La matinée promettait d’être chargée pour le notaire Boileau: elle serait consacrée à la rédaction du long devis de construction de la maison de Salaberry, tâche qu’il se réservait plutôt que de la confier à son clerc. La préparation de ces documents l’occupait depuis plusieurs jours, il prenait du retard pour les contrats de ses autres clients et les notes préparatoires s’empilaient. L’engagement de son cousin Godefroi Lareau par Antoine Papineau attendait encore d’être rédigé.
Son étude de notaire, lieu où devait régner la plus grande des discrétions, était toujours située dans la maison de son père. Pourtant, René avait largement les moyens de se loger ailleurs à Chambly. Au village, dans le faubourg des artisans, il était propriétaire d’une concession qu’il lotissait en emplacements pour les vendre. Il possédait également dans la campagne des terres qu’il faisait fructifier en les louant à des fermiers. Mais il avait en tête un projet bien précis. Il ferait construire sa maison face au bassin de Chambly le jour où il recevrait de son père son apanage, c’est-à-dire la terre voisine et toujours vierge qui lui revenait de droit, une des premières concessions de la seigneurie. Cette terre avait pour lui valeur de symbole. Son grand-père Boileau l’avait transmise à son fils unique alors que ce dernier n’avait que quatorze ans. Hissé au rang de grand bourgeois, l’actuel monsieur Boileau père n’avait pas eu la même largeur d’esprit. À trente-six ans, René attendait encore! Et lui-même s’entêtait à demeurer chez ses parents, en dépit de la frustration engendrée par la tyrannie paternelle. Il existait également une autre raison qui le retenait à la maison rouge: une tendre affection pour sa mère. Cette dernière avait supplié son fils de ne pas affronter le père, de peur qu’il n’en résulte une de ces inextricables querelles familiales desquelles tous les protagonistes ressortent perdants. Tout en rêvant d’une future demeure dont il avait même tracé les plans, il éprouvait donc une rage muette, sans trop savoir auquel de ses parents il en voulait le plus.
Il en était là dans ses pensées quand Pierre Bruneau gratta à la porte de l’étude.
— Te voici dans l’«antre du lion», blagua René en l’invitant à entrer. Baptisée ainsi par les soins de ma sœur Emmélie pour dire qu’ici, je suis chez moi.
Une carte de Londres, souvenir de son voyage en Europe, était épinglée au-dessus d’un imposant coffre-fort. Sinon, c’était un modeste cabinet où seul un mur n’était pas couvert d’étagères et de livres à reliure de cuir. Pour disposer d’un minimum d’indépendance, René avait fait aménager une autre porte qui donnait directement sur l’extérieur. C’est là que se présentaient normalement ses clients.
— Qu’est-ce? demanda Pierre en désignant l’impressionnant livre d’un pied d’épaisseur trônant au milieu de la pièce, largement ouvert sur son présentoir qui était posé sur une petite table en érable.
— Il s’agit de la Coutume de Paris, lui apprit René, ce code de loi qui régit la vie civile du peuple canadien.
Pierre s’installa dans un fauteuil recouvert de tissu rayé. Il avait été convenu qu’ils rencontreraient John Yule ensemble, un peu plus tard dans la journée. Même si le travail s’empilait, René tenait à accompagner Pierre dans cette démarche. Il soupçonnait le marchand écossais de poursuivre un but précis et secret qu’il n’arrivait pas encore à discerner. Ce pour quoi il lui prodigua une mise en garde.
— Yule est reconnu pour ses manigances et il n’hésite pas à user de subterfuges pour parvenir à ses fins.
— Nous avons convenu d’une association assez simple: je serai son locataire dans une maison qu’il vient d’acquérir. Et comme c’est toi-même qui rédigeras le document d’entente, en quoi dois-je m’inquiéter?
Le notaire saisit le petit canif qui traînait toujours sur sa table de travail et entreprit de tailler une plume d’oie, manie que tous lui connaissaient et qui avait le don d’apaiser ses angoisses ou de l’aider à réfléchir.
— Le fait que Yule aime emprunter des chemins détournés. Un exemple: il a fait construire sa brasserie sans aucune permission sur un terrain qui appartient au seigneur Christie. Bière excellente, par ailleurs, étant donné la qualité exceptionnelle de l’eau des rapides de Chambly. L’affaire est toujours en litige, sauf que lui continue de brasser de l’ale comme si de rien n’était. Plus d’une fois, son frère William l’a tiré de situations embarrassantes. En résumé, c’est un filou.
Mais René ne souhaitait surtout pas le décourager dans son entreprise.
— Cela dit, je t’envie. Tu disposeras d’un logement où tu seras parfaitement libre d’aller et venir à ta guise tout en dirigeant ton commerce. Bref, tu seras ton propre maître.
— Toi, le notaire Boileau dont la réputation d’expert outrepasse les frontières de Chambly, tu m’envies? Je m’étonne toutefois que tu sois toujours célibataire.
Une question lui brûlait les lèvres:
— As-tu déjà songé au mariage?
Aussitôt formulée, Pierre regretta d’avoir exprimé sa curiosité. Bien que ce fût une question banale, il avait la vague impression qu’elle indisposait le notaire qui, tout à coup, porta l’attention la plus vive à la plume et au canif qu’il tenait entre les mains. Sa réponse évasive le rassura.
— Oh, le mariage! Eh bien, j’y songerai peut-être lorsque je serai propriétaire de ma propre maison. En attendant, j’aime bien le célibat. Ne fais pas comme les dames de cette famille qui, parfois, se mettent en tête de me trouver une épouse. À commencer par la jolie sœur du curé.
Une ombre légère passa sur le visage de Pierre.
— Sois sans crainte, mon ami, je n’ai aucune inclination pour mademoiselle Bédard, murmura René, le regard pétillant. De ton côté, j’ai comme qui dirait l’impression que ton cœur bat déjà pour elle.
— Mademoiselle Bédard? À peine si elle a daigné me faire l’aumône d’un sourire aimable.
— Alors, permets-moi de te donner un autre conseil: consacre toute ton énergie à établir ton magasin. Ainsi, tu n’auras pas perdu ton temps à soupirer pour une demoiselle qui te boude. Entre-temps, je parie que tu meurs d’envie de découvrir à quoi ressemble ton futur logis. Alors, pars devant. Je te rejoins plus tard. Mais je t’en prie: ne conclus rien avec Yule en mon absence.
René se replongea aussitôt dans son travail, mais avant que Pierre ne passe la porte, il ajouta:
— Première recommandation, allez voir le curé! S’il te donne sa bénédiction pour l’installation de ton magasin, tu y gagneras en bénéfices auprès de ta future clientèle. Et comme tu as ordre de raccompagner sa sœur, tu ne peux y échapper. Tu verras, Marie-Josèphe ne te mangera pas! conclut-il dans un sourire malicieux.
Pierre retarda volontiers la visite prévue avec Yule pour le seul plaisir de faire quelques pas aux côtés de mademoiselle Bédard. Il avait envoyé un billet à son associé en lui donnant rendez-vous dans l’après-midi et attendait en parcourant le dernier numéro du Spectateur canadien. Une impatience fébrile le gagnait et l’empêchait de se concentrer sur le journal, pourtant une simple feuille dont les colonnes étaient réparties sur quatre feuillets.
Enfin, le bruit de voix féminines et de la porte du petit boudoir qui s’ouvrait combla son attente: Marie-Josèphe et Emmélie le rejoignaient dans la chambre de compagnie.
— Tout de même! Je crois que tu mérites mieux qu’Antoine Papineau, disait Emmélie.
— Il me fait rêver! répondit la sœur du curé avec fougue.
De ses cheveux s’échappèrent des épingles qu’elle s’employa à replacer.
— Et j’ai besoin de rêver! enchaîna-t-elle. Je veux sentir que j’existe! Que la vie me propose autre chose que des aubes à repriser…
Son élan s’arrêta net en voyant Pierre Bruneau replier son journal et bondir de son siège.
— Monsieur Bruneau?
— J’avais promis au notaire de vous raccompagner, rappela-t-il, tout content.
Elle était bien jolie ainsi, échevelée et le rose aux joues. Pourtant, elle replaça vivement quelques mèches, comme honteuse de paraître devant un étranger dans une tenue aussi négligée.
— Oh! Je n’ai pas besoin d’un ange gardien pour rentrer au presbytère. C’est à deux pas.
— Comme je vais dans cette direction, permettez que je vous offre mon bras, insista-t-il.
— Attendez-moi, je pars avec vous, décida alors Emmélie, puisque je vais chez les Talham. C’est l’heure de la classe.
N’ayant d’autre choix que d’attendre, Marie-Josèphe remonta son capuchon pendant qu’Emmélie ajustait son chapeau devant le petit miroir près de la porte et revêtait son manteau. Pierre pensa prendre un parapluie, mais s’empara de sa canne de jonc. La petite pluie du matin avait cessé. L’humeur du temps prenait du mieux, mais demeurait encore menaçante. Ainsi équipé, il s’enhardit.
— Mesdemoiselles, je vous offre à chacune un bras, dit-il gaiement en joignant le geste à la parole.
Il sourit à Marie-Josèphe. Décidément, elle lui plaisait. Tandis qu’elle glissait timidement un bras sous le sien, il se promit que ce ne serait pas la dernière fois. Emmélie les accompagna jusqu’au presbytère, puis les abandonna pour poursuivre son chemin jusque chez les Talham.
Avec ses charmantes lucarnes surgissant d’un toit pentu en bardeaux de cèdre semblable à ceux des maisons du voisinage, et son petit escalier reposant sur des dalles soigneusement balayées, l’allure invitante du presbytère de Saint-Joseph-de-Chambly acheva de le rasséréner. Pierre suivit Marie-Josèphe à l’intérieur.
Le curé, qui cherchait sa sœur depuis son réveil, inquiet, les reçut avec humeur.
— Veux-tu me dire où tu étais encore passée? Tu veux donc me faire mourir?
Apercevant Pierre, il dévisagea sa sœur.
— L’affaire est belle! Un jour c’est l’un, le lendemain, c’est un autre! Que n’avais-je pas raison hier?
— Voyons, Jean-Baptiste…
Marie-Josèphe n’en revenait pas que son frère l’apostrophe ainsi, devant un étranger. Heureusement, Pierre s’interposa.
— Monsieur le curé, je ne sais pas ce que vous vous figurez, mais je viens à peine de faire la connaissance de mademoiselle votre sœur chez mes amis Boileau, mentit-il. Comme je venais au presbytère, j’ai donc tout naturellement offert de la raccompagner, ce qu’aurait fait n’importe quel honnête homme.
Et il s’empressa de lui tendre une main à serrer pour se présenter.
— Pierre Bruneau, de Québec. Je souhaite ouvrir un magasin à Chambly et je tenais en tout premier lieu à venir me présenter à mon futur pasteur.
Pendant qu’il débitait son boniment d’un seul souffle, Marie-Josèphe en avait profité pour s’éclipser, non sans lui envoyer un petit signe de la main reconnaissant avant de disparaître dans l’escalier. Pierre crut avoir marqué un point.
Le curé s’était radouci.
— Bruneau, Bruneau… murmurait-il, cherchant à se rappeler. Ah, voilà! Ça me revient. Les pelletiers de la place du Marché. Ainsi, vous êtes de la noble ville de Québec! Je m’en réjouis.
Les Bédard étaient originaires de Charlesbourg, l’une des vieilles paroisses autour de Québec. Jean-Baptiste avait fait ses études au vieux séminaire de cette ville pour laquelle il avait gardé de l’affection.
— Mon frère cadet, René-Olivier Bruneau, tient la cure de Sorel, précisa Pierre.
— Je ne me rappelle pas de lui, reconnut le curé après un moment de réflexion.
— Vous connaissez certainement messire Robitaille?
— Mon ancien collègue de Pointe-Olivier, devenu aumônier des troupes de la milice?
— Il s’agit de mon oncle, le frère de ma mère qui est née Robitaille.
— Que ne le disiez-vous pas plus tôt! s’exclama le curé. Fort bien, fort bien, jeune homme. Deux prêtres! Il me plaît de voir que vous appartenez à une excellente famille. Monsieur Bruneau, je souscris entièrement à cette idée d’un magasin tenu par un bon catholique dans notre paroisse.
Pierre triomphait. Sans trop savoir comment, il venait d’entrer dans les bonnes grâces du curé.
À vrai dire, messire Bédard tolérait difficilement les Anglais puisqu’il était incapable de parler leur langue. Dans son registre paroissial impeccablement tenu, lorsqu’il lui arrivait de baptiser un enfant de parents irlandais, un John devenait Jean, comme William s’écrivait Guillaume. Il déplorait qu’il y ait si peu de catholiques parmi tous les Britanniques. Heureusement, la vraie foi, catholique et romaine, était plus forte que les habits rouges, comme le prouvait si bien l’exemple de Salaberry. Malgré ses années passées en Angleterre et dans l’armée britannique, le héros avait conservé intacte la foi de son enfance. Messire Bédard était fier de son éminent paroissien et voilà que s’amenait ce jeune marchand qui voulait concurrencer les Anglais. Pour sûr, qu’il l’approuvait!
— Je vous en prie, venez donc vous asseoir un moment et me confier vos projets. Ma sœur nous préparera une collation.
— Vous êtes bien aimable, monsieur le curé, sauf que je dois vous laisser pour retrouver monsieur Yule, mon associé.
— Comment, cet Écossais? Ce protestant!
Pierre craignit que les bonnes dispositions du curé à son égard ne s’estompent. Il s’empressa de se justifier.
— Messire Bédard, dans ce pays, comment faire des affaires sans le concours des Britanniques? Ce sont eux qui importent les marchandises et tout doit venir d’Angleterre. D’ailleurs, mon association avec monsieur Yule consiste en peu de chose. Il me procure le logement. Pour le reste, le magasin Bruneau à Québec sera mon principal fournisseur, en plus de quelques marchands de Montréal.
Le curé grommela quelque chose comme quoi c’était une misère pour ce pays que d’être obligé de frayer avec des hérétiques.
— Nous tiendrons un jour notre revanche, monsieur le curé, assura Pierre dont le visage s’animait. J’ai appris que les marchands de la rivière Chambly souhaitent avoir la mainmise sur le transport du blé de la région, le fruit du travail de nos habitants. Et je compte bien être l’un d’eux.
Comme de toute évidence Marie-Josèphe s’était retirée pour ne plus reparaître, Pierre jugea inutile de prolonger sa visite au presbytère. Il était temps pour lui de partir à la découverte de son nouveau patelin. Il faisait encore frisquet ce matin et la pluie menaçait toujours, mais il vivait d’espérance et la promenade lui permettait de penser à Marie-Josèphe. Elle était si jolie! Surtout décoiffée, ce qui lui avait permis de contempler ses belles boucles blondes. Derrière ses traits gracieux, il y avait du tempérament, et aussi de la noblesse de caractère. N’avait-elle pas voulu s’excuser de sa froideur de l’autre jour? Oh, Dieu! Ce qu’elle lui plaisait… Le pied léger, il arpentait le chemin raviné par la fonte des neiges avec l’ardeur d’un conquérant. Il finirait bien par apprendre qui était cet Antoine Papineau. Emmélie n’approuvait pas cette attirance. À lui de prendre une place dans les rêves de mademoiselle Bédard!
Pierre marchait en direction du fort d’un pas vif. À mesure qu’il approchait, il entendait les clairons de l’infanterie sonner l’ordre de rassemblement auxquels se joignaient les notes aiguës des trompettes de la cavalerie dans des sonorités discordantes. Aussitôt, des centaines de soldats revêtus d’uniformes chamarrés se précipitèrent pour aller prendre leur rang dans un grand déploiement de shakos et de fusils. Les retardataires sortaient en vitesse des tentes et des baraques, courant dans tous les sens, les uns enfilant le bras d’une veste, les autres se boutonnant à la hâte. Le dernier coup de clairon fut suivi d’une cavalcade d’ordres secs aboyés par des officiers, puis, comme si une chape de plomb venait de tomber, un grand silence plana sur les régiments impeccablement alignés.
Impressionné, Pierre s’arrêta pour observer les préparatifs de la parade, oublieux des badauds.
— Eh, mon cousin! appela quelqu’un. Que faites-vous là, planté au milieu du chemin?
L’habitant, fouet à la main, le ton gouailleur, l’œil malicieux et coiffé d’une tuque en laine qui avait connu de meilleurs jours, conduisait une charrette débordant de balles de foin.
— Oh! Mille excuses, se confondit Pierre en voyant qu’il lui bloquait le passage.
— Y a pas d’offense, mon cousin, fit l’homme en touchant l’extrémité de sa tuque de laine en guise de salut.
Le marchand ne put s’empêcher de sourire en s’entendant donner du «mon cousin» à la mode du pays. Dans la campagne environnante de Québec, où chacun se savait plus ou moins parent du voisin, on s’interpellait ainsi en soulevant aimablement son chapeau. Chambly lui parut du coup fort amical et c’est l’âme réjouie qu’il poursuivit son chemin en suivant le charretier. Celui-ci emprunta une route traversant le campement militaire. Un achalandage de charrettes et de tombereaux convergeait vers la fortification centenaire, centre de la grouillante activité qui animait le village.
Pierre et l’homme contournèrent le fort. Le long des rives rocheuses où courait l’eau vive se dressaient les nouvelles constructions militaires. Un long bâtiment en bois qu’on avait pris la peine de peindre servait de caserne aux officiers. Plus loin venaient des édifices en pierre: d’abord un petit pavillon coiffé d’un toit à quatre versants servant de corps de garde, puis une impressionnante caserne en pierre appartenant à l’infanterie et pouvant loger au moins quatre cents soldats. Les alentours baignaient dans un brouhaha incessant de bruits de marteaux et de scies auquel se mêlait le branle-bas des soldats à l’exercice, pendant que des centaines d’ouvriers s’affairaient sans relâche à ériger les constructions nécessaires pour combler les besoins d’une armée de six mille hommes: hôpitaux, écuries, sans compter les nombreuses baraques.
— À qui appartient cette maison? demanda Pierre en désignant une demeure spacieuse.
— C’est le logement du commandant, répondit l’habitant. Et j’vous dis, mon cousin, qu’on a de la chance d’être en avril, car derrière ces belles bâtisses, bien dissimulées pour qu’on ignore leur présence, se trouvent les latrines en bois.
Il se pinça le nez en grimaçant.
— Ça pue en diable par icitte, l’été!
Et il éclata d’un gros rire gras.
Ils étaient arrivés devant la boulangerie militaire où se pressaient d’autres véhicules remplis à ras bord de sacs de farine ou de bois servant à alimenter les vastes fours.
— Quelle effervescence! s’emballa Pierre. Autant que dans le port de Québec!
— Et ça chauffe là-dedans! Six cents quintaux de biscuits pour les soldats! Trois cents pains bis de six livres, et ça, pour les trois prochains mois. Dire qu’avant la guerre, il n’y avait guère que mille habitants en tout et pour tout dans cette paroisse. Y en aurait trois fois plus aujourd’hui! Chambly change, monsieur. Déjà qu’avec toutes ces nouvelles bâtisses, on ne reconnaît pas notre village d’autrefois.
L’habitant semblait déplorer le fait.
— Voulez-vous dire que c’est à votre détriment?
— Bah! Comment savoir? D’une part, le héros de Châteauguay y fait bâtir maison, d’autre part, toute cette soldatesque… c’est pas ça qui f’ra que le blé poussera mieux qu’avant, n’est-ce pas? Et c’est ici que je vous laisse, mon cousin!
De son côté, Pierre jubilait. Cette visite lui confirmait la pertinence de l’intuition qu’il avait eue à Québec: Chambly était bel et bien l’endroit idéal pour implanter un commerce. Et pas une simple succursale du magasin paternel, non, une boutique indépendante, sous sa propre gouverne.
Avec tout ça, le temps avait filé sans qu’il s’en aperçoive. L’angélus de midi lui confirma ce que son estomac lui rappelait avec insistance: c’était l’heure de dîner. Il retourna à la boulangerie où il acheta un de ces savoureux petits pâtés à l’espagnole: diverses viandes coupées en fins morceaux et cuites ensemble, emprisonnées dans une croûte croustillante et odorante.
Tout en se restaurant, il chercha à s’orienter. L’endroit que lui proposait Yule se trouvait dans les environs. S’il se rappelait bien les indications de René, il avait atteint la limite de la banlieue militaire et arrivait au faubourg Saint-Jean-Baptiste, le plus ancien secteur de Chambly que de plus en plus de gens appelaient le «canton». En se dirigeant vers la droite, il aboutirait au chemin du Roi qui menait à Saint-Jean. Il hésitait encore sur la direction à prendre lorsqu’il aperçut une silhouette familière en laquelle il reconnut John Yule. Vivement, il s’essuya les doigts avec son mouchoir pour aller tendre la main à son associé.
— By Jove! Jeune Bruneau, j’ai bien reçu le billet annonçant votre visite et j’allais à votre rencontre.
L’homme lui secouait la main avec enthousiasme. Son plaisir était si réel que Pierre en oublia les conseils de René et ses appréhensions.
— Monsieur Yule! Je cherche la maison que vous avez décrite dans la lettre que j’ai reçue, avant mon départ de Québec.
— Suivez-moi, jeune homme! C’est à deux pas d’ici.
Ils bifurquèrent à droite pour emprunter le chemin du Roi et traversèrent un lopin de terre inoccupé. À voir l’amoncellement de pierres d’un côté et de l’autre, un tas de madriers et des planches empilées, il s’agissait bel et bien d’un chantier.
— C’est ici que monsieur de Salaberry fera construire sa maison. Et votre commerce sera à cinq minutes de marche.
— On ne cesse de me parler de cette fabuleuse demeure depuis mon arrivée. Je suis surpris de n’y voir que si peu de gens s’activer!
— Le colonel en est encore à discuter des plans, railla Yule qui était d’un tempérament beaucoup plus expéditif.
Ils arrivaient devant une modeste maison aux murs lambrissés qui avaient grandement besoin de peinture et que Yule lui désigna comme le logement tant espéré. Pierre ne se laissa pas décourager par les quelques travaux de rénovation dont la bâtisse avait visiblement besoin. Il examina plutôt les entourages immédiats, voyant le parti qu’il pouvait en tirer. La maison était située directement sur le chemin du Roi, à l’ombre d’un grand orme et d’un bosquet de lilas dont les tendres bourgeons cherchaient à éclater, et entourée des indispensables dépendances: une grange, qui pouvait aussi servir d’écurie et de hangar, ainsi qu’une petite remise. Il y avait une barrière à chevaux et un espace suffisant pour accueillir deux ou trois véhicules si la rue était trop encombrée.
— Alors, monsieur Bruneau, qu’en dites-vous? Avoir sous le même toit son logement et sa boutique, n’est-ce pas l’idéal?
C’était en effet une maison à deux logis côte à côte, comme il y en avait beaucoup dans la région. De petites lucarnes perçaient le toit pentu et une galerie longeait entièrement la devanture, avec un escalier à chaque extrémité.
— Idéal pour un commerçant, expliqua fièrement l’Écossais. D’un côté, vous avez la boutique et de l’autre, un logement tout à fait convenable pour vous et un domestique.
— On peut entrer? demanda Pierre.
— Certainement! Les deux places sont vides, précisa Yule. Un avantage qui vous permettra d’aménager les lieux à votre guise. Je vous en prie, passez devant, et il poussa la porte du premier logement.
En entrant, on accédait directement à la plus grande pièce, probablement la chambre de compagnie où passait l’unique cheminée. Adjacente à cette pièce, une plus petite pourrait servir de cabinet, surtout qu’elle était éclairée d’une bonne fenêtre; derrière venait la cuisine où il était possible d’installer un poêle, comme en témoignaient les trous dans le mur destinés à laisser passer les tuyaux. Une montée de marches menait à l’étage où étaient aménagées deux chambres séparées par un corridor aussi étroit que l’escalier. La plus grande avait droit à un âtre et Pierre envisageait déjà d’y installer son lit.
— Nous sommes dans la partie qui était habitée par une famille; l’autre servait d’atelier au père.
— J’y installerais la boutique. Allons-y.
Yule eut comme un mouvement d’hésitation.
— C’est que, voyez-vous, ce matin même, j’en cherchais encore la clé. Et comme j’étais incertain de vous rencontrer – avec notre heure de rendez-vous imprécise –, j’ai laissé tomber. Croyez-moi, le logement est tout à fait convenable pour votre futur magasin!
— Je n’ai aucune raison de ne pas vous croire, monsieur Yule.
Gagné par l’excitation, Pierre dissimulait difficilement sa fébrilité. Il aurait tout accepté sans condition.
— Certes, l’endroit exige des réparations, souligna-t-il, toutefois.
— Je vous assure qu’elles sont mineures.
— Tout de même, j’aimerais bien voir l’autre partie.
À la manière dont Yule le dévisageait, Pierre commença à se demander si René n’avait pas raison.
— Évidemment, si c’est impossible…
— Concluons donc notre entente. Cet après-midi, nous irons à Pointe-Olivier, chez le notaire Pétrimoulx, qui rédigera le bail.
Pierre hésitait, se rappelant les conseils de René. Comment se déprendre de cette situation?
— Pour tout dire, je préfère faire affaire avec le notaire Boileau.
— Serait-ce que vous n’avez plus confiance, monsieur Bruneau?
— Qu’allez-vous penser là, monsieur Yule? se défendit Pierre. Si je n’avais pas confiance, je ne serais pas venu jusqu’à Chambly. Voyez-vous, les Boileau sont en relation avec notre famille et ma mère (il n’aurait jamais cru se replier derrière un tel argument!), vous la connaissez, elle ne comprendrait pas que je fasse des affaires avec un inconnu…
— Justement! rétorqua Yule. Si je me rappelle bien, vous souhaitiez vous soustraire à l’influence de votre chère mère.
Et René qui tardait! Malgré la fraîcheur de l’air, Pierre avait chaud et commençait à bafouiller. Il ne savait plus quoi faire pour étirer le temps. Soudain, quelque chose l’intrigua.
— Il me semble que je sens comme une odeur de fumée.
— Rien d’anormal, riposta l’autre. C’est l’ancienne maison du forgeron Racicot.
L’Écossais hésitait.
— L’atelier a été endommagé par un incendie, admit-il. Quoique, avec un peu de peinture, qui masquera l’odeur, le logement sera comme neuf.
«Voilà donc ce qu’il cherchait à dissimuler», comprit Pierre.
Pendant qu’ils discutaient, un bruit de sabots se rapprochait. C’était René. Il attachait son cheval et venait les rejoindre.
— J’aurais bien aimé voir l’autre logis, lui expliqua Pierre, en évoquant la clé égarée.
— Vraiment? fit René, suspicieux. Et si la clé qui ouvre ce côté pouvait aussi ouvrir l’autre?
— Heu! hoqueta Yule. C’est bien possible.
— Alors, allons-y, le pressa Pierre.
Une déception l’attendait. En plus d’avoir souffert d’un début d’incendie, cette partie avait servi d’atelier à un forgeron. Les murs et les planchers étaient très abîmés. Par endroits, il faudrait tout arracher et refaire. Tout devrait être rénové avant d’accueillir sa boutique. Bon, c’était peut-être un avantage, finalement, car il pourrait faire sauter la cloison et aménager les lieux à son goût. Il sollicita l’avis de René.
— Eh bien! Tout dépend du montant du loyer et de qui payera pour les réparations du second logement.
Impossible d’interpréter le long silence du notaire Boileau qui s’ensuivit, mais Yule baissa les paupières. René reprit enfin la parole pour fournir quelques explications supplémentaires à Pierre.
— Si les conditions sont satisfaisantes, comme le prix du loyer et l’entente sur les rénovations, l’affaire est bonne. Par contre, nous sommes ici dans la partie du canton qui est surtout habitée par des Anglais… À mon avis, ta future clientèle habite surtout du côté du bassin où sont établies la plupart des familles françaises.
— Ce n’est pas une règle immuable, s’empressa de dire Yule. Des Français vivent de ce côté-ci, et l’inverse est aussi vrai, quelques familles anglaises résident au bassin. De plus, la route est passante et il faut très peu de temps pour venir du bassin au canton.
— J’aimerais quand même avoir un autre avis sur les réparations, le coupa le notaire, avant que mon client et ami ne décide de conclure.
La remarque provoqua un léger changement dans l’attitude de Yule.
«Go to hell! Voilà ce qu’il vient de penser», songea René tout en gardant un visage impassible.
— Si monsieur Bruneau insiste, je n’ai pour ma part aucune objection, accepta l’Écossais. Bien évidemment, cela retardera de plusieurs jours la conclusion de notre entente. D’autant plus que les demandes du genre sont nombreuses à Chambly et les experts sont débordés.
— Pourtant, lui opposa René, en voilà justement un qui vient.
C’était François Valade, à cheval, qui se dirigeait vers eux.