Au lendemain du bal chez les Rouville, Jean-Baptiste avait formellement interdit à sa sœur de revoir ce petit menuisier prétentieux. Ignorant l’avertissement, Marie-Josèphe s’ingéniait à multiplier les occasions de croiser son chemin, ne serait-ce que le temps d’un regard. Si elle n’était pas à la fenêtre du presbytère à guetter le passage de son bien-aimé lorsqu’il regagnait son domicile du faubourg des artisans, elle se rendait chez madame de Salaberry dans le seul but de l’apercevoir sur le chantier de la future maison. Elle ne vivait plus que pour ce ballet d’œillades et de sourires entendus, le souffle suspendu à une attente amoureuse qui faisait ses jours et ses nuits.
Emmélie, à qui Marie-Josèphe tenait le journal quotidien de ses amours, croyait qu’il fallait suivre les élans de son cœur, bien qu’elle comprît difficilement l’engouement de son amie. Certes, le menuisier était beau garçon et son avenir s’avérait prometteur – elle pouvait même concevoir la différence de classe dans une union si celle-ci reposait en parts égales sur une communauté de goûts et de sentiments –, cependant, était-il raisonnable d’envisager le mariage?
— Apprends d’abord à bien le connaître avant de voir en lui un mari, avait-elle simplement suggéré à Marie-Josèphe pour la mettre en garde.
À quoi Marie-Josèphe avait vivement réagi:
— Je n’ai pas envie d’attendre deux ans avant de recevoir une demande!
Blessée par cette remarque qui lui rappelait l’indécision de son Papineau, comme le désignait désormais Marie-Josèphe pour marquer la différence entre l’amoureux d’Emmélie et le sien, la demoiselle Boileau était demeurée silencieuse.
Depuis qu’elle était amoureuse d’Antoine Papineau, Marie-Josèphe avait changé, au point qu’on aurait cru qu’elle n’était plus elle-même, constatait Emmélie. De quoi était faite la profonde affection qui pouvait exister entre un homme et une femme? En quoi consistait cette attirance qui les décidait à unir leurs vies? Il y avait là un mystère qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer. Elle partageait avec Louis-Joseph Papineau un grand nombre d’affinités: un intérêt certain pour la politique, un goût profond pour la littérature et pour les beautés de la nature. L’attirance physique était aussi bien présente; elle la ressentait fortement lorsqu’il était auprès d’elle et que leurs mains se cherchaient. Et depuis que l’orateur de la Chambre avait racheté la maison familiale des Papineau, rue Bonsecours à Montréal, il était bien établi et plus rien ne l’empêchait de se marier. Qu’attendait-il donc pour faire sa demande?
Les amours de Marie-Josèphe lui rappelaient que les siennes n’avançaient pas.
Ma fée Strigilline, tu as ravi mon cœur, tu l’as emprisonné dans une cage dont toi seule possèdes la clé. O.
La lecture du billet lui arracha un sourire, alors qu’elle aurait dû le jeter au feu d’un geste rageur. Emmélie était encore indécise lorsqu’on lui annonça un visiteur. Elle glissa vivement le feuillet replié dans un tiroir de sa commode et descendit, croyant trouver Ovide. C’était bien lui, ça, que d’avoir le toupet de se présenter sans invitation. Sans détour, elle allait lui dire de la laisser tranquille. Quelle ne fut pas sa surprise de reconnaître Louis-Joseph Papineau, chapeau à la main, qui examinait un paysage de William Berczy suspendu dans l’entrée en l’attendant. Folle de joie, elle se précipita dans ses bras ouverts.
— Vous! Comme je suis heureuse! se réjouit-elle, des larmes de bonheur inondant ses joues.
— Là, là! fit-il en la tenant toujours dans ses bras tandis qu’elle avait le visage enfoui dans le creux de son épaule. Vous ne m’embrassez pas?
Elle s’exécuta aussitôt dans un long baiser. Une fois remise de ses émotions, elle remarqua le bagage de Louis-Joseph, posé par terre, près de la porte. Son visage se couvrit d’un air navré.
— C’est que… votre chambre est occupée. Il vous faudra loger à l’auberge de monsieur Vincelet.
La voyant confuse, il la rassura.
— Apprenez que notre ami Pierre logera chez lui, avec son père et sa sœur qui s’y installent. C’est du moins ce qu’ils faisaient lorsque je les ai laissés. Pierre demande qu’on lui envoie ses affaires. Et moi… Eh bien! Je reprends ma place chez vous… ma belle amie.
— Oh! Louis-Joseph! Je vous attends depuis si longtemps. Si vous saviez à quel point…
Le reste se perdit dans un nouveau baiser.
Ce matin-lภaprès une visite dans le bas de la paroisse, le docteur Talham s’était rendu directement au presbytère.
— La veuve de l’habitant Augustin Maillot vit ses derniers jours, avait appris le médecin au curé. Elle vous réclame pour les derniers sacrements. Elle a toute sa conscience, mais s’affaiblit d’heure en heure. Je doute qu’elle passe la journée.
— Puisque c’est ainsi… Je me mettrai en route dès après-dîner, cela ira-t-il?
Talham avait opiné gravement.
— En passant, pourriez-vous vous arrêter chez Valade? Dites au garçon que j’ai besoin d’un enfant de chœur.
— Je peux vous envoyer Melchior.
— Hum! Désolé de vous dire ça, docteur. Le petit Valade montre beaucoup plus d’enthousiasme que votre fils pour les choses de la religion.
Le visage de Talham s’était rembruni, puis il était rentré chez lui.
Le curé expédia rapidement son dîner, pressé de partir pour pouvoir revenir plus tôt. Il détestait se rendre dans ce secteur éloigné de la seigneurie, aux limites de celle de Belœil, un endroit où les paroissiens s’étaient déjà montrés hostiles à son égard. Le pasteur s’était buté à ces récalcitrants au moment de la reconstruction de l’église paroissiale, incendiée en 1806. Les habitants de cette partie de la seigneurie avaient mené toute une cabale pour inciter l’évêque à reconstruire l’église de leur côté. Une aberration selon le curé qui s’était farouchement battu pour empêcher que l’église ne soit déplacée pour une poignée de paroissiens au détriment de tous les autres. On était maintenant en 1815. Les blessures infligées au cours de cette guerre presque fratricide avaient été pansées, mais elles n’étaient pas tout à fait cicatrisées. Par contre, si le devoir impérieux d’assister un mourant l’appelait là-bas, rien alors ne le détournerait de son rôle de pasteur.
Un gamin venait de lui remettre le billet de Marie-Josèphe. Chargé d’un lourd coffre d’outils, Antoine arpentait la rue du Faubourg jusqu’au chemin du Roi pour, de là, se rendre au presbytère.
L’armoire était un prétexte pour se retrouver seul avec Marie-Josèphe et sonder la profondeur de son attachement avant que les choses n’aillent trop loin. Il lui arrivait parfois de regretter sa témérité. Bien sûr, il avait été frappé par la beauté angélique de la jeune femme, ce jour où il lui avait prêté secours. Et lorsqu’il avait découvert qu’il lui plaisait, Antoine avait compris qu’une chance s’offrait à lui, comme une pièce de monnaie d’une livre trouvée par hasard sur le chemin. C’était, en quelque sorte, un miracle: une fille de notable lui faisait les yeux doux. Et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agissait de la sœur du curé. Pourtant, il s’étonnait de voir qu’elle n’était pas encore mariée. Ils avaient échangé quelques confidences depuis, et il avait cru comprendre que la faute en revenait à son frère curé qui avait besoin d’elle pour tenir son ménage. Mécontente de son sort, elle était déterminée à sortir du presbytère à n’importe quel prix. Et lui, il ne demandait pas mieux que de l’aider. Il avait besoin d’argent pour soutenir ses entreprises en construction. Le commerce de bois avec son cousin Louis ne rapportait pas assez pour lui procurer suffisamment d’indépendance. Quand venait le temps de commencer un chantier, soit il fallait un bailleur de fonds, soit l’entrepreneur devait disposer de relations ou de son propre argent pour payer les ouvriers, commander les matériaux et faire face à divers imprévus. Pour l’instant, Louis le soutenait financièrement, sinon, il aurait perdu le contrat de Salaberry. Une femme avec une dot substantielle, voilà ce dont il avait besoin.
Marie-Josèphe possédait un nom et des relations. Elle était certainement plus instruite que la moyenne des femmes – et une femme instruite valait son pesant d’or, il fallait voir comment celle de Valade contribuait à sa réussite. En plus, elle était diablement jolie. Restait à savoir si elle avait de l’argent…
Son frère venait à peine de se mettre en route que Marie-Josèphe, plongée dans un état d’agitation extrême, se mit à faire le guet. «J’espère qu’Antoine a reçu mon billet», pensa-t-elle.
Heureusement, un quart d’heure plus tard, celui qu’elle espérait se présentait au presbytère, empruntant tout naturellement la porte arrière, comme s’il avait affaire au curé. Difficile d’être discret avec son coffre à outils, sans compter qu’il venait de saluer les dames Duchâtel et Valade, toilettées de pied en cap et l’œil inquisiteur.
Marie-Josèphe l’attendait, rougissante et fébrile. Comment devait-elle se comporter? Pouvait-elle se jeter à son cou? Elle décida de guider sa conduite sur la sienne. Lorsque Antoine se présenta sur le pas de la porte, hésitant à plonger ses beaux yeux sombres dans les siens comme il le faisait généralement, elle fut déroutée. Elle se décida à lui tendre une main qu’il baisa doucement.
L’excitation donnait du brillant à ses joues. Elle se demandait s’il allait enfin l’embrasser comme ce dimanche, dans le cimetière.
— Mademoiselle Bédard, vous êtes bien certaine de vouloir déménager cette armoire? Que dira votre frère?
— C’est mon bien. J’en dispose comme je l’entends, répliqua-t-elle d’un ton déterminé.
— Marie-Josèphe…
Il s’approcha, elle tressaillit.
— Vous permettez que je vous appelle Marie-Josèphe? Depuis le bal, je ne cesse de murmurer votre cher prénom.
— Moi aussi, Antoine, avoua-t-elle.
Il se tenait à deux pas d’elle et d’un geste tendre, il repoussa une mèche de ses cheveux qu’il fit glisser sur sa main.
— De la soie aussi douce que le sont vos lèvres, dit-il en caressant ces dernières du bout du doigt.
Elle frémissait. Il s’approcha et l’embrassa avec délicatesse. Marie-Josèphe le laissa faire jusqu’à ce que ses lèvres pressent les siennes avec plus d’ardeur. La violence de son désir la surprit. Mais quand il insista pour forcer sa bouche, elle se retira de l’étreinte.
— Je vous bouscule?
— Oh! Antoine.
Elle avait l’air si gênée et contrite, éprouvant une telle crainte de le décevoir qu’il lui offrit un regard tendre pour la tranquilliser.
— Excusez-moi si je me suis emporté. Je me reprendrai avec plus de douceur, c’est promis.
— Moi aussi, Antoine, je m’emporte. Et si je n’y mets pas un frein tout de suite, j’ai peur de ne plus être capable d’arrêter.
— Alors, si nous nous occupions de cette armoire.
Elle lui répondit avec un sourire candide qui disait qu’elle ne lui en voulait nullement, et il entreprit de choisir les outils dont il avait besoin.
Marie-Josèphe avait déjà vidé le meuble de son contenu. Pendant qu’il démontait une première étagère, elle se mit à parler d’abondance, racontant encore l’histoire de la fabrication de l’armoire, comme si sa vie en dépendait, peut-être également pour réussir à dissiper le trouble diffus provoqué par le baiser, qui brusquait son âme sans qu’elle ne sache trop pourquoi.
— Je sais bien que la coutume est de faire fabriquer l’armoire de mariage juste avant les noces, seulement mon père craignait de mourir avant que je me marie.
— Votre père devait être un homme prévoyant. Il vous a laissé d’autres meubles? demanda Antoine.
— Je possède aussi un coffre et un lit garni, lui apprit Marie-Josèphe, faisant état de ses modestes possessions. J’ai aussi été éduquée chez les ursulines de Québec. «C’est ta vraie richesse», disait souvent mon père.
— C’est également ce que prétendent mes cousines qui ont passé une année entière chez les dames de la congrégation. Chez les Papineau, l’instruction, ça compte!
— Tout à l’honneur de votre famille, approuva-t-elle.
— Vous avez plusieurs frères, me disiez-vous? Outre le curé, que font les autres?
Marie-Josèphe s’empressa de fournir des détails sur ses frères, leurs épouses et leurs enfants; la carrière de juge de Pierre-Stanislas, l’aîné, celle de Joseph, avocat de Montréal, et celle de Thomas, le plus jeune, qui était notaire, sans compter un frère sulpicien qu’il fallait ajouter à la tribu. Antoine écoutait avec attention et elle, heureuse de le voir s’intéresser à sa famille, poursuivit en annonçant l’entrée de ses neveux au Séminaire de Québec.
Jean-Baptiste Bédard était arrivé à temps pour faire réciter à la mourante ses dernières prières et la veuve Maillot avait rendu l’âme dans toute la splendeur de sa foi. Assister un être humain dans ses derniers instants bouleversait toujours le curé de Chambly. Le passage d’un chrétien de vie à trépas était chargé d’une intense émotion dont il se remettait chaque fois difficilement. Il lui était arrivé de recueillir de troublantes confessions, parfois même l’aveu de péchés mortels dont le sincère repentir l’ébranlait. Une lourde épreuve pour le pasteur qui voyait une âme partir pour se présenter devant le divin tribunal, chargée de terribles péchés, en implorant la miséricorde de Dieu. Ce qui n’était pas le cas de la veuve Maillot, une brave femme simplement arrivée au bout de son âge.
Il était pressé de rentrer, de retrouver le confort du foyer. Fort heureusement, les ornières du chemin avaient été comblées et la route ainsi remise en état permettait une circulation aisée. D’abord, il déposa le jeune Valade chez lui. Même si l’accablement et la fatigue lui moulaient le corps, une fois au presbytère, il détela lui-même son cheval pour le mener à l’écurie. Le bedeau Demers se chargerait de rentrer la calèche plus tard. Tout d’un coup, des bruits sourds provenant du presbytère attirèrent son attention. Un vagabond s’en était peut-être pris à Marie-Josèphe pendant son absence? Fou d’inquiétude, il retroussa sa soutane pour se précipiter dans la maison presbytérale. Le spectacle aussi grotesque qu’inattendu qui l’attendait déchaîna sa fureur.
Chacun à l’extrémité d’un volumineux panneau de bois, Marie-Josèphe et Antoine Papineau s’acharnaient à vouloir monter l’escalier menant à l’étage.
— Jean-Baptiste, murmura Marie-Josèphe en apercevant son frère, que fais-tu là?
— Je rentre tout simplement chez moi, répondit sèchement le curé. Et juste à temps pour surprendre le loup dans la bergerie, dirait-on. Que faites-vous ici, monsieur?
— Mademoiselle Bédard m’a fait venir pour un ouvrage qu’elle souhaitait me voir exécuter, répondit le menuisier, mécontent de la tournure des événements, tout en conservant un ton professionnel et en songeant: «Me voilà pris la main dans le sac!»
— Rapportez immédiatement ce panneau d’où il vient, ordonna Jean-Baptiste, le ton impérieux.
— Et pourquoi donc? Cette armoire est à moi, protesta Marie-Josèphe.
Elle se tourna vers le menuisier.
— Déposons ce panneau. Avant toute chose, j’ai quelque chose à régler avec mon frère, pesta-t-elle, en colère.
— Exact! fit le curé, d’une voix blanche. Et maintenant, Papineau, ouvrez bien grandes vos oreilles. J’ignore vos intentions, mais ma sœur n’est pas pour vous. Disparaissez!
Congédié sans autre forme de procès, l’homme rangea rapidement ses outils et quitta le presbytère sans demander son reste. Le curé se tourna alors vers sa sœur.
— Tu l’as renvoyé comme un malpropre! s’insurgea Marie-Josèphe. De quel droit oses-tu te mêler de mes affaires?
Elle était ulcérée.
— Que signifie cette nouvelle folie? Inviter un homme, quand tu es seule, au vu et au su de toutes les commères que compte cette paroisse? Au nom de tous les saints, qu’est-ce qui t’a pris?
— Il me prend, monsieur mon frère, que je veux me marier avant qu’il ne soit trop tard.
— Te marier? Il me semblait avoir réglé cette question l’autre jour. Tu n’as pas besoin de te marier, je suis là pour subvenir à tous tes besoins.
— Ce n’est pas suffisant, Jean-Baptiste. Je veux l’amour d’un homme, je veux des enfants. J’aime Antoine et je l’épouserai, ne t’en déplaise. Quelle importance qu’il ne soit pas de ma classe? Mieux vaut un mari menuisier que pas de mari du tout. Le père de Notre-Seigneur n’était-il pas menuisier?
— Ma pauvre sœur, tu mélanges tout, ronchonna Jean-Baptiste, excédé. Tu ne vois donc pas qu’il croit que tu as de l’argent?
— C’est faux! Il m’aime et peu lui importe que je sois sans fortune.
— Vraiment? C’est ce que nous révélera l’avenir, déclara le curé d’un air incrédule. En attendant, je t’interdis de revoir le bellâtre de Chambly.
— C’est ce que nous verrons! le brava-t-elle, plus fâchée que jamais, courant se réfugier dans sa chambre.
Le soir, Jean-Baptiste dut se contenter de pain et de fromage qu’il avala, rageur, avec un verre de mauvais vin, indifférent au chagrin de sa sœur. Marie-Josèphe courait au-devant de peines inutiles. Il pouvait dormir tranquille: à son âge, sa sœur ne se marierait jamais.
Le lendemain, il fit appeler un autre menuisier pour remonter l’armoire, celle-ci vouée définitivement à trôner dans la chambre de compagnie du presbytère.