Le dîner dominical chez les Boileau était généralement suivi d’une période d’accalmie où tous vaquaient à des occupations personnelles. Après le repas, Pierre avait regagné sa chambre. Au fond de sa malle, là où il l’avait rangé après n’avoir rédigé qu’un bref mot annonçant son arrivée à Chambly, l’écritoire attendait patiemment que son propriétaire se rappelle son utilité. Il n’était pas doué pour écrire. L’exercice consistant à chercher le bon mot et à aligner les phrases se révélait chaque fois une tâche fastidieuse, et il enviait le talent de Louis-Joseph Papineau qu’il avait vu noircir des rames de papier avec une facilité déconcertante. Pierre soupira en prenant la plume. Sa mère devait être furieuse de n’avoir reçu aucune nouvelle de Chambly depuis deux semaines, alors qu’elle-même envoyait missive sur missive remplie de conseils.
Chambly, 23 avril 1815
Très chers parents,
Mère, j’ai bien reçu votre dernière lettre dans laquelle vous vous désespérez d’avoir de mes nouvelles. Je regrette que ce retard dans mon courrier vous ait causé des inquiétudes. Mais je suis heureux de vous annoncer que les travaux au magasin ainsi qu’à mon futur logement avancent à grands pas. Ils occupent tout mon temps et le soir, à peine la dernière bouchée du souper avalée, je fausse compagnie à mes hôtes pour me coucher de bonne heure afin d’être sur les lieux tôt chaque matin. Le menuisier Proteau que j’ai engagé sur la recommandation de nos amis Boileau est un ouvrier consciencieux. Il fait balayer les copeaux chaque soir par l’apprenti et laisse toujours la place nette en partant. Les étagères, d’une belle épaisseur et en bon bois franc, sont solidement fixées au mur. Reste la confection du comptoir et de deux grandes armoires dont on me promet la livraison dans deux semaines. Les bateaux d’Angleterre sont-ils arrivés à Québec? Préparez vos bagages, car je prévois ouvrir au plus tard à la fin du mois de mai!
Je n’ai qu’à me louer de l’hospitalité de monsieur et madame Boileau. Ici, tous s’emploient à m’aider. Mademoiselle Emmélie est admirable. Elle a entrepris de confectionner des rideaux d’indienne pour mon futur logis avec l’aide de madame Talham, sa cousine chez qui elle donne quelques heures d’enseignement aux enfants. Ces dames sont aux petits soins pour aider le nouveau marchand de Chambly! Lors de votre visite prochaine, père, je serai en mesure de vous recevoir chez moi.
À propos de ma chère sœur Marie-Julie, dites-lui que je m’ennuie même de ses petites remarques sur mes prétendues faiblesses. Mais lorsqu’elle viendra à Chambly, elle y trouvera un frère plus dégourdi qu’elle ne le croit. Donnez-moi de ses nouvelles ainsi que celles de mes chers frères et sœurs. Leurs rires me manquent; la vie est plutôt paisible chez monsieur et madame Boileau.
Et maintenant, tenez-vous bien: je suis invité à une grande soirée donnée chez monsieur et madame de Rouville, en l’honneur de Salaberry. N’est-ce pas merveilleux?
Mademoiselle Emmélie joint à cette lettre un pli destiné à monsieur Papineau. Si vous voulez bien lui remettre, vous ferez d’elle votre obligée. Puisque j’arrive au bout de ma feuille, je dois vous laisser en vous promettant une autre lettre très bientôt.
Je demeure votre fils affectionné,
Pierre Bruneau
P.-S. Monsieur de Salaberry me prie de vous transmettre ses salutations.
Pierre relut sa lettre et s’en montra satisfait. Évidemment, pas question de faire mention de Marie-Josèphe et de ses espoirs amoureux à sa mère. Elle serait bien capable de s’en mêler. C’était la dernière chose qu’il souhaitait.
La sœur du curé ne cessait d’occuper ses pensées. À la soirée des Salaberry, il tenterait sa chance auprès d’elle.
À Québec, lorsque la lettre de Pierre arriva chez les Bruneau, on aurait pu croire que c’était un grand événement. Après le souper, une fois les jeunes enfants au lit, le reste de la famille s’installa dans la chambre de compagnie: madame Bruneau, avec un gilet d’homme qu’elle reprisait, et Marie-Julie, avec son tricot consistant en la confection de chaussettes de laine. Le père vint alors les rejoindre, l’air triomphant. Il délaissa la lecture de la Gazette de Québec et du Spectateur canadien – dont il venait de recevoir le numéro du 25 avril par le courrier puisque cette feuille était publiée à Montréal –, exhibant la lettre de son fils. Il allait en faire la lecture à la lumière des grands candélabres quand sa femme laissa tomber son ouvrage pour s’en emparer.
Marie-Julie déposa son tricot et Louis-Joseph Papineau, qui venait d’entrer dans la pièce, prit place dans un fauteuil sans ouvrir le livre qu’il tenait à la main. Madame Bruneau lut la lettre à voix haute.
— Ça, par exemple! se réjouit le père lorsqu’elle arriva au bout de sa lecture. Ne l’avais-je pas dit, madame Bruneau, que notre fils se débrouillerait fort bien? C’est un grand honneur que d’être invité à la table d’une famille seigneuriale!
Il relevait fièrement la tête, comme si l’intégration de Pierre à la bonne société de l’endroit était de son fait.
— Il est certain que le patronage de monsieur et madame Boileau lui ouvre les bonnes portes, nota Papineau.
Il avait écouté les derniers échos de Chambly avec un intérêt qu’il ne cherchait pas à dissimuler.
Pour sa part, malgré sa joie de recevoir des nouvelles, madame Bruneau affichait un air ronchon.
— Il était temps qu’il se décide à écrire! Enfin, c’est mieux que ce que j’appréhendais.
— Cette famille Boileau semble parfaite en tous points, ironisa Marie-Julie qui avait repris son ouvrage. Oh! Zut! Je viens d’échapper une maille. Cette cousine, qui coud des rideaux, est la même qui fait éduquer ses enfants par mademoiselle Boileau, observa-t-elle en conservant un ton railleur, tout en s’employant à rattraper la maille fautive.
— Il s’agit bien de madame Talham, confirma Papineau, sans relever la pique envers les gens de Chambly. Une amie de ma sœur Rosalie, par ailleurs.
— Vous avez réponse à tout, monsieur Papineau. Si vous voulez un conseil, mère, je crois qu’il faut omettre de lire à ma sœur Luce le passage concernant l’institutrice, ajouta Marie-Julie, sentencieuse. Cela pourrait l’encourager à s’entêter dans son idée de devenir maîtresse d’école.
— Et pourquoi mademoiselle Bruneau réprouve-t-elle le fait que sa sœur puisse se consacrer à l’enseignement? demanda Papineau.
— Parce que c’est une folie, répondit-elle avec vivacité. À mon avis, une demoiselle doit consacrer tout son temps à parfaire son éducation en attendant le jour de son mariage. Pour ma part, je poursuis mes leçons de musique et perfectionne mon doigté au pianoforte. Et comme vous le savez parfaitement, ma chère mère peut compter sur moi pour la seconder auprès de mes jeunes frères et sœurs. Je lis également les journaux, la plupart du temps sous votre direction puisque vous avez l’amabilité de me signaler ce qui est digne d’intérêt, afin de ne point être sotte.
— Le portrait que vous tracez de votre humble personne est saisissant! se moqua Papineau. Une rumeur circule, au sein de cette noble demeure, disant qu’en effet, la grande sœur est sévère. Je promets solennellement de mettre en garde votre futur mari sur votre propension à vouloir mener tout le monde à la baguette.
— Oh! Je ne mène personne comme vous le dites! protesta la jeune fille, offusquée. Surtout pas vous, monsieur Papineau.
— Dieu vous en garde! ajouta-t-il, toujours sur le ton de la plaisanterie.
Marie-Julie darda sur lui un regard furieux qui le fit rire aux éclats.
Ce genre de joute taquine, qui ressemblait à s’y méprendre aux prémices d’une relation naissante, permit à madame Bruneau de retrouver sa bonne humeur. Elle dissimulait un sourire de satisfaction en voyant leur plaisir à s’étriver, mais à son grand désarroi, Papineau brisa subitement ses espérances:
— Pierre a fait mention d’un billet de mademoiselle Boileau qui m’est destiné. Était-il dans la lettre?
«Cet homme est insaisissable», pensa la mère en lui remettant le simple feuillet plié en deux.
— J’allais vous le remettre à l’instant, dit-elle, dissimulant son dépit.
Le député saisit le pli pour le faire disparaître dans son gilet. Marie-Julie frémissait de rage en pensant qu’il portait ainsi contre lui les mots de la fille Boileau.
Il reprit son livre.
— Que lisez-vous, monsieur Papineau?
— J’hésite à vous en dévoiler le titre, mademoiselle.
— Pourquoi? Est-ce un livre licencieux?
La jeune fille, curieuse, faisait mine de se concentrer sur son tricot.
— Voici un extrait que j’ai noté, fit Papineau en prenant un air malicieux: La nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle a donné aux femmes l’obstination.
Monsieur et madame Bruneau éclatèrent de rire.
— Et peut-on savoir qui est l’auteur d’un tel précepte? l’interrogea madame Bruneau d’un ton léger.
— Un véritable génie de la plume: Choderlos de Laclos.
Et brusquement, comme si évoquer l’auteur des Liaisons dangereuses le rendait subitement mal à l’aise, il prit congé.
— Déjà! se désola Marie-Julie, déçue.
— Du courrier en retard, se justifia-t-il, en toussotant comme s’il avait un chat dans la gorge en quittant la pièce.
Le cliquetis des aiguilles revint meubler le silence dans la chambre de compagnie.
Depuis trois ans, Papineau pensionnait chez les Bruneau lorsqu’il séjournait à Québec. Il occupait une chambre meublée, outre d’un lit et d’un petit poêle, d’une table de travail avec sa chaise et d’un fauteuil où il aimait s’installer pour lire.
Il commença par se faire un peu de clarté en allumant le chandelier d’argent qui ornait la table. Ce simple geste ne lui procura toutefois aucun éclairage sur ce qui le troublait en son for intérieur: Marie-Julie. La fillette maladroite qui rougissait à son apparition avait fait place à une femme dont le caractère s’affirmait de plus en plus. Et cette nouvelle femme, il devait se l’avouer, le séduisait. Elle était déjà mûre pour le mariage, et quelle perspective attrayante, surtout pour un homme comme lui, que d’avoir à former l’esprit d’une jolie femme! Il allait avoir vingt-neuf ans l’automne prochain et elle en avait vingt, une différence parfaite, car, selon lui, un mari plus âgé que son épouse constituait une situation idéale.
D’un autre côté, il ne pouvait se cacher qu’il éprouvait aussi de tendres sentiments à l’égard d’Emmélie Boileau, sentiments qui avaient évolué depuis qu’il avait fait sa connaissance. Il avait d’abord été attiré par cette femme lettrée et cultivée. Lorsqu’il l’avait rencontrée, elle tenait à Chambly une sorte de salon, à la manière des grandes dames du siècle des Lumières, qui ne manquait pas d’intérêt. Il aimait sa personnalité indépendante et raffinée, quoique discrète et sans ostentation. Elle avait un goût très sûr pour les choses de l’art et un esprit curieux qui s’intéressait à tout.
Emmélie le séduisait également, non pas qu’elle fût une beauté, encore qu’elle avait un visage aux traits bien dessinés et plaisants. Contrairement aux femmes du siècle, elle se refusait à couper son épaisse chevelure brune qu’il rêvait de voir déployée. Et à la manière dont elle posait une main sur la sienne ou lui caressait la joue du bout du doigt, il sentait chez elle un je-ne-sais-quoi à la fois de sensuel et de sauvage qui attisait son désir. Déjà, ils avaient échangé des baisers passionnés, promesses de relations amoureuses exaltantes. La vie auprès d’une telle femme pouvait être tout, sauf ennuyante. En fait, il ne lui restait plus qu’à la demander en mariage.
Emmélie et lui avaient à peu près le même âge, l’épouser était un choix raisonnable, un choix parfait. Sauf que… depuis quelque temps, une certaine Marie-Julie Bruneau occupait une place grandissante dans ses pensées.
En attendant de voir de quel côté balancerait son cœur, Louis-Joseph retira de son gilet la lettre d’Emmélie qui attendait d’être lue.
Mon bel ami,
C’est votre «tendre Emmélie» qui s’autorise à vous traiter ainsi de «bel ami», en réponse à votre dernière lettre, lue avec tout le bonheur que vous pouvez imaginer. Vous viendrez bientôt, dites-vous? Mais il le faut, car vous êtes attendu avec impatience par un cœur qui ne bat que pour vous.
Notre ami Pierre m’a confirmé que vous serez parmi nous avant la fin du mois de mai. J’ai si hâte d’entendre de votre belle voix le compte rendu exact des derniers débats à la Chambre. Vous êtes si passionné que je peux vous écouter pendant des heures. Nous reprendrons nos délicieuses promenades au verger, nos conversations à bâtons rompus sur les malheurs du pauvre don Quichotte, tout cela entrecoupé de nos baisers. Ah! Mon cher cœur, qu’il me tarde d’y être enfin! J’ai entrepris la lecture de La Princesse de Clèves pour ma mère. Soyez mon duc de Nemours, puisque, contrairement à l’histoire de ce roman, entre nous, aucun obstacle insurmontable ne se dresse.
Que demain soit le jour de votre retour. Je vous ai donné mon cœur… vous rappelez-vous? Plus que mes mains à baiser, je vous offre mes lèvres consentantes et vous murmure à l’oreille de doux mots d’amour…
Votre Emmélie impatiente
Il relut la lettre trois fois. En la repliant, ses émois pour Marie-Julie lui parurent juvéniles. Il brûlait d’un désir autrement plus ardent. Vivement qu’il retourne à son bel amour de Chambly.
Ce soir-là, Louis-Joseph Papineau fut long à s’endormir. Les quelques passages des Liaisons dangereuses parcourus avant de souffler la chandelle ne lui furent d’aucun secours.