Chapitre 30

La servante du curé

Le jour où Emmélie Boileau avait présenté au curé la meilleure de ses candidates comme servante du presbytère, elle avait dû aplanir un obstacle inattendu: le nom de la brave femme. La domestique, une femme d’environ quarante-cinq ans, se nommait Radegonde Verse-à-boire, patronyme qui avait fait bondir le curé.

— Par tous les saints, Emmélie! Affublée d’un nom pareil, cette dame ne peut prétendre à servir un curé.

— Pourtant, je vous assure qu’il n’y a pas femme plus vaillante dans toute la paroisse et même au-delà, avait énergiquement protesté la pourvoyeuse de servantes. Elle m’est recommandée par madame de Montenach, une des filles de madame Grant, baronne de Longueuil. Par ailleurs, comme j’ai assuré à cette grande dame que vous recevriez sa protégée pour un bref entretien, vous ne pouvez faire autrement, avait-elle ajouté malgré l’air mécontent du prêtre.

Il était si désespéré, depuis le départ de Marie-Josèphe, qu’en fin de compte il avait accepté de recevoir la femme en question. Toutefois, il n’oublia pas de rappeler à Emmélie la liste des vertus recherchées chez une future servante: outre l’honnêteté et la modestie, la piété, la propreté et la discrétion étaient de mise.

Avec Emmélie, le curé avait donc reçu la femme pourvue d’une coiffe empesée et solidement nouée sur le crâne, surplombant des yeux noisette et un teint fleuri. Cette dernière avait révélé qu’elle habitait jusqu’à tout récemment la baronnie de Longueuil, et qu’à la mort de son frère, qui l’hébergeait depuis qu’elle était veuve, elle s’était retrouvée à la rue, ses neveux et nièces l’ayant chassée avec l’aide d’un notaire véreux de la maison où elle était venue au monde. Elle possédait une belle éducation, ayant passé dans sa jeunesse deux années au couvent où elle avait appris les arts ménagers. Jamais, au grand jamais, elle ne ferait honte à monsieur le curé! Cet emploi au presbytère serait pour elle providentiel, car il mettrait sa misérable existence à l’abri des vicissitudes de la vie. Le curé s’était déclaré satisfait… sauf pour ce nom confondant.

— Rappelez-vous que sainte Radegonde était reine de France! avait fait remarquer Emmélie en retenant un fou rire. Vous pourriez l’appeler simplement madame Radegonde?

— Vous n’êtes pas sérieuse, Emmélie! C’est par trop familier!

— Je vous promets de trouver une solution, monsieur le curé. Laissez-moi faire.

Elle avait pris la dame à part.

— Je ne puis vous cacher que le curé craint que votre nom ne se prête aux quolibets, lui avait-elle avoué après l’avoir assurée de la place.

— Pour sûr, mademoiselle Boileau, je le comprends fort bien puisque j’en ai toujours souffert. Pourtant, mon ancêtre Philippe Gouyau dit Verse-à-boire était un personnage respectable. Sachez qu’il fut l’intendant du seigneur Jacques de Chambly, illustre capitaine du régiment de Carignan-Salières.

Elle affirmait cela avec une dignité presque comique, si bien qu’Emmélie avait eu du mal à garder son sérieux. Elle s’était pincé les lèvres pour éviter de la vexer.

— Je comprends, avait-elle répondu. Pour les besoins de votre service au presbytère, je propose que nous vous baptisions «madame Boire». Cela vous convient-il?

Le compromis accepté, le presbytère fut dûment nanti d’une domestique. Plusieurs mois passèrent; le curé s’habitua facilement à madame Boire.

Au printemps suivant, Marie-Josèphe réintégra le presbytère après une longue absence.

À Montréal, où elle s’était rendue en quittant Chambly, elle avait d’abord été accueillie à bras ouverts par son frère Joseph Bédard, le célèbre avocat, se faisant même dire que sa présence était bienvenue. D’autant que Scholastique, l’épouse de maître Bédard et mère d’une fillette de onze ans, avait eu le malheur de perdre récemment un sixième enfant et en attendait un autre. Outre le chagrin qui la minait, elle supportait difficilement sa grossesse. Le soutien qu’apporterait Marie-Josèphe serait sans prix, avait assuré l’avocat.

— Il était temps que ta sœur se rende utile chez nous, avait cependant confié Scholastique à son mari, un soir. Jean-Baptiste a eu plus que son tour. Je considère comme normal, dans une famille, que la vieille fille se dévoue pour ceux qui lui assurent son pain.

Marie-Josèphe n’avait pas déçu. Elle avait offert à sa belle-sœur toute l’aide à laquelle cette dernière pouvait s’attendre, l’entourant de mille soins et s’occupant de sa nièce en lui donnant des leçons de musique. Enfin, l’accouchement s’était déroulé dans les meilleures conditions et l’enfant, une autre fille, était resplendissante de santé et grandissait à merveille.

Au bout d’un certain temps, Marie-Josèphe constata qu’elle était devenue en quelque sorte la gouvernante de la maison de son frère avocat, voyant à tout. De son côté, Scholastique avait pris de mauvaises habitudes et se permettait même de la semoncer comme si elle n’était rien de plus qu’une domestique. Après quelques prises de bec entre les deux femmes, que Joseph réglait avec tout l’art d’un bon avocat – c’est-à-dire au profit de son épouse qui se plaignait avec force –, Marie-Josèphe avait commencé à avoir la nostalgie de Chambly. Son cœur soupirait en pensant aux amis qu’elle y avait laissés et elle s’ennuyait de son frère, Jean-Baptiste. À se retrouver servante auprès d’une belle-sœur acariâtre, aussi bien retourner là où elle se sentait chez elle: au presbytère. Elle avait écrit à Jean-Baptiste, et ce dernier lui avait répondu que sa chambre l’attendait.

C’est ainsi qu’elle était revenue à Chambly un peu comme on revient d’exil: avec le bonheur anticipé de revoir des gens aimés et la crainte que ceux-ci nous aient oubliés. De plus, ce printemps de 1816 ne ressemblait à nul autre. En plein mois d’avril, un peu plus et on se serait cru en février. Mai arrivait, et la neige continuait de tomber avec abondance. Le bois de chauffage commençait à manquer.

Mais cette froidure persistante n’était rien en comparaison avec celle dont faisait preuve sa belle-sœur Scholastique à son égard. Lorsqu’elle avait fait ses adieux à la famille de son frère, ce dernier lui avait réitéré, toutefois sans grande conviction:

— Ma sœur, rappelle-toi que tu seras toujours la bienvenue sous mon toit.

Elle avait remercié avec reconnaissance, tout en se disant: «Plus jamais!» Marie-Josèphe se rendit compte à ce moment-là à quel point l’affection de Jean-Baptiste lui avait manqué. Et après un long voyage à se faire ballotter sur le vieux chemin de Chambly, lorsque la malle-poste la déposa devant le presbytère où son frère l’attendait en compagnie d’une inconnue – qu’elle identifia immédiatement comme la nouvelle servante: dans ses lettres, Emmélie lui avait longuement parlé de cette dame –, elle fondit en larmes.

— Oh! Jean-Baptiste, c’est si bon de te retrouver!

Il la tenait serrée contre lui tandis qu’elle trempait sa soutane.

— Ma chère petite sœur! Moi aussi, je me suis ennuyé, avoua le curé en essuyant lui aussi une larme.

— Tu as bonne mine, nota-t-elle en l’examinant de plus près. On dirait même que tu as pris du poids, ce qui te va bien. Et vous, vous êtes madame Boire?

Tablier impeccable épinglé aux épaules, bonnet bien en place sur des cheveux parfaitement tirés et roulés en chignon, les mains en coupelle serrées contre elle, la servante faisait sa connaissance avec une lueur d’inquiétude dans les yeux.

— Je suis très heureuse de vous connaître enfin, la salua avec chaleur Marie-Josèphe.

— Tout comme moi, mademoiselle, répondit la dame avec une modeste inclinaison de la tête. Vous êtes ici pour longtemps? demanda-t-elle, visiblement nerveuse.

Marie-Josèphe avait tout de suite compris: madame Boire craignait de perdre sa place.

— Je suis revenue pour de bon. Mais n’ayez crainte, vous resterez avec nous. N’est-ce pas, Jean-Baptiste?

— Cela va de soi, grommela-t-il, même si, avec le retour de sa sœur, l’idée de se passer de servante lui avait effleuré l’esprit.

Quoique… madame Boire s’était rendue indispensable pendant l’absence de Marie-Josèphe, à tel point que le curé ne pouvait plus se passer de sa cuisine. Grâce à des talents dignes de ceux d’Ursule, la cuisinière des Boileau, la servante avait mis en pratique l’adage disant qu’on tenait un homme par le ventre. Et si, d’aventure, la gourmandise ne s’avérait pas une raison suffisante pour garder la servante, le ton employé par sa sœur contenait un message: «Rappelle-toi les événements de l’année dernière.» Jean-Baptiste ne tenait pas du tout à revivre de tels tourments.

— Madame Boire fait désormais partie de la famille, ajouta-t-il, ce qui rassura totalement les deux femmes.

Le presbytère abritait donc une nouvelle âme sous son toit. Jamais il ne serait venu à l’idée de Marie-Josèphe que la vie au presbytère puisse être aussi agréable. Madame Boire voyait à tout et, comble de bonheur, s’était prise d’affection pour mademoiselle Bédard.

Elle déplorait d’ailleurs le fait de ne pas la voir bouger du presbytère. Depuis son retour, Marie-Josèphe avait à peine revu ses amies. Elle qui avait tant souhaité une servante se dépensait en tâches ménagères, au grand dam de madame Boire qui souhaitait voir sa maîtresse tenir son rang. Il faut dire qu’avec le mauvais temps qui persistait, on avait plus envie de se confiner au coin du feu que de sortir en plein printemps revêtu de ses vêtements d’hiver. Les semences accusaient un retard de plus d’un mois, les récoltes s’annonçaient désastreuses.

— C’est un message de mademoiselle Boileau, annonça madame Boire un jour que le temps s’emmieutait, en remettant un billet plié en deux à sa maîtresse.

Enfin, il y a de nouveaux arrivages au magasin Bruneau. J’y cours avec madame Bresse. Avec ce temps morose, nous avons besoin de nous changer les idées. Je te supplie à deux genoux: viens donc avec nous! Qui sait si, après avoir acheté quelques aunes d’indienne pour une robe légère, nous n’arriverons pas à faire naître l’été? Marguerite sera là. Tout est dit. Je viens te prendre avec la calèche à la première heure de l’après-dîner.

Ta sincère amie,

Emmélie

Ces quelques mots plongèrent la sœur du curé dans la perplexité. Depuis l’humiliation qui avait suivi ses amours illusoires, elle vivait dans le repli d’un cœur passablement amoché que son long séjour à Montréal n’avait pas réussi à panser. Bien que le menuisier ait été relégué dans le monde des mauvais souvenirs, Marie-Josèphe restait recluse entre les murs du presbytère comme pour se protéger des turpitudes du monde.

À la vérité, elle ne se sentait pas le courage d’affronter Pierre Bruneau. Il l’avait sans doute oubliée et, de son côté, la blessure laissée par l’amour trahi était à peine refermée. Hélas! Elle n’avait pas la force de caractère de son amie qui avait vu son mariage avec Louis-Joseph Papineau repoussé, mais qui acceptait le fait avec une certaine sérénité.

— Je me demande même si Papineau est vraiment prêt pour le mariage, lui avait confié Emmélie, lorsqu’elles s’étaient toutes les deux retrouvées.

— Mais il a engagé sa parole? s’était étonnée Marie-Josèphe.

— Il a même officiellement demandé ma main à mon père. C’est pourquoi je suis prête à l’attendre le temps qu’il faudra, avait répondu Emmélie. Entre-temps, je mûris toujours l’idée d’ouvrir une petite académie de jeunes filles à Chambly. Tu sais que Melchior est désormais au collège. Ma tante Victoire songe à envoyer Appoline au couvent. Je perds mes élèves, avait-elle ajouté en riant, mais pas le goût de l’enseignement.

— Nous en sommes toutes les deux revenues au même point, avait alors soupiré Marie-Josèphe.

— Je suis bien contente que vous soyez là, mademoiselle Boileau, affirmait madame Boire à Emmélie en la conduisant dans la cuisine où s’affairait la sœur du curé.

Cette dernière, penchée sur une nappe d’autel à repriser, profitait de la lumière du jour là où elle était la meilleure dans la maison.

— C’est un malheur que de voir une charmante demoiselle se tenir éloignée du monde.

Marie-Josèphe ne put s’empêcher de sourire.

— Madame Boire veille sur moi comme une mère, déclara-t-elle à Emmélie. Mais je n’irai pas, ajouta-t-elle tout de go.

— Et pour quelle raison je te prie? insista son amie. Il ne fait pas très chaud dehors, mais le soleil tente de se faire un chemin entre les nuages et finira par venir nous réchauffer la couenne.

— Tu vois bien que je suis occupée, rétorqua Marie-Josèphe.

Le ton revêche dissimulait en fait sa crainte de revoir monsieur Bruneau. Pour les achats du presbytère au magasin Bruneau, c’était madame Boire qui s’en chargeait. Elle n’y avait encore jamais mis les pieds.

Cette fois pourtant, Emmélie était bien décidée à gagner la partie.

— Il est vrai que cette nappe présente un besoin pressant d’être raccommodée, ironisa-t-elle. Je crois qu’il est encore plus urgent de te brasser un brin pour te sortir d’une torpeur dans laquelle tu sembles te complaire. Je ne peux pas croire que tu pleures encore le menuisier.

— C’est vrai, avoua Marie-Josèphe. À la vérité, je pense que c’est par orgueil. Mon frère dirait que c’est un péché, moi, je dis que c’est un bouclier qui me protège du mal d’amour.

— Je vois… fit Emmélie, taquine. Tu crains que Pierre Bruneau ne te batte froid.

— Je l’ai bien mérité.

— Comment faire pour le savoir, sinon en se rendant à son magasin? Marguerite nous attend dehors, dans la calèche de madame Bresse. J’ai aussi la nôtre, tu monteras avec moi. Madame Boire, fit-elle en élevant le ton, les affaires de mademoiselle Bédard, je vous prie. Nous sortons.

Et malgré l’air buté de la sœur du curé, elle précisa:

— Tu dois reprendre ta place dans la société.

La détermination d’Emmélie réussit à l’ébranler. Sans un mot, Marie-Josèphe enfila son manteau, ajusta son chapeau, prit des gants ainsi que son réticule, et suivit la jeune femme.

Marguerite et Françoise Bresse l’accueillirent avec force démonstrations d’amitié qui lui arrachèrent un pâle sourire. Une larme mouilla ses yeux et finalement, elle comprit qu’elle devait faire face.

Pendant ce temps, madame Boire courut avertir le curé de la grande nouvelle: mademoiselle sortait.

— Enfin, elle redevient elle-même! se réjouit Jean-Baptiste en échangeant un regard complice avec la servante.

Comme la température inhabituelle, il était temps que les choses retrouvent leur cours normal.