Chapitre 7

Un survenant

Chez les Talham, on s’affairait à préparer le repas du soir. Alexandre n’allait pas tarder à rentrer de sa tournée, espérait Marguerite. Ces jours-ci, son mari se surmenait. La veille, par exemple, Jean-Marie Proteau s’était ouvert une main avec une scie. Alexandre avait été appelé pour le panser. La blessure était grave, avait-il expliqué lorsqu’elle s’était plainte d’avoir été tirée d’un profond sommeil quand il s’était couché. Ce matin, dès potron-minet, il attelait pour se rendre dans le haut de la paroisse, du côté du chemin Sainte-Thérèse, et il lui avait déjà annoncé que le lendemain, il irait à Montréal. Elle n’arrivait plus à le suivre dans tous ces déplacements et s’étonnait parfois de le voir arriver d’un endroit alors qu’elle le croyait ailleurs. Mais la vie d’une femme de médecin était ainsi faite. Marguerite appréciait d’autant plus le fait d’avoir sous son toit sa mère, depuis que celle-ci était veuve, ainsi que sa jeune sœur Appoline. Deux femmes n’étaient pas de trop pour tenir pareille maisonnée.

Victoire était partie à la recherche des enfants durant qu’Appoline vérifiait l’ordonnance des couverts. Lison découpait un splendide jambon fumant en belles tranches épaisses qu’elle servirait avec du beurre et du pain. L’odeur savoureuse d’une soupe au chou et aux carottes, concoctée à partir du bouillon du jambon, flottait dans la maison.

— Par ma vie, que ça sent bon ici! s’exclama un grand gaillard blond revêtu d’un uniforme militaire qui venait de pénétrer dans la cuisine.

Appoline poussa un cri de joie et se jeta dans ses bras.

— Godefroi!

Le soldat posa son havresac sur le sol pour la lever de terre. Elle plaqua sur ses joues deux becs sonores, puis se colla tout contre lui.

— Mon grand frère! Tu es revenu!

Appoline était si heureuse! Elle aurait voulu le garder pour elle seule. Le soldat l’examina d’un air attendri.

— Ma petite sœur a bien grandi. Tu es jolie comme un lis des champs, s’attendrit-il en lui pinçant gentiment la joue. Et toi aussi, Lison, lança-t-il à la servante qui le dévisageait avec de grands yeux émus. Vous, mère, apercevant Victoire qui attendait son tour de participer aux retrouvailles, vous n’avez pas changé.

— Bonté divine, mon garçon! clama cette dernière, voulant cacher son émotion. Qu’est-ce qui te prend d’arriver comme un survenant!

Elle le grondait presque, employant ce ton qu’elle avait lorsqu’il était petit. Mais en serrant son fils dans ses bras, l’inébranlable Victoire laissa échapper quelques larmes.

— Vois, tu me fais pleurnicher comme un petit enfant!

Elle qui se laissait rarement aller à ses sentiments le frappait à petits coups sur le bras pour lui exprimer son bonheur de le revoir, à moins que ce ne fût pour l’absoudre du mal qu’il lui avait fait en s’engageant ou pour se venger de cette peur qui l’avait tenaillée à la pensée qu’il pourrait ne jamais revenir.

Godefroi la repoussa doucement pour mieux l’examiner. Comme toujours, elle allait tête nue, sans ce bonnet de mousseline dont s’affublaient les femmes de son âge, avec quelques mèches blanches garnissant ses cheveux sombres. Il la trouvait un peu plus maigre que dans son souvenir, quoique le dos fût toujours bien droit, presque raide, lui conservant cette allure digne, tenue de son ancêtre algonquine.

— Alors, tu es de retour pour de bon? demanda Marguerite.

Elle le détaillait avec étonnement. Il y avait bien trois ans qu’il était parti. Son frère avait changé. En quoi exactement, elle n’arrivait pas à le discerner. Il lui semblait plus grand, plus costaud, rempli d’une assurance nouvelle avec des galons de caporal mérités. De toute évidence, la guerre l’avait fait mûrir.

— Mon régiment a été démobilisé et j’espère que ma jolie sœur m’invitera à souper, répondit l’ancien Voltigeur.

— Lison a déjà ajouté ta place.

Il l’embrassa alors sur les joues dix fois plutôt qu’une. Marguerite le laissa faire en riant, trop heureuse de le revoir. C’était bien leur gentil Godefroi, avec sa belle humeur et son inébranlable joie de vivre.

Charlot et Marie-Anne, trop jeunes pour se rappeler de leur oncle, s’étaient blottis contre leur mère en jetant des regards gênés au nouveau venu.

— Eh bien, en voilà une surprise! se réjouit à son tour le docteur Talham.

Il était rentré par l’apothicairerie où il avait déposé sa mallette de chirurgien. Il salua son jeune beau-frère d’une franche accolade.

— La gloire de la famille est enfin de retour!

Notant un nombre plus grand de cheveux gris sur la tête de son beau-frère, Godefroi s’aperçut que le mari de Marguerite avait largement franchi le seuil de la cinquantaine. Sa sœur n’avait que dix-huit ans au moment de son mariage, son futur époux, lui, en avait déjà plus de quarante.

Les femmes essuyèrent une dernière larme et tout le monde se mit à table dans une atmosphère de joyeux brouhaha. Melchior et Eugène échangeaient des coups de coude excités, réservant leurs questions pour plus tard, et Lison servit la soupe avec l’aide d’Appoline.

— J’espère que tu feras une demande au gouvernement pour qu’on t’accorde des terres, lui conseilla le docteur. Comme soldat, tu as droit à cent acres. Notre cousin, le notaire Boileau, t’aidera à rédiger la requête.

— C’est bien mon intention d’exiger ce qui m’est dû, déclara Godefroi. En attendant, je ne vais pas rester à me tourner les pouces.

— Tu pourrais retourner à la ferme. Noël a toujours besoin de bras pour l’aider, suggéra Victoire en évoquant son fils aîné qui avait hérité de la terre familiale avec sa femme, Sophie Tétreault, qu’il avait épousée peu de temps avant la guerre.

— Non, refusa fermement Godefroi. Ça fait trois ans que je me soumets aux ordres de mes supérieurs, je n’ai pas envie d’obéir à mon frère, et encore moins à une belle-sœur. D’ailleurs, apprenez que je me suis déjà trouvé du travail.

— Voilà une bonne nouvelle, approuva le docteur. On voit trop d’anciens soldats désœuvrés. C’est une véritable engeance que ces hommes qui traînent à la recherche d’un mauvais coup.

— Du travail? Et de quelle nature? demanda Victoire, intriguée.

Son fils était à peine de retour, il n’allait tout de même pas repartir au loin?

— Figurez-vous que je suis passé par le faubourg Saint-Jean-Baptiste pour aller saluer le major. Il était avec maître Papineau.

— Celui qui a été engagé pour bâtir la maison des Salaberry?

— Ce Papineau-là! opina Godefroi en avalant une cuillerée de soupe. Hum! que c’est bon, Marguerite. On se croirait au paradis.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit, le major? s’impatienta sa mère.

— Eh bien! En apprenant que j’avais travaillé sur les chantiers de l’armée dans le Haut-Canada, il m’a aussitôt fait engager, expliqua-t-il, la mine réjouie. Et avec le titre de compagnon, par-dessus le marché.

— Qu’est-ce que ça veut dire, compagnon? demanda Melchior, curieux.

— Ça veut dire que Papineau reconnaît mon expérience de menuisier et que je ne serai pas considéré comme un apprenti.

— Tu auras donc un salaire? voulut savoir le docteur.

— Une livre par jour, six jours par semaine. Le major a même demandé à ce que mon engagement fasse l’objet d’un contrat notarié en bonne et due forme.

— Monsieur de Salaberry te devait bien ça, ne put s’empêcher de noter sa mère avec un brin d’amertume dans la voix.

En 1812, peu après la première bataille de Lacolle où il s’était battu, Godefroi avait été arrêté comme déserteur sur la foi d’un faux témoignage. À l’époque, le docteur et le notaire avaient tenté de faire comprendre à Salaberry qu’il était impossible que leur parent ait trahi, mais l’officier était demeuré inflexible. Toute la famille avait tremblé pour lui, car il risquait la peine de mort. Puis la vérité avait fini par éclater au grand jour et le major avait fait amende honorable en incorporant le voltigeur Lareau à la compagnie de son cousin Juchereau-Duchesnay, l’une des plus prestigieuses du régiment. Du coup, Godefroi s’était retrouvé à Châteauguay, parmi les braves. Depuis, Salaberry avait appris à apprécier le courage du voltigeur. Entre les deux hommes, l’estime s’était installée, du moins autant que cela fût possible entre un noble et le fils d’un simple habitant.

— Par les temps qui courent, tu ne manqueras pas de travail, enchaîna le docteur. Au fait, as-tu un logement? Sache que tu es le bienvenu chez nous, n’est-ce pas, Marguerite?

Cette dernière approuva, heureuse que son mari fasse la proposition.

— C’est trop de bonté! le remercia Godefroi qui, au fond, espérait une telle offre. Je me contenterai d’une paillasse dans la grange.

— Hors de question! s’indigna sa sœur. La paillasse, on la mettra dans la chambre des garçons.

Une idée qui fit naître des sourires sur le visage des principaux intéressés. Partager leur chambre avec l’oncle Godefroi, quelle aubaine!

— Vous nous raconterez des histoires de la guerre, hein, mon oncle? le supplia Eugène.

Le soldat ébouriffa les boucles blondes de son neveu en riant.

— Tu veux savoir comment traverser des marécages avec de l’eau jusqu’aux genoux? Ou bien comment démolir un pont?

— Oh, oui! s’enthousiasma le gamin. Et je veux aussi entendre l’histoire du major et de Châteauguay.

— Et moi, mon oncle, je vous montrerai mon trésor, lui confia fièrement Melchior.

Ce dernier avait accumulé une fabuleuse collection de boutons d’uniforme métalliques gravés, qu’il conservait dans un vieux coffret retrouvé au grenier. Parmi ces objets précieux figurait également une plaque dorée provenant d’un shako du régiment de Meuron. Son trésor faisait l’envie d’Eugène, qui ne possédait pour sa part que quelques boutons cabossés ramassés sur le chemin de terre. Appoline, sur qui les militaires n’exerçaient aucune espèce de fascination, se moquait gentiment de leur propension à ramasser de telles babioles, mais les garçons la laissaient dire. Un jour, rêvaient-ils, l’oncle Godefroi leur permettrait de coiffer son shako de Voltigeur en peau d’ours.

— Ah! se rappela celui-ci, en gardant son sérieux. Cette fameuse collection! J’en ai reçu, des lettres à ce sujet, lorsque que je croupissais au fort Henry! Chaque objet était décrit minutieusement, de même que l’endroit où il avait été trouvé, au point que je croyais être de retour chez nous, me promenant dans notre village. Je brûle d’envie de la voir.

— Le capitaine de Rouville a promis qu’à la prochaine messe, il me donnera les boutons de son uniforme de Voltigeur, proclama fièrement Melchior.

Soudain, une ombre passa et le sourire de Godefroi s’estompa.

— Mange et tais-toi, ordonna son père.

— Qu’est-ce que j’ai dit? s’attrista Melchior, voyant qu’il avait blessé son oncle.

Le garçon ignorait bien sûr le rôle qu’avait joué Ovide de Rouville dans l’arrestation de Godefroi. Capitaine du voltigeur à l’époque, il avait bassement manigancé afin de le faire passer pour un traître. Depuis, le docteur Talham se méfiait du fils Rouville. Dans ce cas, on ne pouvait plus évoquer l’excuse de la jeunesse ou d’un manque de jugement. Tout avait été délibérément entrepris pour nuire à Godefroi, Talham en avait eu la preuve. Le docteur avait également un autre motif de le tenir pour un lâche, qu’il préférait garder par-devers lui. De plus, cette pénible affaire l’avait placé en porte-à-faux, car le père d’Ovide était un ami de longue date. Comment, dans ce contexte, interdire à Melchior d’accepter ces cadeaux, si futiles soient-ils?

Godefroi, qui éprouvait beaucoup de plaisir à revoir les siens, voyait le malaise s’installer, et tint à rassurer son neveu:

— Plus tard, tu me montreras ta collection. Et je veux tout voir, d’accord? Maintenant termine ta soupe, que nous puissions goûter à ce jambon dont l’odeur me chatouille les narines depuis tout à l’heure.

Et il s’empressa de changer de sujet de conversation.

— Dans une de ses lettres, ta mère m’a annoncé que tu iras au Collège de Montréal à la prochaine rentrée.

Melchior se renfrogna de nouveau.

— Qu’est-ce que tu as? Tu fais du boudin? le taquina Godefroi.

— Je ne veux pas aller au collège, protesta le garçon.

— Oh! Mais tu n’as pas à vouloir ou pas, déclara le père. Tu iras au collège à la rentrée d’octobre.

— Pourquoi?

— Tu es mon fils aîné, tu deviendras médecin. Tout comme moi qui ai suivi les traces de mon propre père autrefois. C’est ainsi. Une fois tes études classiques terminées, je te mettrai en apprentissage chez un bon praticien.

La famille n’avait pas de moyens suffisants pour l’envoyer dans une université européenne. Alexandre comptait sur le docteur René-Joseph Kimber, un collègue de Montréal, diplômé de l’université d’Édimbourg, la plus importante faculté de médecine d’Europe, pour recevoir son fils lorsqu’il serait en âge de faire son apprentissage.

— Je ne veux pas devenir médecin, protesta encore Melchior. Je veux être un capitaine des Voltigeurs, comme le capitaine de Rouville.

— Ce régiment n’existe plus. Et même lui a fréquenté le Collège de Montréal. Cette discussion cesse immédiatement, sinon tu sors de table, trancha sèchement le père.

Le garçon piqua du nez dans son assiette.

Le ton inhabituel de son beau-frère dérouta Godefroi. Certes, il arrivait souvent dans les familles que les fils affrontent leur père. Lui-même, autrefois, s’était opposé à ses parents, surtout à sa mère qui n’avait pas approuvé son engagement dans l’armée. Pourtant, pour Godefroi, Melchior ne méritait pas d’être semoncé aussi sévèrement.

De son côté, Marguerite avait l’impression d’étouffer, tant son cœur se serrait. Melchior était irrésistiblement attiré par son vrai père, Ovide de Rouville, même s’il ignorait tout de ses véritables origines. Et cette attirance paraissait réciproque, voilà qui s’avérait bien pire. Au début, Marguerite avait cru qu’Ovide s’amusait à captiver le garçon dans le seul but de l’atteindre, elle. Mais elle avait dû se rendre à l’évidence: l’amitié qu’il portait à son fils naturel était sincère; comme un appel du sang. Ce qui n’était pas pour la rassurer. D’autant que l’attitude de son mari avait changé à l’égard de leur aîné.

Auparavant, Alexandre ne faisait pas de différence entre Melchior et les autres enfants. Mais à mesure que ce dernier grandissait, les altercations entre le père et le garçon se multipliaient, ce qui la remuait jusqu’au tréfonds de son être. Comme s’il n’avait jamais rien à reprocher à Eugène et Charlot! Bien sûr, ces derniers n’étaient que des gamins, mais comme tous les enfants, ils faisaient des bêtises pour lesquelles il fallait les gronder. Pourtant, leur père faisait preuve d’une grande mansuétude à leur égard.

Et si, par une malchance extrême, Alexandre ou Melchior apprenaient un jour la vérité? Marguerite se demandait parfois si elle ne devait pas tout révéler à Alexandre. Victoire n’était pas d’accord. «Endure ton mal, lui avait conseillé sa mère, le jour où Marguerite lui avait confié son dilemme. Tenir sa langue, c’est le meilleur des choix, et le temps se chargera d’ensevelir les secrets à jamais.»

Au grand soulagement de tous, Lison apporta triomphalement le jambon pour le déposer sur la table.

— Quel bonheur! apprécia le jeune homme. Il y a longtemps que je n’ai rien mangé d’aussi bon.

La servante rougit sous le compliment et voulut s’esquiver. Une fois l’euphorie de revoir monsieur Godefroi passée, la pauvrette redoutait qu’il lui pose une certaine question. Une question qui, effectivement, démangeait les lèvres de l’ancien voltigeur depuis son arrivée:

— Dis donc, Lison, que devient ta sœur Jeanne?

Après que Jeanne fut entrée au service de madame de Salaberry, Lison n’avait pu revoir sa sœur qu’à peu d’occasions. Et chaque fois, cette dernière lui avait fait grand cas de monsieur Godefroi, le frère de madame Talham, parlant sans cesse de sa gentillesse. Or, l’automne dernier, quand Jeanne était passée au village dans le sillage de ses employeurs, elle était venue rendre une petite visite à sa sœur et semblait n’avoir plus rien à dire sur sa flamme. Jeanne avait maigri et ses yeux étaient tristes, se rappelait Lison. Croyait-elle que monsieur Godefroi était mort à la guerre? Puis, un beau jour, sa sœur disparut sans prévenir personne. Plus tard, lorsque Lison avait finalement entendu parler de Jeanne, la pire chose qu’on pouvait imaginer était effectivement arrivée.

— Oubliez Jeanne, monsieur Godefroi! s’écria vivement Lison. C’est la honte de la famille.

Ayant dit cela, elle jeta un regard effaré en direction du docteur, comme si ce dernier pouvait la secourir, avant de s’enfuir en direction de la cuisine où personne ne pouvait l’entendre pleurer.

De nouveau, un grand silence plomba la salle à manger.

— Qu’est-il arrivé à Jeanne? redemanda le jeune homme en dévisageant tour à tour Marguerite et Victoire, qui détournèrent la tête.

Quant à Talham, il se contenta de hausser les épaules.

— Rien, lui apprit enfin Victoire, sinon qu’elle a disparu un beau matin, sans tambour ni trompette.

Il n’y eut pas d’autres explications. Le joyeux repas de retrouvailles se termina dans une atmosphère pesante que nul n’aurait pu prévoir.

Plus tard, lorsque les enfants furent au lit et les femmes à mettre de l’ordre dans la cuisine, Alexandre amena Godefroi dans l’apothicairerie et se dirigea vers une armoire d’où il sortit deux verres et une bouteille de vieux rhum de la Jamaïque. Le chagrin et la déception qui se lisaient sur le visage décomposé de Godefroi faisaient peine à voir.

— Tu es amoureux?

Godefroi fit signe que oui.

— J’ignorais, comme tout le monde ici, que Jeanne Ménard t’intéressait à ce point. Tu n’en avais jamais parlé.

— Parce qu’il n’y avait rien à dire, déclara Godefroi qui se décida à se confier à son beau-frère. Dans les premiers temps du campement des Voltigeurs, à La Prairie, il arrivait souvent que madame de Salaberry me fasse mander. Une petite tâche pour la maison par-ci, une commission par-là. Elle me connaissait depuis toujours, alors elle me faisait confiance. C’est comme ça que j’ai connu Jeanne.

Pour tout commentaire, son beau-frère lui tendit un verre.

— Tiens. Avale ça.

Godefroi fit cul sec. Talham le resservit. Cette fois, le jeune homme se contenta d’une gorgée, puis ses yeux se perdirent dans une fausse contemplation du liquide ambré.

— Elle te plaisait au point de vouloir l’épouser?

Godefroi hocha misérablement la tête.

— Tu ne lui as jamais fait part de tes sentiments?

— Non.

— Pourtant, la réponse de Lison donne à penser que Jeanne lui avait parlé de toi. Elle était peut-être plus intéressée que tu ne le croyais.

— Certes, j’avais cru comprendre que je lui plaisais, mais comme soldat, je ne pouvais rien lui promettre, alors je ne lui ai rien demandé. Vous comprenez, Alexandre?

— C’est une noble attitude. Malheureusement, ignorant tes sentiments et tes intentions, eh bien, elle a cédé aux avances d’un beau parleur. Qui sait si ce n’est pas par dépit?

Godefroi interrogea son beau-frère des yeux.

— Lison affirme que sa sœur est devenue la honte de la famille. Dois-je comprendre que si elle s’est enfuie de chez les Salaberry, elle avait une bonne raison?

Tout en posant la question, il fit un geste montrant un ventre arrondi, ce que Talham confirma.

— J’étais là, Godefroi, lorsqu’elle a mis au monde son enfant. Charlotte m’a fait appeler, car il y a eu une complication.

— Une complication? Quel genre de complication?

Si Talham se questionnait encore sur la sincérité des sentiments du jeune homme, sa vive inquiétude donnait une réponse sans équivoque.

— Sans entrer dans les détails, je peux te dire qu’elle s’en est sortie, et l’enfant aussi.

Un soupir de soulagement accueillit cette nouvelle.

— Savez-vous qui est le père?

— Je l’ignore. Je lui ai demandé, mais elle n’a jamais voulu me le dire. Elle a décidé de garder l’enfant. D’ailleurs, je trahis mon devoir de médecin en te faisant cette confidence. Bien entendu, les Salaberry, ses anciens employeurs, ne savent rien de tout ça. Et il n’est pas dans mon intention de le leur apprendre.

— Je serai muet comme une tombe, le rassura son beau-frère. Et maintenant, où est-elle?

Le docteur eut un drôle de regard. De toute évidence, il refuserait d’en dire plus.

— Oublie-la, Godefroi. C’est le meilleur conseil que je puisse te donner.

Il étouffa un bâillement.

— Il se fait tard, mon jeune ami, et je dois aller dormir. Je te conseille d’en faire autant. Tu commences demain?

— Oui.

Resté seul dans l’apothicairerie, Godefroi retira de son havresac son carnet de croquis qui s’ouvrit à la page du visage aimé, le cher portrait maintes fois contemplé. Il n’avait pas du tout l’intention de renoncer à Jeanne. Il allait tout faire pour la retrouver.