire servir par un vrai Canadien plutôt que par un de ces marchands anglais! renchérit sa mère. À Montréal, il suffit d’arpenter la rue Saint-Paul pour croire qu’il n’existe aucun marchand de langue française dans tout le Bas-Canada!

— Mon cher Pierre, sans aucun doute, vous ferez le bonheur des dames de Chambly! conclut monsieur Boileau.

Enchanté par tous ces encouragements, le nouveau marchand de Chambly contempla son assiette remplie d’une purée de légumes et de tranches de rôti de veau. Il avala une gorgée de vin et, de plaisir, vida son assiette.

Pour mettre leur invité dans l’esprit du pays, les membres de la famille Boileau y allèrent ensuite de quelques anecdotes qui avaient pimenté la vie de Chambly ces dernières années. Entre le récit d’un enlèvement de jeune fille par un officier britannique et celui de l’incendie de l’église, Pierre s’écria:

— Et moi qui croyais qu’il n’y avait qu’à Québec qu’on trouvait autant d’animation, je vois qu’il ne manque pas de distractions à Chambly!

Puis, il se leva pour porter une santé à ses hôtes.

— Monsieur et madame Boileau, je tiens à vous remercier pour votre hospitalité digne d’un roi.

Touché par le compliment, le maître de maison déclara solennellement:

— Mon jeune ami, il ne vous reste plus, pour faire désormais partie de la famille, que de goûter au fameux gâteau d’Ursule.

— Gâteau que voici, déclara Emmélie comme la cuisinière apportait le dessert. Ursule, servez une large part à notre invité.

— Bien volontiers, mademoiselle Emmélie, acquiesça la domestique, fière comme Artaban, avant de tendre une assiette bien garnie. Vous m’en donnerez des nouvelles, monsieur Bruneau.

Une fois que tout le monde fut servi, Pierre s’empressa d’en prendre une bouchée et fut tout aussi généreux de compliments à la cuisinière, qui attendait le verdict. La dernière miette disparue, il s’adressa à Emmélie.

— Ainsi, vous êtes institutrice?

— Oh! C’est un bien grand mot, s’empressa de préciser monsieur Boileau. Emmélie rend simplement service à une cousine.

La principale intéressée tiqua.

— Il me plaît beaucoup de faire l’école, ce que j’ai découvert en instruisant ma jeune sœur qui est actuellement au couvent. C’est pourquoi j’ai offert au docteur et à madame Talham de faire de même pour leurs enfants.

— Vous me faites penser à ma sœur Luce!

— Vraiment?

— Vous allez rire, mademoiselle Emmélie, mais enfant, Luce adorait «jouer à l’école» avec nos petites sœurs et même les poupées faisaient partie de sa classe. Depuis, elle n’en démord plus. Elle affirme qu’un jour, elle aura sa propre école.

— Vos parents, qui sont des gens pleins de bon sens, ne permettront pas qu’elle persiste dans cette voie, philosopha monsieur Boileau avec condescendance. Il s’agit, bien sûr, d’une lubie comme peuvent parfois en avoir les jeunes filles avant le mariage.

— Sans doute avez-vous raison, cher monsieur. Mais je puis vous assurer que ma sœur semble bien déterminée à devenir institutrice.

Les sourcils d’Emmélie se froncèrent.

— Plusieurs dames anglaises ont ouvert des établissements pour jeunes filles à Québec. Ces dames sont des veuves ou des célibataires qui souhaitent se rendre utiles sans être une charge pour leur famille. Elles réussissent à gagner leur vie en tenant ces modestes pensionnats.

— J’ai vu annoncer quelques-unes de ces écoles privées dans la Gazette de Québec, fit alors remarquer madame Boileau.

— Ces pauvres dames se retrouveront ruinées en peu de temps si elles restent sans soutien pour diriger leur institution, déplora monsieur Boileau, sûr de son fait. Encaisser les pensions, payer les loyers, ne pas contracter de dettes: les affaires étant ce qu’elles sont, elles exigent la main d’un homme pour les mener.

— Que dites-vous là, mon ami? s’indigna madame Boileau. Vous oubliez que les dames qui dirigent nos communautés religieuses s’en tirent fort bien.

— Ces dames ont leurs hommes d’affaires, répliqua son mari avec une suffisance qui fit grimacer Emmélie. En réalité, ces pauvres filles qui n’ont ni père, ni frère, ni mari pour les faire vivre sont à plaindre.

Telle était l’opinion de monsieur Boileau. René détourna la conversation pour demander à Pierre comment il trouvait Chambly.

— Si la majorité des gens de cette paroisse sont à l’image de cette aimable famille, je crois que je m’y plairai, car j’avoue que ce matin, j’ai fait une rencontre… heu! peu agréable.

Pierre se sentit rougir bêtement en évoquant la demoiselle qui lui avait indiqué où trouver un charretier.

— Qui donc est cette mystérieuse personne? s’informa René, intrigué.

— Une dame.

— Peut-être une de nos chères demoiselles de Niverville? avança monsieur Boileau que les sœurs jumelles amusaient autant qu’elles l’exaspéraient. Était-elle jeune ou vieille?

— Oh! Plutôt jeune, je dirais, et assez jolie, mais avec un caractère… hum! irritable. Je lui ai simplement demandé mon chemin, et c’est à peine si elle m’a adressé la parole. J’ai cru qu’elle venait du presbytère.

— La description ne correspond pas. Pourtant, ça ressemble bien à ces vieilles chouettes d’être toujours fourrées aux alentours de l’église, commenta monsieur Boileau tout en découpant une bouchée de gâteau avant de la porter à sa bouche.

— Ça ne peut être que Marie-Josèphe qui se rendait chez les Talham, affirma Emmélie.

— Qui est-elle? demanda Pierre, brûlant de curiosité, constatant que tout le monde avait l’air de connaître la belle blonde.

— Pardi! La sœur du curé, bien sûr! lança monsieur Boileau.

— Et parlant de notre pasteur, je te suggère fortement d’aller le rencontrer au plus tôt, mentionna René. Il aime à jauger ses nouveaux paroissiens dès les premiers jours. Et toi-même, tu pourras constater à quel point Marie-Josèphe Bédard est charmante.

— Je suis épuisée, déclara finalement madame Boileau. René, je te prie, continua-t-elle en tendant les bras, j’ai besoin d’aide pour me relever de cet inconfortable fauteuil. Messieurs, je vous dis adieu jusqu’à demain. Tu viens, Emmélie?

— Je vous suis, mère.

Impatiente de se retrouver seule pour lire ce que son cher Papineau lui avait écrit, il lui fallait, avant de regagner sa chambre, veiller à préparer sa mère pour la nuit.

— Tu as reçu une lettre de Québec, n’est-ce pas?

— Mère, vous êtes une sorcière! Monsieur Bruneau me l’a remise tout à l’heure. Comment avez-vous su?

La mère sourit.

— S’il en avait été autrement, tu n’aurais pas eu cet air épanoui depuis l’après-dîner. Allez, laisse-moi maintenant. Tu as une lettre urgente à lire, je crois…

… J’écris en songeant que cette lettre sera bientôt entre vos chères mains et que mes mots feront briller vos yeux de velours, si beaux! J’espère qu’elle vous trouvera en bonne santé, et j’ajoute que moi-même, je me porte à merveille. Je suis pourtant entouré d’enrhumés, puisque c’est la saison, mais il semble que je jouisse d’une protection que les autres n’ont pas, moi qui fuis médecine et remèdes de grand-mère.

Le gouverneur Prévost vient de proroger la session. Et il a lu son dernier discours en français! Bien des Canadiens lui vouent une reconnaissance éternelle pour avoir sauvé le pays et se désolent de le voir partir dans la disgrâce. Une fois en Angleterre, c’est la cour martiale qui l’attend. Il devra s’expliquer sur la défaite de Plattsburgh.

Les milices sont démobilisées, tout comme les régiments des Voltigeurs et des Canadian Fencibles. Je conserve encore mes fonctions de juge-avocat, à la différence qu’elles n’accapareront plus l’essentiel de mon temps comme ce fut le cas ces dernières années. J’imagine, tandis que vous lisez ces lignes, voir se plisser la petite ride qui orne votre front: vous vous demandez si je trouverai enfin du temps pour vous.

Toutes ces nouvelles de la politique n’ont qu’un seul but: vous annoncer que je serai bientôt à Chambly, tendre Emmélie. Monsieur et madame Bruneau me mandent d’aller voir comment leur fils se débrouille. Imaginez-vous avec quelle célérité j’ai accepté cette mission? Nous nous reverrons d’ici l’été, Emmélie, et croyez-moi, j’attends ce moment avec autant d’impatience que vous. D’ici là, je baise vos mains chéries. Votre toujours,

LJ Papineau

Pressant la lettre sur son cœur qui battait à tout rompre, Emmélie laissa glisser deux larmes de joie. Ces quelques mots effaçaient tous ses doutes.