Chapitre 29

Départs

Pendant que Marie-Josèphe voyait s’anéantir tous ses espoirs, que Salaberry écrivait à son avocat de Montréal pour intenter une poursuite contre son ancien entrepreneur et engageait maître Valade pour la suite des choses, Emmélie était au comble du bonheur!

Avant son départ, Louis-Joseph Papineau avait demandé à monsieur Boileau une «audience à huis clos» avec une solennité qui ne trompait pas. Madame sa mère avait soupiré de soulagement et René avait simplement souri. Emmélie, tout en émoi, ne pouvait croire que les paroles espérées depuis deux ans seraient enfin prononcées. En ressortant de la chambre de compagnie, le père avait invité sa fille à rejoindre «monsieur Papineau qui souhaitait lui adresser quelques mots» après avoir obtenu sa permission.

À peine la porte s’était-elle refermée derrière elle que Louis-Joseph s’était emparé de ses mains pour les baiser ardemment avant de plonger ses yeux dans les siens.

— Très chère Emmélie! Depuis que je vous connais, mes sentiments pour vous n’ont cessé de croître. Par la faute de mes nombreuses obligations, celles-ci combinées à mon malheureux manque de fortune, j’ai longuement hésité à me déclarer. Et vous, si sage et si raisonnable, vous m’avez attendu, ajouta-t-il avec un regard tendre. Ces derniers jours passés en votre si aimable compagnie n’ont fait que confirmer ce que mon cœur me dicte.

Un peu plus, et Papineau se serait lancé dans un discours comme s’il s’adressait à ses collègues de la Chambre. Malgré la solennité du moment, Emmélie se retenait de rire. Sauf qu’en le voyant tripoter sa cravate d’une main nerveuse, elle s’était dit que le grand tribun allait bientôt se trouver à court de mots.

— Hier, avait-il repris pourtant, j’ai longuement parlé avec mes amis Bruneau. Pierre, notamment, approuve entièrement ce que je tente désespérément de vous demander avec beaucoup d’émotion: soyez ma femme!

— Oh! Monsieur Papineau!

Les mots étaient restés bloqués dans sa gorge. Elle avait eu si peur, la veille, en constatant qu’il tardait à rentrer après avoir secouru mademoiselle Bruneau.

— Mon amie, pas de «monsieur» entre nous. Et de grâce, répondez-moi. Vous voyez bien que vous me faites languir.

Elle s’était rapprochée un peu plus pour lui dire, avec une ardeur fougueuse:

— Vous savez bien que la seule réponse possible est oui! Car je vous aime depuis longtemps.

— Je l’avoue, je m’en doutais.

Il avait souri béatement en serrant plus fortement ses mains dans les siennes avant de les lâcher pour l’enlacer. Et comme la meilleure manière de conclure une aussi belle entente était de s’embrasser, un long baiser, doux et délicieux avait suivi. Intense bonheur qui avait laissé Emmélie au paradis.

Une heure plus tard, après avoir bouclé ses bagages et renouvelé nombre de vœux, dont celui de lui écrire chaque jour, Papineau avait pris une voiture en direction de Montréal. Il prévoyait passer quelques jours à la ville pour régler des affaires en suspens et de là, il prendrait un canot pour se rendre à la seigneurie de la Petite-Nation où l’attendait sa famille.

— Je reviendrai à la fin de l’été, avait-il promis avant que la diligence ne l’emporte.

— Fixons une date!

— Que diriez-vous de l’hiver prochain?

L’été avait filé comme un voleur. Dans les derniers jours du mois d’août, Melchior Talham reçut la confirmation d’un autre grand malheur: son entrée au Collège de Montréal avait été acceptée!

Finies les balades enivrantes au campement militaire à la recherche d’un objet bon à enrichir sa collection, tout comme la joie de courir librement et pieds nus dans les champs derrière la maison familiale, d’attraper des couleuvres et des grenouilles pour les relâcher sur le seuil des maisons voisines, ce qui faisait hurler les dames et les demoiselles. Et il en allait de même des conversations chuchotées en catimini avec Appoline.

Il était si malheureux de quitter ceux qu’il aimait, et il l’aurait été jusqu’à en mourir si, avant de partir pour cette première année de collège, son oncle René ne l’avait pas mené aux écuries de l’oncle Joseph Lareau pour lui montrer une jolie pouliche baie à la longue crinière noire née dans l’année.

— Qu’en dis-tu?

Pour toute réponse, Melchior caressa longuement les naseaux de la pouliche, puis la gratta entre les oreilles, et celle-ci hennit de plaisir.

— Elle est belle, hein?

Le garçon hocha la tête, les yeux brillants.

— Elle est à toi, laissa tomber René.

Bouleversé, Melchior ne put retenir ses larmes.

— C’est le plus fantastique des cadeaux!

— Tu dois remercier toute la famille, confia René en posant sa main sur l’épaule de son petit cousin. D’abord Emmélie, qui a confirmé tes nombreux efforts et l’excellence de tes notes, ensuite ton père, qui payera l’entretien du cheval, et ton oncle Lareau, qui a bien voulu se départir de la pouliche à ton profit.

René était propriétaire de l’écurie à parts égales avec son cousin Joseph Lareau, qui était également l’oncle de Marguerite et le grand-oncle de Melchior. Le notaire procurait l’argent nécessaire pour l’achat de chevaux et Lareau se chargeait de leur entretien, ainsi que de la sélection et de la vente des poulains. René omit toutefois de mentionner qu’il avait été difficile de persuader Talham. Après avoir parlementé, le notaire avait réussi à convaincre le père que ce serait une motivation suffisante pour bien travailler au collège.

— Puisque vous êtes tous de connivence, avait fini par accepter le docteur, je payerai pour l’entretien de cette pouliche. Mais si ses notes sont mauvaises, Melchior devra y renoncer.

— Comme nous tous, elle attendra ton retour, expliqua René à Melchior. Elle grandira avec toi. Tu pourras sans doute apprendre à la monter à tes prochaines vacances. Mais tu connais la condition imposée par ton père, et nous n’aurons d’autres choix que de lui obéir. Par contre, je suis confiant, ajouta René en voyant l’air déconfit de son jeune cousin, que tu travailleras avec ardeur et que tu auras ta récompense.

En fait, René avait tout manigancé pour faire ce cadeau à Melchior. Il avait lui-même souffert de la discipline de fer d’un pensionnat. Il y avait toutefois lié des amitiés profondes, de celles qui durent toute une vie. Louis-Michel Viger, un cousin de Louis-Joseph Papineau, un peu plus jeune que René, avait stimulé l’écolier solitaire qu’il était par sa vive intelligence. Parvenus à l’âge d’homme, ils étaient demeurés amis et René ne manquait jamais de lui faire une visite lorsqu’il était de passage à Montréal. En offrant la pouliche à Melchior, le notaire avait voulu adoucir le sort de son petit cousin.

— Elle n’a pas encore de nom. À toi de lui en donner un bien à elle.

L’enfant réfléchit un moment.

— Je peux l’appeler Poline?

— En l’honneur d’Appoline? demanda René en retenant un sourire.

— Oui, répondit simplement Melchior.

— Va pour Poline.

Puis, René fit sortir de l’écurie son propre cheval, un splendide étalon qu’il lança au grand galop sur le chemin de la Petite-Rivière, Melchior assis en croupe derrière lui. Rassuré, l’adolescent était ainsi revenu à la maison afin de préparer ses effets et sa malle.

La semaine suivante, un fait inattendu occupa les conversations dans les salons de Chambly, supplantant la nouvelle des fiançailles d’Emmélie Boileau avec Louis-Joseph Papineau. Un après-midi, mesdames Duchâtel et Valade rapportèrent à Françoise Bresse cette annonce extraordinaire: Marie-Josèphe Bédard avait quitté Chambly!

— Ce n’est pas une rumeur, affirma madame Valade, devant l’air interloqué de madame Bresse. J’ai vu de mes propres yeux la sœur du curé monter dans la berline qui amenait mon Xavier et le fils du docteur Talham au Collège de Montréal. D’ailleurs, vous pourrez le demander au docteur lorsqu’il sera de retour, précisa-t-elle avec un air de triomphe, puisque c’est lui qui a accompagné les garçons pour leur entrée au collège.

Quelques jours plus tard, Emmélie Boileau reçut une lettre de Montréal, une lettre qu’elle n’attendait pas. Intriguée, elle prit un moment à reconnaître l’écriture, si différente de celle, familière, de son cher Louis-Joseph. Il s’agissait en effet d’une longue missive de Marie-Josèphe expliquant qu’elle séjournait chez un de ses nombreux frères, celui qui était avocat à Montréal. Pour finir, elle demandait expressément à son amie une faveur:

Je te confie la tâche de trouver une servante pour mon frère Jean-Baptiste, car j’ignore quand je reviendrai à Chambly!