Chapitre 18

Duel sur le parvis

— «Ambition démesurée»… Pfft! Quel mollasson! Ambition démoniaque, oui! Ce Bédard! Tout juste bon à marmonner…

Les Rouville et Julie retrouvèrent Salaberry qui arpentait le parvis de l’église en les attendant.

— Charles, je t’en prie, tout le monde te regarde. Partons, suggéra Julie à ses parents. Cette longue messe m’a épuisée.

Pendant que les dames prenaient les devants, monsieur de Rouville s’employait à apaiser son gendre.

— Je vous comprends, mon ami. Mais à quoi vous attendiez-vous? Voir le curé lancer des imprécations? Prononcer de terribles anathèmes? J’admets qu’il aurait pu être… disons, plus incisif.

— Ogre assoiffé de sang, despote, usurpateur, régicide… les qualificatifs ne manquent pas. Ça lui aurait coûté de le dire en chaire?

— Pour ma part, monsieur, je vois dans le curé un homme avisé, avança alors un soldat du régiment de Meuron.

Si Salaberry y avait prêté attention, il aurait reconnu celui qu’il avait bousculé tout à l’heure et qui se tenait à proximité avec d’autres camarades.

— Bonaparte est le diable! rétorqua le héros de Châteauguay, enflammé.

Les paroissiens cessèrent subitement d’échanger les dernières nouvelles pour s’attrouper autour des deux hommes. Poussés par la curiosité, Emmélie, Pierre et René s’approchèrent, suivis de Godefroi qui interrogea Jean-Marie Proteau.

— Un soldat a insulté Salaberry, résuma le menuisier.

— Je croyais la guerre terminée! ironisa René.

— On ne le dirait pas, constata François Valade sur le même ton.

Lui aussi observait la scène avec intérêt, se demandant comment ce combat de coqs allait tourner.

— Monsieur de Salaberry a du tempérament et ces soldats n’ont pas froid aux yeux, commenta Emmélie à l’intention de Pierre.

De fait, le Meuron, bras croisés haut sur le torse, affichait un air bravache et rempli d’impertinence. Soldat de la Grande Armée et combattant à Austerlitz, Paul Milliard avait gardé sa fidélité à l’empereur et n’en faisait pas de cachette.

— Napoléon aimait son peuple et la France! lança l’insolent.

Le visage de Salaberry s’empourpra d’un coup. À deux mains, il attrapa le soldat par la veste pour le soulever de terre. Des «oh» fusèrent, à la fois admiratifs et apeurés.

— Ton Napoléon a tué mon frère!

Des visages se durcissaient parmi le groupe des Meurons, durant que d’autres se demandaient où était passé le curé. Julie, revenue sur ses pas, partit rapidement à sa recherche. Tous attendaient le moment où ils allaient en venir aux poings.

— Relâchez cet homme, Salaberry! ordonna monsieur de Rouville pour tenter de calmer le jeu.

Let the Frenchman be damned! s’écria ce dernier, repoussant brusquement Milliard.

Une fois sur ses jambes, le soldat, entouré de quelques camarades, toisa à nouveau l’ancien officier britannique.

— Ces Anglais! Parce qu’ils sont les maîtres, ils se croient tout permis!

Des murmures d’approbation accueillirent ces paroles. Certains n’avaient pas aimé les derniers mots de Salaberry qui posa la main sur le pommeau de son sabre, menaçant.

— Mécréant! Je vais te découper en morceaux!

C’est alors que monsieur de Rouville prit peur. Son beau-fils, qui était fort comme un bœuf, était bien capable de mettre sa menace à exécution.

— Salaberry, reprenez-vous! ordonna-t-il.

Sourd à ce conseil, l’officier retira le sabre de son fourreau pour le brandir en direction de Milliard.

Les retardataires sortant de l’église s’immobilisèrent en retenant leur souffle. Monsieur de Rouville empoigna le bras de Salaberry, mais celui-ci se dégagea facilement.

Le curé revenait enfin de la sacristie où il avait retiré ses vêtements sacerdotaux.

— Arrêtez immédiatement! Vous êtes devant la maison de Dieu!

La recommandation tomba dans l’oreille de bêtes furieuses prêtes à charger. Des Meurons retenaient Milliard, l’incitant à se calmer. Monsieur de Rouville paraissait dépassé par les événements.

— Tout ceci est ridicule! clama bien inutilement le curé.

C’est alors que Godefroi Lareau surgit de la foule pour s’interposer entre les deux combattants.

— Major, ne faites pas ça! l’implora-t-il. Pensez-y! Le sabre de Châteauguay!

Cette fois, au grand soulagement de monsieur de Rouville, Salaberry lâcha prise et, lentement, son bras redescendit.

— Tu as raison, Lareau. Je l’aurais souillé d’un sang impur.

Et le sabre revint dans son fourreau d’où il n’aurait jamais dû sortir, au grand soulagement de tous. Monsieur de Rouville put respirer.

Pendant ce temps, l’un des Meurons s’approcha de Milliard et, après avoir parlementé avec lui, le confia à ses camarades pour s’avancer vers Salaberry. Il fit le salut militaire, avec une attitude exprimant tout le respect dû au vainqueur de Châteauguay.

— Lieutenant-colonel, veuillez accepter les excuses que je vous présente au nom de mon camarade Milliard. Lui-même a perdu un frère à Badajoz, mais par faute de l’armée anglaise, si je peux me permettre cette explication.

Le ton posé du soldat, ainsi que la vive impression d’une intelligence tranquille, interpella monsieur de Rouville.

— Les paroles de cet homme sont remplies de bon sens. Cette satanée guerre nous a tous fait du mal.

Salaberry accepta les excuses. Mais il n’avait pas réglé tous ses comptes et se tourna vers le curé.

— C’est vous, Bédard, et votre foutu sermon, qui m’ont mis en rogne!

— Que dites-vous là? Ne vous ai-je pas largement encensé? Soyez assuré que c’est bien la dernière fois que je vous cite en exemple! rétorqua-t-il, furibond, avant de disparaître dans une virevolte de soutane indignée tandis que Salaberry, content d’avoir rabroué le curé, s’employait à chasser de son uniforme des poussières imaginaires.

Les épaules de monsieur de Rouville se relâchèrent pour de bon. Il voulut remercier le soldat qui l’avait aidé à maîtriser la situation.

— Ne vous ai-je pas aperçu, l’autre jour, chez Jean-Marie Proteau?

— Alexandre Darville, pour vous servir, colonel, se présenta le soldat en offrant un salut militaire à monsieur de Rouville. J’épouserai mademoiselle Proteau le jour même de ma démobilisation.

— Vous m’en voyez ravi, monsieur Darville, le salua monsieur de Rouville avant d’aller rejoindre son irascible gendre.

— Venez, mon cher, votre femme doit s’impatienter et le diable lui-même n’ose pas faire attendre la sienne.

La foule se dispersait.

— Dommage, confia Louise Lukin à son mari, j’aurais bien aimé voir Salaberry se faire arranger le portrait par ce soldat!

— Tu ne devrais pas dire ça, lui reprocha son époux, un homme au visage quelconque et aux favoris grisonnants, mais avec à la main une superbe canne en bois d’ébène au pommeau d’or.

David Lukin cherchait depuis longtemps à se faire élire marguillier. Il était même arrivé à convaincre monsieur Boileau de soutenir sa candidature.

— Je ne vois pas pourquoi je me gênerais avec ces gens qui nous méprisent.

— Ce n’est pas comme ça que tu les feras changer d’avis. Sans compter que tu compromets mes chances.

Elle haussa les épaules et détourna la tête pour voir Ovide détacher son cheval. Il lui fit un petit signe de la main avant de monter en selle et le couple alla son chemin.

Avant même le début de l’attroupement, Marie-Josèphe était sortie de l’église par une porte de côté et s’était dirigée dans le cimetière où, la veille, elle avait donné rendez-vous à Antoine. Elle l’aperçut qui bourrait sa pipe, nonchalamment appuyé sur un grand peuplier que le curé songeait à faire abattre. Ce dernier prétendait craindre que la foudre ne le fasse tomber, bien que la véritable raison fût que son large tronc dissimulait trop aisément les couples d’amoureux venus se conter fleurette.

— Vous avez donc reçu mon billet? se réjouit-elle, légèrement essoufflée, voyant qu’il était là.

Pleine d’audace, Marie-Josèphe avait utilisé Melchior comme messager, lui faisant promettre de ne rien dire à quiconque.

— Imaginez mon bonheur, lorsque je l’ai lu! Par la suite, je me suis longuement demandé si vous étiez sincère… Et si vous aviez renoncé? ajouta-t-il en plongeant ses yeux sombres dans les siens.

— J’ignorais encore quel prétexte inventer, je tenais tant à vous revoir. Et voilà qu’avec cet incident et tout ce monde regroupé devant l’église… c’est comme si quelqu’un avait orchestré cette dispute pour nous offrir une occasion.

— Alors, pendant que ces fous se battent, profitons-en, susurra-t-il, la voix doucereuse.

— Que voulez-vous dire? demanda-t-elle, tout en sachant très bien ce qu’il entendait par là.

Il la dévisageait avec un air grave.

— Donnez-moi votre main.

Elle obéit en tremblant et tendit une main qu’il examina tendrement avant d’y appuyer ses lèvres. La caresse provoqua une onde voluptueuse.

— Si j’avais votre permission, j’en ferais autant sur votre jolie bouche.

Sans l’ombre d’une hésitation, Marie-Josèphe lui abandonna ses lèvres qu’il embrassa goulûment, peut-être même un peu trop…

— Cela vous déplaît?

— Je dois partir, lui signifia-t-elle, fébrile. Je ne veux pas que mon frère nous surprenne. Quand nous reverrons-nous?

— Vous savez que monsieur de Salaberry m’invite finalement à son fameux dîner?

— C’est merveilleux!

— D’autant que vous y serez. De longues heures à passer pas très loin l’un de l’autre… murmura-t-il. J’en rêve.

— Je meurs d’impatience d’y être déjà, répondit Marie-Josèphe à ces paroles qui coulaient comme du miel à ses oreilles, avant de s’enfuir en direction du presbytère, non sans avoir gratifié son galant d’un regard appuyé.

Une fois qu’elle eut franchi la porte sans encombre, elle se sentit défaillir et monta immédiatement à sa chambre afin de reprendre ses sens.

Un peu plus tard, alors qu’ils étaient attablés devant un bol de soupe qu’elle venait de servir pour le repas du midi, Marie-Josèphe jouait avec sa cuillère, chipotant dans son assiette.

— Tu ne manges pas? demanda Jean-Baptiste.

— Je n’ai pas très faim. Un début de migraine. Je vais aller m’étendre un peu.

Sauf qu’une fois sur son lit, beaucoup trop excitée pour se reposer, Marie-Josèphe repassa les derniers événements.

Antoine… L’aimait-il vraiment? À la manière qu’il l’avait embrassée, comment pouvait-elle en douter?