Chapitre 27

Les malheurs de maître Papineau

Le lendemain de ce jour funeste, la vie reprit son cours normal. Salaberry, tel un général à sa revue, avait l’habitude de faire une tournée quotidienne au chantier, félicitant ceux qui avaient de l’ardeur à l’ouvrage tout en réprimandant les flancs-mous. C’est ainsi qu’il connaissait chacun des hommes travaillant pour lui. Vers dix heures, on vit la silhouette familière descendre de cheval.

— Maître Papineau! Je constate que le bois manque. Comment cela se fait-il? Vos savants calculs avec votre cousin étaient erronés?

— C’est la loggia qui a tout faussé, mon colonel!

— Pourtant, nous avions prévu plus que moins, ce me semble!

— Les imprévus, vous savez… le découpage, les pertes…

Antoine jouait le penaud. Mais Salaberry ne l’écoutait plus, il scrutait les ouvriers qui s’activaient avec une ardeur renouvelée pour rattraper le temps perdu la veille.

— Où est passé Lareau?

L’entrepreneur afficha un air contrit, faussement déçu. Tout le monde savait que Godefroi Lareau était le favori de Salaberry. Et la veille au soir, la nouvelle qu’il avait été engagé par Valade avait couru dans les cabarets de Chambly. Elle avait été rapportée le matin même à Antoine.

— C’est malaisé à vous dire, monsieur. J’aurais voulu vous épargner cette peine, mais il m’a laissé tomber pour aller avec François Valade.

Goddam!

Antoine montra son visage tuméfié.

— C’est aussi lui qui m’a fait ça.

Salaberry était confondu. La colère ne tarda pas. Godefroi Lareau, en qui il avait mis toute sa confiance! Et ce Valade, venu on ne sait d’où, qui lui volait ses employés.

Déchaîné, il enfourcha sa monture.

— Suivez-moi! ordonna-t-il à maître Papineau.

— Je ne peux pas abandonner le chantier! Et je suis à pied!

— Qu’on lui apporte un cheval! s’écria Salaberry en faisant signe à son domestique d’exécuter son ordre. Vous savez monter, j’espère?

Antoine opina en hésitant. Tout ce tintouin ne lui disait rien qui vaille. Qu’avait en tête Salaberry? Un palefrenier approchait déjà, menant une belle bête, un cheval canadien de race pure et dûment sellé à son intention. Le menuisier eut un mouvement de recul.

Damn! Auriez-vous peur des chevaux? s’exaspéra Salaberry.

Antoine conclut qu’il valait mieux obéir et parvint à se jucher sur l’animal.

— Où allons-nous?

— Trouver maître Valade. Et cessez de poser des questions idiotes.

Ils passèrent d’abord chez Whitehead où on les informa que Valade était à Pointe-Olivier pour la journée. Se dirigeant vers la rivière en amont, il leur fallut peu de temps pour se rendre à la traverse et emprunter un bac qui pouvait faire passer deux hommes et leurs chevaux. Une fois traversés, Salaberry et Papineau galopèrent sur le chemin du Roi, en direction de Pointe-Olivier. Une bonne lieue avant le village, au grand soulagement d’Antoine, Salaberry ralentit enfin la cadence devant le gué pierreux de la petite rivière des Hurons et à la première habitation, il s’informa à un villageois.

— Pourriez-vous m’indiquer la maison du capitaine de milice?

Le bonhomme, impressionné à la fois par la beauté du cheval et son prestigieux cavalier, s’empressa de répondre.

— À cette heure, vous le trouverez chez lui à dîner. Et si j’peux me permettre, mes seigneurs, le sieur Ostiguy, faut pas le déranger pendant son repas.

Seule une question de vie ou de mort pouvait sortir le capitaine de milice de son sacro-saint dîner. Malheur à celui qui frappait à sa porte pour une simple algarade entre voisins.

— Nous verrons bien qui, du capitaine de milice ou du vainqueur de Châteauguay, donne les ordres! rétorqua Salaberry à l’habitant qui haussa les épaules.

Toutefois, l’annonce d’un visiteur important intrigua suffisamment Pierre Ostiguy pour qu’il dénoue la serviette autour de son cou.

— Fais entrer, Séraphine, dit-il à la servante effrayée.

— Capitaine! l’interpella aussitôt Salaberry de sa voix de stentor. Vous devez impérativement me suivre à l’auberge et vous saisir d’un malandrin que je vous désignerai.

— Et pour quel motif? demanda Ostiguy, agacé.

— Voie de fait sur mon maître de chantier que voici, et désertion, répondit Salaberry en montrant le visage de son compagnon.

— Désertion? Il s’agirait donc d’un soldat?

— Ne vous moquez pas, monsieur!

Le ton furieux du militaire n’impressionnait nullement le sieur Ostiguy. Jetant un regard entendu à sa femme qui observait silencieusement la scène, le capitaine de milice se demandait surtout si on ne le dérangeait pas pour une peccadille.

— De plus, maître Valade s’est emparé d’un de mes employés.

— Vraiment?

Ostiguy restait dubitatif.

— Difficile pour moi de croire en la turpitude du sieur Valade. Par contre, à voir un Papineau dans les parages, certes, il y a de l’embrouille dans l’air.

Il se décida donc à les suivre. Pour sa part, Antoine aurait bien voulu se tirer de cette affaire, mais comment? Il se voyait coincé à Pointe-Olivier.

Le temps était au beau fixe et, comme le jour se levait tôt, maître Valade s’était présenté à l’auberge de Pointe-Olivier à une heure extrêmement matinale. Il savait que sa journée serait longue, mais cette époque de l’année où la clarté du jour se prolongeait constituait une véritable bénédiction pour le maître artisan, tant il y avait de l’ouvrage à abattre. Fort heureusement, le charpentier-menuisier pouvait compter sur l’efficacité d’un nouvel employé: Godefroi Lareau.

La veille, en revenant de chez madame de Beaumont, René et Godefroi s’étaient arrêtés au chantier Whitehead pour rencontrer Valade. Une fois leur affaire réglée, René avait entraîné le maître artisan à l’écart. À ce dernier, qui s’interrogeait sur le désœuvrement de Godefroi, le notaire avait relaté brièvement les mésaventures de son cousin. Valade s’était retenu de sourire à l’épisode du coup de poing; il avait l’habitude de garder ses réflexions pour lui. Ayant déjà pu observer le travail de Godefroi chez son rival, il n’était pas mécontent de lui prendre un de ses meilleurs ouvriers.

— J’ai besoin d’hommes compétents, Lareau, et si la place vous intéresse, je vous engage.

Sans hésiter, Godefroi avait accepté la proposition.

Ce matin-là, une fois arrivés sur les lieux du chantier, Valade et Godefroi avaient trouvé l’aubergiste Gabriel Papineau fort mécontent, à contempler les débris du toit qui jonchaient le sol. Impassible, maître Valade avait attendu calmement les inévitables doléances.

— À l’heure qu’il est, le toit aurait dû être entièrement démanché et refait, avait grondé l’aubergiste. Baudriau est venu travailler deux jours en laissant tout traîner, puis il n’est jamais revenu s’montrer l’bout du nez. Qu’avez-vous à dire de ça?

— J’ai chassé Baudriau, avait répondu Valade, sans se départir de son flegme. Dites-vous que vous n’êtes pas le premier à vous plaindre, même si c’est une piètre consolation. Et votre cousin Antoine y est pour quelque chose. Le père Baudriau croit maintenant pouvoir se faire embaucher par lui. Ainsi, il pourra se vanter de travailler pour le sieur Salaberry. Grand bien lui fasse! Sauf qu’à cause de lui, j’ai du retard dans tous mes contrats. Ce qui explique ma présence ici ce matin avec le meilleur de mes compagnons, avait poursuivi le maître artisan en désignant Godefroi. Vous verrez qu’à la fin de l’avant-midi, nous aurons mis bon ordre sur ce chantier.

À voir l’auberge franchement délabrée, avec son toit à moitié démonté, Valade n’avait pas d’autre choix que de s’en mêler; la négligence de Baudriau risquait de lui faire perdre ce lucratif contrat.

— Ça ira pour cette fois! avait accepté l’aubergiste, à demi convaincu.

Le maître artisan s’était donc mis au travail. Godefroi s’activait déjà à trier les débris laissés sur place par Baudriau en mettant de côté tout ce qui était bon.

Un peu plus tard, alors que les deux hommes prenaient une courte pose pour se rafraîchir, Gabriel vint les rejoindre.

— J’ai quelque chose à vous montrer, dit-il à Valade en l’entraînant plus loin. Mon frère Louis a fait livrer un lot de bois qu’il me vend à un prix dérisoire.

Valade tira une planche pour en vérifier la droiture et admirer le grain.

— De toute beauté! De la qualité supérieure. On pourra s’en servir pour le lambris intérieur. Que signifie ce signe?

— Je l’ignore. Je suppose que c’est un lot impayé.

— Tout de même! fit Valade, songeur.

De retour auprès de Godefroi, il lui narra le fait.

— Faites-moi voir ça, demanda le jeune homme, très intrigué. C’est curieux! On dirait du bois appartenant à Salaberry.

— Que voulez-vous dire, Lareau?

— Monsieur de Salaberry avait marqué tous les lots destinés à sa maison. Hier, comme j’étais seul au chantier, je me suis employé à replacer le bois. C’est ainsi que j’ai remarqué qu’il manquait un lot. Mais vous connaissez la suite. Je n’ai pas eu le temps de le signaler au major.

— Étrangement, le lot manquant se retrouve chez le frère du marchand de bois, nota Valade, s’interrogeant sur les vagues explications de Gabriel Papineau.

De désagréables soupçons surgirent dans son esprit: les frères Papineau se livraient à un petit trafic de bois, et lui-même risquait d’être associé à leur combine.

En attendant d’enquêter sur ces faits, l’ouvrage pressait.

— Il nous faut démonter les vieilles sablières avant d’en installer de nouvelles, expliqua-t-il à Godefroi.

Pendant les heures qui suivirent et jusqu’à l’angélus de midi, les deux hommes travaillèrent de concert, dans un silence que rompaient seulement les indications du maître à l’ouvrier.

Alors qu’ils prenaient un peu de repos à l’ombre d’un orme centenaire tout en se restaurant, Gabriel Papineau vint les retrouver et se montra satisfait de voir l’avancement des travaux.

— Tirez-vous une bûche, monsieur l’aubergiste! l’invita Valade.

Celui-ci le prit au mot et saisit une bûche qui pouvait servir de siège. Le maître artisan l’informa de la suite des choses. Demain, il embaucherait un apprenti qui serait placé sous les ordres de Godefroi. Tant que le toit n’était pas entièrement rebâti, lui-même serait présent un jour sur deux afin d’accélérer le rythme.

— Tiens! fit alors Gabriel. Je crois que nous avons de la visite.

En effet, sur le chemin du Roi, trois hommes chevauchaient dans leur direction. Valade reconnut d’abord le capitaine de milice Pierre Ostiguy, avec qui il avait sympathisé et même dîné. Il était avec Salaberry et… Antoine Papineau.

«Encore des problèmes», se dit-il.

Salaberry jeta les rênes de son cheval sur Gabriel Papineau qui venait à leur rencontre, comme si ce dernier n’était qu’un simple domestique, pour se précipiter sur Godefroi.

— Arrêtez cet homme! ordonna-t-il au capitaine de milice. Et vous, Valade, vous vous repentirez d’avoir osé vous accaparer un de mes hommes!

— Un instant, mon colonel! s’interposa Ostiguy, dont la voix puissante frappait chez un homme éduqué et généralement parfaitement courtois.

Sur ce plan, il était parfaitement capable de tenir tête à Salaberry.

— Ce n’est pas vous qui avez été attaqué, c’est lui, continua-t-il en désignant Antoine, narquois, ignorant le regard furibond de Salaberry. Qu’avez-vous à dire, maître Papineau?

Pendant ce temps, Gabriel dévisageait son cousin qu’il savait prompt à se battre, particulièrement quand il abusait du divin tonneau. Même que plus d’une fois il avait été condamné pour voies de fait. Voilà que quelqu’un lui rendait la monnaie de sa pièce, il n’allait surtout pas le plaindre. Surtout qu’il n’était pas si amoché que ça. Sauf qu’il voyait bien qu’Antoine ne tenait pas du tout à s’expliquer. Par contre, ce n’était pas le cas de l’employé de Valade.

Courageusement, Godefroi s’était avancé d’un pas pour affronter la colère de son cher major, avec un salut militaire, par-dessus le marché.

— Major! J’avoue avoir frappé maître Papineau, mais c’est lui qui m’a congédié. Maître Valade n’a rien à voir là-dedans! S’il m’a embauché, c’est que j’étais sans travail. Et j’ajoute que si je dois être arrêté pour avoir frappé un malotru, je suis prêt. Je ne regrette nullement mon geste.

La franchise de Godefroi eut pour effet d’apaiser un peu Salaberry. L’honnêteté du jeune homme transparaissait dans ses propos, ce qui rappela au militaire que ce n’était pas la première fois qu’on l’accusait injustement.

— Je vous ai vu affronter l’ennemi, Lareau, je sais que vous n’êtes pas un lâche. Je vous somme donc de vous expliquer sur-le-champ.

— À vos ordres!

Godefroi pouvait difficilement cacher quelque chose à l’homme qu’il admirait le plus au monde.

— C’est à cause de Jeanne Ménard.

— Parlez-vous de cette malheureuse qui a eu l’insolence de quitter mon service comme une voleuse?

Le pauvre Godefroi s’en voulait déjà d’avoir levé le voile sur Jeanne. Il se voyait dans l’obligation de révéler son secret et il en était profondément malheureux.

— Je ne peux pas vous en dire plus, finit-il par articuler.

Voyant cela, Antoine commençait à croire qu’il avait une petite chance de s’en sortir indemne. De toute évidence, cet imbécile de Lareau ne voulait pas salir la réputation de la fille. Malheureusement pour lui, maître Valade pensait autrement.

— Mon colonel, intervint ce dernier en s’adressant à Salaberry avec son calme habituel qui en imposait toujours, permettez que je vous raconte ce qui s’est passé. Votre jeune servante a été bassement séduite par cet homme, affirma-t-il en désignant Antoine du menton. Grosse d’enfant, elle a été abandonnée par son séducteur.

La colère de Salaberry tomba comme la foudre sur maître Papineau.

— C’est à cause de vous que ma femme s’est retrouvée sans servante du jour au lendemain?

— C’est un mensonge! protesta Antoine. Lareau défend cette fille – une fille tombée, mon colonel! –, tout cela parce qu’elle est la sœur de la servante du docteur, son beau-frère.

— Faux! le contredit Valade. Je tiens ces faits de première main. Et en apprenant cette malheureuse histoire, pour des raisons qui lui appartiennent, Lareau a violemment réagi.

— Il reporte la faute sur moi pour se venger d’avoir été congédié, cingla le maître menuisier.

— Vous mentez! fulmina Salaberry en l’attrapant par le revers du col. Ce matin même, vous affirmiez qu’il avait quitté votre service de son propre chef pour se faire embaucher chez Valade.

Ce dernier crut bon de préciser encore:

— C’est bien lui le père de l’enfant de Jeanne. Je peux l’affirmer d’autant que c’est moi qui l’ai porté au baptême, comme parrain. Et si vous tenez à en savoir plus long, demandez donc au docteur Talham.

Le docteur Talham était mêlé à l’affaire? Salaberry était encore plus décontenancé.

— Autre chose, mon colonel.

Valade le mena devant la pile de bois marqué.

— Ce bois vous appartient, je crois.

Salaberry se retourna aussitôt vers Gabriel Papineau. L’aubergiste avait l’air furieux et, à son tour, attrapait son cousin par le revers de sa veste.

— Gredin! siffla-t-il. Encore une de tes petites combines avec Louis? Du bois volé! Tu vas l’avoir en travers de la gorge, ton maudit bois.

— Louis! Quel imbécile! marmonna Antoine, comprenant que cette fois, il était perdu.

Le bois aurait dû être revendu du côté de Saint-Jean, et non pas à Pointe-Olivier, si près de Chambly, et par-dessus le marché, surtout pas à l’honnête Gabriel! Son cousin avait agi comme un idiot.

— Tout comme vous, monsieur de Salaberry, j’apprends à l’instant que mon propre frère et mon cousin détournent du bois pour leur compte, se défendit Gabriel. Prétextant que ce lot appartenait à un client insolvable, mon cousin me l’a revendu à vil prix. Je vous prie d’accepter mes excuses. Ce procédé honteux ternit la réputation de ma famille. Je ferai livrer ce bois à votre chantier à la première heure, demain, promit-il pour conclure.

Salaberry ne pouvait faire autrement que d’accepter des excuses aussi sincères. Par exemple, il n’allait pas se retenir d’étriper Antoine Papineau sur place et attrapa l’entrepreneur du revers de sa veste pour le soulever de terre avec une force inouïe.

— Misérable! Vous avez osé me tromper! Vous méritez le peloton d’exécution.

Il le relâcha brusquement.

— Considérez notre engagement comme rompu. Vous aurez de mes nouvelles par mon avocat. Je ne veux plus jamais vous voir. Vous m’entendez? Jamais! hurla-t-il, d’une voix effrayante qui fit frémir tous les autres.

Pendant ce temps, Pierre Ostiguy observait la scène avec intérêt, se disant qu’il n’avait pas délaissé son dîner pour rien. Plus d’une fois, il avait dû se coltiner avec Antoine Papineau afin de le faire sortir d’un cabaret de la paroisse où il faisait du grabuge après s’être copieusement enivré. Le voir acoquiné avec son cousin Louis, dont l’honnêteté n’était pas à toute épreuve – contrairement à son frère Gabriel, l’aubergiste – n’était pas chose inattendue pour lui. De son côté, imperturbable, maître Valade attendait patiemment que tout ce monde disparaisse. Il était pressé. On l’attendait au chantier Whitehead.

— Mais, mais… je suis à pied! protesta une fois de plus maître Papineau.

— Vous êtes encore là? Disparaissez de ma vue! Est-ce assez clair? gronda Salaberry.

Sa voix glaciale les fit tous frissonner.