Chapitre 20

Marie-Josèphe est amoureuse

À cette heure de la soirée, Marie-Josèphe avait revêtu son vieux déshabillé d’indienne qu’elle portait sur une chemise de nuit bordée d’une broderie anglaise. Installée près du feu qui brûlait dans sa chambre, elle avait entrepris de se laver les cheveux après les avoir rafraîchis aux ciseaux en coupant les pointes abîmées. Dans une soucoupe remplie d’eau tiède, elle avait fait fondre un peu de son savon de toilette anglais Windsor et agité l’eau de manière à ce que celle-ci devienne savonneuse. Avec son démêloir, elle avait d’abord séparé les mèches, puis, avec une éponge imbibée de cette eau, elle avait bien épongé les cheveux une mèche après l’autre, de chaque côté. On disait que les cheveux blonds demandaient à être lavés moins souvent, mais comme ses amies ne cessaient d’admirer la couleur de sa chevelure, dès qu’elle avait appris qu’Antoine Papineau était également invité au grand dîner des Salaberry chez les Rouville, elle s’était résolue à avoir pour ce grand jour des boucles soyeuses et lustrées. Demain, elle serait la plus belle!

L’opération fastidieuse exigeait de la patience. Une fois les cheveux lavés, elle les sécha avec un essuie-main qu’elle avait tenu près de la chaleur du feu afin qu’il soit chaud, ce qui était recommandé par une experte en la matière. Emmélie lui avait lu la manière de faire dans un manuel destiné aux dames. Une fois les cheveux séchés, elle les démêla à nouveau avec un peigne fin. L’objet de toilette bloqua sur un nœud, provoquant chez la jeune femme un soupir exaspéré. Sans les bons offices d’une servante ou l’assistance d’une sœur – à qui elle aurait même pu se confier –, elle devait se débrouiller seule. Tout comme lorsqu’il lui fallait serrer son corset ou attacher une robe. Et son frère, évidemment, préférait ignorer à quel point elle pouvait avoir besoin d’aide, n’ayant aucune idée des besoins féminins.

Une fois les cheveux démêlés, elle pouvait commencer à les papilloter, opération qui exigeait une grande précision. D’abord, à trois pouces du front, tracer une raie d’une oreille à l’autre pour bien distinguer les cheveux de devant de ceux de derrière. Elle reprit alors les ciseaux pour appointer les cheveux de devant. Ensuite, une nouvelle raie dans le sens contraire pour diviser la tête en deux. Les papillotes devaient être disposées sur deux rangs, de chaque côté de la tête.

Assise sur son lit, Marie-Josèphe se remit à rêvasser tout en enroulant une première mèche de cheveux. Antoine! Elle repassa mentalement chacune des petites attentions du jeune homme: le bras offert pour la raccompagner, les sourires entendus et le baiser. N’était-ce pas le comportement d’un homme épris? Elle avait un soupirant. L’autre jour, il l’avait fait rire avec ses remarques moqueuses à l’endroit du marchand Bruneau. Jean-Baptiste lui en avait même fait le reproche. Bah! Elle pouvait admettre qu’Antoine avait exagéré, mais si peu. Il avait simplement voulu l’amuser, ce que son frère, aussi austère qu’un prie-Dieu, ne pouvait comprendre.

C’était bien dommage pour le marchand Bruneau qui accumulait les maladresses. D’ailleurs, a-t-on idée d’être si grand et si maigre? Il lui faisait penser à un pied de céleri avec ses cheveux broussailleux. Et cette manière agaçante qu’il avait de la dévisager de ses grands yeux ahuris! «Je l’ai peut-être un peu froissé en lui montrant que je ne tenais pas à sa compagnie», songea-t-elle en se rappelant la fois où Jean-Baptiste avait invité Pierre à monter en calèche et qu’elle avait refusé. Avec insouciance, elle se pardonnait facilement son impolitesse. «Il aura vite oublié et ne pensera plus qu’à garnir les étagères de son magasin. Du reste, au diable le nouveau marchand!» Elle ne voulait penser qu’à Antoine, à sa voix grave, si caressante en prononçant son nom. Antoine, qui lui avait dit qu’elle était jolie! Ce que chacun de ses regards répétait. Et ce baiser échangé dans le cimetière, au point de la compromettre dangereusement. Comme tout cela était grisant! Juste d’y penser, elle se sentait toute remuée de l’intérieur, les sens en alerte avec une seule pensée à l’esprit: le revoir.

Était-ce cela, être amoureuse? Marie-Josèphe se sentait parfois incroyablement ignorante des choses de la vie, plus qu’une simple paysanne de quinze ans. Antoine Papineau éveillait chez elle un intense désir de plaire, l’excitation fiévreuse de séduire. Jusqu’alors, elle avait vécu une existence sage, se cachant pour lire des romans d’amour, contrairement à Emmélie, par exemple, qui pouvait lire tout ce qui l’intéressait et sans contrainte aucune, surtout pas l’ombre sentencieuse d’un frère curé par-dessus l’épaule. «Emmélie ressent-elle ces papillonnements dans l’estomac pour son Papineau?» se demanda-t-elle. Le moment opportun, elle s’ouvrirait à son amie de ses sentiments.

Il était temps de penser à sa robe. Ce n’était pas bien difficile, elle n’en avait qu’une seule, celle en mousseline blanche réservée aux grandes occasions. Emmélie lui avait prêté de longs gants de soirée. Elle porterait le collier rouge et les pendants d’oreilles assortis qui lui venaient de sa mère. La dernière papillote posée, elle s’installa à son prie-Dieu comme elle le faisait chaque soir avant d’aller dormir. Comment réciter ne fût-ce qu’un simple Ave avec des pensées vagabondes? Elle se releva pour jeter un coup d’œil à la fenêtre. Les feux du voisinage n’étaient pas tous éteints et les nuages s’étaient évanouis pour laisser place au ciel étoilé. Elle se remémora le baiser échangé. Aussi bien regagner son lit et rêver à loisir. Demain… Que demain était loin! Le sommeil fut long à venir, et lorsqu’il survint, un sourire flottait sur les lèvres de Marie-Josèphe.