Le notaire Boileau n’avait pas assisté à la sinistre démonstration d’autorité. Il désapprouvait ces méthodes qu’il jugeait indignes d’une nation civilisée. «Les Britanniques se targuent d’être les maîtres du monde, bien qu’ils se comportent parfois comme des barbares.» Du haut de sa monture, il tentait avec peine de se frayer un chemin à travers la cohue. Il cherchait Antoine Papineau, le maître menuisier. Ce dernier n’étant pas chez lui, il espérait bien le trouver sur le chantier de la maison de Salaberry et se dirigeait de ce côté. Il avait hâte de se débarrasser de la mission dont madame de Beaumont l’avait chargée.
De son côté, Godefroi Lareau avait farouchement refusé d’accompagner ses compagnons de travail, ceux-ci ayant tous abandonné le chantier pour se rendre au terrain de la commune où se déroulait l’exécution. Ce spectacle n’était pas pour lui. Il se rappelait que lui-même était passé à un cheveu de subir une cour martiale qui aurait pu fort mal se terminer. Accusé à tort de désertion en 1813, il aurait pu connaître un sort similaire. N’eût été de l’intervention de madame de Salaberry autrefois, Dieu seul sait ce qu’il serait advenu du voltigeur Lareau! Cette expérience lui avait appris à quel point la justice était imparfaite et aléatoire.
Exceptionnellement, il était allé dîner chez sa sœur pour s’éloigner le plus possible de l’endroit où se déroulaient les tristes événements. Le docteur était furieux, car Melchior avait disparu. Ils étaient revenus ensemble dans les parages de la banlieue avant de se séparer.
Le chantier était toujours désert, mais on voyait s’élever les premiers murs de la maison. En attendant le retour des ouvriers, Godefroi s’employait à mettre de l’ordre et rempilait des planches marquées d’un «S» qui gisaient au sol, pêle-mêle, du côté du bord de l’eau.
«Curieux, se disait-il. Maître Papineau se vantait d’avoir commandé trop de bois. Pourtant, on dirait bien qu’il en manque.» Absorbé par sa tâche, il n’avait pas vu arriver René qui attachait sa monture.
— Salut, Godefroi!
— Par ma vie, ça me fait plaisir de te voir! J’espère que le vent qui t’amène est meilleur que celui qui souffle dans les alentours du fort.
— Sans aucun doute, mon Godefroi, sauf que c’est tout de même un mauvais grain. Je cherche maître Papineau.
— J’ignore où il peut être. Ils se sont tous envolés. Attends! J’entends du bruit provenant de l’intérieur de la maison. Qui sait? C’est peut-être celui que tu cherches.
— Si c’est le cas, j’aurai besoin de ton aide, le sollicita René.
Il avait un drôle d’air et un ton mystérieux qui intriguèrent Godefroi.
— Je suis curieux comme la chèvre à Jacques Cartier. Que dois-je faire?
— C’est assez simple. Tu n’auras qu’à bien écouter ce qui va se dire, puis à apposer ta signature au bas d’un document.
— Compte sur moi! Toujours heureux de te rendre service.
Antoine avait laissé Catherine entre les mains de son père avant de retourner au chantier en se demandant, chemin faisant, quand son employeur exploserait. Chaque jour, Salaberry démontrait un peu plus d’insatisfaction. Il n’avait fait aucun reproche. Son visage exaspéré parlait pour lui. «Pardieu! Les retards sont pourtant inévitables», soupira le maître menuisier. Comment faire comprendre à quelqu’un de haut ton, une personne éduquée, qui n’avait par ailleurs jamais planté un clou ou touché à une truelle de maçon, qu’il était irréaliste de promettre une date de livraison, même approximative? S’il avait connu la recette permettant d’échapper aux nombreux imprévus qui se produisaient inévitablement en construction, il se serait empressé de l’appliquer. Aujourd’hui, par exemple, tous ses ouvriers s’étaient envolés, attirés par l’exécution publique. Qui aurait pu prévoir une telle chose, alors que la paix était signée depuis des mois?
Bon, lui aussi avait voulu y assister, d’autant que Catherine y tenait. Il s’était remis à fréquenter la fille de Piedalue depuis qu’il avait compris que celle-ci disposerait d’une dot substantielle et que la sœur du curé n’avait pas le moindre sou. Pour son malheur, il avait fallu qu’ils se retrouvent derrière Marie-Josèphe. La preuve que personne ne pouvait rien prévoir!
Quant aux retards sur son chantier, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui. Il s’était cru bien malin en promettant une maison, clé à la main, dans les quatre mois! Pourtant, quoi que puisse en penser Salaberry, les travaux avançaient à bon rythme: les fondations étaient bien assises, la charpenterie était montée de même que la maçonnerie des murs extérieurs. Par contre, le moment arrivait où il s’apercevrait que du bois manquait. Bien sûr, Antoine ferait amende honorable en expliquant à Salaberry que leurs estimations ne tenaient plus, compte tenu des modifications qu’ils avaient apportées au plan original. Il tenait là une bonne raison pour justifier une nouvelle commande de bois. Toutefois, il fallait jouer de prudence, car Salaberry surveillait de près tout ce qui concernait les dépenses de sa maison: on ne le bernerait pas deux fois.
Il ruminait tout cela en examinant l’ouvrage exécuté le matin même, avant que tout soit interrompu par l’exécution. Estimant la prochaine commande, il entendit du bruit. Croyant au retour des ouvriers, il fut surpris de voir le notaire Boileau. Ce dernier avait sans doute affaire à son cousin puisque Lareau était avec lui. Antoine s’approcha.
— Notaire Boileau!
— Maître Papineau, le salua le notaire avec une petite courbette protocolaire. Je vous attendais. Godefroi Lareau, ici présent, servira de témoin pour attester que vous avez bien entendu les propos qui suivent.
Antoine Papineau comprit immédiatement de quoi il en retournait: un protêt. Salaberry, sans doute, irrité par les retards. Bah! Il pourrait répondre en protestant à son tour par voix de notaire contre son cousin Louis. L’affaire serait vite contournée, et donc, sans conséquence.
— Et qui me signifie par protêt? demanda-t-il, goguenard.
— Dame Louise de Beaumont.
Antoine respira encore plus aisément, comme le notaire sortait un document.
— Je ne la connais même pas!
— Toutefois, je vous conseille fortement d’entendre ce qui suit.
Et René se mit à lire solennellement le document rédigé dans l’habituel jargon juridique:
Nous, veuve de Beaumont, à titre de protectrice de notre dame de compagnie Jeanne Ménard, proteste et protestons par la voix du notaire soussigné et témoin. Dans le mois de juillet de l’année mil huit cent quatorze, Jeanne Ménard, alors servante chez madame de Salaberry et en visite à Chambly pour les besoins de son service, a perdu son pucelage par les œuvres du maître menuisier Antoine Papineau qui avait fait promesse de mariage. Que lorsque ladite Jeanne Ménard a appris audit Antoine Papineau qu’elle était enceinte, il a nié l’avoir déflorée et renié sa promesse de mariage.
Ce pourquoi nous, veuve de Beaumont, protestons et déclarons qu’Antoine Papineau est le père naturel d’un enfant prénommé François, baptisé à Chambly le trentième jour de mars de l’année mil huit cent quinze, et exigeons dudit sieur Papineau de verser à mademoiselle Jeanne Ménard, actuellement sous notre protection, une somme mensuelle de cinq livres, cours actuel pour l’entretien de l’enfant, et ce, jusqu’à l’âge de dix-huit ans accomplis dudit enfant.
Au fil de la lecture, Papineau blêmissait. L’indignation de Godefroi se lisait comme en un livre ouvert. Le maître menuisier avait beau faire de grands efforts de dissimulation, à le voir se mordre les lèvres, Godefroi comprit que tout était vrai. «L’horrible individu!» pensa-t-il. Le séducteur de Jeanne n’avait certes pas abusé de la jeune fille sans son consentement, mais il avait usé de pitoyables manigances, des promesses de mariage qu’il n’avait jamais eu l’intention de tenir. Et il en rajoutait en répondant au notaire d’une manière effrontée.
— Vous devez être fou pour avoir prêté foi à ces élucubrations de bonne femme!
— Vous récusez le fait d’être le père de l’enfant de Jeanne Ménard? demanda René sans relever l’insulte, conservant le stoïcisme propre à la profession dans de pareilles circonstances. Réfléchissez bien avant de répondre, car ma cliente a la ferme intention de vous mener en cour pour reconnaissance de paternité.
— La fille ment!
— Vous refusez donc de reconnaître vos torts? insista le notaire.
Quant à Godefroi, il réprimait une forte envie de dire son fait au personnage.
— Qu’elle se fasse épouser par un autre niais! envoya Papineau, hargneux.
Imperturbable, René installa son écritoire portative dans un coin et entreprit de rédiger la réponse qu’il déclama à voix haute:
Ledit Antoine Papineau, maître menuisier de Chambly, déclare qu’il n’est pas le père de l’enfant de Jeanne Ménard, ce que nous, notaire soussigné et témoin, prenons pour refus.
— Maître Papineau, si vous voulez bien signer ici.
D’un geste rageur, Antoine signa les deux exemplaires de l’acte.
René apposa ensuite son paraphe et se tourna vers son témoin Godefroi qui s’empara de la plume d’un geste vif.
— Tu peux être sûr que je vais signer ça!
Puis, avant que le notaire ait eu le loisir de remettre à Papineau sa copie du document, le poing de Godefroi se fracassa sur la mâchoire du maître menuisier qui se plia en deux sous le choc.
Stupéfié par le geste inattendu, René reprit vite ses esprits et se précipita pour retenir son cousin, ce dernier s’apprêtant à poursuivre son œuvre de démolition.
— Qu’est-ce qui te prend?
— Ce salaud méritait une correction! répondit Godefroi en baissant le poing.
L’œil tuméfié et le nez ensanglanté, le bel Antoine se redressait péniblement, cherchant son mouchoir pour tamponner sa figure meurtrie. Il était encore capable de parler:
— Lareau, vous êtes renvoyé.
Godefroi haussa les épaules. Pour sa part, René n’arrivait pas à plaindre Antoine Papineau.
— Prenez donc le temps de bien réfléchir à la proposition qui vous a été faite, conseilla-t-il en lui remettant sa copie. La protectrice de mademoiselle Ménard ne manque ni de moyens ni de détermination. Elle ne vous lâchera pas. Vous devriez faire une compresse d’eau froide, ajouta-t-il en désignant le visage qui enflait. Je suis votre serviteur, monsieur.
Godefroi avait insisté pour accompagner René chez madame de Beaumont, ce pour quoi il chevauchait en croupe derrière son cousin tout en lui expliquant les raisons de sa colère.
— J’aimais Jeanne. Je voulais l’épouser, après ma démobilisation…
Un sanglot de rage l’empêcha de continuer. Tout en retenant mollement les rênes de la monture, le visage de René s’était assombri.
— Et à ton retour, tu as appris qu’elle était partie sans laisser d’adresse, compléta-t-il d’une voix morne.
— C’est ça.
René était bien placé pour comprendre la déception de Godefroi. Autrefois, lui-même avait vécu un retour amer. Celle qu’il aimait, celle qu’il espérait retrouver était mariée et mère d’un enfant. Marguerite! La propre sœur de Godefroi. «Le destin, parfois…» pensa-t-il simplement.
Ils arrivaient chez madame de Beaumont. René attacha sa monture et Godefroi tint à l’accompagner à l’intérieur.
Dans la cuisine, Jeanne bardassait et madame de Beaumont protestait.
— Ma chère, je comprends votre nervosité, mais de grâce, épargnez ma vaisselle.
— Comprenez, madame, qu’à partir de maintenant, tout le village va connaître mon déshonneur.
— Votre famille est déjà au courant. Et rappelez-vous que la disgrâce n’est pas uniquement pour vous, Jeanne. Cet homme a trahi la promesse de mariage qu’il vous avait faite.
«Une promesse que vous avez d’ailleurs été bien naïve de croire», songea-t-elle.
L’histoire était classique. Une fille éplorée, un beau garçon à la parole facile et la pauvrette enceinte qui découvrait, avec une incroyable candeur, que celui à qui elle s’était donnée n’avait jamais été amoureux. Lisette souleva un pan de rideau.
— Voici le notaire qui vient me rendre compte. Tiens? C’est étrange, il n’est pas seul.
En apercevant à son tour les nouveaux venus, Jeanne poussa un cri d’effroi et se sauva dans la cuisine.
Pendant qu’Andromède faisait entrer les deux hommes, la maîtresse de maison rejoignit Jeanne.
— Que se passe-t-il? Vous connaissez déjà maître Boileau, ce me semble.
— Il s’agit du deuxième de ces messieurs, madame.
La jeune femme tremblait presque.
— C’est Godefroi Lareau. À l’époque où mes maîtres étaient en cantonnement à Saint-Philippe, il était voltigeur et venait souvent chez les Salaberry. Madame l’estimait beaucoup. Et pour ma part, je pense que je lui plaisais. C’est le frère de madame Talham.
— Vous lui plaisiez? fit madame de Beaumont en souriant. Et vous, Jeanne, n’étiez-vous pas attirée par ce beau jeune homme? Car il n’est pas mal du tout. Belle taille, abondante chevelure blonde et bouclée, yeux clairs avec une figure avenante. Allons, ma chère, un peu de courage et suivez-moi.
— Je ne puis, madame! protesta Jeanne.
— Au contraire, ma fille! Inutile de vous tapir dans un coin de la cuisine puisque dans peu de temps, tout le village apprendra votre retour. Vous devez vous préparer à affronter le monde et ne pouvez éviter le notaire qui s’occupe de votre affaire. D’ailleurs, je suis persuadée que ce garçon ne vous fera aucun mal. Sinon, René ne l’aurait pas entraîné jusqu’ici.
Jeanne se rendit aux arguments de sa protectrice. Les yeux baissés et dissimulée en partie derrière sa patronne, elle se présenta dans la pièce désignée par madame de Beaumont par le mot «salon», plutôt que «chambre de compagnie», ce qui était du dernier chic à Paris. Cette dernière l’avait elle-même constaté au cours d’un récent voyage, quelques mois avant l’arrivée de la jeune femme dans sa vie.
De son côté, Godefroi commençait à regretter l’impulsion qui l’avait poussé à suivre René. Qu’avait-il à dire à Jeanne? Lui aussi se tenait deux pas derrière son cousin, engoncé dans un accès de timidité soudaine.
— Alors, mon ami, tout s’est-il passé dans l’ordre? demanda Lisette à René.
— Ma chère, il a réagi comme nous l’avions prévu.
À l’évidence, René connaissait très bien cette femme inconnue.
— Il a tout nié?
— Comme nous nous y attendions. Sauf qu’un événement imprévu est survenu.
Devant l’air interrogateur de Lisette, il ajouta:
— Godefroi était l’employé de Papineau et c’est lui qui m’a servi de témoin.
— Je tiens à vous remercier, monsieur Lareau, dit madame de Beaumont au jeune homme en lui offrant sa main, ce qui obligea celui-ci à avancer d’un pas et à s’incliner à la manière d’un gentilhomme, comme René l’avait souvent fait devant lui.
Elle découvrit ainsi une main écorchée, encore endolorie par la violence du coup de poing.
— Que vous est-il arrivé? demanda madame de Beaumont en examinant sa main.
René se mit à rire.
— Il a balancé son poing dans le visage de notre intimé! J’avoue que cet uppercut, comme le disent si bien les Anglais, fut un coup mémorable. Avec pour résultat, toutefois, qu’il a été congédié sur-le-champ.
À mesure que René relatait l’exploit, le front de Godefroi s’empourprait, tout comme les joues de Jeanne. Madame de Beaumont applaudissait.
— Quelle histoire! s’écria-t-elle avant de se tourner vers sa soubrette: ne vous l’avais-je pas dit, Jeanne, que vous n’auriez pas uniquement des détracteurs? Allez chercher ce qu’il faut pour panser la main de votre ange gardien.
— Je n’ai pas besoin de pansement, refusa alors Godefroi, précipitamment. Par ma vie, mademoiselle Ménard, c’est exactement ce que je souhaitais vous dire: vous pouvez compter sur moi pour vous défendre.
Lisette et René échangèrent un regard attendri devant cet aveu spontané. Puis les pleurs d’un enfant se firent entendre.
— Jeanne, demanda alors le notaire, allez-vous enfin nous présenter votre fils?
Un sourire ravi lui répondit. Quelques instants plus tard, la jeune femme revenait avec un nourrisson de quelques mois. Dans les bras de sa mère, l’enfançon avait cessé de pleurer et riait. Toute gêne ayant disparu, Godefroi demanda à le prendre dans ses bras.
— J’ai l’habitude, vous savez, la rassura-t-il en voyant la légère hésitation de Jeanne. J’ai toujours beaucoup de succès avec mes neveux et nièces. D’ailleurs, voyez comme il me sourit, ce petit diablotin. Comment s’appelle-t-il?
Jeanne se décida enfin à ouvrir la bouche.
— François, comme son parrain.
— C’était aussi le prénom de mon père, s’émut Godefroi, le précieux paquet emmailloté toujours contre lui.
Le petit François se sentait certainement à son aise dans les bras solides. Il faisait même des risettes.
— Et qui est le parrain?
— Maître François Valade. Il était chez ma tante Charlotte, le jour de l’accouchement. Il a tenu à être le parrain.
— Comme c’est curieux! dit René.
Il avait justement prévu s’arrêter au chantier Whitehead, au retour, pour voir Valade et convenir d’un rendez-vous afin de compléter le contrat d’engagement d’un nouvel apprenti.
— Ce Valade est un honnête homme, commenta madame de Beaumont à René. Monsieur Lareau, puisque vous êtes désormais dans la confidence, vous devez également savoir que votre beau-frère, le docteur Talham, est au courant des malheurs de Jeanne. C’est même lui qui me l’a amenée, au printemps dernier, pour la mettre à l’abri des mauvaises langues.
Décidément, conclut pour sa part Godefroi en apprenant cette dernière nouvelle, voilà une journée pleine de surprises! Certes, il demanderait des détails à la première occasion.