Le jour était levé, mais le soleil de la veille avait fait place à une fine bruine et, sur le bassin, le vent formait des vaguelettes qui plissaient l’eau grise. Dans la cuisine des Boileau, Ursule, toujours dernière couchée première levée, avait allumé les lampes à l’huile suspendues au plafond, qui propageaient une lumière diffuse. Comme pour contrer la grisaille de cette journée, un délicieux arôme de café se répandait dans la pièce. Ceinte de son tablier, la cuisinière faisait elle-même griller les grains de café avant de les moudre et de laisser infuser la boisson favorite de la famille. Elle venait à peine de terminer ces opérations quand elle entendit quelqu’un toquer doucement à la porte.
— Mademoiselle Bédard! s’écria Ursule, pour le moins surprise de découvrir la sœur du curé.
On voyait qu’elle s’était habillée à la hâte, tenant serré contre elle son manteau, ses cheveux encore tressés, à peine enroulés dans un chignon sous son capuchon. Ce n’était pas l’habitude d’une demoiselle! De toute évidence, la sœur du curé avait mal dormi.
— Je n’ai pas osé passer par-devant, de crainte de déranger. Pensez-vous qu’Emmélie est debout?
— Laissez-moi d’abord vous servir un café au lait, ma bonne demoiselle, lui offrit la cuisinière, compatissante, tout en approchant une chaise devant la grande table de bois pour la faire asseoir. Apparence que ça vous f’ra pas de tort!
Sans en dire plus, elle versa un peu de lait frais dans une petite casserole et quelques secondes plus tard, elle posa une tasse fumante et du sucre devant Marie-Josèphe.
— Merci, Ursule.
Le visage soucieux, elle savoura une première gorgée de la boisson réconfortante.
— Je vais voir si mademoiselle est levée.
La domestique allait sortir de la pièce au moment même où René et Pierre y entraient, tous deux habillés de pied en cap.
— Eh bien, monsieur René! Vous êtes tombé du lit à matin?
Le notaire se couchait tard. Il était rarement prêt à se rendre à son étude avant neuf heures.
— Mon ami Pierre s’est fait réveiller par l’odeur du café. Il réclame une nouvelle part de gâteau, et moi aussi, ajouta-t-il avec un clin d’œil complice à la cuisinière, qui ne savait rien lui refuser.
Il avisa soudain Marie-Josèphe qui les observait, gênée d’être ainsi au milieu de la cuisine dans une tenue négligée, surtout devant un inconnu, de surcroît l’homme qu’elle avait malmené la veille. Elle en profita quand même pour mieux l’examiner.
Il avait des cheveux en bataille qui lui donnaient une allure débraillée, malgré la bonne coupe de ses habits. Son visage était agréable, mais ne soutenait pas la comparaison avec celui du bel Antoine au regard affriolant. En vérité, elle avait complètement oublié cet homme au point même d’omettre d’en parler à ses amies. Décidément, il était toujours là au mauvais moment!
— Mademoiselle Bédard, qu’est-ce que vous faites là? s’étonna René.
La sœur du curé ne lui répondit pas, elle se tourna vers Pierre avec un air de reproche.
— Hier, vous n’aviez pas mentionné que vous veniez chez mes amis Boileau.
— Vous ne m’en aviez pas laissé le temps, mademoiselle Bédard, répondit Pierre. Comme vous pouvez le constater, j’ai fini par trouver mon chemin.
René les observait tous les deux d’un air amusé. Pierre arborait un air ravi et Marie-Josèphe ne savait plus sur quel pied danser.
— J’avoue, monsieur, que j’étais contrariée et que je n’ai guère été aimable avec vous, reprit Marie-Josèphe. Et voilà que je vous rencontre chez mes meilleurs amis. Si vous voulez bien accepter mes excuses.
L’ami du notaire l’agaçait avec ses yeux fixés sur elle.
— Mademoiselle, je n’y pensais même plus.
— Ainsi, tout est bien qui finit bien, conclut René tandis qu’Ursule revenait pour annoncer à Marie-Josèphe:
— Mademoiselle Emmélie vous attend dans le petit boudoir.
— Venez, sourit le notaire en lui offrant le bras, que je vous mène à la chambre des dames. Plus tard, Pierre vous raccompagnera au presbytère. Il doit voir le curé ce matin. N’est-ce pas, mon ami?
Il donna un léger coup de coude à ce dernier, figé sur place.
— Certes. Il n’est pas question de vous laisser partir seule, mademoiselle, bredouilla-t-il.
Emmitouflée dans un vieux manteau de lit et une chaude couverture, assise devant sa coiffeuse, madame Boileau se laissait aller aux soins d’Emmélie qui démêlait ses cheveux gris avec un peigne d’ivoire avant de les attacher et de les recouvrir de leur habituel bonnet en mousseline. Une fois coiffée, madame Boileau s’installa dans son petit boudoir pour prendre son petit déjeuner apporté par Ursule. La pièce n’était en fait qu’un minuscule cabinet qui comprenait une petite table ronde sur laquelle étaient disposées les fioles contenant diverses poudres destinées à ses potions, et un petit sofa, sur lequel la maîtresse des lieux s’allongeait le plus souvent. Une chaise recouverte d’une housse fleurie complétait l’ameublement.
Mère attentionnée, la noble dame connaissait suffisamment ses enfants pour deviner les mouvements de leur cœur. La flamme ardente qui animait Emmélie s’éteindrait si elle restait confinée à un rôle d’intendante et de garde-malade. Sachant qu’elle ne recouvrerait plus jamais sa santé d’autrefois, madame Boileau préférait faire le sacrifice de la présence de sa fille quelques heures par jour pour qu’elle puisse se consacrer à l’instruction des enfants Talham. En échange, cette dernière lui rapportait les derniers potins qui couraient au village. Pendant que sa mère se restaurait, Emmélie narrait l’incident au presbytère et le désarroi de la sœur du curé.
— À mon avis, notre curé fait une grave erreur en négligeant le bonheur de sa sœur, commenta madame Boileau. Marie-Josèphe ne manque pas de tempérament. Si elle se décide un jour à quitter le cocon dans lequel son frère curé l’a enfermée, tout peut arriver, crois-moi.
Madame Boileau soupira.
— C’est dommage pour René!
— Que voulez-vous dire, mère?
— Qu’elle aurait fait une excellente épouse pour ton frère, évidemment!
— Pourtant, aucun des deux n’a montré une quelconque inclination pour l’autre.
— Ce qui n’empêche pas qu’elle aurait fait une femme de notaire parfaite. Pour tenir la maison d’un curé comme elle sait si bien le faire, il faut avoir un bon sens de l’organisation et je dirais même, malgré tout ce que pourraient en dire les messieurs, un certain sens des affaires, avec tout cet argent qui circule dans un presbytère. Il est évident que Marie-Josèphe possède toutes ces qualités. Sauf que ton frère ne semble pas avoir le goût du mariage. J’aurais tant aimé qu’il nous donne des petits-enfants… Nous avons fait une grave erreur autrefois, ton père et moi, en l’empêchant d’épouser Marguerite, conclut-elle, pleine de regrets.
— Vous ne pouviez pas deviner à quel point il tenait à elle. Marguerite était si jeune. Qui aurait pu prévoir ce qui est arrivé par la suite?
— Ce qui me désole, c’est de voir ton frère chercher des distractions ailleurs, plutôt que de trouver une épouse. Lorsqu’il se rend à Montréal, j’imagine qu’il va voir une femme, affirma la mère d’un ton tranquille.
À entendre sa mère énoncer pareille vérité sans broncher, Emmélie fit celle qui tombait des nues. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle se doutait que les affaires qui retenaient René parfois à Montréal ne relevaient pas nécessairement du notariat.
— Voyons, ma fille, ne prends pas cet air scandalisé, continua sa mère d’un ton amusé. Un homme dans la trentaine, et aussi bien tourné que l’est ton frère, ne demeure pas chaste. Dieu merci, René n’est pas du genre à reluquer les servantes! Je le soupçonne d’avoir une maîtresse complaisante, une veuve ou quelque chose dans ce goût-là.
Au bout d’un moment, Emmélie se mit à rire.
— Vous m’étonnez! Si père vous entendait, il vous ferait taire sous prétexte que le sujet est trop délicat pour les oreilles d’une demoiselle.
— Peut-être, fit sa mère, dubitative, mais il a certainement compris depuis longtemps à quoi rime le manège de René.
Emmélie pensa également, in petto, que son frère jouissait d’une liberté qu’elle n’aurait jamais. La petite ride qui creusa son front n’échappa pas à l’œil avisé de la mère.
— Mon plus grand souhait est de voir mes enfants heureux et je commence à me tracasser pour ton avenir, Emmélie.
Madame Boileau caressa tendrement la joue et les cheveux de sa fille aînée, soudainement émue.
— Ma fille, je ne t’ai jamais dit à quel point ta naissance m’a comblée de joie. De tous ces petits anges que Dieu me donnait, seul René m’était resté. Et voilà que m’arrive une petite fille, une vigoureuse petite boule noire qui ne demandait qu’à vivre. Tu imagines ma crainte de te voir disparaître à ton tour! J’ai refusé de t’envoyer en nourrice pour te donner mon propre lait. Et j’ai prié, j’ai supplié Dieu de te garder près de moi. Vois comment Il a été bon, comment Il m’a exaucée en te faisant don d’une santé à toute épreuve. Tu as été l’un des plus grands bonheurs de ma vie, Emmélie.
— Ne dites pas cela! murmura la jeune femme, bouleversée par les confidences de sa mère. Vous avez aussi Sophie et Zoé, et je sais que vous les aimez tout autant que moi.
— Certes, j’aime tous mes enfants également. Même Lucille, ta petite sœur que la maladie nous a enlevée à sept ans. Sais-tu que je pense à elle chaque jour? avoua la mère dans un imperceptible tressaillement. Quant à Sophie et Zoé, elles me manquent autant qu’elles peuvent te manquer. Je sais Sophie heureuse, avec son petit Charles et son mari, monsieur Drolet. Zoé nous reviendra bientôt et je présume qu’elle se trouvera facilement un mari. Mais toi, ma grande fille, le pilier sur lequel je peux me reposer, trouveras-tu le bonheur?
— Chère mère, vous êtes comme madame de Sévigné, s’attendrit Emmélie, qui avait lu la correspondance de la célèbre marquise.
Mère et fille vivaient dans des villes éloignées, mais un amour maternel inconditionnel transcendait chacune des lettres de madame de Sévigné écrites dans le meilleur esprit du Grand Siècle.
— C’est me faire beaucoup d’honneur que de me comparer à elle, sourit doucement madame Boileau avant de changer de sujet. Au fait, tu ne m’as pas encore parlé de Papineau. Alors, cette lettre d’hier, que disait-elle?
— Il m’annonce qu’il viendra prochainement à Chambly, lui confia Emmélie, les yeux brillants.
Elle se mit à bouger dans la pièce, rangeant les flacons, pliant les vêtements de nuit.
— Papineau est un homme sérieux et prometteur, approuva sa mère. L’éducation, les manières, tout vous rassemble et je comprends ton sentiment pour lui. Seulement, il faudra peut-être que tu prennes les devants.
— Que voulez-vous dire, mère?
Tout en rebouchant un flacon, Emmélie était perplexe.
— Vous croyez que je dois moi-même faire une demande?
— Si tu épouses monsieur Papineau, je partirai tranquille, car je te saurai entre bonnes mains. Il t’offrira une vie digne de toi.
Emmélie saisit la main de sa mère. Pourquoi lui tenir de tels propos sinon parce qu’elle voyait la mort approcher? Une larme tomba sur la main parcheminée de madame Boileau.
— Vos paroles me font croire…
Elle ne put continuer, le reste s’étrangla dans un sanglot.
— Le docteur Talham n’a fait que confirmer ce que je sais intimement. Ne pleure pas, ma douce Emmélie. La vie n’est qu’un long défilé de naissances et de morts, et il faut, entre les heures joyeuses et les jours tristes, tirer profit de ce que Dieu nous donne. Parle-moi plutôt de Papineau.
— Je ne sais plus, mère…
La voix de la jeune femme se faisait hésitante.
— Cela fait déjà plus de deux ans que nous nous connaissons. Et l’été dernier, malgré les semaines pendant lesquelles nous nous sommes fréquentés et bien entendu, sans un seul nuage dans le paysage, il a voulu rompre sous prétexte qu’il avait peu de temps à me consacrer. Mais je n’ai pas voulu.
— Sauf que tu ne peux pas non plus passer ta vie à espérer un homme qui ne se décide pas. Surtout qu’il t’a déjà largement compromise. Tu dois le forcer à se déclarer.
Son front se creusa de plusieurs rides.
— Comme j’aimerais te savoir fiancée! Je crains, vois-tu, que ton père ne te retienne. Certes, il souhaite ton bonheur, sauf qu’il ne supportera pas d’être seul. Ta sœur n’est pas encore en âge de se marier, mais elle est déjà bien jolie. À son retour du pensionnat, elle ne tardera pas à attirer les jeunes gens. Toi, par contre, tu n’es pas faite pour être l’épouse mondaine d’un riche marchand comme l’est ta sœur Sophie, pas plus que tu ne serais heureuse auprès d’un vieillard capricieux, comme le deviendra certainement ton père. Je sais que tu es très attirée par l’enseignement…
— Avoir ma propre école, à la manière de ces institutrices anglaises dont nous parlions hier, cette idée me trotte parfois dans la tête.
— Je ne suis pas contre… Cela dit, le mariage doit être ton premier choix, car c’est la meilleure chose qui puisse arriver à une femme.
— Mère, vous pourriez en parler à mon père si… si monsieur Papineau ne se décide pas.
Même après la lettre reçue la veille, Emmélie préférait envisager cette éventualité. Ne pas se retrouver devant rien, au cas où les choses n’iraient pas dans le sens de ses plus chers désirs.
— Nous possédons suffisamment de terres à Chambly pour que je dispose d’un lopin de terre où faire construire cette école, poursuivit Emmélie. Je pourrai me consacrer à l’enseignement sans pour autant entrer au couvent, ni même quitter la maison, si cette école est à proximité.
— Au moins, tu auras une part de vie qui t’appartiendra en propre. Je lui parlerai, je te le promets.
Madame Boileau frissonna, peut-être parce que le feu s’éteignait doucement, et Emmélie jeta une nouvelle bûche dans le poêle.
— Alors, que penses-tu de notre nouveau pensionnaire?
Surprise par la question à brûle-pourpoint, Emmélie répondit:
— C’est un gentil garçon.
— Pfft! s’exclama sa mère. Je ne suis pas certaine qu’il apprécierait le choix de tes mots. On a l’impression que tu parles d’un enfant.
Madame Boileau souriait sous ses paupières.
— Puisque vous y tenez, Pierre Bruneau est un homme aimable. Je souhaite ardemment qu’il réussisse à établir son magasin et je ferai tout ce qu’il faut pour l’aider.
— Il aura besoin d’une épouse pour l’épauler, affirma madame Boileau sur un ton particulier.
— Sans doute. Pourquoi me dites-vous cela?
— Pour que tu y réfléchisses, Emmélie… Il n’a pas de prétention, celui-là.
— Il est trop doux de tempérament pour que je voie en lui quelqu’un d’autre qu’un bon ami.
Elle allait poursuivre sa pensée lorsque René entra, suivi de Marie-Josèphe.
— Mesdames, vous avez de la visite. Bonjour, mère.
Il se pencha pour l’embrasser.
— Je vous laisse à vos confidences, les salua-t-il simplement, avant de s’éclipser.
— Eh bien! Que t’arrive-t-il, ma fille? demanda madame Boileau, surprise de voir la sœur du curé. Un peu plus et tu accourais en chemise de nuit!
Ce n’était pas la première fois que le cœur de mère de madame Boileau s’ouvrait pour l’orpheline. Comme le jour où elle avait eu ses premières règles. Marie-Josèphe avait eu si peur de mourir. Fort heureusement, la mère de famille avait deviné son angoisse. Elle l’avait rassurée avant de lui expliquer comment utiliser les guenilles. Aujourd’hui encore, Marie-Josèphe se trouvait dans un de ces moments de sa vie où l’affection d’une mère lui manquait cruellement. Sans crier gare, elle éclata en sanglots.
— Allons, allons! Qu’est-ce qui se passe?
— Oh! Madame Boileau, je ne sais plus où j’en suis, s’écria la jeune femme en allant se réfugier dans les bras tendus de la dame. Ma vie est sens dessus dessous. J’étouffe!
— Que s’est-il passé depuis hier? demanda Emmélie, curieuse, tout en compatissant à la détresse de son amie. Tout semblait pourtant pour le mieux.
Marie-Josèphe se redressa, puis se moucha.
— Mon frère m’a vue avec Antoine Papineau, laissa-t-elle tomber.
La chicane avait éclaté après le souper. Après être rentrée de chez Marguerite, elle avait vaqué à ses occupations habituelles, la tête en fête. Les sombres nuages du matin s’étaient envolés.
— Même que je chantonnais en balayant, mais pendant ce temps-là, Jean-Baptiste rongeait son frein. Il m’a traitée de gourgandine! s’écria-t-elle dans un nouveau sanglot.
— Oh! Mon Dieu! compatit madame Boileau, scandalisée par le mot du curé. Je comprends que tu sois chamboulée, ma chère enfant.
— Je ne sais pas ce qui lui a pris. Comme si j’avais fait quelque chose d’inconvenant, rouspéta violemment Marie-Josèphe.
— Je suis persuadée que les paroles de notre curé ont dépassé sa pensée, la rassura la mère. Le choc de voir sa chère sœur se faire courtiser ouvertement, j’imagine? Rappelle-toi qu’il n’a que toi au monde. Mais…
La dame prit un air dubitatif.
— Antoine Papineau? Tu ne m’avais pas dit ça, Emmélie… Tout de même, Marie-Josèphe, t’afficher au vu et au su des gens du village avec un homme qui n’est ni ton parent ni une relation, je comprends ton frère de s’en offusquer…
Un regard affectueux vint atténuer ces propos.
— Alors, il te plaît à ce point, ce jeune homme?
— Je ne sais pas. Mais j’aime qu’il soit frondeur. On dirait qu’il veut conquérir le monde!
— À commencer par ton cœur! la taquina madame Boileau. Emmélie, aide-moi à redresser ces coussins, j’ai l’impression de glisser vers le sol.
Les deux jeunes femmes s’empressèrent d’installer la vieille dame plus confortablement, ce qui permit à cette dernière de réfléchir sur ce qu’elle venait d’entendre.
— Ce n’est pas un si mauvais parti, finit-elle par laisser tomber, entourée de tous les coussins nécessaires. Il a de l’instruction et semble suffisamment ambitieux pour faire sa fortune. Sans compter qu’il est joli garçon, n’est-ce pas?
Le visage de Marie-Josèphe s’éclaira aussitôt.
— Décidément, tous les Papineau sont des bourreaux des cœurs! déclara en riant madame Boileau. Laissez-moi vous dire quelque chose, mesdemoiselles: ce qui importe, ce n’est pas tant la classe sociale de vos prétendants ni le fait qu’ils soient avenants, mais bien que vous soyez convaincues de votre choix.
Prise d’un regain d’énergie, elle attira vers elle la tasse dans laquelle Emmélie lui avait servi sa potion et but une gorgée du liquide tiédi pour ensuite poursuivre:
— Avant d’être la femme grisonnante et malade que je suis devenue, j’ai été une jeune fille primesautière portant des robes à paniers et coiffée de longs boudins remontés sur la tête, comme c’était la mode à l’époque. Avec un joli visage et un nom à rallonge, j’étais courtisée, mais les cavaliers se désistaient en apprenant ma pauvreté que ma mère tentait pourtant de dissimuler. Mon père nous avait abandonnées et nous étions sans fortune. Puis un jour, un certain monsieur Boileau est apparu avec sa fougue et son aplomb pour demander ma main. Tout comme moi, ma mère fut conquise sur-le-champ, d’autant plus que c’était lui qui avait la dot et les terres à mettre dans la corbeille de mariage. La première fois que je l’ai vu, j’ai su que ce serait lui, l’homme avec qui je ferais ma vie. J’avais dix-neuf ans. Puis, les enfants sont venus. Malgré les deuils et les revers de fortune que nous avons connus, je n’ai jamais eu de regrets.
«Que cela fasse partie de vos méditations, mes filles: l’homme que vous choisirez fera votre bonheur ou votre malheur. Tu devras peut-être prendre un jour une décision difficile, dit-elle à Emmélie. Et toi, Marie-Josèphe, prends le temps de mieux connaître celui qui te fait tourner la tête. Car, ma chère enfant, j’ai bien l’impression que l’amour t’a réservé une de ses flèches… ajouta-t-elle dans un tendre sourire. Et maintenant mesdemoiselles, il est l’heure de retourner à vos occupations.»
Épuisée d’avoir tant parlé, madame Boileau baissa les paupières. Emmélie jeta une bûche dans le poêle, puis les jeunes femmes sortirent sur la pointe des pieds, chacune troublée par les réflexions de la mère.