Julie et Salaberry étaient déjà en place pour ouvrir le bal. Monsieur Boileau, qui avait installé confortablement son épouse, se présenta à madame de Beaumont.
— Chère madame, autant de beauté réjouit mon vieux cœur, fit-il en s’inclinant exagérément devant elle. Me ferez-vous l’honneur de cette danse en me préférant à mon fils qui vous accapare depuis le début de cette soirée?
— Je ne peux refuser une invitation aussi charmante. J’accepte volontiers, si monsieur votre fils le permet, bien entendu.
— Comme si madame de Beaumont avait besoin d’une quelconque permission, railla René, avant de se mettre à la recherche d’une cavalière.
Le docteur Talham venait de ravir Marie-Josèphe au menuisier Papineau qui ne la quittait plus. Lisette avait raison sur ce point, la sœur du curé se compromettait. Bon, tout ceci ne le concernait pas, les violons s’accordaient et il se demanda où était Marguerite.
Ces dernières années, lorsqu’ils se rencontraient par hasard en tête à tête comme aujourd’hui, isolés parmi les convives qui se dispersaient avant l’ouverture du bal, ni elle ni lui ne faisaient allusion à leurs anciennes amours. Ils se comportaient exactement comme si rien entre eux n’avait existé. Ce silence tacite leur donnait l’illusion qu’ils étaient tout bonnement redevenus des cousins.
— Je t’invite, dit-il en l’entraînant par la main.
Marguerite le suivit, mais retira délicatement sa main de la sienne. Ce simple contact la troublait et René le comprit. Entre eux, malgré les apparences, l’indifférence était impossible.
Emmélie se retrouva tout naturellement avec Pierre, et Ovide, avec Anne de Labroquerie. Les couples ainsi formés, la danse se mit en branle.
Quant à Antoine Papineau, il se tenait à l’écart, se demandant s’il ne devait pas tout simplement s’éclipser. Finalement, il n’était pas très à l’aise au milieu de tous ces notables dont la plupart le toisaient. Au moment où s’amorçait la deuxième danse, Marie-Josèphe s’avança vers lui.
— Venez, avant que quelqu’un d’autre ne m’enlève.
— C’est que vous êtes la reine de cette fête, s’apitoyait-il, un peu jaloux. J’ai l’impression qu’on se ligue pour vous soustraire à ma présence.
— Croyez-vous? Alors, bravons ces gens avec cette contredanse.
Dès les premières notes, Marie-Josèphe constata avec joie qu’il connaissait bien les pas. Il était même bon danseur.
— Je dois vous faire un aveu, mademoiselle Bédard, murmura Antoine en s’inclinant devant sa cavalière.
— Un aveu, maître Papineau? répéta-t-elle en lui rendant joyeusement son salut.
— Vous rappelez-vous avoir visité la maison des Bresse, il y a quelques mois de cela? dit-il pendant l’échange de partenaires.
— Madame Bresse y tenait résolument, répondit Marie-Josèphe avec un geste délicat du bras.
— Vous étiez dans le grand vestibule de l’entrée, à admirer la disposition des pièces, continua-t-il en la faisant gracieusement tournoyer.
— Je me rappelle avoir vu des ouvriers achever de poser les boiseries de la chambre de compagnie.
— J’étais dissimulé dans l’office et je n’osais plus sortir, lui avoua-t-il en la retrouvant. Ainsi, je pouvais vous admirer à loisir.
Cette grande révélation la troubla.
— Vous m’aviez remarquée?
— Le jour où je vous ai empêchée de trébucher, il y avait longtemps que je cherchais un moyen de vous approcher. Pardieu! J’y ai vu une intervention divine.
Il l’avait remarquée bien avant qu’elle n’en ait eu conscience. Il l’avait même recherchée! Marie-Josèphe arrivait difficilement à contenir la joie immense que ces aveux provoquaient. Quel malheur que la danse s’achève déjà!
Antoine en profita pour lui baiser longuement la main pendant que les musiciens annonçaient une autre contredanse. Refusant de perdre son cavalier, Marie-Josèphe l’entraîna de nouveau sur la piste, voyant René qui s’approchait pour l’inviter. Ce dernier repartit bredouille, puis se replia sur madame Talham qui ne se fit pas prier. Ces deux-là évoluaient en un parfait accord, mais la danse se termina rapidement et les musiciens finirent par prendre un peu de repos.
Marie-Josèphe et Antoine s’installèrent à l’écart, loin des indiscrets, afin de poursuivre leur doux bavardage. Ce qui n’échappa pas à Pierre qui les observait, malheureux, seul dans son coin.
Ovide en profita pour s’approcher d’Emmélie.
— Mademoiselle Bédard s’accroche sans vergogne à son manant, déclara-t-il.
— Comme toujours, vous exagérez! la défendit Emmélie.
— Elle ne danse qu’avec lui!
— Pourtant, vous faites de même avec mademoiselle de Labroquerie, répliqua-t-elle, un brin ironique.
— Vous êtes jalouse?
— Ne soyez pas ridicule.
Il haussa les épaules.
— Qu’y puis-je, si cette petite est amoureuse de moi? Si je vous invitais, vous me refuseriez… vous n’en avez que pour votre Pierre. Sauf que… passant outre votre royal dédain, j’ai tout de même décidé que vous seriez ma danseuse.
— Certes, non! protesta Emmélie en déployant son éventail.
— Hum! Et si nous faisions un pari? Si je réussis à mettre ensemble mademoiselle Bédard et le marchand, vous dansez avec moi.
Emmélie s’esclaffa.
— Pari tenu, accepta-t-elle.
Il s’éclipsa. Pendant ce temps, Marguerite vint la rejoindre pour bavarder.
— Que te veut-il encore, celui-là?
Emmélie lui expliqua le pari, d’un ton détaché.
— Je suis bien tranquille, la chose me paraît impossible.
Or, Ovide s’interposa facilement entre Antoine et Marie-Josèphe.
— Que vous racontez-vous de si passionnant tous les deux? demanda-t-il, d’un ton badin.
— En quoi cela vous concerne-t-il? se défendit Marie-Josèphe.
— Peu importe, en effet. Mademoiselle Bédard, j’entends la musique qui reprend. Je vous invite, lança Ovide, faisant fi de la présence du menuisier.
Comment refuser?
— Pourquoi pas? sourit Marie-Josèphe, prise d’une envie irrésistible de s’amuser. Vous m’inviterez pour la prochaine, lança-t-elle à Antoine, déçu, qui n’avait d’autre choix que de s’effacer.
Quand les derniers accords s’évanouirent, Ovide l’entraîna subtilement vers Pierre dont les yeux comme aimantés revenaient toujours à Marie-Josèphe.
— Monsieur Bruneau, je vous confie ma cavalière pour cette danse. Ah! Ne protestez pas, mon ami, vous ne pouvez refuser de faire danser la sœur de notre curé. Et ne craignez rien, je m’occupe de mademoiselle Boileau.
L’instant d’après, il s’inclina devant Emmélie.
— Me ferez-vous l’honneur?
— Comment avez-vous fait? demanda-t-elle, interloquée, durant qu’ils se joignaient aux autres danseurs.
— Ma foi, c’était trop facile, lui confia-t-il, une lueur de triomphe dans les yeux. Votre ami est un gentleman et je les ai placés dans une situation où ni l’un ni l’autre n’avait d’autre choix que d’accepter.
— Vous êtes le diable!
— C’est ce qu’on dit! Maintenant, vous êtes toute à moi, ma charmante. Oh, qu’est-ce que j’entends? Les premiers accords d’un de ces quadrilles français. Posez votre adorable main sur la mienne. Voilà! Je vous avertis, je profiterai de toutes les occasions pour vous prendre la taille.
— Nous verrons!
Ce n’était qu’une danse, après tout. Ovide la laisserait tranquille par la suite.
— Eh bien! commenta Marguerite, ulcérée de la voir s’amuser avec son bourreau d’autrefois.
Elle comprenait de moins en moins sa cousine, qui était pourtant si chère à son cœur. Comment pouvait-elle oublier qu’Ovide de Rouville noircissait tout ce qu’il touchait? Et où était René? Il dansait avec cette femme… Profondément déçue, elle ne prenait plus aucun plaisir à être ici, chercha Alexandre et, prétextant la fatigue, demanda à rentrer.
— Tout ce que tu voudras ma petite fleur, accepta celui-ci. Je crois d’ailleurs que ces divertissements ne sont plus de mon âge.
Pendant ce temps, Pierre était tout à son bonheur. Il s’extasiait de simplement avoir le droit de toucher la main de celle qu’il aimait.
— Mademoiselle Bédard, vous dansez de manière remarquable, murmura-t-il.
— On le dit, monsieur Bruneau, railla Marie-Josèphe, distante.
— Mademoiselle, si j’ai pu vous offenser, je vous prie de m’en excuser. Si vous saviez à quel point votre froideur à mon égard m’afflige, vous cesseriez peut-être de me déconsidérer comme vous le faites…
— Je… Je ne vous en veux nullement, s’excusa-t-elle, se trouvant tout à coup idiote.
Après tout, cet homme n’était rien pour elle. Pourquoi, alors, avait-elle adopté cette attitude hostile?
— Puisque c’est ainsi, faites-moi l’aumône d’un sourire, l’implora-t-il.
Ce pauvre monsieur Bruneau… Était-ce possible qu’elle lui plaise également? Cette découverte lui apporta une grande satisfaction, bien qu’elle ait déjà donné son cœur à Antoine.
— Voilà, monsieur Bruneau, s’exécuta-t-elle en répondant à son vœu. Êtes-vous satisfait?
— Mademoiselle, toute votre beauté réside dans votre sourire, ajouta-t-il, avec une telle ardeur qu’une onde de plaisir la parcourut.
Ce moment de grâce ne dura pas. La musique avait cessé et les danseurs se dispersèrent. Marie-Josèphe se demanda où était passé Antoine. Cette fois, madame de Beaumont s’en indigna.
— Cette fille est une oisonne, déclara-t-elle à René qui venait d’être son cavalier.
— Ne t’en mêle pas, la supplia le notaire, devinant ce qu’elle avait en tête.
Mais Lisette se dirigea droit vers Marie-Josèphe.
— Mademoiselle Bédard, vous direz sans doute que ce ne sont pas de mes affaires, mais vous vous compromettez dangereusement.
— Et c’est vous qui me dites ça? rétorqua la sœur du curé en ricanant. En effet, madame, comme vous le dites si bien, mes relations ne vous regardent pas.
Il en fallait un peu plus pour ébranler madame de Beaumont.
— Je serai sans détour, mademoiselle. Cet homme est un misérable et je détiens des preuves qu’il n’est qu’un aventurier.
— Vous aimeriez peut-être l’ajouter à vos conquêtes? lança Marie-Josèphe, furieuse, tout en désignant René.
Lisette haussa les épaules.
— Je vous aurai prévenue, répondit-elle d’un ton neutre.
Mais Marie-Josèphe, arborant un air de défi, se retourna vers Antoine.
— Que voulait cette femme? demanda-t-il.
— Cette Montréaliste veut déjà faire la loi chez nous.
— Elle vous jalouse parce que vous êtes la plus belle, dit-il, en lui serrant la main.
Ce simple geste eut le don de rendre à Marie-Josèphe son sourire et elle l’entraîna dans une bourrée endiablée.
Plus loin, les demoiselles de Niverville commentaient à leur manière la soirée au curé.
— J’ignorais que votre sœur avait un tel goût pour la danse, constata candidement Madeleine en battant la mesure.
La vieille fille n’aurait pas détesté se faire inviter, se rappelant avoir souvent dansé le menuet dans sa jeunesse avec le jeune de Bleury, celui qui finalement était devenu prêtre. Son cœur se rappelait encore tous les émois que cela avait provoqués. Ses espoirs furent bientôt récompensés, car monsieur Boileau venait de laisser madame Bresse et s’avançait vers elle, la main tendue.
— Puisque sa santé ne lui permet pas de sautiller comme jadis, ma chère femme me confie à vous. Vous venez?
— Oh! Cher ami, fondit Madeleine, le cœur en joie.
Thérèse lui jeta un regard d’envie. Puis, elle s’adressa au curé. Après avoir eu un mot pour chacun, il était venu rejoindre les demoiselles et commençait à bâiller.
— Ma propre sœur se laisse parfois corrompre par les artifices du démon, chuchota Thérèse, en lui désignant Madeleine qui sautillait devant monsieur Boileau, affichant un air extasié de jouvencelle. J’ai beau prier pour elle, on dirait que rien n’y fait. Et que dites-vous de ce jeune homme qui dansait avec Marie-Josèphe tout à l’heure? Un marchand de Québec, dit-on.
— Et d’une excellente famille. Son frère est ordonné, et son oncle est messire Robitaille, l’ancien curé de Pointe-Olivier.
— Celui qui était venu bénir la cloche après l’incendie?
— C’est bien lui.
— En effet, on ne peut faire mieux, décréta la demoiselle. Comme c’est dommage qu’il ne l’ait pas retenue pour la danse suivante. C’est encore ce menuisier, que notre ami Salaberry a fait l’erreur d’inviter, qui se pavane à ses côtés.
— Encore? Comment, encore? interrogea le curé, ébranlé.
En fait, il n’avait rien vu. Au repas, il n’était pas à la même table que sa sœur et depuis le début de la danse, il somnolait plus ou moins. Et la jumelle délaissée avait besoin de déverser un peu de fiel.
— Depuis le début de la soirée, nombre de personnes ont remarqué que ce Papineau n’en a que pour mademoiselle Bédard, donna-t-elle à entendre au curé, notant avec satisfaction que le rouge de la fureur l’atteignait.
Le résultat ne se fit pas attendre. La danse n’était pas aussitôt terminée que Jean-Baptiste s’avança vers Marie-Josèphe et Antoine. Avec son air furibond, ce n’était certes pas pour s’amuser.
— Il est temps de rentrer. Quant à vous, disparaissez de ma vue.
— Mais, Jean-Baptiste!
— Aucun «mais» ne tient. Allons remercier nos hôtes et partons.
— Eh bien! lança Emmélie. Si messire Bédard tolère la danse, tous les cavaliers de sa sœur ne lui plaisent pas.
— Tout de même, notre curé aurait pu être plus aimable envers le menuisier, nota Pierre.
— Vous n’allez tout de même pas le plaindre? s’offusqua Emmélie. Venez, fit-elle en l’entraînant. Une dernière avant de rentrer.
Elle passa devant Ovide qui la dévisagea avec un petit air narquois. Puis, celui-ci s’inclina devant Anne de Labroquerie qui attendait cette invitation depuis un moment.
Sur le chemin du retour, le curé demeura silencieux. Il ne fit aucun commentaire sur la soirée. Marie-Josèphe dodelinait de la tête, chantonnant quelques notes d’une contredanse, paupières closes, épuisée d’avoir tant dansé et ri. Deux lanternes éclairaient faiblement le chemin, oscillant lorsque la calèche contournait une ornière. Jean-Baptiste fulminait, broyant du noir. Sa propre sœur… envoûtée par ce coureur de jupons. Mais quelle mouche avait donc piqué Salaberry d’inviter pareil m’as-tu-vu?
Le cheval à peine dételé, il referma bruyamment la porte du presbytère et bourrassa en retirant sa pèlerine.
De son côté, Marie-Josèphe n’espérait qu’une seule chose: son lit! Elle avait commencé à gravir quelques marches qui menaient à l’étage quand soudain:
— Tu t’es couverte de honte!
— Qu’est-ce qui te prend, Jean-Baptiste? Laisse-moi tranquille, je veux dormir.
— Trop de xérès, sans doute? s’écria le curé d’un ton narquois. Cela explique peut-être pourquoi tu t’es exhibée outrageusement!
Marie-Josèphe s’arrêta au milieu des marches.
— Je n’ai fait que m’amuser et danser! protesta-t-elle.
— Avec un menuisier?
— Ainsi qu’avec un notaire, un marchand et même monsieur Bresse, précisa-t-elle d’un air amusé. J’ai eu du plaisir, mais toi, on dirait que tu veux gâcher une des plus belles soirées de ma vie.
— Tu t’es surtout affichée avec ce greluchon! Tu crois peut-être que je n’ai rien vu quand il t’a quasiment léché la main.
— C’est faux!
— Je vais finir par interdire la danse dans ma paroisse.
— C’est ridicule! Aucun curé n’a jamais réussi à empêcher les gens de danser. Et tu ne pourras tout de même pas l’interdire dans les maisons des officiers anglais.
Décidément, Jean-Baptiste perdait la mesure. Elle n’arrivait pas à s’expliquer l’indignation de son frère.
— Je t’avais pourtant mise en garde, l’autre jour, à propos des Papineau. Et toi, tu t’empresses d’encourager ce vaniteux. Je vais sommer l’impertinent de ne plus t’approcher.
— Et de quel droit, je te prie? Je suis majeure et libre de choisir moi-même mes fréquentations.
— Par tous les saints! La propre sœur du curé de Chambly et un simple menuisier. Nous serons la risée. Cet homme n’est pas de ton rang!
— Pas de mon rang? Et qui suis-je, moi, sinon une servante dans un presbytère?
Cette fois, le visage du curé était blanc comme un linge.
— Ces paroles sont indignes de toi!
— Monsieur Papineau gagne honorablement sa vie. Il m’offrira de belles toilettes, comme celles de madame Valade! ET… j’aurai ma servante!
Le curé était épouvanté.
— Tu ne vas tout de même pas l’épouser?
— «Tout bon chrétien a le devoir de se marier», n’est-ce pas ce que tu prêches?
— Mais je ne parlais pas de toi, se défendit Jean-Baptiste.
Marie-Josèphe en avait assez entendu et grimpa le reste de l’escalier. Elle allait regagner sa chambre, lorsque son frère s’écria:
— Tu oublies que tu es la sœur de deux prêtres, deux avocats et un notaire.
— La belle affaire! s’écria-t-elle, du haut de son perchoir. Mes chers frères se soucient bien peu de mon bonheur. Si je veux me marier, je dois me débrouiller seule.
— Tu sais très bien que ta place est auprès de moi.
— Qui es-tu pour décider de mon sort?
— Ton frère! Et ton curé, par-dessus le marché!
— Va au diable!
Ces mots acerbes conduisirent Jean-Baptiste Bédard au bord des larmes. Il ne s’était jamais senti aussi désemparé.