Chapitre 28

Antoine se marie

Lorsque Emmélie et Louis-Joseph Papineau l’avaient ramenée au presbytère après son malaise, ce jour terrible de l’exécution, Marie-Josèphe les avait exhortés à tenir secrète son indisposition. Inutile d’inquiéter davantage son pauvre frère, après la journée éprouvante qu’il venait de vivre.

Deux jours plus tard, Marie-Josèphe, bien que remise de son malaise, demeurait confuse. Tous les événements qui s’étaient déroulés ce jour-là se mêlaient dans sa tête. Elle avait cru entendre Antoine prononcer des paroles dures. Mais ce qui lui revenait le plus souvent en mémoire, c’était le visage inquiet de Pierre Bruneau penché sur elle. Depuis quelque temps, elle avait l’impression que tout lui échappait. Pour l’heure, elle avait surtout envie de retrouver la maîtrise de sa vie. S’attarder sur les petites choses du quotidien lui avait paru une bonne idée.

Ce matin, tout semblait être revenu à la normale au village. Assez tôt, elle se rendit chez le forgeron afin de faire réparer la semelle de son fer à flasquer, celui dans lequel elle introduisait des charbons brûlants pour repasser le linge.

— Je m’en sers pour repasser les aubes du curé et il doit être parfait, expliqua-t-elle à Jacques Wait qui l’examina brièvement.

— À première vue, vot’ fer a pas l’air si mal en point, mademoiselle Bédard.

Elle lui montra une fine pointe de métal.

— Voyez, il y a une aspérité dans la semelle qui déchire le tissu fin.

— Ça parle au yable! J’voyais rien. Il me faudra bientôt des bésicles comme celles du docteur, s’écria le forgeron en riant. Ce s’ra une affaire de rien d’arranger ça. Revenez demain.

Marie-Josèphe allait partir lorsqu’un homme d’une quarantaine d’années franchit le seuil de la boutique, l’air réjoui.

— Wait, connais-tu la nouvelle? s’écria joyeusement l’homme que Marie-Josèphe reconnut comme étant le cultivateur Julien Piedalue, un travailleur acharné qui obtenait les meilleurs rendements de blé dans la paroisse.

Elle aimait bien monsieur Piedalue, mais lorsqu’elle voulut savoir ce qui le rendait si heureux, la réponse la troubla profondément:

— Ma fille Catherine est fiancée!

— Ah! La belle Catherine, soupira le forgeron avec un large sourire qui montrait des dents dont la blancheur contrastait avec sa figure tannée par la chaleur de la forge. Elle en a fait courir, celle-là! Dis-nous donc, Piedalue, le nom de celui qui a réussi à la dompter?

Une chaleur oppressante s’empara de Marie-Josèphe, une chaleur nullement due au feu et au soufflet. Antoine, l’autre jour… elle l’avait vu en compagnie de Catherine Piedalue. Les jambes flageolantes, elle appréhendait la réponse qu’elle connaissait déjà.

— Vous le croirez jamais, commença Piedalue qui laissait durer le suspense avant de révéler le nom de son futur gendre, sans savoir qu’il mettait la sœur du curé sur des charbons ardents. Ça fait des mois qu’il vient veiller, le snoreau. Cette fois, c’était pas ma fille qui branlait dans le manche, c’était lui. Un jour il fanfaronnait comme un paon autour d’elle et l’autre, beau cavalier oublieux, il lui faisait faux bond et v’là ma pauvrette qui pleurait à tremper une douzaine de mouchoirs. Je l’ai… disons… forcé à se déclarer. Hier, maître Antoine Papineau s’est enfin décidé à lui faire sa demande. Vous vous rendez compte! Le constructeur de la maison Salaberry, mon futur gendre!

La large face burinée du paysan resplendissait d’une fierté sans égale. Pour sa part, Wait s’étonnait de voir Piedalue, généralement un homme avisé, s’être laissé enfirouaper par maître Papineau. Même qu’il venait d’apprendre que Salaberry avait jeté ce dernier à la rue. Le forgeron, ne voulant pas être le porteur d’une mauvaise nouvelle, garda le silence. Il plaignait toutefois ce pauvre Piedalue qui tomberait de haut en l’apprenant. Pour l’instant, l’homme énumérait fièrement la dot de sa fille: un lopin de terre, un cochon, un lit garni et une somme d’argent.

Mais Marie-Josèphe en avait assez entendu.

— Apparence que la sœur du curé était pressée, remarqua plutôt Wait, constatant que celle-ci avait disparu.

Lui revint en mémoire le fait que le sieur Papineau plaisait bien à mademoiselle Bédard. Pour sa part, il n’avait guère d’estime pour le maître menuisier. Un malin. À force de péter plus haut que le trou, sa jactance lui retomberait sur le nez.

Mortifiée, Marie-Josèphe avait réussi à parcourir la courte distance qui séparait le presbytère de la forge sans trop savoir comment. Elle s’enferma dans sa chambre pour pleurer à chaudes larmes sur son désespoir et sa naïveté. La journée se déroula comme dans un cauchemar.

Plus tard, dans la soirée, elle s’était finalement endormie, épuisée par ses sanglots. Marie-Josèphe était maintenant au pays des songes, seule, prisonnière de sa chambre, debout sur le lit entouré de serpents noirs et grouillants. Terrifiée, elle voulut hurler, craignant que les bêtes ne l’atteignent, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Elle désespérait de la situation quand une silhouette apparut dans le cadre de la porte. L’ombre, bien que floue, s’approchait. La rêveuse devina les contours d’un sourire sans pour autant distinguer les traits du visage, puis de longs bras cherchèrent à l’enlacer en lui tendant les mains. Au moment où la dormeuse allait découvrir l’identité de son sauveur, elle s’agita dans son lit. Dans les méandres de son demi-sommeil, toujours sous l’emprise de son imagination, elle s’enroula bien serrée dans ses couvertures pour se protéger, car elle avait une peur bleue des serpents. Puis des bruits sourds la tirèrent de sa torpeur.

— Marie-Josèphe! Marie-Josèphe!

Jean-Baptiste, le bonnet de nuit de travers, tambourinait sur la porte de sa chambre d’une main, retenant de l’autre les pans de sa robe de chambre enfilée en vitesse. Par deux fois, il avait entendu sa sœur hurler de terreur. Follement inquiet, il avait ouvert précipitamment pour la trouver assise sur son lit, à moitié endormie, l’air totalement hébété au point qu’il se demandait si les crises d’hystérie n’étaient pas de retour.

— Jean-Baptiste? balbutia-t-elle d’une voix pâteuse. Qu’est-ce qui se passe? Tu dois sortir?

— Il ne s’agit pas de moi, grogna-t-il. Qu’est-ce qui t’a pris de crier comme une possédée?

— J’ai crié? Je ne sais pas… Tu peux aller te recoucher.

Dans un bâillement, son frère réintégra ses appartements et se rendormit. La douleur qui tenaillait Marie-Josèphe la tint éveillée. Encore une fois, elle ressassa un à un les épisodes de sa pitoyable aventure. Elle s’était amourachée d’un homme intéressé et superficiel. Elle se rappela aussi à quel point il s’était montré insensible au sort des condamnés à mort, ce qui l’avait profondément choquée. Il lui avait dit qu’elle était belle, et cela avait suffi pour qu’elle se transforme en vile coquette. Elle s’était même montrée mesquine avec le pauvre Pierre Bruneau, influencée par Antoine qui avait tout de suite vu un rival dans le marchand. Séduite par un faraud de la pire espèce, elle avait succombé à des paroles doucereuses et l’orgueil l’avait perdue. La vraie Marie-Josèphe Bédard ne pouvait être la femme insolente des dernières semaines. Elle s’était déshonorée! Et pourtant, avec quelle opiniâtreté avait-elle conservé l’image d’un Antoine Papineau prétendument amoureux d’elle?

Séduite au point de s’égarer, au point de faire le mauvais choix.

Elle rougissait de gêne et de honte au souvenir du jour où Antoine l’avait embrassée. Ses lèvres qui se jetaient brusquement sur les siennes… Elle aurait dû comprendre qu’il n’y avait pas d’amour dans ce baiser. Et toutes ces questions qu’il lui avait posées sur ses biens, sur sa dot. Il se renseignait, il soupesait ce qu’il pouvait obtenir de plus en se mariant avec la sœur du curé plutôt qu’avec une fille de paysan. Un simple calcul. Laquelle valait un plus lourd pesant d’or? Emmélie l’avait pourtant exhorté à la prudence. Et madame de Beaumont, dont tout le monde disait qu’elle n’était qu’une courtisane, l’avait clairement prévenue qu’Antoine n’était qu’un aventurier. Elle, dans sa quête d’amour, s’était jetée à corps perdu dans cette histoire, croyant de toutes ses forces à cette illusion, dédaignant les tendres sentiments de l’honnête marchand Bruneau.

Ce faisant, elle avait brûlé ses vaisseaux! Elle avait maltraité Pierre, tout simplement parce que ce dernier n’arrivait pas à dissimuler le fait qu’il l’aimait. Comme elle avait été stupide! Et l’autre jour, en murmurant le nom d’Antoine par désespoir, elle avait anéanti ses chances de conserver l’amour de Pierre. Désormais, il lui serait impossible de revoir le marchand de Chambly. Demain, son frère irait bénir le magasin. Elle prétexterait donc une migraine pour ne pas s’y rendre. L’excuse était plausible. D’ailleurs, elle avait tellement pleuré que sa tête semblait prise dans un étau, et avec ses yeux gonflés et rougis, elle n’était pas présentable. Même qu’elle était bien décidée à ne jamais mettre un pied au magasin Bruneau. Finalement, les larmes, qui lui avaient laissé quelque répit, revinrent mouiller en abondance son oreiller.

Jean-Baptiste Bédard plaignait sa sœur. Il connaissait, bien sûr, le motif de son chagrin. C’était la faute de ce libertin! Pas plus tard que ce matin, Piedalue était venu l’informer du futur mariage de sa fille Catherine. La date avait été fixée. Le temps de faire l’annonce des trois bans coutumiers au prône de l’église et la cérémonie du mariage serait chose faite. Il n’allait tout de même pas bénir lui-même cette union. Il demanderait à son collègue Robitaille, redevable d’un service à son égard, d’officier pour lui.

Pauvre, pauvre Marie-Josèphe! Ne l’avait-il pas expressément avertie qu’il n’y avait rien à attendre d’un Papineau? Surtout celui-là, amoureux de trente-six blondes! Pourtant, le curé se frottait les mains de contentement. Il avait appris que Salaberry s’était rendu à Montréal pour rencontrer un ami de sa famille, l’avocat Michael O’Sullivan, dans le but d’intenter un procès contre son ancien entrepreneur. Sa sœur l’avait échappé belle! Dire qu’elle aurait pu être éclaboussée par un scandale aussi minable. Détourner du bois! Et ces imbéciles de cousins Papineau qui avaient cru ne jamais se faire prendre.

De la chambre de Marie-Josèphe lui parvenaient de nouveaux sanglots. Il referma le livre des Fables de La Fontaine. Amour est un étrange maître, heureux qui peut ne le connaître… disait le fabuliste. Que de sagesse dans ces simples paroles!

Jean-Baptiste Bédard oubliait que, jadis, alors qu’il n’était qu’un simple étudiant au séminaire, les beaux yeux bleus d’Élisabeth Robitaille l’avaient ému. Lorsque celle-ci avait épousé le marchand Kimber, un couteau s’était enfoncé dans sa poitrine. Il avait alors choisi la prêtrise et ne l’avait jamais revue.

Qui sait si Marie-Josèphe ne s’était pas justement lancée bride abattue dans une désastreuse histoire d’amour parce que le train-train du presbytère pesait trop lourd sur ses épaules? Il avait surestimé la force de sa sœur. Le curé reconnaissait qu’il avait tardé à comprendre la situation. Dès demain, il irait voir Emmélie Boileau afin de lui demander d’embaucher une servante convenable pour le presbytère. La vie reprendrait son cours normal, lui veillant sur ses paroissiens et Marie-Josèphe, avec l’aide d’une servante, veillant sur lui. Sur cette pensée réconfortante, il souffla la chandelle, se coucha et s’endormit.