Un soleil timide se dévoilait avec lenteur au-dessus du fort de Chambly et l’aube s’évanouissait dans ses rayons mordorés pour colorer à mesure les eaux tranquilles du bassin en lui donnant une jolie teinte argentée. La diane résonna dans le campement militaire. Les plus courageux sortaient déjà des tentes pour se livrer à leurs ablutions avant d’entamer leur routine matinale.
— On est tout de même mieux ici que là-bas, apprécia Darville, au camp du régiment de Meuron.
Il s’étirait avec volupté devant cette journée qui s’annonçait belle.
Le camarade Milliard opina silencieusement tout en découpant une large tranche de sa miche de pain, assis à une table de fortune qu’il avait fabriquée avec ses camarades. Des images de «là-bas» lui revenaient en tête. D’abord, les jours glorieux: la victoire d’Austerlitz grâce au génie de son empereur, Napoléon. Puis aussi les jours néfastes: la Grande Armée rebroussant chemin en traversant l’Europe et, le soir venu, les soldats tombant tous de faim et de fatigue, les pieds en lambeaux, écrasés par le poids du sac et de l’échec. Tout cela appartenait à un temps révolu à jamais. Pourtant, Paul Milliard n’arrivait toujours pas à se décider: vivrait-il ici ou là-bas?
— Rentrer au pays? s’interrogeait à voix haute Nicolas Arnould qui partageait les questionnements de son camarade. Si je retournais chez nous, je me ferais l’impression d’être un traître, dit-il avec de l’amertume dans la voix. Même si on ne nous a guère donné le choix, dans notre prison de Gibraltar: ou l’on demeurait prisonnier, ou l’on devenait libre, mais embrigadé dans un régiment à la solde des Anglais, nos ennemis.
— Pour ma part, tout cela est loin derrière et je n’ai aucune hésitation; je reste en Amérique, répondit la voix joyeuse d’Alexandre Darville qui nettoyait soigneusement un mousquet Brown Bess. L’avenir est ici, Milliard. Pourquoi ne jetterais-tu pas ton dévolu sur une des filles du pays?
— Tu sais, la petite Deniger? renchérit Arnould, mine de rien. J’crois bien qu’elle t’a dans sa mire. J’dirais même, à voir ses yeux de braise lorsqu’elle te regarde, que tu n’aurais qu’à lever le petit doigt.
— La brunette aux yeux pétillants? demanda Milliard, sans montrer d’émotion.
— Tiens! Tu l’as donc remarquée?
Le ton amusé d’Arnould montrait qu’il n’était pas dupe et Milliard ne put s’empêcher de rêver. C’était bien à lui que la jeune fille en question destinait ses œillades. Se marier? S’installer dans cette contrée? Tout était si paisible, ici. Rien ne s’y passait sinon la vie tranquille des habitants qui poursuivaient leur petit bonhomme de chemin au fil des mariages, des baptêmes et des enterrements. Les gens du pays étaient attachants, affables, toujours la pipe au bec. Ici, même la guerre était différente. Les armées se déplaçaient en naviguant sur un fleuve fascinant, les soldats mangeaient à leur faim, et s’il n’y faisait pas aussi froid l’hiver, ce serait le paradis. Et l’hiver! Bah! Les Canadiens avaient si bien appris à composer avec cette saison qu’il suffisait de faire comme eux et de se greyer contre le froid. À bien y penser, plus rien ne l’attendait de l’autre côté de l’Atlantique: ni famille ni gentille fiancée. Pourquoi ne pas reprendre le cours de sa vie à Chambly? Il se dit qu’il parlerait à la mignonnette dès que possible.
Au moment où sa décision lui arrachait un large sourire, l’officier de service commença l’appel, égrenant les noms de sa voix de fausset.
— Milliard? clama le lieutenant Bourgeois, celui qui venait d’épouser une fille du médecin militaire Stubinger.
— Mon lieutenant! se précipita le soldat.
— Le tirage au sort a parlé. Vous serez du peloton!
Le visage du soldat blêmit et tous ses camarades baissèrent la tête, subitement intéressés par leurs lacets de bottine. Tous avaient voulu oublier l’exécution qui aurait lieu le lendemain et le fait qu’un hasard affreux désignerait ceux qui feraient partie du peloton d’exécution. Entre les murmures et les toussotements embarrassés, Nicolas Arnould fit un pas en avant.
— Si vous acceptez les volontaires, j’en suis.
— Moi de même, mon lieutenant! s’offrit Darville à sa suite.
Louis-François Bourgeois toisa les trois inséparables. Solidaires jusqu’au trognon, ces Français exubérants étaient habillés de catholicisme, mais toujours prêts à lever le coude en riant fort. Malgré un patronyme à résonance française, le lieutenant était Suisse et protestant, grave comme un linceul.
— Arnould, puisque vous y tenez à ce point, vous serez donc du peloton, accepta le lieutenant avec un petit ton sarcastique. Quant à vous, Darville, prenez une pelle. On a besoin d’hommes pour creuser les tombes.
Et Bourgeois s’éloigna d’un pas vif, sans aucune compassion pour ses hommes consternés. Le régiment de Meuron devait fournir des soldats pour la fusillade; la contribution de sa compagnie était assurée grâce à ces fortes têtes.
Au magasin Bruneau, père et fils s’affairaient à accrocher une banderole sur la devanture, annonçant l’ouverture pour le lendemain, après avoir inventorié la marchandise récemment arrivée de Québec. Le bateau qui transportait celle-ci avait également débarqué sur le quai de l’église Marie-Julie et son père, pour le plus grand bonheur de Pierre. Bien que madame Bruneau fût retenue à la maison par ses jeunes enfants, elle promettait de venir bientôt à Chambly. En attendant, elle avait fait moult recommandations à ses délégués.
Ce jour-là, quelqu’un poussa la porte de la boutique.
— Eh bien! Ça travaille fort là-dedans!
— C’est bien vous, mon oncle?
Pierre avait reconnu dans le prêtre qui venait d’entrer l’abbé Robitaille, le frère de sa mère.
— Ça parle au diable… et au ciel! Le beau-frère! s’écria à son tour monsieur Bruneau en y allant d’une franche accolade à ce parent qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.
— Le travail est pour les hommes un trésor, tu le sais bien! plaisanta le prêtre.
— Citer les fabulistes! On voit que tu as pris la soutane sur le tard, répliqua le marchand sur le même ton moqueur. À moins qu’au Séminaire de Québec, on autorise la lecture des textes d’Ésope et de La Fontaine pour distraire les pauvres séminaristes farcis de théologie.
— Je ne réponds pas aux oiseaux moqueurs, rétorqua le prêtre en riant, je préfère embrasser les jolies filles. Dans mes bras, ma nièce!
Et joignant le geste à la parole, il embrassa Marie-Julie avec affection.
Cette dernière venait les rejoindre, toujours revêtue de son tablier. De la fenêtre du logement voisin, qu’elle s’employait à transformer en habitation convenable pour un jeune homme de bonne famille, elle avait reconnu le curé Robitaille qui attachait sa monture devant le magasin.
— Laisse-moi t’examiner de près. Hum! Te voilà devenue une belle et plaisante jeune personne qui fait assurément tourner les têtes.
Elle rosit sous le compliment, même s’il sortait de la bouche d’un chaste prêtre…
— Et toi, Pierre! Voici donc ce fameux magasin dont ta mère ne cesse de me parler dans ses lettres.
— Nous nous préparons à ouvrir officiellement demain! annonça-t-il avec un brin de fierté, désignant la banderole.
— Demain!
L’agréable figure de l’abbé Robitaille, burinée par les années passées en plein air comme aumônier des milices d’élite, affichait un air navré.
— Que se passe-t-il, mon oncle? s’inquiéta soudain Pierre.
— Je vous suggère de retarder de quelques jours l’ouverture du magasin, répondit l’abbé d’un ton grave.
— Pourquoi donc?
Pierre ne put cacher sa surprise et sa déception.
— Vous l’ignorez? Le pénible événement qui se déroulera demain à Chambly détournera à coup sûr les esprits de ce qui devrait être un jour de réjouissances pour le magasin Bruneau.
— Tu parles en paraboles, l’abbé! Pierre et moi étions si occupés ces derniers jours que nous n’avons guère eu vent des derniers commérages. Dis-nous donc ce que signifie ton verbiage et ce qui t’amène à Chambly?
— Quatre condamnés à mort seront fusillés dans la banlieue du fort, à deux pas d’ici, par-dessus le marché!
— Oh! s’émut Marie-Julie, dans un cri horrifié. Quel crime ces hommes ont-ils commis, mon oncle?
— Pour répondre à ta question, ces hommes sont des déserteurs et, vous le savez, la loi martiale est impitoyable pour ce genre de délit. L’un d’eux est un récidiviste de la pire espèce, quant aux autres, ils ont eu la folie de le suivre.
— Pourquoi des exécutions, alors que la guerre est finie?
— Les accusations datent du temps de la guerre, les procès ont traîné, et voilà le résultat, déplora pour sa part monsieur Bruneau.
Imaginant la scène à glacer les sangs qui se déroulerait demain, à deux pas de chez Pierre, Marie-Julie frissonna. Et son frère qui se faisait une telle joie d’ouvrir enfin sa boutique!
— Ma petite, de telles abominations ne devraient pas être entendues par des oreilles féminines. Mais une autre raison m’amène, beaucoup plus agréable celle-là. Vous êtes tous conviés à prendre le thé chez le curé de Chambly, mon ami Jean-Baptiste Bédard. Allez! ordonna-t-il gentiment à Marie-Julie. Cours vite retirer ton tablier et t’apprêter pour ce plaisir de société où nous sommes attendus. Je suis trop heureux d’avoir quelques-uns de mes parents auprès de moi et mademoiselle Bédard souhaite faire ta connaissance.
Privilège de la jeunesse que de changer facilement d’humeur; le sourire de Marie-Julie réapparut, de même que son naturel espiègle.
— Mademoiselle Bédard… murmura-t-elle à l’oreille de son frère. N’est-ce pas avec elle que tu as dansé au bal des Rouville?
Pierre repoussa la question.
— Ne joue surtout pas à la marieuse, la prévint-il, presque fâché. Il n’y a absolument rien entre moi et cette demoiselle. Elle a trop mauvais caractère.
— Tu as raison. Qu’as-tu à faire d’une vieille fille?
— Juste ciel! réagit vivement son père. Garde-toi de juger sans connaître. J’ai rencontré mademoiselle Bédard, hier, chez madame de Salaberry qui a la générosité d’offrir sa protection à notre entreprise. Elle me semble une personne tout à fait gracieuse.
— Voyez-vous ça! fit la mutine jeune fille à son frère. Bon. Je cours retirer ce tablier. Il ne faudrait pas faire attendre la merveilleuse mademoiselle Bédard…
Pour toute réponse, Pierre décrocha la jolie banderole.
Il y avait déjà du monde lorsque le clan Bruneau se présenta au presbytère. Marie-Julie envoya un petit salut de la main à Louis-Joseph Papineau qui devisait aimablement avec un couple du même âge que ses parents, et qu’on lui présenta plus tard comme monsieur et madame Boileau. Assise près de lui, elle reconnut immédiatement Emmélie, l’ennemie à abattre. Marie-Julie aurait volontiers jeté aux orties les rideaux de percale dont la chère mademoiselle Boileau avait orné les fenêtres du logis de son frère pour les remplacer par d’autres de sa confection, mais une telle initiative aurait eu pour effet de choquer Pierre qui ne cessait de louer les vertus de cette demoiselle. Quel dommage que son frère soit amoureux de la demoiselle Bédard! Elle se serait accommodée plus facilement de la «chère Emmélie» comme belle-sœur, d’autant qu’elle aurait eu Louis-Joseph Papineau pour elle seule. Or, depuis qu’ils étaient à Chambly, Papineau se comportait en jouvenceau, ne lâchant plus la demoiselle en question et se permettant même de la traiter, elle, Marie-Julie Bruneau, comme une enfant!
La jeune fille bouillonnait d’une rage contenue.
Ignorant tout des pensées peu charitables de mademoiselle Bruneau, Marie-Josèphe entraîna Emmélie vers la cuisine.
— N’as-tu pas emprunté la servante des Talham pour quelques heures? s’informa le curé, intrigué de voir sa sœur solliciter de l’aide.
Mais Emmélie avait compris que son amie voulait lui parler, et elle répondit dans un sourire:
— Connaissant bien votre péché mignon, j’ai apporté notre spécialité maison: le gâteau d’Ursule. Et comme moi seule connais la manière de le couper en tranches minces afin que chacun puisse en apprécier le bon goût et la délicatesse…
— Vous voyez bien que la présence de mademoiselle Boileau est indispensable à la cuisine, l’interrompit Marie-Julie, machiavélique.
— Si c’est au profit du fameux gâteau d’Ursule, intervint alors Papineau, nous nous passerons de votre agréable compagnie, chère Emmélie, mais pour quelques minutes seulement.
«Chère Emmélie!» Marie-Julie avait envie de rugir, surtout que Papineau dévisageait la Boileau d’un air béat.
— Vous voyez que je suis bien au fait des délices de Chambly, ajouta-t-il à l’intention de l’abbé Robitaille qui approuva. Qui a déjà goûté le célèbre gâteau de la cuisinière des Boileau est prêt à tous les sacrifices.
Emmélie lui répondit d’un sourire gracieux qui, une fois de plus, fit grincer des dents Marie-Julie, puis elle disparut dans le sillage de la sœur du curé.
— La famille du marchand Bruneau qui débarque chez nous! Par chance, j’ai Lison pour m’aider, soupira Marie-Josèphe à son amie, une fois qu’elles furent à la cuisine.
— J’avoue que la petite sœur m’agace, observa Emmélie en fronçant les sourcils. Par contre, tu ne crois pas que tu exagères en tenant ainsi la dragée haute à ce pauvre Pierre?
— Pierre? répéta la sœur du curé, suspicieuse.
— Nous sommes bons amis, au point que j’ai l’impression d’avoir un deuxième frère. C’est pourquoi je trouve tout de même curieuse cette attitude que tu as développée à son égard. C’est un homme sensible… et je crois que ton hostilité le blesse, alors qu’il ne t’a rien fait du tout.
— Pourtant, si tu te rappelles, j’ai dansé avec lui, au bal, de surcroît avec un sourire. Et cela, pour te permettre de danser avec le fils Rouville! répliqua Marie-Josèphe.
Emmélie eut un drôle de regard et rougit comme une fraise, ce qui lui arrivait rarement. Son amie reprit, parlant toujours de Pierre:
— Que veux-tu, il m’énerve! Soit il m’évite, soit il me dévisage avec de grands yeux ahuris.
— C’est qu’il n’arrive pas à cacher la forte inclination que lui inspire la sœur du curé, même s’il a compris que sa belle a jeté son dévolu sur un autre. Mais toi, que t’arrive-t-il? Tu as une bien petite mine.
Depuis une semaine, Marie-Josèphe se morfondait. Après l’incident de l’armoire, elle vivait dans l’angoisse de l’incertitude. Ses nombreuses visites à madame de Salaberry – qui commençait à considérer comme étrange son empressement à venir la voir tous les jours – ne lui avaient pas permis de revoir Antoine. Sur le chantier, une fois les fondations bien assises, les murs avaient été montés rapidement, mais elle avait eu la désagréable impression qu’Antoine se soustrayait à sa vue dès qu’il apercevait la voiture du presbytère. Il voulait sans doute éviter le curé, croyant qu’il était avec elle.
Marie-Josèphe chuchota en peu de mots l’essentiel de ses déboires amoureux, loin des oreilles de Lison qui s’affairait à préparer le thé.
— Si je peux me permettre un conseil d’amie, sois patiente. Mets-toi à sa place! Se faire rabrouer par le frère de sa cavalière est déjà passablement humiliant et lorsque celui-ci est également le curé de la paroisse… Le temps finira par arranger les choses.
— Tu as encore raison. Occupons-nous plutôt de trancher ce gâteau. Lison, le thé est-il prêt?
— Oui, mademoiselle. Je crois qu’il a suffisamment infusé pour être servi.
La servante avait même préparé un plateau.
— Il manque des petites assiettes pour le gâteau, remarqua la maîtresse de maison après un bref coup d’œil.
— Bien, mademoiselle, convint Lison avec une petite révérence, comme madame Talham le lui avait appris.
Les assiettes ajoutées, la domestique s’empressa d’aller porter le plateau dans la chambre de compagnie. Marie-Josèphe remercia son amie:
— Quelle bonne idée que d’avoir apporté ce gâteau! Tu as le chic pour savoir quoi faire au bon moment. Et maintenant que tout est prêt, va donc rejoindre ton Papineau, ajouta-t-elle en riant. Mais méfie-toi de la jeune Bruneau, elle prend des airs de propriétaire avec ton prétendant.
Complices, les jeunes femmes échangèrent un regard où l’amitié tenait toute la place.
Dans la chambre de compagnie, l’atmosphère était joyeuse. Emmélie distribua des parts de gâteau et Marie-Josèphe servit le thé.
Lorsque la sœur du curé arriva auprès de Pierre, elle eut un instant d’hésitation à peine perceptible, qui suffit pour irriter le jeune homme:
— Laissez donc, mademoiselle Bédard. Je peux me servir moi-même.
— C’est vrai que tu devras te débrouiller seul lorsque je retournerai à Québec, rajouta sa sœur.
Le curé toussota. Vouloir tout commander était décidément un trait de caractère de mademoiselle Bruneau.
— Hum! Votre intention d’initier votre frère à la vie ménagère est très louable, mademoiselle, seulement la coutume veut que la demoiselle de la maison serve le thé.
— Je ne faisais que taquiner mon frère, monsieur le curé, répondit l’audacieuse en clignant des cils.
— Monsieur Bruneau, voici votre tasse, dit Marie-Josèphe avec une gentillesse inattendue.
Et elle s’empressa de déposer entre les mains de Pierre la digne boisson chaude.
— Vous êtes trop aimable, mademoiselle Bédard, remercia Pierre, touché par sa soudaine obligeance, au point qu’il faillit échapper sa tasse.
— Taquinez, mademoiselle, taquinez! dit alors monsieur Boileau à Marie-Julie. Nous avons bien besoin de l’humeur primesautière des jeunes filles pour nous faire oublier les atrocités qui nous attendent demain, sur le terrain de la commune.
— À propos…
Messire Robitaille paraissait confus.
— Jean-Baptiste, j’ai une grande faveur à te demander. Un service que, dans les circonstances, toi seul peux me rendre.
Le curé de Chambly blêmit, ouvrant de grands yeux effarés.
— Tu ne veux pas dire?…
— Oui, tu as bien compris. J’ai besoin que tu me secondes dans ma pénible tâche d’aumônier: confesser les condamnés, puis les accompagner avec moi jusqu’à l’échafaud. D’ailleurs, je reviens du fort et j’ai déjà longuement prié avec eux.
— Oh! Non! s’exclama le curé, terrifié.
— Mon pauvre frère, le plaignit Marie-Josèphe, oubliant tous ses griefs envers Jean-Baptiste.
Elle le connaissait tellement bien. Elle imaginait facilement l’état d’accablement dans lequel cette demande le plongeait.
— Que Dieu me vienne en aide! Je ferai mon devoir.
— Ah, merci bon mon ami! s’empressa d’ajouter messire Robitaille en se levant pour aller serrer son collègue dans ses bras. Pour ma part, expliqua-t-il en se rassoyant, même si ce n’est pas la première fois que je vis pareils instants, mon âme pleure devant autant de souffrances.
— L’exécution aura lieu à midi! Tout ce qu’il faut pour attirer les foules, déplora monsieur Boileau d’un air dégoûté.
Messire Robitaille approuva.
— J’ai eu beau insister auprès du major Brisbane pour qu’elle ait lieu au petit matin, il n’a rien voulu entendre. Bien au contraire, il se dit content de ce scénario et soutient que l’exemple marquera encore plus fortement les consciences.
Madame Boileau n’était pas du tout de cet avis.
— Je regrette de le dire, déclara-t-elle avec une véhémence inattendue de la part d’une personne à la santé fragile, mais je trouve cette pratique répugnante, voire… barbare.
La noble dame tira sa tabatière d’or de son réticule, prisa et éternua bruyamment, comme pour marquer son dédain.
— Hélas, madame! Nous n’y pouvons rien. C’est la loi martiale, précisa l’aumônier militaire.
— Certes, sauf qu’il est regrettable que les Anglais choisissent de venir faire leurs saletés sur nos terres.
En percevant toute la charge de mépris contenue dans le mot «Anglais», l’assistance eut la curieuse impression de revivre un épisode de la guerre de Sept Ans.
— Je pense comme vous, chère madame Boileau, l’approuva Marie-Josèphe.
Elle ajouta, à la stupeur de tous:
— J’ai tout de même la ferme intention d’y assister. Je ne laisserai pas tomber mon frère en ces pénibles moments.
Cette courageuse démonstration d’affection amena le curé de Chambly au bord des larmes.
— Je préfère te savoir tranquille au presbytère, dit-il en sortant son mouchoir.
— Au contraire, je promets que je ne te quitterai pas des yeux. La pensée de me savoir dans la foule en train de prier te soutiendra.
Emmélie admira l’aplomb de son amie tout comme sa manière chevaleresque de mettre de côté sa rancœur lorsque des circonstances supérieures le commandaient. Elle s’approcha de Marie-Josèphe et serra ses mains dans les siennes.
— J’irai avec toi, ma courageuse amie.
— Tu n’y penses pas, Emmélie! s’indigna monsieur Boileau. Ce n’est pas un spectacle pour les dames.
— Je me permets de ne pas être d’accord, père. Ces hommes sont jeunes, ils ont donc des mères, des sœurs, voire des fiancées qui vont les pleurer amèrement. Ne soutenez pas que les femmes n’ont rien à y voir. D’ailleurs, je ne suis pas obligée d’avoir les yeux ouverts au moment fatal.
— Dites quelque chose, ma chère Falaise! implora le père, désemparé.
— Je n’applaudis pas à cette idée, bien que je salue la force d’âme de notre chère Marie-Josèphe que j’aime comme si elle était ma propre fille. Suivant ce raisonnement, je ne puis donc désapprouver Emmélie.
— Puisque mademoiselle Bédard est déterminée, ajouta messire Robitaille en s’adressant à son collègue et ami, si cela peut amoindrir tes inquiétudes, Jean-Baptiste, mon neveu veillera sur elle. Je peux compter sur toi, Pierre?
D’abord surpris d’être ainsi pris à partie, Pierre s’empressa de se joindre à ce mouvement de générosité.
— Mon oncle, si monsieur le curé et mademoiselle Bédard y consentent, j’apporterai mon soutien en votre nom.
— Voilà qui est bien dit! déclara l’aumônier.
— Que de noblesse de sentiments au côté de cette cruauté qui jette le déshonneur sur notre siècle, intervint à son tour Papineau. Pour avoir organisé nombre de cours martiales, fort heureusement sans funestes conclusions, j’ai vu de près l’intransigeance des armées devant des fautes qui, parfois, me semblaient parfaitement vénielles. Chère madame, dit-il en s’inclinant devant madame Boileau, demain, je serai avec mon ami Pierre et ces demoiselles. C’est une promesse.
— Je n’en attendais pas moins de vous, monsieur Papineau, répondit la mère d’un ton résolu qui montrait sa satisfaction.
Il allait de soi que celui qui s’affichait comme le prétendant de sa fille se tienne à ses côtés. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés, ces deux-là, ils ne se quittaient plus. Discrètement, elle avait relâché la surveillance autour des tourtereaux, prétextant la faiblesse de sa santé pour les laisser souvent seuls. Résultat, le prétendant s’était trop compromis et la bonne dame espérait que son mari et elle recevraient dans les prochains jours une demande en bonne et due forme. Puis voilà qu’elle avait brusquement déchanté lorsqu’on lui avait présenté Marie-Julie Bruneau, visiblement amoureuse de Papineau et qui, forte de ses vingt ans, fourbissait ses armes.
— Et moi, suppliait cette dernière en se voyant oubliée, qui m’accompagnera?
— Toi, ma fille, tu resteras au logis, l’apostropha énergiquement son père.
— Mais, je…
— Il n’y a pas de «mais» qui tienne. Dans les circonstances, ta mère ne me le pardonnerait pas. D’ailleurs, je te rappelle que nous rentrons à Québec le lendemain de l’ouverture du magasin et que tu as encore beaucoup à faire avant notre départ. Entraîner Céleste, par exemple, que mademoiselle Boileau nous a recommandé d’engager comme servante.
Laissant sa fille ronger son frein, un large sourire éclaira subitement l’aimable physionomie de monsieur Bruneau, en plus d’une lueur malicieuse dans les yeux, comme s’il venait d’avoir une révélation subite.
— Céleste… répéta-t-il, songeur. Mon fils, une domestique avec un prénom pareil est un gage de moralité, tout comme son arrière-train fessu et son âge quasi canonique, d’ailleurs.
À l’écoute de l’innocente plaisanterie, les hommes se mirent à rire, incluant les prêtres et l’atmosphère se détendit. Même madame Boileau y alla d’un sourire complaisant. La servante de Pierre était une femme d’environ quarante ans d’une bonne corporence et au visage rebondi, avenant et pétant de santé, veuve d’un ancien fermier de monsieur Boileau. Emmélie avait pensé qu’elle conviendrait pour tenir le ménage de son ami Pierre.
— Père, vous n’avez pas honte? s’indigna Marie-Julie en fixant son père sévèrement.
À son avis, les représentants de la vieille génération se gaussaient sans retenue de propos qu’elle qualifiait d’égrillards, propres à la mentalité du siècle précédent. Marie-Josèphe aussi rougissait et Pierre, plutôt que de s’en amuser comme les autres, s’empressa de changer de sujet.
— Saviez-vous que nous retardons l’inauguration de notre magasin qui était prévue demain? Nous la reportons à dans deux jours.
— C’est fort sage de votre part, monsieur Bruneau, approuva la jeune femme en attrapant la perche aussi gentiment tendue. Je suis persuadée que si vous aviez persisté dans votre première idée, cette journée funeste vous aurait porté malheur.
En voyant le sourire épanoui de Pierre du seul fait que Marie-Josèphe avait été aimable avec lui, Emmélie se dit que le bonheur se nourrissait parfois de peu de chose. Elle-même serait heureuse si cette peste de Marie-Julie Bruneau disparaissait de Chambly. Mais elle songea que Papineau devait également repartir. Il n’avait plus que trois jours pour faire sa demande après toutes ses démonstrations publiques d’affection; elle était pleine d’espoir et s’il ne se prononçait pas, il sonnerait le glas de leurs amours.