Chapitre 17

Ite missa est

Le curé Bédard appréhendait la messe d’Action de grâces ordonnée par l’évêque Plessis pour marquer la fin de la guerre. Il avait même reporté le plus possible le jour de la célébration, au point que le magnolia ornant le jardin du presbytère avait fleuri.

— Tu comprends, avait-il expliqué à sa sœur, l’évêque nous demande expressément de dénoncer Napoléon en chaire. Écoute ce qu’il écrit: … un être perfide, sacrilège, sanguinaireun ogre, un usurpateur. On a parfois l’impression qu’il en fait une affaire personnelle. Pas plus que monseigneur, je n’aime ce Corse qui s’est fait lui-même empereur des Français, mais dans les circonstances…

Marie-Josèphe avait bien compris pourquoi il était si troublé.

— Tu penses aux soldats de Meuron, n’est-ce pas?

Jean-Baptiste opina du bonnet. Contrairement aux divers corps d’armée britanniques, ce régiment – qui portait le nom de son fondateur, le Suisse Daniel de Meuron – trouvait grâce auprès du curé de Chambly.

— Nombre d’entre eux sont Français et fiers de l’être! Tous de bons catholiques bien heureux de pouvoir pratiquer chez nous la religion dont la Révolution les avait privés. Et ils souhaitent épouser nos filles.

Le curé voyait en ces futures familles catholiques un don de Dieu: elles feraient contrepoids à tous ces hérétiques protestants qui s’établissaient également en grand nombre à Chambly. À son avis, prêcher selon les souhaits de monseigneur Plessis équivaudrait à reprocher leur loyauté à ces hommes.

En effet, la plupart de ces soldats avaient fait partie de la Grande Armée de Napoléon. Prisonniers des Britanniques à Gibraltar, ils s’étaient enrôlés en échange de leur liberté, car les membres de ce régiment étaient connus pour leur sens de l’honneur. En échange de leur engagement, il leur avait été expressément promis qu’on les enverrait combattre en Amérique, et non pas contre leurs anciens compagnons d’armes.

— Je te comprends, Jean-Baptiste. Moi aussi, je les aime bien, ces Meurons! D’autres sont italiens, espagnols ou portugais. Lorsqu’ils nous parlent des vieux pays, avec leur drôle d’accent, ça me donne l’impression de voyager. Et puis, rien ne t’oblige à parler de Napoléon, conclut-elle après réflexion. Monseigneur n’en saura rien. La guerre est finie et c’est tant mieux. Il faut désormais passer à autre chose.

— Tu oublies Salaberry…

En fait, Marie-Josèphe songeait plutôt à Antoine Papineau, son maître de chantier.

— Il était temps que Bédard fasse sa messe de la victoire, confiait Salaberry à son beau-père, comme ils se rendaient tous à l’église.

— Bah! L’important est qu’elle soit célébrée. Comme je le connais, le curé a longuement préparé son sermon.

— Ce qu’il a à nous dire est pourtant simple comme le soleil qui se lève. Nos armées britanniques ont vaincu l’ogre Bonaparte, en Europe, les Yankees ont été refoulés chez eux, en Amérique, et la paix est de retour dans le monde, alléluia!

— Après tout, ce n’est qu’une messe! soupira Julie en caressant doucement son ventre rond.

— Une messe de première importance, puisqu’elle souligne la victoire sur le plus grand tyran de tous les temps.

— Certes, Charles.

Il lui arrivait de souhaiter que son époux soit moins prompt à monter à l’assaut pour un oui ou un non.

— Rappelle-toi! Ce scélérat a assassiné Édouard!

Salaberry avait voué une affection particulière à son jeune frère, tombé à Badajoz sous les coups de l’armée française, la veille de ses vingt ans. Trois ans plus tard, il ne pouvait évoquer cette mort sans un sanglot dans la voix. Julie posa une main sur la sienne.

— Je comprends…

— Songez plutôt à la réception que votre épouse organise demain en votre honneur, mon gendre, lui rappela alors madame de Rouville en observant le paysage familier du bassin de Chambly défiler par la fenêtre de la berline. Ah! Voici Ovide qui arrive, enchaîna-t-elle en voyant son fils attacher sa monture sous l’abri à chevaux, tandis que Joseph les faisait descendre avant de s’occuper de la voiture. On dirait qu’il cherche quelqu’un.

— Nous le retrouverons tout à l’heure, fit son mari en entraînant son épouse à l’intérieur.

Julie et Salaberry, ce dernier en grand uniforme d’apparat, flanqué du sabre qu’il portait à Châteauguay, suivaient les Rouville.

Pour sa part, Ovide cherchait Melchior Talham qu’il découvrit en compagnie de quelques gamins de son âge dont il semblait être le meneur. «C’est bien mon fils!» se dit-il fièrement. Il avait compris depuis longtemps, par un simple calcul de date, que le fils aîné de Marguerite était en fait le sien.

— Comment vas-tu, jeune Talham?

— Je vais très bien, capitaine, fit Melchior en faisant un grand geste avec sa casquette.

Il était toujours content de rencontrer le capitaine de Rouville, même s’il avait constaté que sa mère et sa grand-mère ne l’aimaient guère. Il en ignorait le motif, mais personne ne lui avait interdit de s’approcher du capitaine.

— C’est une nouvelle casquette? demanda Ovide en examinant le couvre-chef du garçon.

Il tâta le tissu.

— Du tweed d’Écosse! apprécia-t-il, impressionné.

— Oui, c’est ma mère qui l’a faite. Personne ne peut en avoir une pareille, pas même mon frère Eugène. Il est encore trop jeune, précisa-t-il dans une suffisance comique.

— Riche idée qu’a eue ta mère. Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi.

Il exhiba trois boutons en argent et un petit plumet vert en forme de flamme provenant d’un shako d’officier du régiment des Voltigeurs.

— Oh! s’écria-t-il.

— Tu vois que je tiens parole, ajouta Ovide, qui lui avait effectivement promis ses souvenirs de voltigeur.

Il aimait lui faire plaisir. Chaque fois qu’il se trouvait seul avec le garçon, il se découvrait à la fois ému et troublé, car il s’était pris d’affection pour lui.

Melchior contempla ses trésors, puis les enfouit dans son mouchoir.

— Adieu, jeune Talham, on se reverra bientôt, le salua-t-il en souriant.

Tout heureux, le garçon souleva son couvre-chef et lui rendit son sourire avant d’entrer dans l’église pour se faufiler dans le banc familial.

— Où étais-tu encore, gronda sa mère.

— Avec Xavier, répondit-il nonchalamment en tâtant son mouchoir.

Ovide allait entrer à son tour dans l’église lorsqu’une étoffe soyeuse frôla son épaule et que l’effluve suave d’une eau de Cologne balsamée lui chatouilla les narines. Il reconnut Louise Lukin, la sœur cadette des demoiselles de Niverville, celle qui, enceinte sans être mariée, avait autrefois scandalisé sa famille en épousant cet idiot de David Lukin.

Son élégance égalait celle de la plus raffinée des Londoniennes. Quel contraste avec ces pauvres bessonnes, accoutrées de robes retaillées dans les hardes délaissées des dames Bresse et Stubinger, affublées de fichus en marmotte ou autres vieilleries rachetées pour quelques deniers dans une vente d’inventaire! Pour sa part, madame Lukin s’exhibait avec une joyeuse ostentation qui ne manquait pas de choquer. Qu’à cela ne tienne, puisque la petite société de Chambly l’avait pour ainsi dire mise au ban! Ovide la soupçonnait de fréquenter l’église plus par souci des convenances que par conviction et, surtout, pour faire étalage de ses beaux atours, démontrant ainsi l’aisance financière de son mari.

Elle lui décocha un clin d’œil aguicheur, auquel il répondit par un regard entendu. Elle partit rejoindre son mari et Ovide entra dans l’église.

Madame de Rouville, les yeux fixés sur le crucifix qui surplombait le retable de l’autel, attendait dans une attitude recueillie. La noble dame détestait être dérangée pendant l’office divin, alors qu’elle pouvait méditer en paix sans que quiconque vienne troubler le cours de ses pensées. Hélas! Les demoiselles de Niverville, qui avaient immanquablement un commentaire à faire, prenaient place dans le banc de la famille Lukin, juste derrière celui des Rouville. Comme de fait, Thérèse tapota discrètement son épaule droite.

— Rappelez-moi, chère madame, à quelle heure vous nous attendez demain?

— Quatre heures de l’après-dîner, chuchota sèchement la seigneuresse, sans se retourner plus que nécessaire.

À la prochaine criée, elle demanderait à son mari de veiller à ce que leur banc soit le plus éloigné possible de celui des Lukin. Elle préférait même geler l’hiver dans une mauvaise place, plutôt que d’endurer une autre année le bavardage des sœurs de Niverville.

Thérèse se rappelait parfaitement bien quand et à quelle heure avait lieu la réception. L’innocente question visait à rappeler à sa sœur Louise qu’elle-même et son mari n’y étaient pas conviés. Pourtant, les demoiselles devaient leur bonne place à l’église – c’est-à-dire près des poêles disposés dans l’allée centrale – à l’esprit charitable de leur beau-frère, David Lukin, car elles-mêmes n’avaient pas les moyens d’une dépense de douze livres par année pour se l’offrir. Ce qui ne les empêchait pas de tenir en piètre estime le marchand, ayant toujours déploré la mésalliance de Louise. Une rumeur persistante – et alimentée par les sœurs aînées – prétendait même que l’époux de la cadette des Niverville était d’origine juive, en dépit du fait que ce dernier se montrait régulièrement à la grand-messe quand il n’était pas à Montréal pour affaires.

À voir l’air de sa cadette, Thérèse constata que sa flèche avait atteint son but.

— Il est quand même temps que messire Bédard revienne sur terre, chuchota alors Madeleine, car on s’agite du côté des basses classes.

— La dissipation n’est pas le seul fait des basses classes, ne put alors s’empêcher d’ironiser Ovide de Rouville.

La remarque avait ravi madame Lukin à qui Ovide adressa un signe de complicité de la tête. Il pensa que la belle Louise s’ennuyait peut-être…

Un murmure grandissant provenait de l’arrière.

— Est-ce que la messe commence? s’impatienta un enfant.

— On attend le régiment, le réprimanda sa mère.

En effet, du dehors s’amplifiait le bruit d’une troupe marchant au pas. Les soldats du régiment de Meuron, reconnaissables aux parements bleu ciel de leurs tuniques rouges, pénétrèrent en rang dans l’église avant de se disperser, faute de places assises suffisantes. Ils se tenaient debout là où ils le pouvaient, distribuant au passage des œillades aux jolies filles.

Pendant ce temps, assise seule dans l’un des premiers bancs, Marie-Josèphe profita du brouhaha pour se retourner, cherchant surtout à distinguer dans la foule Antoine Papineau avec qui elle avait rendez-vous après la messe. Ce furent les yeux admiratifs de Pierre Bruneau, qui partageait le banc des Boileau, qu’elle croisa. Il y alla d’un petit signe de tête accompagné d’un sourire gêné. Elle n’eut d’autre choix que de lui répondre pour ne pas paraître impolie devant le village rassemblé et reprit prestement sa place. Et la messe débuta.

Te Deum laudamus / Te Dominum confitemur,

Te æternum Patrem, omnis terra veneratur…

À la grande satisfaction du curé Bédard, l’église Saint-Joseph-de-Chambly était pleine à craquer. Le chœur de la paroisse avait entamé le Te Deum, une prière spécifique à une telle cérémonie, que le curé de Chambly chantait avec une ardeur sans égale de sa belle voix de baryton. Une fois le chant terminé, l’assistance put se rasseoir.

C’était l’heure du sermon. Attendu par les uns, monsieur de Rouville, par exemple, qui en appréciait les effets de rhétorique; mais redouté par les autres, comme Ovide qui craignait toujours une dénonciation en chaire malgré les accords qu’il avait avec le curé. Ou Marie-Josèphe, qui avait la tête ailleurs, incapable d’y prêter attention alors que son frère allait certainement lui demander son avis.

Comme pour en marquer davantage la solennité, Jean-Baptiste Bédard gravit l’escalier en colimaçon qui menait à la chaire avec une lenteur étudiée. Une fois arrivé dans la petite enclave de bois sculpté dominant la nef, en pasteur attentif, il contempla d’un regard circonspect l’assemblée de fidèles qui attendait les premiers mots du prêche. Le curé savourait secrètement ce moment de silence, une manière de tenir ses paroissiens sur les charbons ardents avant le début de l’envolée.

C’était sans tenir compte de la douceur de l’air printanier qui attendait les bons catholiques à l’extérieur: on s’agitait dans l’église et cela, jusque dans les premiers bancs où prenaient place les membres des nobles familles.

— Qu’est-ce qu’il attend? grommela Salaberry à sa femme.

Des ricanements se firent entendre.

— Charles! Sois patient, mon ami! chuchota Julie.

Son mari avait aussi l’habitude d’énoncer ses pensées à voix haute, ce qui la mettait mal à l’aise, surtout à l’église.

— Vous connaissez les petites manies de notre curé qui se complaît à mesurer d’avance ses effets de rhétorique, murmura monsieur de Rouville, finalement interrompu par une voix sonore qui fit vibrer l’église.

— Nous vous louons, ô Dieu! Nous vous bénissons, Seigneur. Toute la terre vous adore, ô Père éternel!

Messire Bédard allait enfin commencer son sermon. Il reprenait en français les paroles du Te Deum à l’intention de la populace qui ne connaissait pas le latin. Aussitôt, ses ouailles se recueillirent. Ayant obtenu le silence souhaité, le prêtre débita sa tirade:

— Réjouissons-nous, mes frères, notre ennemi a été vaincu! Soutenus par nos prières, nos vaillants soldats canadiens ont risqué leur vie pour défendre nos terres. En servant le roi, ils ont servi Dieu.

Une rumeur d’approbation parcourut l’assistance. Le curé, heureux de son effet, pausa brièvement avant de reprendre.

— Et désormais, au Panthéon des héros canadiens, à l’égal de nos martyrs et des sieurs Champlain et Maisonneuve, figure le nom du lieutenant-colonel de Salaberry, le vainqueur de Châteauguay, notre éminent paroissien.

La rumeur reprit de plus belle quand le curé inclina légèrement du chef en direction de Salaberry qui accepta l’hommage sans broncher.

— Aujourd’hui, nous sommes donc réunis pour remercier Notre-Seigneur de nous avoir donné la victoire. Car sachez, mes frères, que seul Dieu fait mouvoir les événements selon ses mystérieux desseins et guide la justice de Sa main divine.

La main de Dieu! On l’imaginait, perçant les cieux en pointant d’un doigt accusateur les mécréants. Dans l’assemblée édifiée, plus personne n’osa émettre le moindre toussotement.

— Dieu a donc permis la capture du grand responsable de toutes ces guerres ignominieuses qui ont dévasté l’Europe et se sont répandues jusqu’en Amérique. Ce fomenteur du chaos, nommé Napoléon, était surtout un simple mortel poussé par une ambition démesurée. Il est désormais hors d’état de nuire, exilé sur une île perdue, déchu, châtié par le Seigneur.

Ayant prononcé ces mots, le curé espéra avoir satisfait tous les esprits vengeurs qui pouvaient être présents dans l’église. Nul doute qu’on répéterait les propos dits en chaire, des officines militaires jusqu’à l’antichambre de monseigneur Plessis.

Les gesticulations de Salaberry démontraient qu’il était impossible de plaire à tout le monde. L’officier semblait fort mécontent. Loin de se laisser décontenancer, le curé enchaîna avec le passage auquel il tenait mordicus:

— Puisque la sainte paix est revenue, tournons nos prières vers la France, pays de nos aïeux!

La France! Pauvre roi et pauvre reine envoyés à la guillotine! Que de tristesse! On sentait la foule émue à cette évocation de la vieille France, même si peu de gens dans la présente assemblée l’avaient connue, à part le docteur Talham, qui était né là-bas, monsieur de Rouville, qui y avait passé sa jeunesse, et le notaire Boileau, qui y avait voyagé. Sans oublier les soldats du régiment de Meuron, bien entendu…

— Que Dieu lui vienne en aide, continuait le curé, qu’il éclaire de ses divines lumières notre mère patrie, proie innocente de la folie révolutionnaire. Et avec toute la ferveur de notre foi, implorons-Le afin que le Canada demeure à jamais à l’abri de ce fléau!

Oh, que oui! Personne ne voulait ici d’une sanglante révolution: l’assistance était en parfait accord avec le curé.

— Maintenant que ces terribles événements sont derrière nous, je vous invite à méditer cette parole de l’apôtre saint Jacques, chapitre trois, verset dix-huit.

Les méditations de l’apôtre intéressaient moins et certains montraient des signes de lassitude.

— Et voilà l’apôtre Jacques qui s’amène! fit une voix ricaneuse provenant du jubé.

Le curé fustigea l’insolent. Il finirait bien au moment qu’il avait choisi. Pour éviter toute autre dissipation, il éleva fortement la voix.

— L’apôtre Jacques a dit: «Le fruit de la justice est semé dans la paix, par ceux qui recherchent la paix.» Voilà donc, mes chers frères, ce à quoi je vous convie aujourd’hui: tous ensemble, retrouvons la paix de Dieu.

Il marqua une dernière pause afin que ses paroles restent gravées dans les esprits et aperçut Salaberry gigoter dans son banc. Guère impressionné, il en était à sa conclusion:

— Dieu ordonne à ses enfants: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», preuve indiscutable qu’Il désire ardemment la paix. Priez, mes frères, pour faire entrer la paix de Dieu dans vos âmes sereines. Deo gratias!

Et… coup de théâtre! Sous les regards ahuris des paroissiens, Salaberry bondit de son siège et remonta l’allée de l’église en de furieuses enjambées, bousculant au passage un grand gaillard en uniforme.

Sans sourciller, le pasteur descendit de sa chaire, se dirigea vers l’autel et, tournant le dos à ses ouailles, se plongea dévotement dans les patenôtres du rituel. La messe se poursuivit comme à l’habitude.