Depuis l’aube, une grande activité régnait dans la cuisine du manoir de Rouville: volailles à déplumer, poissons à parer, bouillons à mijoter en vue du banquet du soir prévu pour vingt convives. Pour l’occasion, du personnel supplémentaire avait été engagé et Joseph faisait office de majordome en prêtant main-forte à madame de Salaberry, elle-même chargée par ses parents d’organiser la réception.
Les aîtres du manoir de Rouville revêtaient un air de fête: flambées crépitant dans les âtres des grandes cheminées, tentures repoussées pour faire entrer la lumière du dehors à pleine fenêtre, candélabres et chandeliers prêts à être allumés dès que le jour tomberait. Quelques minutes avant que les invités n’arrivent, Julie contemplait son œuvre dans la grande salle située à l’étage. La vaisselle de porcelaine blanche et bleue, les couverts d’argent et les fins verres de cristal avaient été disposés avec élégance sur les nappes blanches en damassé. Elle avait prévu deux tablées pour recevoir les nombreux convives, surtout qu’à la dernière minute s’était ajoutée cette mystérieuse dame de Beaumont: ils seraient donc vingt et un, un nombre impair qui compliquait ses plans. Pour le menu, elle s’était inspirée d’un dîner chez les Molson auquel elle avait assisté l’hiver dernier, et Joseph s’était rendu à Montréal pour compléter une longue liste d’achats. Ses ordres avaient été scrupuleusement suivis et tout semblait parfait.
Un léger brouhaha lui parvint, annonçant l’arrivée des premiers convives. Julie s’enfuit dans ses appartements; il était temps de revêtir sa tenue de soirée.
Madame de Salaberry avait ordonné un grand branle-bas pour la mise en place de sa réception. La salle de bal de l’étage était transformée en salle à manger et le rez-de-chaussée, où les pièces avaient été débarrassées de leurs meubles encombrants pour qu’on y circule aisément, accueillait les invités. Plus tard, on viendrait y prendre le dessert et les boissons chaudes, en attendant le bal.
Un domestique en livrée s’empressait d’offrir un verre de xérès à monsieur et madame Bresse, déjà là.
La belle Françoise Bresse étrennait une toilette copiée dans une revue de mode anglaise: la robe à longues manches était faite dans un tissu grenat à petits motifs. Sous la poitrine, un large ruban ceinturait la robe, soulignant une silhouette d’une infinie minceur. Sur ses cheveux noirs aux boucles serrées, auxquelles se mêlaient quelques fils gris annonçant un début de quarantaine, était posé un peigne en écaille surmonté de trois camées. Elle avait obtenu de son cher époux, un homme affairé, toujours surchargé de travail et qui faisait peu de cas de sa tenue, qu’il endosse son plus bel habit sur sa culotte de nankin jaune et noue correctement une cravate de soie.
— Les Rouville et les Salaberry se sont mis en frais pour recevoir leurs amis. Mais nous n’aurions pas dû arriver les premiers, chuchota Françoise, gênée de se retrouver à faire le pied de grue seule avec son mari dans ce grand salon.
— Pourtant, c’est toi qui es toujours pressée, riposta son mari. Ah! Voici le curé et sa sœur. Diable! Mademoiselle Bédard, vous êtes en beauté ce soir.
En effet, Marie-Josèphe resplendissait. Elle remercia d’un sourire radieux. À peine eut-elle le temps de dire bonjour que son frère l’entraînait vers les Rouville. Ces derniers s’avançaient pour accueillir leurs invités.
— Les officiers des Voltigeurs donnent un banquet la semaine prochaine chez Dillon, à Montréal, en l’honneur de Salaberry. Nous tenions à devancer l’événement, les renseigna monsieur de Rouville en souhaitant la bienvenue au curé.
— Honneur bien mérité! approuva Marie-Josèphe.
Mais son frère avait l’air ronchon.
— Si vous voulez mon avis…
— Je vous en prie, monsieur le curé, supplia madame de Rouville, qui ne voulait pas de dispute sous son toit, surtout par un jour pareil. Oublions l’incident de la messe. Votre sermon était parfait.
— Aujourd’hui, c’est fête, renchérit Marie-Josèphe en faisant à son frère de gros yeux qui signifiaient: «Ne commence pas.»
Et elle saisit Jean-Baptiste par le bras pour aller à la rencontre des Boileau qui arrivaient.
— Tiens! Voici les Talham, annonça Françoise Bresse qui scrutait toujours la porte d’entrée.
Malgré leur différence d’âge, le docteur et sa femme formaient un couple élégant. Marguerite portait une robe de taffetas changeant de cette nuance de bleu saphir qui lui allait à ravir. Elle avait finalement sacrifié ses longs cheveux aux impératifs de la mode, au grand désarroi de son mari. À son cou, un collier de perles, dernier cadeau offert par Alexandre. Son mari était comme toujours tiré à quatre épingles. Habit à longues basques, chemise de soie et cravate d’une blancheur immaculée et à la main, sa canne à pommeau doré. Le docteur portait désormais ses bésicles en permanence, ce qui lui donnait un air encore plus distingué.
— Il y a longtemps que je ne vous ai vue, dit Françoise en embrassant Marguerite. J’ai l’impression que vous vous êtes épanouie après votre petit dernier.
— Et cela lui va à ravir, déclara le docteur.
— Comme je vous envie! soupira madame Bresse. Je n’arrive pas à prendre une once. J’ai beau faire des efforts pour avoir la mine pleine de santé de votre épouse, docteur, je n’arrive pas à grossir.
— Tu n’as pas l’air malade! s’exclama son mari. D’ailleurs, si on me demandait mon avis, je dirais que bien des dames envient ta taille de jeune fille.
Madame Bresse lui adressa un sourire plein de reconnaissance. Elle qui se trouvait désespérément maigre pouvait compter sur la tendresse de son époux qui l’aimait comme au premier jour.
— Tais-toi! plaisanta-t-elle tout de même, en le frappant malicieusement du bout de son éventail. Tu vas finir par dire des polissonneries.
Monsieur Bresse haussa les épaules en souriant, délaissant sa femme pour se diriger vers le petit groupe formé par le docteur et les Rouville. Françoise poursuivit ses commentaires sur les invités.
— À propos de la sœur du curé, je dois dire que ces boucles dorées sont à faire damner un saint, fit-elle remarquer à Marguerite.
Les cheveux de Marie-Josèphe, à peine retenus par un serre-tête, retombaient jusqu’aux épaules. L’effet était saisissant.
— Elle a l’air d’une reine!
— À sa manière de s’agiter, on dirait qu’elle cherche quelqu’un, nota Françoise. Chut! La voici qui vient vers nous.
En effet, Marie-Josèphe s’empressait de les rejoindre.
— Que tu es jolie! s’exclama Marguerite en embrassant son amie. Et ta coiffure, très réussie! Ce collier de cornaline avec tes pendants d’oreilles, c’est la note parfaite.
— Merci du compliment! répondit joyeusement Marie-Josèphe.
Forte de ce premier succès, elle se sentait l’âme d’une conquérante. Mais où était Antoine? Elle était impatiente de le revoir. Allait-elle lui plaire? «Pourvu qu’il vienne!» pria-t-elle en silence, tout en se contorsionnant le cou dans l’espoir de l’apercevoir.
— Tu attends quelqu’un? demanda Marguerite, intriguée.
— Madame Talham, que pensez-vous de la robe de madame Stubinger? intervint alors Françoise. De la soie, certes, et très chic, mais ce violet! C’est d’une tristesse! Votre tante Boileau affectionne également cette couleur, sauf qu’à mon humble avis, cela lui va mieux au teint qu’à cette dame. Et son mari? Il est à faire peur avec son affreuse barbe.
Marguerite et Marie-Josèphe s’entre-regardèrent en se mordant les lèvres pour ne pas rire. Madame Bresse était si curieuse qu’elle ne voulait rien manquer, voilà pourquoi elle s’arrangeait toujours pour arriver la première lorsqu’elle était invitée quelque part. Volubile, surtout après un deuxième verre de xérès, elle poursuivait ses savoureuses descriptions, tel un héraut annonçant le nom d’importants personnages allant au bal.
— Nos chères demoiselles de Niverville! J’étais certaine que mon ancienne robe rayée irait à Thérèse. En vieillissant, elle maigrit à vue d’œil. Et la demoiselle Madeleine a un éventail en ivoire! L’objet est magnifique. Qui l’aurait cru? On voit qu’elles ont fait un effort de toilette et portent des gants convenables.
Elle s’arrêta à peine pour reprendre son souffle.
— Et voici donc le nouveau marchand qui vient avec Emmélie.
— Il a une drôle d’allure, avec sa tête ébouriffée, se moqua Marie-Josèphe, faisant tournoyer son verre.
— Il a surtout l’air aimable, nota Marguerite.
— C’est donc vous, ce magasin dont tout le monde parle? enchaîna madame Bresse tandis qu’Emmélie et Pierre saluaient ces dames.
— Ma cousine sera votre meilleure cliente pour tout ce qui touche la couture, dit Emmélie. Voyez sa toilette et dites-vous bien que c’est elle qui l’a entièrement conçue.
— Vous avez incontestablement des doigts de fée, admira Pierre, appréciant la façon de la robe.
— Seriez-vous juge en matière de mode pour les dames? le nargua Marie-Josèphe, prête à toutes les audaces après quelques gorgées de xérès.
— Oh! C’est que j’ai de nombreuses sœurs pour m’instruire, mademoiselle Bédard, répliqua Pierre, car lui aussi, l’alcool aidant, oubliait sa réserve. Ce qui me permet d’observer que vous-même êtes très en beauté ce soir…
Le rose lui monta aux joues. Mais comme elle voulait s’enivrer de compliments, pourquoi pas ceux du marchand Bruneau?
— Trop aimable, monsieur, sourit-elle avec un brin de coquetterie, lui la dévisageant avec adoration.
— Vous avez des yeux à faire rêver, Marie-Josèphe, osa Pierre, poussant sa témérité jusqu’à l’appeler par son prénom.
Ces yeux qu’il célébrait étaient déjà ailleurs, cherchant toujours quelqu’un qui n’arrivait pas. «Rien n’est plus ridicule qu’un compliment amoureux qui tombe dans le néant,» se désola Pierre, dépité.
«Comme il l’aime!» comprit alors Emmélie.
— Ah! tonna alors la voix remplie de fierté de monsieur de Rouville. Voici le héros de la fête et son épouse, ma fille!
— Le vainqueur de Châteauguay! ajouta le docteur Talham en applaudissant discrètement, entraînant les autres invités à faire de même.
Julie, tout simplement ravissante, en était à cette étape de la grossesse où les femmes gagnent en éclat, leur léger embonpoint les rendant belles et radieuses. La mode privilégiait les robes cintrées bien au-dessus de la taille naturelle et convenait agréablement aux dames dans cet état. Celle de Julie, recouverte d’un tissu transparent, était faite d’un satin rose pâle qui mettait en valeur ses cheveux bruns dont les boucles étaient simplement retenues par un petit diadème orné de pierres précieuses. Salaberry, revêtu de l’uniforme d’apparat des Voltigeurs, salua rapidement la compagnie. Mais au lieu de triompher, il fonça droit vers le curé.
Si tous avaient relégué l’incident de la messe aux oubliettes, il n’en était pas de même pour Salaberry, qui le rappela à messire Bédard…
— Votre sermon! l’apostropha d’emblée l’officier. Tout au plus un ramassis de balivernes, de paroles creuses. Vous avez failli à votre devoir!
— Vous voulez sans doute en remontrer à votre curé? rétorqua Jean-Baptiste Bédard, ulcéré. Faudrait-il que je vous soumette d’avance le contenu pour approbation, monsieur de Salaberry?
— J’ai l’intention de faire part de mon mécontentement à monseigneur Plessis, répliqua vivement l’officier. Serviteur, appela-t-il, furieux, plantant là le curé qui avait pâli.
— Que se passe-t-il? demanda monsieur Boileau, sa femme à son bras.
L’air réjoui de madame Boileau, visiblement affaiblie, disait par contre tout son plaisir d’être en société.
— Il menace d’écrire à l’évêque.
Le curé raconta l’incident à la noble dame qui voulut le rassurer.
— Vous savez bien qu’il ne le fera pas. Je suis bien placée pour vous dire que la noblesse a toujours besoin de se réconforter sur l’étendue de sa prétendue supériorité, ajouta-t-elle, narquoise. Et vous connaissez comme moi l’humeur volatile du colonel de Salaberry. Si j’étais vous, je ne le laisserais pas saboter votre soirée. Regardez-le! Il est déjà à cent lieues.
En effet, Salaberry s’était précipité vers Antoine Papineau. Ce dernier remettait son haut de forme au domestique avant de se joindre à cette assemblée de notables.
— Notre héros n’en a que pour sa future demeure, signala monsieur Boileau. C’est d’ailleurs la seule raison qui explique la présence de cet homme chez les Rouville.
Le bourgeois manifesta son indignation d’un froncement de nez dédaigneux.
— C’est un tort que de mélanger les torchons et les serviettes, émit le curé, jetant un coup d’œil circulaire dans la pièce, s’inquiétant tout à coup de savoir où était passée sa sœur. Elle avait disparu de son champ de vision.
— Moi non plus, je ne peux m’expliquer cet impair… rajouta madame Boileau en approuvant son mari.
Elle songeait aux Lukin, qu’on boudait. Ils auraient été beaucoup plus à leur place parmi eux. C’était toujours dangereux de mépriser les gens.
— Mon ami, il serait temps que vous usiez de votre influence, chuchota-t-elle à son mari en lui livrant sa pensée.
— Certes, consentit ce dernier avec une certaine indifférence. Quand passons-nous à table? C’est que je commence à avoir faim.
— On croirait entendre les demoiselles de Niverville, le taquina son épouse. Vous oubliez qu’il manque René.
Pour toute réponse, un large sourire éclaira le visage poupin de son mari. Curieuse, madame Boileau détourna la tête, pour aussitôt poser une main sur sa bouche, retenant un cri de surprise.
Au bras de son fils se tenait une femme d’un âge indéfinissable. Sa robe de bal éclipsait toutes les autres. Sous la ceinture soyeuse fermée par un bijou brillant de tous ses feux, des plis arachnéens retombaient gracieusement. De longs gants de chevreau et une large plume d’autruche piquée dans ses cheveux coiffés avec art et qui bougeait à chacun de ses mouvements complétaient sa toilette.
Alexandre Talham faillit s’étouffer avec son xérès. Ovide de Rouville, qui devisait avec les Stubinger et leur nièce Anne de Labroquerie, arrêta net de parler. Même Marie-Josèphe qui venait de retrouver son cher Antoine… De fait, l’espace de quelques secondes, toutes les conversations furent comme suspendues.
— Bonté divine! laissa échapper Françoise Bresse.
— Madame de Beaumont, confia alors monsieur Boileau à sa femme, plein d’innocence. Ne ferait-elle pas une belle épouse pour René?
Médusée, madame Boileau s’écroula sur la première chaise à sa portée.
«Voilà ce que donnent les bonnes idées de mon père», se dit Emmélie, constatant la commotion générale.
— Cette femme, avec son plumet, c’est la fée Strigilline emplumée, ironisa alors la voix cynique d’Ovide, presque dans son cou.
C’était bien là son habitude de surgir par-derrière, à pas de loup, pour la surprendre, manœuvre puérile qui l’amusait terriblement.
— Pour une fois, nous sommes d’accord, murmura Emmélie.
Elle ignorait, bien sûr, que madame de Beaumont avait autrefois humilié le fils Rouville en lui refusant sa porte.
— La fée Strigilline? demanda Pierre. Qui est cette créature?
— On la rencontre dans Les Prouesses inimitables d’Ollivier, marquis d’Edesse. Un roman poussiéreux de la bibliothèque de mon père, expliqua Ovide.
— Eh bien! Je vois qu’il vous arrive d’ouvrir un livre, constata Emmélie, moqueuse.
— Un effet de votre bonne influence, ma chère! Je peux même vous nommer l’auteur: Jacques Cazotte. Racontez donc à votre ami monsieur Bruneau cette histoire.
Emmélie ne se fit pas prier. Cette lecture l’avait beaucoup amusée.
— Dans la forêt enchantée de Mongrand, la fée Strigilline prend des amants, des jeunes gens de belle apparence qui finissent par s’égarer dans la forêt.
— Que cette fée est perfide! s’écria Pierre.
— Enguerrand, un ami d’Ollivier, est encagé par cette fée couverte de plumes jaunes, continua Ovide. Dans cette histoire, les femmes sont des êtres insatiables.
— C’est surtout un récit plein de fantaisie, le défendit Emmélie.
— J’ai bien peur de connaître une autre Strigilline, déplora Pierre.
Il observait Marie-Josèphe, en grande conversation avec Antoine Papineau. Elle buvait chaque parole du maître menuisier. Et Pierre, plus amoureux que jamais, se morfondait de les voir rire ensemble.
— Le favori de mon beau-frère, soupira Ovide. Dire que Salaberry a fréquenté la cour d’Angleterre! La sœur du curé avec ce godelureau! C’est la déchéance!
— Il n’en est rien et vous êtes mesquin, lui reprocha Emmélie, se désolant surtout pour Pierre.
— Je voulais vous dire que cette nuance de bordeaux vous va à ravir, murmura Ovide. Et ces boucles d’oreilles qui jouent dans votre cou, ces longs gants, continua-t-il en laissant glisser un doigt sur un bras, une joie pour mes yeux.
Agacée, Emmélie déploya son éventail d’un coup sec.
— Féline aux griffes acérées! J’adore vous chuchoter à l’oreille et je parie que cela vous chatouille agréablement. À propos d’adoration, je vois que monsieur et madame Stubinger font leurs salutations à vos chers parents et que leur nièce de Labroquerie s’ennuie. Je vous abandonne pour cette demoiselle. Que voulez-vous, elle m’aime!
L’instant d’après, il baisait la main gantée de la jeune fille. Emmélie ne put s’empêcher de sourire. Ovide aurait voulu susciter sa jalousie qu’il n’aurait pas agi autrement. Il perdait son temps… Mais où était passée Marguerite? Elle l’imagina broyant de sombres pensées. Non, elle avait retrouvé le bras de son mari en dévisageant cette femme qui était avec René.
Emmélie soupira. On les invitait à passer à table. Il était temps.
Une fois à table, Pierre crut défaillir. Madame de Salaberry l’avait subtilement placé entre Emmélie et Marie-Josèphe, et cette dernière avait pour deuxième voisin de table nul autre qu’Antoine Papineau. Il ne pouvait imaginer pire situation. Distrait, il tira légèrement sur la nappe en s’assoyant et une assiette faillit choir sur le plancher. La catastrophe fut évitée de justesse grâce à Emmélie, qui rattrapa la pièce du beau service de vaisselle à temps. La maladresse de son compagnon de table fit toutefois comprendre à la jeune femme qu’elle ne s’était pas trompée tout à l’heure sur l’intensité des sentiments de Pierre. Il en convint.
— Je n’y peux rien, elle m’obsède.
Elle tenta de le raisonner.
— Je ne peux croire en une subite inclination. Jusqu’à tout récemment, Marie-Josèphe se lamentait de sa solitude.
— Et il y a un mois, je ne la connaissais pas. Dès l’instant où je l’ai vue, j’ai été foudroyé. Voyez à quelle vitesse l’amour peut s’installer. Dire que c’est pour lui qu’elle est si belle aujourd’hui, s’affligeait-il.
Son désarroi faisait peine à voir.
— C’est une fable! murmura Emmélie. Je ne peux y croire.
Toutefois, elle se rendait compte qu’elle essayait plutôt de s’en convaincre elle-même, son esprit revoyant l’image du visage épanoui de son amie devant le maître menuisier, au faubourg des artisans. Marie-Josèphe, qui avait tant besoin d’amour… Comment pouvait-elle résister aux sourires gracieux d’un homme qui s’intéressait à elle? Quoi qu’il en soit, Emmélie s’interrogeait sur les motivations d’Antoine Papineau. Ces gens-là ne négligent jamais la dot d’une fille avant de l’épouser.
— Parlons d’autre chose, voulez-vous? proposa Pierre, voulant se libérer de son malheur. J’ai reçu une lettre de mon père qui annonce sa venue: il sera à Chambly dans quelques jours, pour m’aider à m’installer. Et notre ami Papineau l’accompagne, le seul et l’unique, insista-t-il pour qu’aucune confusion ne se glisse dans la conversation.
— Louis-Joseph me l’a écrit, confirma Emmélie.
— Vous ai-je également dit que ma sœur Marie-Julie se meurt d’envie de vous connaître? Eh bien, ce sera bientôt chose faite, puisqu’elle est du voyage.
— Votre sœur? Comment est-elle?
— Elle a vingt ans et c’est une jeune personne déterminée, la décrivit Pierre.
«Vingt ans! C’est dix ans de moins que moi», s’inquiéta Emmélie, imaginant cette jolie jeune fille qui côtoyait presque chaque jour Louis-Joseph Papineau. Elle aurait voulu en apprendre plus sur cette fameuse sœur, mais le premier service commençait: un consommé de volaille ou un potage à l’esturgeon. Madame de Salaberry invita le curé à réciter le bénédicité au profit des convives recueillis.
La prière terminée, Emmélie releva la tête. Ovide, son voisin de gauche, contait fleurette à Anne de Labroquerie. Il lui adressa pourtant une œillade, avant de poser discrètement une main sur le bout des doigts de la demoiselle. Emmélie se détourna pour s’extasier de la somptuosité de la réception à Pierre. Le domestique Joseph, en perruque et ganté de blanc, élégant contraste avec le noir de sa peau, remplissait les verres d’un vin blanc frais. À l’autre table, celle de monsieur et madame de Rouville, prenaient place ses parents, le curé, les demoiselles et les Stubinger. Monsieur de Rouville se leva avec l’intention de proposer une première santé.
— Mon cher fils. J’ai le droit de vous appeler ainsi puisque vous avez épousé ma fille, expliqua-t-il, la voix teintée d’émotion. Salaberry, à vous, et à votre victoire qui nous a tous rendus si fiers!
Tous se levèrent pour boire à la santé du héros de la fête. Certains applaudirent. Puis, monsieur Boileau se leva à son tour pour une deuxième santé.
— Au lieutenant-colonel de Salaberry qui nous fait l’insigne honneur de sa présence chez nous. Et à sa future demeure qui sera le plus bel ornement de Chambly.
De nouveaux applaudissements firent le tour de la table. Devant cet enthousiasme, Salaberry ne fut pas en reste.
— Mes amis! commença-t-il en se levant. Vous croyez sans doute que ma chère épouse s’est employée à me convaincre de bâtir notre nid à Chambly. Et qu’à ce vibrant plaidoyer, mes chers beaux-parents ont ajouté leur écot? Eh bien! Si c’est ce que vous pensez, vous avez raison!
Tout le monde se mit à rire.
— Cela dit, je dois vous faire un aveu. Lorsque je courtisais ma chère Julie, époque bénie, je fus tout autant séduit par ses vertus et sa beauté que par celles, bucoliques, il va sans dire, des paysages de Chambly.
On admira cette déclaration si habilement formulée où l’amour porté à une femme se nouait si joliment à celui du pays, ce pour quoi les joues de madame de Salaberry se couvrirent d’une charmante teinte rosée. Après que les époux se furent courtoisement salués de part et d’autre de la table, Salaberry poursuivit:
— Il ne me reste plus qu’une seule chose à ajouter. Depuis deux ans que je connais la belle société de Chambly, je n’y ai découvert que des amis! À vous, mes amis!
— À Chambly! clamèrent les convives à l’unisson.
— Et comme j’aperçois la tourte de poisson et les vol-au-vent d’huîtres, une spécialité de madame Ursule qui pourrait conquérir une armée de gourmets à elle seule, je vous fais grâce de la suite. Bon appétit, mes amis!
Fusèrent des rires et des commentaires d’appréciation pendant que les fourchettes se mettaient à cliqueter joyeusement.
— Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon, confia Antoine à Marie-Josèphe.
— Prenez votre temps, lui conseilla cette dernière en dissimulant derrière une mine complaisante son dépit de le voir dévorer goulûment.
Le bel Antoine en avait à apprendre sur la manière de se tenir à table.
— Nous en avons pour des heures, vous savez, fit alors Pierre Bruneau, heureux de prendre en défaut son rival.
Marie-Josèphe ne put s’empêcher d’observer son voisin de gauche. Malgré sa maladresse de tout à l’heure, Pierre maniait délicatement ses couverts, contraste saisissant avec les manières frustes d’Antoine. Elle relégua ce détail loin dans son esprit, car elle était d’humeur mutine et souhaitait le mettre au défi.
— Monsieur Papineau, j’ai une grande faveur à vous demander.
— Mademoiselle Bédard, pour vous satisfaire, je serais prêt à déplacer des montagnes, se vanta-t-il de sa voix chaude.
— C’est presque ça, dit-elle en minaudant. Il y a, dans la chambre de compagnie du presbytère, une armoire. Peut-être l’avez-vous déjà remarquée?
— Comment faire autrement? Elle est d’une facture remarquable. Je l’ai vue en allant régler la dîme pour un cousin, chez qui j’habite.
— C’est ce que tout le monde affirme. Elle meublait autrefois ma chambre et j’avoue que j’aimerais bien la voir reprendre son ancienne place. Sauf que Jean-Baptiste est contre l’idée. Trop de dérangement! Il prétend que ce serait l’ouvrage d’une journée que de la démonter à nouveau.
— Peut-être pas toute une journée, mais certainement quelques heures, estima Antoine.
— L’espace d’une matinée, par exemple?
— Pas plus, mademoiselle. Je vous l’affirme.
— Vous… pourriez le faire?
— Si tel est votre souhait, je m’en chargerai très volontiers.
— Il suffit de choisir le bon moment… pour ne pas déranger, murmura-t-elle pour elle-même.
Ce qui signifiait quand son frère serait absent.
— De votre côté, enchaîna-t-elle, il vous faudra vous dégager de votre travail?
— N’ayez aucune inquiétude. Je trouverai facilement un moyen, puisqu’il s’agit de vous faire plaisir.
— Je vous fais avertir dès que la voie est libre.
Marie-Josèphe était ravie de son plan.
Le majordome annonça alors le prochain service: pain de veau farci accompagné d’oignons cuits en salade, avant un bouilli de bœuf. Une fois servi, Salaberry s’empressa d’accaparer son maître de chantier. Charles avait tenu à l’avoir à sa table, et comme Julie n’avait pas l’intention de les écouter comparer les avantages d’une toiture en tôle plutôt qu’en bardeaux, elle attendait le moment propice pour intervenir.
Attribuer la bonne place à chacun de ses invités avait été un réel casse-tête. Julie s’était reprise une bonne dizaine de fois avant d’y arriver, cherchant à éviter les grincements de dents. Faire honneur à chaque convive selon son âge et son rang, tout en réunissant des gens qui auraient plaisir à converser ensemble, représentait un défi de taille. Son frère, par exemple, avait insisté pour être placé à côté d’Anne de Labroquerie. Il avait peut-être des intentions à son égard, s’était réjouie Julie.
Puis elle décida qu’il était temps d’interrompre la conversation «de chantier», tout en rappelant subtilement à Marie-Josèphe ce que cette dernière semblait oublier: ses devoirs envers son autre voisin de table, Pierre Bruneau. Auparavant, elle confia à madame Talham le soin de distraire Salaberry.
— Marguerite, il faut que vous racontiez à mon mari votre expérience au théâtre, suggéra-t-elle, l’air amusé. Vous savez qu’il est amateur, il a lui-même joué dans sa jeunesse.
La femme du docteur s’exécuta volontiers. D’origine paysanne, Marguerite avait été éduquée au sein de la famille Boileau et, depuis dix ans qu’elle était mariée à Alexandre, elle avait acquis tout le vernis nécessaire pour être à l’aise en société et même Salaberry ne l’intimidait plus.
— J’étais tellement prise par le jeu des comédiens que je prenais pour vérité tout ce que j’entendais, avoua-t-elle en se rappelant ce premier voyage à Montréal, le lendemain de son mariage.
— C’est la première fois que vous me narrez cette histoire et c’est très joliment raconté, commenta Salaberry, tout en riant de sa naïveté.
— Je me rappelle avoir assisté à cette représentation. Tu étais alors en Europe, murmura madame de Beaumont à René, qui l’interrogeait du regard. Seriez-vous envieux, monsieur le notaire, de l’époque où vous n’étiez pas dans ma vie? le taquina-t-elle doucement.
— Je n’ai pas à être jaloux, chère Lisette, puisque mon cœur était pris, rétorqua-t-il.
— Pour cette belle dame, n’est-ce pas? fit-elle en désignant discrètement Marguerite. Tu m’en avais parlé, et dès que je l’ai vue, j’ai su que c’était elle.
Préférant ne pas répondre, René reprit un ton normal et changea de sujet:
— Comment trouvez-vous ce bouilli de bœuf, chère amie?
— Délicieux! et s’adressant à l’hôtesse: madame de Salaberry, ce repas de banquet est une réussite!
Julie remercia d’un salut gracieux avant de se tourner vers Antoine:
— Je réclame l’histoire édifiante de votre ancêtre: son épouse Catherine aurait été une captive des Iroquois?
Elle accapara si bien Antoine que Pierre eut le champ libre et se tourna vers Marie-Josèphe.
— Et vous, mademoiselle Bédard, êtes-vous déjà allée au théâtre?
Il avait appris, par René, que son apparition blonde s’ennuyait dans son presbytère.
— Vous savez, la vie avec un frère curé ne permet pas ce genre de distraction.
Pierre sentit du regret dans sa voix et sauta sur l’occasion pour tenter un rapprochement.
— Permettez-moi d’espérer avoir le bonheur de vous y mener un jour, osa-t-il.
Malheureusement, elle demeura insensible à cette déclaration. De toute évidence, elle ne souhaitait que tromper son impatience en attendant de reprendre sa conversation avec Antoine.
Son indifférence le blessa. On venait de servir un vin de bordeaux qu’il s’empressa de goûter, frustré. Décidément, il avait beau chercher un sujet qui pourrait l’intéresser, rien ne lui venait. Il faut dire qu’elle-même ne fournissait aucun effort pour l’aider et finalement, sa tentative de rapprochement avait lamentablement échoué.
— Dommage pour ce veau qui est délicieux, finit-il par dire, un brin ironique, en la voyant chipoter dans son assiette.
— Je préfère le canard rôti et cette purée Crécy, répondit-elle, sur le même ton.
Elle dirigea de nouveau toute son attention vers Antoine, que Julie libérait enfin. Marie-Josèphe en profita pour glisser subrepticement une main sous la table. La réponse fut immédiate: celle d’Antoine se posa sur la sienne et elle tressaillit de plaisir.
— Dès que nous serons dans notre maison, nous recevrons souvent, déclara Julie, satisfaite du succès de sa soirée. Et pour ce faire, il me faudra dénicher une perle comme votre Ursule, Emmélie. D’ailleurs, je ne sais comment vous remercier de nous avoir prêté votre cuisinière pour ce soir. Sans elle, j’étais perdue!
— Méfiez-vous, ma chère, la prévint alors Ovide, qui délaissa Anne un instant. Ma sœur est capable de débaucher votre merveilleuse Ursule.
— Il est vrai qu’on mange divinement bien chez mes hôtes, approuva Pierre.
— Très chère mademoiselle Boileau, votre acharnement au confort de votre prochain est une autre de vos admirables vertus, déclara le fils Rouville. Dites à nos amis combien je vantais votre caractère, l’autre jour, alors que nous partagions ensemble un thé exquis chez les non moins exquises demoiselles de Niverville.
«Perfide!» songea Emmélie.
— Vous êtes insupportable, le blâma-t-elle à voix haute, afin d’atténuer ses propos qui pouvaient laissaient supposer une quelconque accointance et blesser Marguerite.
Comme de juste, ces dernières paroles choquèrent sa cousine qui lui jeta des regards noirs de l’autre côté de la table.
— Eh bien! confia Lisette à René. Il s’en passe des choses, à Chambly! Ta sœur, qui fait tourner la tête au fils Rouville…
— Je suis comme toi, il me déplaît. Mais comme elle est de taille à se défendre, il n’y a là rien d’affolant.
— Par contre, après tout ce que je t’ai raconté, je m’inquiète pour mademoiselle Bédard. Que pouvons-nous faire pour la prévenir de ce malotru?
— Malheureusement, tu as bien vu qu’il est le préféré de Salaberry. Impossible de le dénoncer ici.
— Si nous n’agissons pas, il y aura un autre drame. Ces sourires mielleux ne sont qu’un leurre.
— Ils cesseront lorsqu’il découvrira qu’elle n’a pas de dot, ajouta René, qui ne partageait pas ses inquiétudes. Et Marie-Josèphe n’est pas sotte au point de commettre l’irréparable.
Lisette n’était pas de cet avis.
— Souhaitons que tu aies raison, car vois-tu, ces femmes de trente ans qu’on prive d’amour sont des assoiffées. Personne ne mesure l’intensité de leur désir.
On allait servir une délicieuse génoise au rhum et au fromage glacé, un des desserts les plus fameux d’Ursule, avec du blanc-manger et des fruits en compote.
Les convives finirent par se déclarer repus et commencèrent à déserter la table dans un bruit de chaises repoussées. Antoine profita de la confusion pour attraper furtivement la main de Marie-Josèphe et la serrer discrètement. Le geste n’échappa malheureusement pas à Pierre, toujours aux aguets. Puis, les femmes se séparèrent des hommes.
Dans la chambre de compagnie, on servait le café et le thé pour les dames, pendant que ces messieurs s’éternisaient autour d’un verre d’alcool et que les domestiques débarrassaient la grande salle de réception pour la transformer en salle de bal.
Méditant devant son verre de porto, Pierre observait le menuisier se perdre en vaines discussions avec monsieur Bresse pour une pierre de cheminée déchaussée qu’il tardait à remplacer. «Il a une belle figure, mais c’est bien tout ce qu’il a», pensa-t-il. Ce qui était une bien piètre consolation.
Une fée le tenait prisonnier. Et il en était malheureux. Si Marie-Josèphe lui préférait ce hâbleur, que pouvait-il y faire? Elle ne méritait pas son amour.