Chapitre 16

Les projets de madame de Beaumont

Alors que le beau temps annonçait le retour de l’activité sur les grands chantiers de Chambly, à Montréal, rue Bonsecours, le notaire Joseph Papineau attendait une visite à son étude.

Il avait l’habitude de se lever tard. Cet oiseau de nuit considérait avec philosophie que lutter contre sa nature profonde était une offense à la Création. La plupart de ses commettants avaient facilement adopté ses horaires. Mais si le client était une cliente, il la recevait de préférence dès l’après-dîner.

Fraîchement rasé et coiffé – ses cheveux longs attachés et soigneusement poudrés à la mode d’autrefois –, il parcourait une lettre arrivée la veille. Le notaire époussetait encore quelques miettes de pain, reliquats de son premier repas éparpillés sur son beau gilet à rayures vertes et noires, confectionné à la main par sa chère et unique fille Rosalie, lorsque la signataire de la missive pénétra dans son bureau. À voir sa toilette – un manteau redingote provenant probablement de Paris –, qui aurait pu croire qu’il y avait pénurie de marchandises dans les magasins de Montréal depuis la guerre? Joseph Papineau se ravissait de l’apparition de cette dame à l’élégance raffinée.

— Madame de Beaumont! Il s’inclina sur une main qu’il garda longuement dans les siennes avant d’inviter la dame à s’asseoir.

Ni les fines ridules autour des yeux violets ni les gracieux fils argentés s’entremêlant dans la blonde chevelure que dissimulait la capote de percale n’avaient altéré le charme de la veuve, et la note admirative dans la voix du sexagénaire aurait fait frémir de crainte sa fidèle épouse.

Il prit place derrière son bureau.

— Comment allez-vous, monsieur Papineau?

— Aussi bien que me le permettent mes soixante-deux ans!

— À vous voir aussi débordant d’activité, on doute de votre âge, cher notaire. Permettez que je vous félicite pour les nouvelles fonctions de votre fils, nommé orateur de la Chambre à l’unanimité.

— Je reçois volontiers vos compliments, mais avant d’aller plus loin, permettez que je fasse servir des rafraîchissements.

— Inutile, je n’en ai pas pour longtemps. J’avoue que suis déjà attendue pour… un thé.

— Vous m’en voyez désolé! Cette manie qu’ont les Anglais de prendre le thé fait désormais un malheur chez nous et j’aurais pu profiter de votre compagnie plus longtemps. Hélas non! déplora-t-il, l’air faussement contrit appuyé d’un sourire en coin. Vous survenez dans mon cabinet, telle une apparition, pour vous envoler aussitôt… Voyons plutôt ce qui vous amène.

Le notaire avait repris le ton sérieux convenant à sa profession.

— Votre lettre d’hier m’a plongé dans la perplexité, enchaîna-t-il. Moi qui suis votre procureur depuis tant d’années, pourquoi ne m’avez-vous pas consulté avant de prendre une telle décision?

— Le sieur McGillivray de la Compagnie du Nord-Ouest n’est-il pas un acquéreur fiable?

— Là n’est pas la question, ma chère! Je ne vous reconnais plus. Vous me rebattez les oreilles avec votre sacro-sainte indépendance financière!

La dame soupira longuement avant que ses lèvres ne reforment un sourire.

— Je vieillis, notaire Papineau, et je dois songer à mon avenir.

— Vous parlez pourtant de tout liquider! Je vous conseille fortement de conserver des parts dans le commerce de fourrures de votre défunt mari. Cela vaut une fortune.

— J’y ai pensé, sauf que mon acheteur, Simon McGillivray, les exige toutes, ce qui renforcera sa position au sein de la McTavish, McGillivrays & Company, précisa-t-elle avec une prononciation anglaise parfaite. Et puis, j’aime la fierté qui se dégage de ce petit homme. Il m’inspire totalement confiance. D’ailleurs, il transportera l’entièreté de la somme chez vous, lorsque nous conclurons la vente.

— Dans ce cas, faites, madame. Et j’ajouterais, si vous me permettez d’avouer mon sentiment, que je suis soulagé de vous voir abandonner les affaires. Un monde âpre, brutal, si contraire à la délicate nature féminine.

— J’espère que vous n’êtes pas sérieux en affirmant cela. Rappelez-vous, cher maître, que je me débrouillais très bien.

Vint à l’esprit de maître Papineau qu’aucun marchand de la Compagnie du Nord-Ouest n’avait pu faire plier son intransigeante cliente. Même s’il estimait que les femmes n’avaient pas leur place dans les affaires, il devait reconnaître que madame de Beaumont s’en était fort bien tirée. Ce qui ne l’empêchait pas de désapprouver feu son mari qui avait eu l’audace d’instruire sa femme en ces matières. Après la mort de monsieur de Beaumont, la jeune veuve avait farouchement refusé de se remarier malgré sa beauté et sa fortune qui avaient attiré de nombreux prétendants. Plus de comptes à rendre à quiconque et désormais seule maîtresse de ses actes, elle avait découvert ce que signifiait l’indépendance. Jamais, s’était-elle juré, elle ne renoncerait à cette liberté. Avait-elle changé d’idée, à présent qu’elle avait atteint la quarantaine?

Le notaire redressa ses lunettes sur le bout de son nez afin de mieux relire un passage de la lettre.

— Vous me demandez également de vous trouver un acheteur pour votre belle propriété du faubourg Saint-Laurent et son jardin, qui égale en splendeur celui du tailleur Gibbs. Vous nous quittez? Quelle triste nouvelle! Que deviendra Montréal, sans votre beauté lumineuse?

Les réceptions de madame de Beaumont étaient toujours très courues. Ses invités étaient assurés d’y rencontrer les membres de l’élite du pays, tant anglaise que française. Joseph Papineau était l’un d’eux.

— Je désire m’installer à la campagne.

— Ça, alors! s’écria maître Papineau. Décidément, vous êtes pleine de surprises.

— J’ai besoin de changement.

— Songeriez-vous à vous marier, chère amie? demanda le notaire de Montréal, de plus en plus déconcerté.

Un regard énigmatique fut sa seule réponse, et le notaire tira ses propres conclusions. Seul un projet de mariage sérieux pouvait avoir décidé madame de Beaumont à chambarder un mode de vie qui lui réussissait pourtant à merveille.

— Un dernier point. Je sollicite pour l’instant l’entière discrétion… d’un ami, dit-elle en se levant, imitée par le notaire qui s’empressa de s’incliner galamment sur une main tendue.

— J’attends votre convocation pour la signature de l’acte de vente selon les instructions contenues dans ma lettre. Monsieur McGillivray vous apportera l’argent. À ma prochaine visite, vous aurez les instructions nécessaires pour transporter la somme chez mon nouveau notaire.

— Vous allez loin?

— Je pars lundi pour Chambly où j’ai acheté une propriété.

De nouveau, un sourire gracieux, et Joseph Papineau dut s’en contenter. Par la fenêtre, il vit madame de Beaumont monter dans la calèche qui l’attendait. «Je me demande ce qu’elle a en tête…», pensa-t-il. L’équipage s’engagea dans la rue Saint-Paul vers l’ouest de la ville et la question du notaire resta sur le pavé.

Pendant que madame de Beaumont, que ses intimes appelaient parfois Lisette, concluait ses arrangements, Jeanne avec l’aide d’Andromède, le domestique, avait passé la journée à surveiller l’emballage des meubles et rempli tous les coffres et les malles à sa disposition d’effets divers, ne prenant une pause que pour nourrir son enfant. Elle s’était vu attribuer le titre de dame de compagnie depuis que le docteur Talham l’avait confiée aux soins de madame de Beaumont.

— Pourquoi Chambly? s’inquiéta Jeanne, au retour de sa patronne.

— Je croyais que nous nous étions mises d’accord, lui rappela cette dernière. Nous allons retrouver le père de ton enfant pour lui faire reconnaître sa paternité.

Le visage soucieux de la jeune femme montrait qu’elle n’était pas convaincue de cette stratégie.

— Il voudra m’enlever mon François.

La coutume de Paris prévoyait en effet que le père de famille avait tous les droits. Lorsqu’un homme acceptait de reconnaître son enfant illégitime, soit il épousait la mère et tout rentrait dans l’ordre, soit il le faisait élever dans sa propre famille. Jeanne craignait de perdre son fils, elle qui avait sciemment choisi de le garder.

— Fais-moi confiance. D’après ce que tu m’as dit du père, il n’en voudra pas.

Madame de Beaumont avait envisagé une troisième possibilité: obtenir une pension pour l’enfant. Elle en avait d’ailleurs longuement discuté avec Jeanne et le déménagement avait été finalement accepté. Cette dame qui n’avait jamais voulu d’enfant s’était découvert la fibre maternelle depuis l’arrivée du nourrisson sous son toit. Madame de Beaumont aimait le bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme, serrant tendrement contre elle le paquet emmailloté, émue par autant de force et de fragilité concentrées dans un si petit être.

Par contre, elle avait omis de confier à la jeune femme la véritable raison de son désir de s’établir à Chambly: René Boileau. De tous les amants qu’elle avait eus depuis son veuvage, il avait été le seul à éveiller chez elle de doux sentiments.

René, toujours aussi bel homme, atteindrait bientôt l’âge de la maturité. Lisette avait quelques années de plus que lui, mais elle comptait sur sa beauté pour les faire oublier. Ils s’étaient toujours merveilleusement entendus. Pour cette dernière raison qui l’avait motivée à quitter Montréal, elle n’avait aucun plan tracé d’avance, persuadée de trouver sur place un moyen de parvenir à ses fins.

— Enfin lundi! s’écria Salaberry qui avait bourrassé toute la journée du dimanche, impatient de replonger dans l’action. Si nous continuons à ce rythme, nous serons en retard pour la signature du devis, grogna-t-il à son maître de chantier, assis à ses côtés.

Le rendez-vous était convenu chez le notaire Boileau, mais auparavant, ils allaient acheter le bois nécessaire à la construction. La calèche dans laquelle ils prenaient place avançait à la vitesse d’une tortue sur le chemin Sainte-Thérèse, nom que les habitants du coin donnaient communément à la portion du chemin du Roi qui allait de Chambly à Saint-Jean. Ils suivaient un convoi formé de plusieurs charrettes lourdement chargées de meubles, de coffres et de divers paquets, bref, tout ce qui était nécessaire au ménage d’une maisonnée, la dernière transportant à elle seule un pianoforte solidement harnaché. Ces charrettes prenaient toute la largeur du chemin. Finalement, Papineau désigna un immense hangar qui s’étalait près d’une maison d’allure modeste.

— Nous sommes arrivés!

Plus loin, sur le terrain, on pouvait voir des amoncellements de madriers grossièrement équarris. Des billots avaient été mis au séchage avant d’être dirigés vers la scierie.

Un homme âgé d’une trentaine d’années venait vers eux.

— Voici monsieur de Salaberry, qui exige des matériaux de qualité! annonça Antoine. Monsieur, puis-je vous présenter mon cousin Louis Papineau, le meilleur marchand de bois de la région.

Les cousins Antoine et Louis Papineau s’étaient toujours bien entendus. Dans leur enfance, et même plus tard, ils n’avaient pas leur pareil pour monter des coups pendables comme peuvent en faire des gamins insouciants. Quoique le jour où ils avaient volé une bonne poule pondeuse à un voisin afin de la vendre au marché pour se faire quelques sols, on leur avait soigneusement chauffé les fesses. Il leur arrivait même d’en rire encore. L’un devenu menuisier et l’autre marchand de bois, ils se partageaient tout naturellement leur clientèle respective avec le même esprit complice qu’autrefois.

— Pour la qualité, vous êtes au bon endroit, se vanta Louis Papineau en les conduisant vers le hangar qui abritait le bois débité et prêt à être expédié.

L’homme désigna des piles bien cordées sous une bâche de toile grossière qu’il souleva pour en retirer quelques belles planches de pin larges de vingt pouces, bien droites et présentant peu de nœuds.

— Voyez la finesse du grain. Je veille moi-même à l’équarrissage et à la coupe. Vous n’en trouverez pas de pareil à des lieues à la ronde. Il vient des forêts du lac Champlain, plus au sud. Il est séché parfaitement; je suis très strict sur ce point et n’accepte de vendre que du bois bien sec, ajouta le marchand, sûr de lui.

Salaberry se mit à examiner attentivement la marchandise qu’on lui proposait et son air satisfait confirmait qu’il aimait ce qu’il voyait. Pendant ce temps, Louis, dans un coup de coude amical à Antoine, lui demanda, à brûle-pourpoint:

— Il paraît que tu es fiancé?

Surpris, Antoine ne put s’empêcher de rougir. De quoi se mêlait son cousin? Ce n’était pas le lieu pour aborder ce sujet.

— Je ne vois pas de qui tu veux parler. Tu sais bien qu’il y a toujours une rumeur qui me donne une blonde.

— Ha! Ha! les interrompit alors Salaberry dans un clin d’œil complice. Moi aussi, j’ai entendu ces rumeurs-là.

Il avait appris par Julie que maître Papineau avait remarqué la sœur du curé, et que cette dernière avait démontré une certaine inclination envers le jeune homme. Sa femme déplorait une telle union, considérant que Marie-Josèphe allait y perdre socialement, un avis qu’il partageait. Mais il n’allait certainement pas s’en mêler. À voir son maître de chantier le feu aux joues, il se dit qu’il devait être très amoureux.

— Comme nous ne sommes pas ici pour parler de vos affaires sentimentales, mais bien d’achat de bois de construction et de menuiserie, si nous y revenions? suggéra Salaberry, en caressant de la paume de la main la surface lisse d’une planche de chêne. Ce bois est superbe!

— Ne vous l’avais-je pas dit? s’enthousiasma Antoine, heureux de sortir de son embarras.

Il se tourna vers son cousin.

— Et maintenant, montre-nous donc ce que tu proposes pour les cadres des fenêtres et les boiseries.

Louis Papineau les entraîna à une autre extrémité du hangar et de nouveau, le visage de Salaberry exprima son contentement.

Master Papineau, vous ne m’aviez pas menti, apprécia-t-il en se tournant vers Antoine.

— Pardi, mon colonel! Pour faire de la belle ouvrage, il faut des matériaux de qualité, se gargarisa le menuisier. Si vous le désirez, je peux vous emmener chez d’autres fournisseurs pour faire la comparaison.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je suis satisfait, passons la commande.

D’un simple geste, Antoine invita son cousin à procéder.

Muni d’un carnet, le marchand de bois nota: deux cents madriers de pin embouvetés, deux cents madriers de cèdre et deux cents planches de bon bois de chêne.

— Diable! s’étonna Salaberry. Vous êtes certain des quantités?

— Pour sûr, assura Antoine. Vous souhaitiez des lambourdes de cèdre ou de chêne? Mon cousin peut nous vendre le cèdre, c’est aussi bien. Les madriers sont destinés à la charpente, mais en ce qui a trait au bois de menuiserie nécessaire aux cadres des fenêtres et des portes, ainsi que ceux des armoires encastrées dans la muraille, il en faudra une très grande quantité. Quant aux planchers et plafonds en bois de pin, nous avons tout de même trois étages à couvrir, car il ne faut pas oublier la cuisine au sous-sol que vous désirez assez vaste, du côté de la rivière. De plus, vous n’avez pas encore décidé du nombre exact de pièces.

Antoine emprunta le carnet et le crayon de plomb de son cousin.

— Voici un croquis des armoires et de la bibliothèque. C’est une idée de monsieur de Salaberry.

— Sa-cris-ti! admira Louis Papineau, appuyant sur chacune des syllabes. De toute beauté! Le diable m’emporte si j’ai déjà vu d’aussi belles armoires! Seulement, il vous faudra une grande quantité de bois. Il ne faut jamais négliger de calculer la perte afin de conserver l’uniformité dans les matériaux.

— Expliquez-vous, le pressa Salaberry, agacé.

Le marchand de bois donnait une vague impression de vouloir forcer la vente.

— Pardi, mon colonel! enchaîna ce dernier, insistant sur le titre militaire, dans l’espoir de l’amadouer. C’est qu’il faut tenir compte de la qualité des lots.

— La qualité des lots? Que voulez-vous dire?

— Chaque lot possède ses propres caractéristiques; il faut s’assurer, par exemple, qu’ils soient également secs, expliqua Louis. Idéalement, nous souhaitons des lots qui ont été coupés le même jour. Nous pouvons commander une quantité moindre, par contre, si nous venions à manquer de bois, nous pourrions avoir des regrets et tomber sur un lot de qualité inférieure pour terminer les travaux.

— Je comprends, le coupa Salaberry.

Il s’impatientait, voyant l’heure passer. En plus du rendez-vous chez le notaire, il devait rencontrer le colonel O’Neil, des Dragons, un régiment de cavalerie à qui il louerait ses prairies, sur une terre qu’il venait d’acheter, pour faire paître leurs chevaux.

— Maître Papineau, commandons ce qui est nécessaire et n’en parlons plus, ordonna-t-il.

— Nous pourrons toujours reprendre les surplus, assura le marchand de bois.

— C’est bon, messieurs!

Salaberry sortit de sa poche un morceau de craie. Et à mesure que les cousins Papineau triaient le bois, le comptaient et l’empilaient à part, il y traçait de grands «S» à la craie. On aurait dit un signe cabalistique.

— Ainsi, vous ne pourrez pas me livrer du bois que je n’aurai pas choisi moi-même.

— Sage précaution, approuva le marchand d’un ton sérieux, devant l’aristocrate qui se croyait «si connaissant».

— Et à qui songiez-vous confier ma précieuse cargaison? demanda Salaberry.

— Nous pourrions en faire une «cage» et livrer le bois en le faisant flotter sur la rivière jusqu’à la grève du fort.

— Non! s’opposa Salaberry. Je préfère un charretier.

— Le charretier Fréjeau, dit Laplanche, est le plus fiable. C’est toujours lui que j’emploie, répondit Antoine.

— Laplanche? On m’a pourtant prévenu qu’il était chérant.

— Vous payerez quelques deniers de plus, mon colonel, sauf qu’avec lui, on est assuré que la marchandise ne sera pas gâtée. Ses chevaux sont bien soignés et il tient ses charrettes en bon état.

Antoine se garda bien d’ajouter que son cousin et lui avaient une petite entente avec le sieur Laplanche. En lui réservant l’exclusivité du transport du bois vendu, ils touchaient une part du fameux supplément.

Salaberry était prêt à le croire sur parole. Pour la troisième fois de la matinée, il consulta sa montre de gousset en or.

— Concluons, je vous prie!

— La commande sera livrée la semaine prochaine, déclara Louis Papineau en faisant apposer les signatures de Salaberry et d’Antoine Papineau sur le feuillet d’une petite tablette où il avait noté les quantités.

Le marchand de bois raccompagna ses clients jusqu’à leur voiture.

— Tiens! fit remarquer Antoine à son cousin. Tu as de nouveaux voisins?

À deux arpents de distance environ, devant une petite maison à l’allure coquette, les charretiers qui les avaient ralentis plus tôt déchargeaient le contenu de leurs charrettes.

— Une belle propriété! commenta Salaberry. Bien entretenue, fenêtres avec vue sur la rivière. Des bâtiments droits et solides, une clôture en piquets blancs qui agrémente le jardin.

— Une maison très bien située, renchérit le marchand de bois. À cette hauteur, nous sommes exactement à mi-chemin entre Chambly et Saint-Jean, et le chemin qu’on aperçoit là-bas, celui qui longe la propriété de mes nouveaux voisins, mène directement à La Prairie en passant à travers la savane.

La propriété avait appartenu à un certain mister Cuyler, un Américain qui avait déjà été maire de la ville d’Albany, dans l’État de New York.

My God! Le voisinage comporte des noms prestigieux! Et connaissez-vous celui de vos nouveaux voisins? s’informa Salaberry, par simple curiosité.

— Des gens de Montréal, c’est tout ce que j’ai pu apprendre, répondit Louis qui observait le déchargement avec beaucoup d’intérêt.

Pourtant, son épouse avait vivement questionné les ouvriers qui effectuaient des réparations à la maison avant l’arrivée des propriétaires. Tout cela, en vain.

Le bruit d’une berline qui venait de Chambly attira leur attention. Elle ralentissait avant de bifurquer sur le petit chemin menant à la propriété voisine.

— Les voici! fit le marchand de bois, de plus en plus intrigué.

Deux femmes et un homme en descendirent.

— Vinyenne! s’exclama Antoine. Tes nouveaux voisins m’ont tout l’air de nouvelles voisines ou je mange mon chapeau, mon cousin! Et avec un Noir, par-dessus le marché! Ça parle au yable!

— Probablement un esclave, observa simplement Salaberry en grimpant dans la calèche.

Pourtant, l’homme qui aidait les dames à descendre était habillé comme un bourgeois. L’une d’elles était très élégante et l’autre, plus modestement vêtue, tenait un enfant dans les bras.

— La mère et la fille, je parie, commenta Louis.

— C’est étrange, nota Salaberry en prenant place sur l’inconfortable banquette de bois. Il me semble avoir déjà vu ces femmes.

Il fouillait dans sa mémoire pour tenter de les identifier, bien qu’à cette distance, il était difficile de distinguer les visages.

— Bon, il suffit! Master Papineau, vous venez?

Sa voix reprenait le ton impératif de l’officier militaire.

Le maître menuisier s’exécuta sur-le-champ en grimpant auprès de Salaberry. Cependant, les cris avaient attiré l’attention des dames. L’une d’elles, une jeune femme, détourna aussitôt la tête, comme effrayée, et se précipita vers sa compagne.

— Sacristi! On dirait qu’elle a vu le diable!

La calèche emportant Salaberry et son maître de chantier venait de repartir. Intrigué par leur étrange comportement, le marchand de bois resta un moment à observer ses voisines. «Deux femmes et un Noir. Pourvu qu’ils n’apportent pas le trouble avec eux», songea-t-il. Il regagna sa demeure pour informer madame Papineau, elle qui se faisait toujours discrète lorsqu’il traitait avec des clients, mais qu’il savait impatiente d’apprendre les dernières nouvelles, dissimulée derrière un rideau.

Chemin faisant, Salaberry avait tout oublié, absorbé qu’il était par la construction de la maison dont il discutait les détails avec son maître de chantier.

— Pour la cheminée de la cuisine, nous pourrions utiliser les meilleures pierres des rapides, suggéra-t-il. Par contre, pour les deux autres cheminées de la maison, nous prendrons de la pierre de taille.

Antoine écoutait d’une oreille distraite.

— Hé! Ho! s’énerva le militaire. Redescendez sur terre, master Papineau. Je sais bien que prévoir des cabinets d’aisances est un sujet beaucoup moins passionnant que les beaux yeux de mademoiselle Bédard, mais comme c’est moi qui vous paie…

— Pardon, mon colonel, réagit le maître menuisier, qui, en effet, avait l’esprit ailleurs. Vous disiez?

— En Angleterre, j’ai vu de telles installations et…

C’est ainsi que la description de ces lieux occupa la conversation pendant le reste du trajet.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris?

La dame à la tournure élégante, c’est-à-dire madame de Beaumont, s’inquiétait de voir sa compagne en proie à une aussi vive émotion.

— C’est lui, madame! Il n’y a aucun doute.

— Tu veux parler du colonel de Salaberry?

Même de loin, à l’allure, elle avait reconnu le célèbre officier. Dans tout le Bas-Canada, toute personne fréquentant la bonne société connaissait Salaberry.

— Non, se lamenta sa compagne, en reniflant. Pas monsieur de Salaberry, celui qui l’accompagnait.

— Tu es certaine? Eh bien! s’écria la belle dame, pleine d’étonnement. À peine arrivées, et nous tombons sur le loup! Sois sans inquiétude, Jeanne. À cette distance, il ne peut pas t’avoir reconnue. Demain, j’irai me présenter à notre nouveau voisin, car j’ai besoin de savoir où habite le notaire. Je tenterai d’en apprendre un peu plus sur cet individu qui accompagnait Salaberry.

Rassurée, Jeanne sécha ses larmes. D’ailleurs, les pleurs de l’enfant indiquaient qu’il avait sans doute faim et elle s’empressa d’aller le nourrir.

Le lendemain, auprès de leur voisin, madame de Beaumont s’enquit de la maison des Boileau. Elle apprit également qu’il y avait célébration d’une messe d’Action de grâces extraordinaire pour célébrer la victoire et que le jour serait férié.

Ne ressentant pas l’obligation d’assister à cette messe, elle reporta ses projets à plus tard.